s*.. -'^ \

r^

t*-- V"a4

9 r^^

V'

y'

/

/'JÈ^~

•■■•• ■' V.x >;„ .^" ' '■

-t V- \

>, ' ',-^^ ^' -^^-A' /A'•^^^l^^*'^>'^^■

6

V

V

7

V

'"V ,

l

/-^•î

.V

■^ r -'

«>:>^^

* - <^

v*/

.^^

V:^ . ^ ■•

Vi , -1 V.

A ■■' "r^^

-'^M

v^

r

l§-

E. CHA.STEL

MÉLANGES

HISTORIQUES ET RELIGIEUX

PRÉCÉDÉS d'une

NOTICK BIOGRAPHIQUE

Aug. BOUVIER

PARIS I GENÈVE

LIBRAIRIE G. FISCHBACHER LIBRAIRIE A. CHERBULIEZ

33, rue de Seine, 33. 1 2, vue Bovy-Lysberg, 2.

1888

AVANT-PROPOS

A côté de ses grands ouvrages, E. Chastel a écrit bon nombre de discours, de mémoires et d'articles qu'on a désiré réréditer et réunir dans un volume de Mélanges. On avait de bonnes raisons pour cela : sauver de la dispersion et de l'oubli des opuscules dignes d'être con- servés ; suivre l'exemple qu'il avait donné lui-même en recueillant dans les deux derniers tomes de son grand ouvrage quatre travaux détachés : « Fénelon et Bossuet devant la cour de Rome; » « Lettres inédites de Madame de Maintenon à M. de Baville; » « Frag- ments de la Correspondance inédite de Charles Bonnet avec Albert de Haller; » «La France et le Pape, réponse à M. le cpai^e. de,>lc>ntalembert; » enfin pré- senter dans son intégrité l'œuvre de l'historien du christianisme, et faire mieux connaître sous tous ses aspects son attachante figure.

On a donc reproduit ici treize brochures d'inégale importance et cinq biographies et comptes rendus. Il reste d'autres morceaux qu'on a laissés à leur place. Les uns figurent dans des collections suffisamment répandues : ainsi, dans le recueil des thèses de la Faculté de théologie de Genève, sa dissertation sur « l'Usage des confessions de foi dans les Églises réfor- mées ; » dans les Étrennes chrétiennes, un sermon sur « la prière »(2"'*' année, 1875); « Deux théologiens réformateurs au XIX"''' siècle, Schleiermacher et Chan- ning, et correspondance inédite avec Laboulaye » (1 i"'" année, 1887); « Les partis rehgieux et la libre- pensée à Londres » (1 S™" année, 1888); dans l'Ency- clopédie des sciences religieuses, sept articles, à savoir trois dans le tome II, qui a paru en 1877 : « Alfred le

VI AVANT-PROPOS.

grand; » «Angleterre (la Réformation d'); » « Anglo-Saxons ; » quatre dans le tome IV, qui a paru en 1878 : « États de l'Église; » « Ephrem ; » «Epiphane; » « Eusébe. » Les autres sont de moindre importance : « Une visite aux Églises unitaires de Transylvanie, » (dans le Disciple de Jésus-Christ du 25 mars 1869) et un article biographique sur' le « Ré- vérend John Relly Beard » (dans l'Alliance libérale du 13 janvier 1877).

On n'avait pas à reproduire enfin des traductions auxquelles il a présidé ou travaillé jusque dans ses dernières années : «Seul avec Dieu, recueil de prières pour le culte individuel, traduit librement de l'anglais de Miss Frances Power Gobbe, 1881 »; et «Coup d'œil sur le monde à venir, deux traités de Miss F. Cobbe, traduits librement de l'anglais, suivis d'un discours du traducteur sur la Vie éternelle, 1886. »

En revanche, le volume des « Mélanges » contient trois morceaux inédits, à savoir deux sermons, offerts comme un spécimen de la prédication du pasteur, et le discours d'ouverture de l'enseignement du professeur en 1839.

C'est sa fidèle compagne qui, pieusement jalouse de transmettre cet héritage à l'Église, a fait imprimer le volume. Peu de temps avant sa mort, elle en a pré- paré la dédicace, qu'on va lire en tête de la Notice biographique.

Qu'il soit déposé, ce volume, comme une couronne et un suprême lien sur ces deux tombes. Et que ces deux voix, dont l'une s'est comme absorbée dans le retentissement plus grand de l'autre, unies pour témoi- gner de l'œuvre de Dieu dans la vie de la chrétienté et dans celle du chrétien, réveillent dans l'âme de ceux qui les écouteront un durable écho.

NOTICE BIOGRAPHIQUE

A mes petits-enfants et arrière-petits-enfants.

C'est pour vous que j'ai rassemblé, pendant la première année de ma solitude, quelques écrits de votre grand-père, contenus dans le volume que je vous offre aujourd'hui. L'n petit nombre sont inédits. La plupart étaient dispersés çâ et là. et comme enfouis dans dicei's recueils ils ne vous eût guère été possible de les rechercher. La notice qui les précède, en faisant connaître pourquoi et dans quelles circonstances lis ont vu le jour, leur donnera une certaine unité, et, en les reliant entre eux, ajoutera à leur valeur.

Cette notice n'apprendra pas beaucoup de faits nouveaux à ceux d'entre vous qui ont eu le privilège de vivre longtemps dans l'intimité de leur àieul vénéré, mais tous partageront la l'econnaissance que je témoigne ici à M. le professeur A. Bouvier, qui a bien voulu se charger de la rédiger. Après avoir été un des meilleurs élèves de }L Chastel, et plus tard son collègue, il est l'esté jusqu'au dernier jour l'un de ses amis les plus fidèles et les plus dévoués, et vient encore de lui rendre un dernier hommage en retraçant de sa plume savante une vie peu accidentée, il est vn'ai. mais toute pénétrée de l'amour de Dieu et des hommes, dp la poss/o/? du vrai, du juste et du beau.

Plusieui's de mes arrière-petits-fils retrouveront dans leurs anciens souvenirs l'image de ce grand-père qui s'intéressa tant à eux et suivit avec une sollicitude si vigilante leurs pi'e- miers progrès. Plus tard, les plus petits aimeront à savoir que leurs sourii'es ont été une dernière joie pour son cœur si tendre et si affectueux. Je ne doute pa^ que tous ne cheirhent

X DEDICACE.

d honorer' sa mémoire dans les différentes carrières qu'ils auront à parcourir.

Il est encore une vaste famille qui occupa une place trop importante dans la vie et, je puis le dire, dans le cœur de M. Chastel, pour que j'hésite à la mentionner ici. Je veux parler de ces nombreux étudiants dont il est si souvent ques- tion dans ce volume de souvenirs, volume que je me fais un devoir de leur dédier aussi bien qu'à nos enfants.

Depuis lejoïir il prit, dans la chaire qu'il a occupée si longtemps, l'engagement de travailler à leur développement moral et intellectuel, sa constante préoccupation, la grande affaire de sa vie a été, non seulement de perfectionner son enseignement en vue de leurs études, mais d'exciter chez eux la noble ambition d'être imjour de fidèles serviteurs de Dieu. Jamais il 71 épargna pour cela son temps ni sa peine, et je suis heureuse de reconnaître qu'il en a été largement récom- pensé par les témoignages d'affection qu'en plusieurs occasions il a reçus de ses élèves. Tout en n'acceptant qu'une faible por- tion des éloges qui lui ftirent souvent prodigués, il a joui toujours pleinement et franchement de la confiance et de l'affection qu'un grand nombre d' entre eux ont bien voulu lui vouer.

C. CHASTEL.

Dans un siècle comme le nôtre, où. sous l'impulsion des grands événements de la Révolution et de l'Empire, le génie de l'histoire, fortement réveillé, s'est lancé avec une curiosité toute nouvelle dans le vaste champ du passé, l'histoire de l'Église devait attirer nombre d'esprits. Il avait pris fin le temps on la considérait comme une sombre forêt, hérissée d'épines et de troncs vermoulus, qui n'appelait que la hache du bûcheron. Le sentiment re- ligieux réveillé à son tour en faisait apercevoir les majes- tueuses proportions, les lointaines perspectives, la diver- sité, la fécondité, la beauté presque infinies. On sentnit que le christianisme a tout pénétré de ses inlluences dfins notre monde occidental: politique, opinions, mœurs, arts: qu'il forme le fond de notre culture et de notre civilisation; que nous tous, fidèles, indépendants ou révoltés, nous le portons dans notre substance intellectuelle et morale, qu'il est pour ainsi dire mêlé au sang de nos familles et de notre race, de sorte que, si l'on ne considère attentivement son évolution et son action si profonde, on ne saurait ni comprendre le monde moderne, ni s'avancer dans le grand chemin du progrès. On se porta donc vers cette étude, et l'on vit bientôt que par la richesse et l'intérêt des trouvailles elle récompensait abondamment ceux qui s'y livraient tout entiers. Quelle épopée! que de drames et d'épisodes saisissants, que de figures attachantes ou re- poussantes ! Le vrai, le saint, le sublime, et souvent tout a côté le hideux, mais partout de grandes leçons. A quelles

Xn NOTICE BIOGRAPHIQUE.

aptitudes spirituelles n'olïrait-elle pas une pâture? A quelle confession chrétienne ne fournissait-elle pas des arguments autant que des exemples?

Aussi l'efl'ort a-t-il été général. On a vu rivaliser Alle- magne. Angleterre, France, écrivains catholiques, indé- pendants, protestants. Il est superflu de citer ici une longue liste de noms et d'ouvrages. Si l'éducation des catholiques d'un côté, des libres-penseurs de l'autre, les prédisposait à manquer de clairvoyance ou de justice, les protestants, semble-t-il, étaient mieux préparés à discerner, dans cette histoire si mélangée, le divin éternel et ce que les hom- mes y ont ajouté de faux et de caduque.

Considérons ici seulement la part prise à l'œuvre com- mune par les protestants de langue française. Au XVP et au XVIP siècle, ils avaient traité l'histoire, comme on le faisait alors, à un point de vue apologétique ou polémique; ils y avaient déployé les qualités de leur race et de leur Église : vigueur de pensée, non sans passion, bonne exposition des matières, clarté et animation de style, et nous pouvons citer avec quelque fierté des historiens tels qu'un Théodore de Rèze, un Lesueur, un Claude, un Jurieu, un Rasnage, un Bénédict Pictet, un Jean-Alphonse Turret- tini. Mais la persécution survint, et toutes les forces se con- centrèrent sur les besoins du présent. Il fallut d'abord ré- sister. Ce ne fut qu'au commencement de notre siècle que, les brèches étant réparées, on put monter sur les hauteurs d'où l'on contemple avec plus de sérénité les destinées de la chrétienté. Le protestantisme réformé, avec son esprit d'indépendance à l'égard de la tradition et de progrès, mais en môme temps avec cette tolérance qu'on apprend à l'école de la persécution, devait inspirer heureusement ses nou- veaux écrivains. Malgré sa faiblesse numérique et le peu de loisirs que laisse à ses ecclésiastiques lettrés un minis- tère d'ordinaire très chargé, il allait en compter de distin- gués. Nommons tout au moins un J. Matter, un G. de Felice. un E. de Pressensé.

NOTICE BIOGRAPHIQUE. Xni

N'était-il pas naturel que la cité libre gui fut longtemps sa métropole dans les pays de langue française, prit, dans ce domaine aussi, l'initiative pour laquelle l'avaient prépa- rée tant de luttes et l'obligation de penser sous peine de n'être rien? Elle n'a pas failli à cette tâche en produisant Merle d'Aubigné et Chastel.

Tandis que le premier se donnait pour mission d'écrire l'histoire de la Réformation dans l'esprit du Réveil, le second était amené graduellement à concevoir le grand dessein de tracer le tableau de celle du christianisme à travers toute la suite des âges. Il a eu la force et le bon- heur de l'exécuter.

Si une préparation solide et variée est nécessaire pour devenir historien, combien ne l'est-elle pas davantage pour un historien de l'Église! Que faudra-t-il? Il faudra avoir eu de bonne heure l'œil ouvert et attaché au specta- cle des agitations humaines par les expériences du pays et du temps l'on a grandi, avoir voyagé et vu bien des choses, des Églises et des hommes. Pour parler sciemment de l'action que le christianisme exerce sur les âmes les plus diverses, dans toutes les situations, il sera utile d'avoir participé à la vie pastorale. Heureux enfin, si l'on a ces aptitudes d'intelligence et ces dispositions de carac- tère sans lesquelles on comprend dilficilement l'histoire, et l'on soulève des défiances quand on a osé l'aborder. Qui ne voit, par le crédit accordé à quelques historiens et disputé à d'autres, le prix d'une bonne culture littéraire, d'un juge- ment droit et mesuré, cherchant la philosophie des faits, d'une âme généreuse, apte à sympathiser avec toutes les grandes convictions, d'une volonté se maintenant indé- pendante de l'esprit de parti.

On reconnaîtra que l'homme dont nous allons retracer la biographie, a satisfait à ces conditions en se préparant de bonne heure pour son œuvre.

Modeste, pacifique, sans autre ambition que celle de la recherche du vrai, point volontairement mêlé aux luttes

XIV NOTICE BIOGRAPHIQUE.

de son temps, il semble au premier coup d'œil s'effacer derrière ses ouvrages. Mais nombre de ses anciens élèves et de ses compatriotes ont désiré que sa vie sortît de l'om- bre où il la laissait s'écouler, et ceux qui ont considéré cette vie de près, y ont trouvé le charme discret qui appar- tient à l'honnêteté, au labeur désintéressé et fécond, à l'élévation morale, et une vertu vraiment édifiante. Elle méritait donc d'être retracée.

Par qui? La veuve d'Etienne Chastel s'adressa à l'un de ses élèves qui était son collègue et qu'il avait toujours ho- noré de sa bienveillante amitié. Le respect et la reconnais- sance, autant que l'intérêt du grand objet auquel fut con- sacré cette longue vie qui venait de s'éteindre, ont entraîné l'auteur de ces lignes. Est-il besoin d'ajouter qu'en parlant avec affection de l'homme, il s'est maintenu dans une en- tière indépendance à l'égard du théologien.

Comment, s'est-il demandé, remplir la tâche qui lui était confiée? Il pouvait se borner à un rapide narré des quelques événements de cette tranquille destinée, énu- mérer les ouvrages du fécond auteur, dire l'estime qu'ils ont recueillie, l'influence qu'ils ont exercée et peuvent con- server, conclure par une appréciation personnelle de l'ou- vrier et de l'œuvre. Mais, dans l'âge nous sommes, dans ce règne du « document, » l'on se complaît à recueillir les fragments inédits, à peindre l'homme et le penseur par ses correspondances et les extraits de ses livres, et par les témoignages qu'ont rendus les alentours et les contempo- rains, il a semblé bon de suivre de préférence cette ma- nière d'écrire l'histoire et la biographie qui est en faveur, et qui a pour elle de bonnes raisons. D'ailleurs on croit répondre ainsi aux vœux de la veuve de notre auteur, qui avait copié elle-même bien des fragments de son journal et de sa correspondance, dans la pensée juste qu'ils méri- taient d'être sauvés de la destruction. On sera ainsi .plus long, mais plus intéressant peut-être, et les lecteurs, enten- dant l'homme à travers des citations attentivement choi- sies, le connaîtront mieux etpourrontle juger eux-mêmes.

NOTICE BIOGRAPHIQUE. XV

Le plan qu'on s'est tracé est fort simple. L'ordre chro- nologique et l'ordre logique y sont associés. On accompa- gnera Chastel dans chacune des étapes successives de sa longue et droite carrière, pour dépeindre tour à tour létu- diant le ministre le pasteur et le citoyen le pro- fesseur — l'historien et le théologien l'homme et le chrétien.

Étienne-Louis Chastel. le 11 juillet 1801 *, était fils de François Chastel et d'Andrienne Cabantous. Des deux côtés, paternel et maternel, il descendait de ces réfugiés protes- tants accourus dans la cité de Calvin. L'ancêtre de la famille, Pierre Chàtel ou Chastel'. fut un des bourgeois de la ville de Montbéliard que des mesures de rigueur, prises en 161 2 et 1615 par le duc Jean-Frédéric de Wurtemberg contre ceux qui voulaient rester tidèles aux doctrines calvinistes, obli- gèrent de quitter le pays. Son fils Daniel, peintre de talent, obtint à Genève « la bourgeoisie,» le 17 février 1647. Un de ses petits-fils. David, en 1718. entra au senice de l'Autriche, fut directeur de la fonderie de canons créée par Marie-Thérèse, qui lui conféra, en 1775. le titre de baron. Le fils de David. Charles, servit aussi en Autriche, puis il revint à Genève il occupa divers emplois. De sa femme, née Thuillier, il n'eut que deux filles qui épousè- rent, l'une le banquier Isaac Hentsch. l'autre le notaire Jean Vi^nier.

^ Pour le narré de certains faits, nous transcrivons presque tex- tuellement des notes fournies par M^e Cliastel.

* Depuis l'établissement de la famille à Genève, l'erthographe du nom ne parait pas avoir varié : c'est Chastel.

XVI NOTICE BIOGRAPHIQUE.

D'une autre branche de la descendance de Pierre était sorti Bénédict Chastel. aïeul d'Etienne. Il est qualifié dans un acte du 8 mars 1782, «citoyen de Genève. » Son fils François épousa la fille d'un de ses amis, André Caban- toux, qualifié «natif» dans un acte du 15 décembre 1775. Cette famille Cabantoux ou Cabantous était originaire du haut Languedoc, et s'était retirée à Genève également pour cause de religion. Le nom se rencontre encore dans le midi de la France.

François, fabricant d'horlogerie, n'était point un homme sans mérite. Il appartenait à cette bonne bourgeoisie libé- rale qui. après avoir tenu tête à l'aristocratie durant le XVIIP siècle, devait, dans le nôtre, contenir ou modérer le mouvement radical, et qui s'intéressait activement aux affaires du pays. Aussi remplit-il diverses fonctions publi- ques. Il devint conseiller municipal en 1821, membre de la Société des catéchumènes en 1822, de la Direction de l'Hôpital en 1823, du Consistoire en 1826, de la Chambre des Travaux publics en 1836. L'aînée de ses deux enfants, Suzanne, épousa Abraham Pascalis, l'habile professeur de mathématiques, un homme qui, par son intelligence lucide et son caractère décidé, exerça sur ses collègues de l'Aca- démie une grande influence dans un sens fortement con- servateur. Devenu veuf en 1817, François fit tout son bon- heur de celui de ses enfants et petits-enfants. Nous l'avons connu, vieillard digne et bienveillant, chez son gendre, à Céligny. Il s'en alla passer les derniers temps de sa vie chez son fils, et mourut en 1856.

Dès l'âge de quatre ans, Etienne fut placé, nous dit M'"^ Chastel, dans une école enfantine tenue par M""« Bri- quet, grand'mère du ministre de ce nom, bien connu de nombre d'anciens étudiants français à la Faculté de théo- logie. Grâce à la méthode ou à l'absence de méthode de la maîtresse, il apprenait assez rapidement à lire dans une vieille Bible et la « Feuille d'avis » de la ville. Deux de ses petits camarades se sont fait un nom plus tard, le docteur Henri Lombard et André Moynier, conseiller d'État, père

NOTICE BIOGRAPHIQUE. XVH

(lu président de l'œuvre internationale de la Croix rouge. Amitiés qui ont survécu à l'enfance et traversé l'âge mûr. Peu après cet obscur début, Etienne entrait au Collège national dont il parcourait avec distinction toutes les clas- ses. En même temps on l'avait placé, à des conditions favorables, dans l'institut fondé par le pasteur Jean-Marc Humbert. ami de sa famille. Ce pédagogue éclairé recon- nut vite les aptitudes du jeune élève, qui pouvait faire honneur au pensionnat; aussi le poussa-t-il fortement, trop fortement peut-être, encouragé par François Chastel qui attachait une grande importance aux succès de son fils. D'après le peu qui nous a été rapporté, et ce que les traits achevés de l'homme font deviner de la figure de l'enfant, Etienne était tout ensemble sensible et ferme, d'une vo- lonté persévérante guidée par une raison précoce, habi- tué au travail régulier, peu enclin à courir après les plai- sirs de son âge, mais très impressionnable aux grandes émotions de son temps. Une lettre adressée en <81o à son grand-père paternel montre avec quelle ardeur il se livrait a l'étude. Il vient, dit-il. d'obtenir le premier « prix de piété; » et se prépare vivement pour d'autres concours. Il parle d'ailleurs avec nn enthousiasme partagé par tous ses jeunes contemporains de l'arrivée des Suisses, de la re- naissance de la République, des revues militaires qu'on passe à Plainpalais, et du maniement des armes auquel s'exerce toute cette génération de collégiens. On a retrouvé dans ses papiers une composition en vers grecs et une imi- tation libre d'une poésie de Gessner, dont les derniers vers, écrits dans le médiocre style du temps', trahissent l'honnê-

' Et vous, ô mes amis, quand ma paisible cendre Habitera ma tombe auprès de mes aïeux, Puissiez-vous, pénétrés dune émotion tendre, Approcher de mon ombre errante dans ces lieux ; Puissiez-vous en ces mots honorer ma mémoire : Il aima ses devoirs, la vertu, la candeur ; A soulager les maux il mit toute sa gloire, Et trouva ses plaisirs dans le fond de son cœur.

II

XVIII NOTICE BIOGRAPHIQUP:.

teté d'âme et de désirs de l'étudiant de quinze ans. Qu'en penseraient des lycéens d'aujourd'hui?

Peut-être Chastel eùt-il trouvé le régime d'ardente ému- lation et de travail continu auquel par point d'honneur il se soumettait dans le pensionnat, fatigant et sévère, s'il n'eût eu le bonheur de rencontrer dans le second fils du directeur, plus âgé que lui de neuf ans, un maître aussi bienveillant que distingué. Jean Humbert le prit sous sa protection particulière, le fit travailler â ses côtés, et im- prima une bonne direction à ses eflorts et à ses pensées. Il possédait et avait déployé de bonne heure un remarqua- ble talent de pédagogue. Le souvenir profondément recon- naissant que Chastel a gardé de ses leçons et de ses exem- ples est bien justifié par le témoignage rendu à l'aimable maître par un autre de ses élèves, le savant philologue Louis Vaucher * : « Ses manières aflables attiraient vers lui les jeunes gens studieux, dont il gagnait bientôt la con- fiance. Il inspirait aux uns et aux autres le désir de se distinguer; il les dirigeait dans le choix de leur carrière, il leur prodiguait les conseils, les secours, les encourage- ments ; il applaudissait â tous leurs efforts pour atteindre un but honorable et jouissait plus qu'eux-mêmes de leurs premiers succès... L'enseignement était pour lui une véri- table passion. »

Jean Humbert, devenu professeur de langue arabe et de littérature, auteur estimé, membre correspondant de l'In- stitut de France dès 1 836, recommanda utilement son élève favori lorsque celui-ci fit ses voyages d'étude à Paris, ejt qu'il présenta plus tard le premier de ses ouvrages à un concours ouvert par l'Institut.

Chastel entrait à l'Académie au commencement de la Restauration.

Jamais peut-être pour un petit peuple époque plus sti- mulante. On nageait dans la joie d'avoir reconquis l'indé-

' Notice biographique sur Jean Humbert.

NOTICE BIOGRAPHIQUE. XIX

pendance. Avec un enthousiasme qui remplissait l'imagi- nation des jeunes et le cœur des vieux, on voyait renaître l'antique République. On regardait avec vénération au passé, on embrassait avec beaucoup d'espérance et quel- ques illusions l'avenir. La paix régnait au dedans. Tous les jeunes esprits, grandis dans les orages de la Révolu- tion et au bruit assourdissant des canons de l'Empire, as- piraient maintenant à des conquêtes plus solides dans l'ordre intellectuel. Auguste de la Rive, contemporain de Chaste!, décrit avec émotion cette époque dans sa biogra- phie d'Aug.-Pyr. de Candolle.

Des innovations, associations et institutions, surgissant l'une après l'autre, rapidement, secondaient l'élan imprimé aux esprits par de si grandes secousses. C'était la « So- ciété helvétique des sciences naturelles » fondée en 1815, la « Société de lecture » en 1818, le jardin botanique en 1819, le Musée Rath en 1824. La culture des sciences en bénéficiait d'autant plus qu'il se rencontrait des hommes du premier talent pour la diriger et la rendre attrayante et féconde, un Pierre Prévost, un Marc-Auguste Pictet, un Augustin-Pyrame de Candolle.

Les jeunes gens non seulement suivaient l'impulsion, mais çà et prenaient eux-mêmes l'initiative ; témoin deux sociétés. L'une, il est vrai, fondée un peu auparavant sous l'Empire « pour l'avancement des études, » figu- rent, entre autres, les noms de François Guizot, J.-E. Cel- lérier, Samuel Vincent, G. Mallet, Louis Gaussen. Jean- Louis Manget, et dont l'exemple devait être suivi dans des conditions un peu différentes mais avec la même visée et le même entrain par la « Société de Belles-Lettres » en 1824. Une seconde, nommée la « Société philosophique» (_1816- 1822), se rencontraient de « jeunes amateurs des scien- ces naturelles, » comme J.-D. Choisy, et Frédéric Soret qui devint plus tard le précepteur des enfants du duc Charles- Auguste de Weimar et un collaborateur de Gœthe.

L'entrainement de cette génération pour les sciences

XX NOTICE BIOGRAPHIQUE.

allait se montrer publiquement en 1824, dans le long et sérieux concours pour la succession de Pierre Prévost à la chaire de philosophie, où, après des épreuves soutenues avec distinction, les candidats, tous trois ministres, J.-D. Choisy, qui fut élu, et ses deux rivaux J. Duby et D. Munier, obtinrent le grade de docteurs es sciences.

Mais la science de la nature n'était pas la seule à capti- ver la jeunesse. L'histoire aussi devait y recruter de nom- breux adeptes. Les enfants de Genève semblaient prédis- posés à cette étude. Leur œil avait été formé à l'observa- tion des faits politiques par des siècles de vie républicaine et les longues luttes des partis, et rendu attentif à tous les signes des temps, écarts et punition des tyrannies, aspira- tions passionnées à la liberté. Ils avaient d'ailleurs, les uns par les affaires, les autres par l'exil, tous par l'humeur remuante et voyageuse de la race, noué des relations avec l'étranger et acquis une humeur en quelque sorte cosmo- polite. C'est ce qu'a vu et remarquablement signalé Aug.-Pyr. de CandoUe dans un de ses discours à la solen- nité nationale et académique des Promotions :

Que! pays est mieux placé que le nôtre pour y voir naître des historiens'? Au centre des nations civilisées, nous sommes en rapport avec toutes par des sympathies de voisinage, d'habitude, d'intérêt et d'amitié. Étrangers par notre petitesse même à leurs rivalités, nous pouvons les juger avec une impartialité que des sentiments, louables sans doute à certains égards, ne permettent pas toujours à leurs écrivains. Accoutumés de longue date aux discussions politiques et religieuses, nous pouvons en apprécier toute la portée; car notre gouvernement, précisément parce qu'il est le plus petit de tous^ nous montre à nu les rouages de l'organisation sociale, comme le modèle d'une grande machine qui se comprend mieux que la machine elle-même dans son immensité. Enfin la liberté

' Discours sur l'état de l'instruction publique de Genève, pro- noncé aux promotions du 13 juin 1831, par M. de Candolle, recteur, p. 18 et 19.

NOTICE BIOGRAPHIQUE. XXI

complète d'opinion, la sécurité la plus absolue et l'indépendance de tout intérêt, nous sont acquises par nos lois et nos habitudes, et sans ces conditions, il n'y a point de véritable historien. Que nos jeunes littérateurs se vouent à cette carrière. La poésie, la litté- rature légère, l'art dramatique trouvent dans notre position locale et peut-être dans nos mœurs et nos habitudes, des obstacles que des génies créateurs peuvent seuls surmonter ; mais la noble, l'utile étude de l'histoire se prête, par la diversité même des recherches qu'elle exige, à toutes les positions, à tous les caractères, à tous les genres de talents. Que ceux qui se plaisent à l'érudition tentent d'éclaircir les ténèbres des âges antiques ! Que ceux dont l'esprit est tourné vers les recherches exactes essaient de débrouiller les chartes, les chroniques, les dates du moyen âge ou les calculs de la statistique moderne ! Que ceux qui ont tourné leur esprit vers les lois politiques et civiles qui régissent les sociétés, cherchent à apprécier l'état réel des époques qui ont préparé la nôtre ! Que ceux enfin qui, à un esprit, à une raison éclairée, joignent un cœur ardent et sensible, sachent stigmatiser les ennemis de l'humanité ou en proclamer les bienfaiteurs ; les exemples qui se pressent sous nos yeux, depuis la république de Washington à l'empire de Pierre- le-Grand, depuis le malheureux Portugal jusqu'à l'héroïque Pologne, seront bientôt de l'histoire, et des tableaux analogues n'ont pas manqué aux générations qui nous ont précédés. Que nos jeunes gens se dévouent donc à cette belle carrière !

Au reste la passion pour l'histoire, avant d'éclater dans notre siècle, s'était, au siècle de Voltaire, de Montesquieu, de Gibbon et de Schiller, donné des interprètes partout, jusque dans Genève, elle inspira Paul Mallet, Delolme, Jean Picot, l'illustre publiciste Mallet du Pan et Jacques- Augustin Galiffe, l'un des promoteurs de l'école du docu- ment. Des écrivains étrangers, hôtes de Genève, ensei- gnaient à unir la science politique à l'histoire : Jean de Muller, Victor de Bonstetten, M'"'' de Staël et son ami Benjamin Constant. Dans des circonstances aussi favo- rables, Genève devait enfin produire un historien supé- lieur, un rival, à plus d'un titre, des premiers maîtres, L. de Sismondi. Ce n'est point ici le lieu de nous arrêter

XXII NOTICE BIOGRAPHIQUE.

sur la carrière de ce savant et noble penseur, si sagement et vigoureusement libéral, si versé dans la connaissance de tous les ressorts de la vie politique des nations. Bien que professeur honoraire à l'Académie depuis 1815, c'est moins par son enseignement oral, peu abondant, que par la variété, le mérite et le crédit de ses ouvrages qu'il stimulait la jeunesse. De 1807 à 1818 il avait écrit l'his- toire des Républiques italiennes; et le premier des 29 vo- lumes de son histoire des Français paraissait en 1821.

C'est sous l'action locale de ces causes générales et de ces grands exemples individuels, que naissait à la vie intel- lectuelle toute une pléiade de futurs historiens de la poli- tique, de la littérature et de l'Église, un peu plus âgés ou un peu plus jeunes que Chastel : Merle d'Aubigné (1794- 1872), James Fazy (1794-1878), Pictet de Sergy (1795- 1888), François Roget (1797-1858), Adolphe Pictet (1799- 1 875), Edouard Mallet (1 805-1 856), J.-J. Chaponnière(1 805- 1860), A. Archinard (1807-1869), Paul Chaix (1808), A. Savons (1 808-1 870), Albert Rilliet (1 809-1 883), J.Gaberel (1810)».

On voit que Chastel grandissait sous de bons auspices et en bonne compagnie.

Dans le même courant de préoccupations, il pouvait se sentir déjà porté vers une étude à laquelle il se livrera plus tard avec soin, l'économie politique. L'éducation pra- tique genevoise y devait amener aussi bien des hommes réfléchis. La situation géographique et politique de cette cité sans territoire, et depuis longtemps entourée de doua- nes hostiles, obligée de demander à la banque et aux in- dustries qui touchent à l'art ses ressources, de consulter les variations de ce qu'on pourrait appeler l'atmosphère

' Nous devons nous arrêter à cette date, mais il serait facile d'allonger la liste des historiens genevois et de nommer encore Rodolphe Rey et Amédée Roget— DuRois-Mellv ; J.-R.-G. Galiffe, Ch. Le Fort, F. Naef, Th. Claparède, P. Vaucher,"H. Fazy, E. Ritter^ E. Strœhlin, Th. Dufour, et d'autres qui débutent maintenant.

NOTICE BIOGRAPHIQUE. XXin

écenornique générale; l'influence des idées anglaises, très forte dès le milieu du XVIIP siècle jusque vers 1830, marquée et même propagée par la « Bibliothèque britan- nique; » l'esprit utilitaire encouragé par Napoléon; l'éman- cipation des travailleurs, dont les effets furent sensibles dans une petite République jusqu'alors le travail avait été fort réglementé par l'État; le paupérisme se dévelop- pant en Europe en même temps que la grande industrie et faisant son apparition dans la riche cité par une crois- sante invasion de plèbe étrangère ; enfin un christianisme philantropique désireux de prévenir le danger des plaies sociales. autant de stimulants à l'étude de cette science nouvelle. Aussi avec quel soin ses productions les plus remarquables ne sont-elles pas lues, traduites, accla- mées ! Combien d'économistes distingués nés ou attirés dans ce petit foyer ardent d'examen : les deux frères Pic- tet, particulièrement Pictet de Hochemont. Pierre et Guil- laume Prévost, traducteurs de Malthus, Sismondi. qui lance son important ouvrage « les nouveaux principes d'économie politique» en 1819, Madame Marcet, le comte de Sellon, J. Fazy. F.-M.-L. Xaville. puis l'infatigable Antoine Cherbuliez, l'illustre Pellegrino Rossi notre con- citoyen d'adoption, H. Dameth enfin, pour nous arrêter aux morts. Ces hommes qui ont grandi dans une société sagement conservatrice, et pour la plupart dans l'habi- tude du labeur et de l'économie, appartiennent tous à l'école individualiste. Les grandes utopies socialistes d'avant 1848 n'ont pas eu de prise sur leurs esprits judi- cieux, peu enclins à l'imagination, bienveillants pour les classes souflrantes, mais à distance, et point aux prises quotidiennement avec leurs poignantes angoisses. Nous verrons comment Chastel, entraîné par leur exemple, ira plus tard se placer dans leurs rangs.

Toutefois ce n'est point vers les Lettres ni vers le Droit qu'il se porta, mais vers la théologie. Pour quels motifs? On est réduit sur ce point à des conjectures. On peut

XXIV NOTICE BIOGRAPHIQUE.

croire que François Chastel, récemment affligé par la mort de sa femme, dut engager son fils dans une voie qui ne l'emmènerait pas hors de Genève. Le pensionnat Humbert était dirigé par des ecclésiastiques. Le ministère ouvrait alors l'accès à des carrières honorables, telles que le pré- ceptorat et le professorat. Aussi des hommes sérieux s'y engageaient-ils avec le dessein de joindre l'enseignement aux fonctions pastorales, et l'on avait vu et voyait pros- pérer sous leur direction des pensionnats réputés, tels que ceux des Vaucher, Humbert, Naville, Heyer, B. Bou- vier, etc. Ajoutez que Chastel obéissait à une religiosité décidée et à un penchant pour l'histoire qui devaient trou- ver leur satisfaction dans l'ample domaine du christia- nisme.

Il convient de rappeler quelle puissante fermentation religieuse, particulièrement sensible à Genève, travaillait les esprits, quand il entrait dans l'auditoire de théologie. Les causes générales de ce grand mouvement des conscien- ces et des imaginations qu'on a appelé le Béveil, sont assez connues. Instruit par ses souvenirs de jeunesse, notre au- teur en a signalé la plus profonde :

Le sentiment religieux *, refoulé de force dans les âmes, n'en avait acquis que plus de ressort et n'en réagit qu'avec plus de vi- gueur. Tous ceux qui, pendant cette époque désastreuse (la Révo- lution), avaient souffert dans leurs intérêts, leur personne ou leurs affections, tous ceux qui souffraient, tous ceux qui étaient menacés de souffrir encore, se tournaient vers le Consolateur suprême, uni- que appui des opprimés, et ?e reprochant envers lui leurs négli- gences passées, ne songeaient qu'à se le concilier par un sincère retour. La classe, nombreuse elle même de ceux qui, plus étrangers à ces pieuses émotions, avaient compté sur le progrès naturel de la civilisation pour assurer le bien-être et la moralité des peuples, cruellement déçue par le spectacle d'anarchie qu'elle avait eu sous les yeux, commençait à reconnaître dans la religion une puissance

^ Histoire du Christianisme, tome V, p. 155.

NOTICE BIOGRAPHIQUE. XXV

éducatrice que rien ne remplace. Plusieurs eussent voulu, sans doute, la voir se relever sous des formes plus pures; mais le besoin de paix et de repos l'emportait pour le moment sur toute autre con- sidération. Les esprits n'étaient plus à la critique; tout ce qui por- tait l'empreinte d'une piété sincère obtenait respect et sympathie.

Qu'il nous suffise de dire que. envisagé au point de vue purement historique, le Réveil fut une réaction, mêlée d'aversion, contre le XVIIP siècle et un retour passionné au XVP. Aux deux objets du culte du siècle dernier, la raison et la vertu, discrédités par les passagères horreurs de la Révolution, il venait opposer les dogmes de la dé- chéance et de l'impuissance humaines, de la souveraineté de la grâce divine, du salut tout surnaturel et de l'auto- rité infaillible des Saintes Écritures.

Et si l'on regarde plus profondément, on ne méconnaî- tra pas que le Réveil religieux fut un des signes de l'elTort vers un régime renouvelé dans tous les sens, du besoin de transformation des institutions politi(jues. de l'idéal lit- téraire, du sentiment religieux, d'où devait sortir ce XIX* siècle si avide d'émotions, de croyances prenantes, de ras- sasiement pour l'imagination, la conscience, la mysticité, puissances que le règne exclusif de la raison avait com- primées.

Dans Genève où, dès 1817, avait éclaté le Réveil, il avait pris un caractère particulier. Sans qu'on s'en rendit bien compte, c'était une sourde protestation contre la domination d'un pays voisin, que l'on tenait pour respon- sable de la philosophie incroyante du XVIII'"* siècle, et en même temps un hommage ardent rendu à l'héritage de la vieille République, au calvinisme, avec sa doctrine, sa pré- tention de rester le maître des esprits, son ambition de se propager et de tremper pour les luttes l'àme religieuse dans d'impérieuses affirmations. C'était une sorte de patrio- tisme : personne ne l'a mieux senti que l'excellent Louis Gaussen.

XXVI NOTICE BIOGRAPHIQUE.

Mais des origines et des péripéties du Réveil à Genève, il ne faudrait point juger, encore moins raconter l'histoire d'après les seuls mémoires de quelques-uns des acteurs en scène, Empeytaz, Ami Bost. C. Malan, Guers, Merle d'Au- bigné. Tous ces hommes, qui devinrent éminents, étaient Jeunes alors, et point exempts du dédain qu'a souvent la jeunesse pour ses devanciers immédiats, et de l'impatience de bouger et d'innover; d'ailleurs, peu instruits, peu cir- conspects, plus polémistes qu'historiens, plus avocats que juges, et fatigués de leurs professeurs de théologie, un De Roches, un P. Picot, un Etienne Vaucher même, qui, il faut l'avouer, devaient leur paraître les derniers survi- vants d'un siècle déj.à démodé. Nous pensons donc que leurs mémoires, dignes d'intérêt par l'écho fidèle qu'ils nous apportent des passions du temps, ne sauraient être tenus pour une histoire de cette époque, clairvoyante et impartiale, telle qu'on la réclame aujourd'hui.

Deux tendances entraînaient alors les jeunes théolo- giens. L'une, celle des adhérents décidés du Réveil, exclu- sivement religieuse et théologique, se caractérisait par un usage littéral de la Bible, un besoin généreux, sans doute, mais encore trop peu réfléchi, d'évangéliser, l'habitude prise de se complaire aux petits cercles, de rompre soit avec le clergé établi soit avec le monde, enfin un indivi- dualisme ecclésiastique qui ne savait se satisfaire que par la création de dissidences ou de nouvelles Églises.

A l'autre, très différente de la première, appartenaient ces étudiants qui avaient pris goût à la culture générale du pays et du temps, étaient pleins de respect pour la raison et la science, s'intéressaient avec un esprit libéral à toutes les questions alors agitées, sentaient d'ailleurs tout le prix d'une piété à la fois chaude et humaine, qui, enfin, res- taient fermement attachés à l'Église nationale, confondue dans leurs affections avec la patrie. Leur voie devait gra- duellement se bifurquer : les uns appuyer vers la droite et préparer l'évangélisme, les autres rester à ce qu'on appelle

NOTICE BIOGRAPHIQUE. XXVII

rancien libéralisme; mais tous gardaient des principes et des sentiments communs. Les plus connus furent B. Bou- vier. D. Munier, F. Roget, J. Duby, J.-D. Choisy, J. Martin. Dans leurs rangs devait entrer Chastel, mais peut-être dès l'origine plus à gauche que tous ceux-là.

Ce qui d'ailleurs les réunissait tous dans une même résistance aux nouveautés du Réveil, c'était sa revendica- tion des confessions de foi.

On sait que la querelle commença en 1818, à l'occasion d'une réédition de la Confession helvétique par le vieux pasteur Cellérier et Louis Gaussen, avec une préface de ce dernier qui était un plaidoyer en faveur de l'usage des confessions. La controverse ne tarda pas à se porter, de proche en proche, sur d'autres points de divergence entre les partisans du Réveil et ses adversaires. Heyer avait écrit en 1818 son Coup d'œil sur les confessions de foi; de Fernex prononçait devant le Consistoire un discours dans le même sens et le publiait en 1819. Et tandis qu'Ami Bost lançait contre l'Église de Genève son premier réquisitoire, Genève relujieme en 48 Î9. et que C. Malan justifiait son attitude dans sa Déclaration de fidélité à l'É(jlise de Genève en 1821 , J.-J. Chenevière prononçait, dans la solennité des Promotions de 1 819, son discours sur les Causes qui retardent chez les Réformes les progrès de la théologie. Quoi d'étonnant que nombre d'étudiants fussent occupés de cette question orageuse et l'abordassent dans leurs thèses? On le voit par les titres suivants : De separatismo, par F. Roget, en 1819; De fidei confessionibus, par J.-L. Claparède, en 1820; L'Unité de Foi, par J. Martin, et Le Prosélytisme religieux, par A. Vermeil, en 1822; De Methodismo, par M. Rojoux, en 1823. La plus remarquable de toutes sera celle de notre écrivain, mais n'anticipons pas.

C'est au début de cette agitation que Chastel entrait dans l'auditoire de théologie, en 1819. La Faculté avait secoué sa langueur des premières années du siècle, en se recru- tant de deux nouveaux professeurs, actifs et relativement

XXVIII NOTICE BIOGRAPHIQUE.

jeunes, J.-E. Cellérier, appelé à la chaire d'hébreu et de critique sacrée en 1816, J.-J. Chenevière, à celle de dog- matique en 1817. En 1819, le premier avait trente-quatre ans, le second trente-six*. Ces deux théologiens, l'un du centre, l'autre de la gauche, étaient alors en pleine pro- ductivité littéraire. Cellérier, qui fut un des premiers en pays de langue française à étudier la critique allemande et à la faire connaître, publiait sa Grammaire hébraïque en 1820, son Introduction critique à l! Ancien Testament^ en 1823; et collaborait activement aux Mélanges de son ami Samuel Vincent (1820-1825). Chenevière publiait en 1823 une traduction de V Introduction au Nouveau Testament de Michaëlis en quatre volumes, et en 1824 quatre volumes de sermons choisis de Saurin, précédés d'Observations sur l'éloquence de la chaire, et dans le même temps, son Précis des débats théologiques qui depuis quelques années ont agité la ville de Genève.

Au reste, la Faculté tout entière sentait alors le besoin de progresser pour satisfaire la jeunesse, et de réformer sur plusieurs points les études. On la vit instituer le cours de Prudence pastorale, donner plus de place à l'exégèse du Nouveau Testament, admettre l'emploi du français dans le texte qui accompngnait et développait les thèses, formu- lées encore en latin, l'introduire, quoique discrètement et partiellement, dans quelques cours, en attendant le moment peu éloigné où, sous la pression des besoins du temps et de l'opinion, la Compagnie des pasteurs décida le remplacement du latin par le français dans l'enseigne- ment tout entier; enfin, solliciter, comme corps, chacun de ses membres d'inviter plus souvent les étudiants chez eux.

De leur côté, ceux-ci déployaient dans tous les sens une activité nouvelle. Les noms des principaux camarades

' J.-L. Duby avait cinquante-cinq ans, E. Vaucher, cinquante- six.

NOTICE BIOGRAPHIQUE. XXIX

d'études de Chaste! durant son quadriennium, suffisent à expliquer cet esprit d'initiative. On y compte J.-D. Choisy. F. Fontanès, André Clierbuliez. A. Vermeil, J. Martin, Guillaume et Adolphe Monod, L. Vallette.

Les uns penchent vers l'apprentissage de la bienfaisance dans telle « société de pauvres » ou « d'aumônes. » et vers la prédication. Guillaume et Adolphe Monod forment avec leurs amis particuliers, en janvier 1821. une « société d'improvisation,» dont le but est de « remplacer quelques exercices de littérature et de composition qui manquent à l'auditoire, ou qui ne s'y font qu'imparfaitement et ne reviennent que très rarement pour chaque étudiant, à cause de notre grand nombre. »

D'autres, auxquels paraît avoir appartenu Chastel, se plongent dans les discussions qui remuaient alors l'Église. Le journal inédit des frères Monod, adressé à leur mère, la préoccupation dogmatique ne tient d'ailleurs aucune place, mentionne en passant « le bouillant Chastel. » épi- thète peu applicable à l'homme fait, et le nomme quelque part « la grosse tète du parti des libéraux. »

Chastel avait l'estime de ses camarades, et fut nommé par eux leur « préteur,» le 7 décembre 1821. pour le semestre d'hiver 1821-1822. Pendant sa préture et vrai- semblablement à son instigation, on voit l'auditoire sous- crire pour un hôpital dans les vallées du Piémont, pour le relèvement du village de Monnetier, incendié, et réorga- niser sa bibliothèque, alors bien modeste. Fatigué par trop de travail, « contraint par des maladies graves et par l'ordre du médecin, » il demanda à être dispensé des leçons pendant l'été de 1822. Cependant il se remit, et put passer les épreuves successives de ses grands examens dans les mois d'avril, mai et juin 1823. Sa thèse, il la sou- tint le 21 avril.

Ce premier ouvrage du futur historien doit nous arrêter, et il eût mérité de prendre place dans le volume des ^Mélanges. C'est presque un manifeste du parti opposé aux

XXX NOTICE BIOGRAPHIQUE.

confessions de foi, et il a été généralement tenu pour tel. Il fut publié sous ce titre : De l'usage des confessions de foi dans les Églises réformées \ et accompagné, selon l'usage d'alors, de thèses en latin (cinq).

Dans un premier chapitre sur l'origine des confessions de foi, Chastel examine successivement, avec une érudition déjà solide, les symboles des quatre premiers siècles. Puis il nie les « avantages » qu'on leur attribue, se plait à relever, l'histoire en main, leurs « inconvénients, » dans l'Église réformée en général, dans chaque Église réformée en par- ticulier, et pense avoir ainsi pesé leur utilité. Enfin, il conteste leur légitimité et les déclare contraires à l'esprit de l'Évangile et aux principes de la Réforme. Pour faire voir qu'elles n'ont pas cette simplicité qu'affectionnait Jésus, il s'en prend à l'une des meilleures, celle qui était alors en cause, l'Helvétique de 1566, et la compare à l'en- seignement du Maître, qui est tout autre chose à ses yeux que du dogmatisme.

Les confessions de foi sont en opposition avec l'esprit de l'Évan- gile, d'abord par la -nature des conditions qu'elles imposent au chrétien. Parmi les qualités que Jésus exigea de ses disciples, il donna toujours moins de prix à la croyance qu'aux sentiments du cœur; ou plutôt c'était dans les sentiments du cœur qu'il faisait consister la croyance. Une vive confiance en son pouvoir et en ses promesses, une soumission entière à ses commandements, une ardeur constante à faire sa volonté, voilà toute la foi qu'il exigeait de ses disciples. Jamais il ne la fit consister dans un catalogue de vérités, jamais il ne l'estima par le nombre des dogmes qu'elle por- tait à croire, mais par les bonnes œuvres qu'elle portait à faire, mais par les sentiments vertueux d'où elle émanait

Une croyance peu chargée de dogmes, et surtout dégagée d dogmes obscurs, subtils et de pure spéculation, une croyance sim- ple, en un mot, c'est celle qui suffit au disciple de Jésus

Quels que soient les dogmes quun chrétien professe, Jésus de-

Genève, 1823, in-12, 2 4- 107 pages.

_ - NOTICE BIOGRAPHIQUE. XXXI

mande avant tout qu'il soit sincère eu les professant; Jésus abhorre

l'hypocrisie

Plus on étudie les discours et les institutions de Jésus-Christ, plus on se persuade que l'esprit de sa doctrine est d'unir les hom- mes, et qu'il entrait dans son plan de rassembler en un même corps, en une même société, tous ceux qui croiraient en lui.

Les principes de la Réforme qui lui paraissent condam- ner l'usage des confessions de foi. et que proclamait alors en toute occasion l'Église nationale de Genève, sont les trois suivants : La parole de Dieu est la seule règle de notre croyance. Il n'y a sur la terre aucun interprète infaillible de la parole de Dieu. Tout chrétien jouit d'une entière liberté dans l'interprétation de l'Écriture sainte. Sur cette base scripturaire de l'Église, entière « liberté d'opinions. » mais non pas entière « liberté d'ac- tions. :» Et quand on lui oppose l'usage général de la Ré- formation, le jeune auteur répond que si les Églises protes- tantes ont de bonne heure adopté des confessions, c'est qu'elles cédaient à la pression des circonstances, à une sorte de nécessité historique qu'il ne méconnaît pas.

Ce qui pouvait l'embarrasser, c'était le fameux règle- ment de la Compagnie des Pasteurs du 3 mai 1817, inter- disant de porter en chaire les questions théologiques débattues. C'était une inconséquence, et malgré la bonne intention, une maladresse et une faute. On voit bien que, tout en la défendant par la raison d'opportunité, il la regrette.

Le bon ordre, dit-il, exigeait qu'on soumît les docteurs en cer- tains cas à des règlements prohibitifs, c'est-à-dire qu'il leur fût interdit de traiter dans les chaires et dans les écoles aucun dogme controversé, soit en vue de le réfuter, soit en vue de l'établir. Il s'agit donc maintenant de justifier l'emploi d'une telle mesure

Nous mêmes nous avouons sans détour qu'ils ont quelques in- convénients, ne fût-ce que celui de gêner la libre expression de la pensée, et qu'il serait très heureux que l'on pût toujours s'en pas- ser De trois maux nous choisissons le moindre, et nous som-

XXXII NOTICE BIOGRAPHIQUE.

mes dispensés de justifier en tout l'emploi de règlements prohibitifs, pourvu que nous fassions voir qu'il est préférable à celui des for- mulaires.

La conclusion ressort naturellement de tout le travail. L'auteur la formule avec cette entière franchise et cette modération qui resteront toujours les deux qualités de sa polémique.

Nous concluons à l'entière abolition de l'usage des confessions de foi.

Une Église réformée ne doit exiger en matière de foi, de ses membres et de ses docteurs que les articles primitifs : croire en Dieu, en Jésus-Christ, au Saint-Esprit qui a dirigé les auteurs sacrés; en un mot, prendre l'Évangile pour règle de sa croyance. Il résulte de que tous les Réformés, quelle que soit la manière dont ils interprètent l'Écriture sainte, doivent se considérer comme membres d'une même Église chrétienne, bannir du milieu d'eux les anathèmes, les schismes, les disputes; se regarder tous et se chérir comme des frères en Christ.

Quant aux catholiques, si nous les repoussons de notre commu- nion, ce n'est ni pour leurs dogmes ni pour leurs rites, c'est à cause de l'esprit d'intolérance dont leur Église fait profession, c'est à cause de leur soumission à une autorité humaine, c'est parce qu'ils servent deux maîtres, et que nous n'en saurions servir qu'un seul. Du reste, nous professons à leur égard la tolérance la plus parfaite, la charité la plus sincère, le plus vif désir de nous voir un jour réunis avec eux, en sorte qu'il n'y ait plus, selon les vues du Sauveur, qu'un seul troupeau et un seul berger.

Cette thèse, d'une exposition large et lucide, d'un style précis et sobre, dénotait plus de réflexion, de vigueur de raisonnement, de maturité, qu'on n'en a d'ordinaire à vingt- deux ans. Nous n'avons point à discuter l'idée en soi, et nous croyons volontiers que plus tard Chastel aurait reconnu plus de valeur aux arguments avancés en faveur des confessions de foi, et avoué que la question est relative plutôt qu'absolue. 11 n'en reste pas moins que l'ouvrage promettait un historien et trahissait un libéral décidé.

NOTICE BIOGRAPHIQUE. XXXHI

Aussi fut-il remarqué et cité dans les deux camps. Ce fut d'abord de Sismondi qui le mentionna avec éloge et l'analysa dans le dernier des trois articles qu'il consacrait à une Retue des progrès des opinions reluiieuses\ Nous pen- sons qu'on accordera de l'attention au jugement d'un esprit aussi élevé :

En même temps que la Compagnie des Pasteurs de Genève unis- sait dans la pratique la plus grande tolérance à une attention chari- table pour étoutler les controverses religieuses et les empêcher de troubler l'éditicalion des fidèles, plusieurs de ses membres pu- bliaient, avec l'agrément au moins tacite de leur corps, des écrits (pie l'on peut regarder comme la vraie profession de foi de la Ré- forme

Entre ces écrits qui méritent tous l'attention sérieuse des philo- sophes religieux, nous nous arrêterons au plus récent, comme représentant par l'organe d'un jeune ministre l'enseignement actuel de l'école de théologie de Genève. (Suit une analyse de l'ouvrage

avec quelques citations) Aucun appel n'avait encore été fait

aux hommes religieux dans un esprit de plus grande charité et de plus grande tolérance réciproque. Le clergé de Genève s'adresse il tous les hommes qui croient en Dieu. Nous ne refusons, dit-il, de reconnaître pour chrétiens que ceux qui refusent eux-mêmes de prendre ce titre. Si vous reconnaissiez le Christ et les Écritures, nous vous reconnaissons aussi pour chrétiens et pour frères, nous ne vous demandons pour cela de renoncer à aucun de vos dogmes, à aucune de vos croyances, mais seulement de ne pas nous les im- poser.

L'année suivante, le traditionaliste Augusti attaquait avec violence les théologiens genevois, entre autres le jeune écrivain ^. « Ils s'emportent, dit-il. contre les sym-

' Dans la Revtie encyclopédique de mars 1826.

- Dans son Corpus librorum symboHcorum qit^n Ecclesia Refor- inatoriim auctoritatem publicam obtinuerunt : « In symbola œcunie- nica ita debacchantur ut omnes Servetos, Socinos. Gentiles, alios

<|ue Retormatorum refragatores longe superarent libertinos

theoiogicos quorum prajcursores olim Galvinus féliciter suppres- serat. >

m

XXXIV NOTICE BIOGRAPHIQUE.

boles œcuméniques, de telle façon qu'ils dépassent de beaucoup les Servet, les Socin, les Gentilis. et les autres adversaires des Réformateurs. » Et il ne craint pas de les appeler des « Libertins en théologie, dont Calvin avait heureusement supprimé les précurseurs. »

Exempt de cet esprit de parti, et avec un tout autre sens historique, H. de Goltz rend plus de justice l'écrit qui nous occupe : « Ce travail, dit-il, qui s'en tient au côté purement scientifique de la question, fait preuve de beau- coup d'habileté dans la composition et d'une vaste érudi- tion*. »

II

Soutenances de thèses et examens achevés, Etienne Chastel et ses trois camarades, Alexandre Lavit. Marc Rojoux, J.-F. Anspach, furent consacrés au milieu de la Compagnie des pasteurs, le 7 juillet 1823. La carrière du ministère s'ouvrait devant eux. Un instinct, secondé par la réflexion, dirigea le futur historien dans la voie au bout de laquelle il devait trouver son office propre dans l'Église. Ce n'est pas dans les livres seulement qu'on apprend à connaître le monde religieux, c'est au milieu des hommes et des institutions présentes, c'est par les voyages. Mais il fallait s'y préparer consciencieusement. Aussi Chastel, nous dit-on, tout en soignant sa santé passablement éprouvée par l'ardeur avec laquelle il venait d'achever ses études, travailla-t-il à combler pour son propre compte les lacunes de l'enseignement alors purement classique de l'Académie.

' Genève religieuse au dix-neuvième siècle, traduit de l'allemand par C. Malan. d862, p. 213.

NOTICE BIOGRAPHIQUE. XXXV

11 s'occupa d'histoire contemporaine, de géographie, de langues vivantes: il apprit l'anglais, se mit à l'allemand, auquel il revint plus tard avec obstination lorsqu'il en eut senti le besoin : il se rendit entin maître de l'italien dans les leçons du professeur Gambini '. L'aimable caractère et

' Genève a de tout temps abrité des Italiens distingués, forces de quitter leur pays pour la cause tantôt de la liberté religieuse, tantôt de la liberté politique. Dans le temps de réaction violente qui suc- céda à l'Empire, il vint dans la cité de tous les refuges un certain nondjre de ces amis passionnés de la liberté. N. Gambini est un des plus intéressants. L'amitié qui le liait à Ghastel nous engage à rap- peler ici les principaux traits de sa destinée, d'après une note de son fils, consul d'Italie à Genève jusqu'à l'année dernière. en Sicile, de bonne heure professeur de droit, il devint suspect aux Bourbons, fut emprisonné, puis relâché. Il s'enfuit dans le nord de la péninsule, la Hépublique française brandissait ses principes à la pointe de l'épée du jeune Bonaparte. On le nomma chef de divi- sion au ministère de la justice de la République cisalpine en 180â. Plus tard, il fut juge à la cour d'appel de Venise, sous la vice- royauté de Beauharnais. L'empereur n'aimait pas l'indépendance chez ses subordonnés ; Gambini fut destitué pour avoir fait acquit- ter une pauvre Italienne qui avait ouvert ses bras à son fds déser- teur.

Rendu à la vie privée et avocat à Milan, il s'\ lia étroitement avec Pellegrino Rossi. Lorsque l'Empire fut tombé, Gambini vint à (ienève et y attira son ami. qui devait un jour devenir le célèbre professeur, écrivain et nùnistre que l'on sait. Quant à Gambini, il ne tarda pas à se faire des amis par son talent et son caractère, et il enseigna la langue italienne avec succès.

Leur frère en exil, le comte Buonarotti, descendant de Michel -Ange, partisan ardent de la Révolution, fait citoyen français par la Convention, lié avec Babœuf, l'avait été aussi avec Bonaparte. Mais, bientôt déçu par les allures despotiques de celui dont il pres- sentait la tyrannie, il conspira, et fut déporté dans l'ile d'Oléron. Rendu à la liberté, il s'en vint à Genève il donnait de magistra- les leçons de musique, non sans s'interrompre pour débiter avec feu ses théories socialistes. Nous avons entendu de respectables matro- nes, qui furent ses élèves, vanter cet enseignement de tous points impressif. Au rebours de plusieurs égalitaires, il mettait ses prin- cipes en pratique et le peu d'argent qu'il gagnait il le partageait avec d'autres compatriotes dans le besoin. La Sainte- Alliance séraut de ce petit groupe d'anciens conspirateurs, de sorte que les autorités genevoises crurent prudent d'engager sous main Gambini et Rossi à postuler la bourgeoisie genevoise. Après une sorte, d'in- struction religieuse, Gambini entra avec conviction dans l'Eglise protestante. Nous croyons que ses entretiens fortifièrent le jeune (^hastel dans son honnête et ferme libéralisme.

XXXVI NOTICE BIOGRAPHIQUE.

renthousiasme pour la liberté île ce digne l'éfugié l'en- chantaient. Souvent le maître et l'élève quittaient le Dante pour s'entretenir des destinées de l'Italie, et des hommes généreux qui dans les prisons et l'exil en rêvaient le loin- tain affranchissement. Un autre réfugié, le célél)re Buo- narotti, lui donnait des leçons de musique.

Tout Genevois cultivé sent le besoin d'aller d'abord à Paris aiguiser sa langue et sa plume. Le signal du départ fut donné à Chastel par l'un de ses meilleurs amis. Louis Dufour, attaché à une des grandes maisons de banque de la capitale. Il y passa l'hiver de 1825. Des notes sur ce sé- jour eussent été particulièrement intéressantes ; s'il en est resté, elles ne nous ont pas été communiquées.

Nous savons seulement qu'il portait partout son ardente mais honnête curiosité : fréquentant les bibliothèques, les musées, les théâtres, visitant les hôpitnux sous la conduite de jeunes internes ses amis, assistant parfois aux séances de la Chambre. Surtout il se plaisait à suivre des cours de sciences et de haute littérature et. avec toute sa génération. se passionnait pour les leçons de Geoffroy Saint-Hilaire. et les brillantes conférences du père de la critique mo- derne. Villemain. Plus tard il devait entrer avec ce peintre •AdmlmMe duVàMesindeV Éloquence chrétienne au TV""^ siècle, dans des relations plus étroites, non plus comme auditeur mais comme confrère.

De retour à Genève, il ne tarda pas à se tourner vers l'Italie, qui l'attirait depuis longtemps, et dont nous disions avec quel zèle il avait étudié la langue. Curieux des chefs- d'œuvre de l'art, il ne l'était pas moins de voir de près l'exercice du pouvoir temporel de la papauté. Aussi, ac- cepta-t-il avec empressement l'occasion qui s'offrit d'y accompagner un Anglais, M. Morrison. homme fort intelli- gent, devenu un des personnages importants de la cité, qui parcourait le continent avec autant de bonnes recommanda- lions que d'argent. Durant les longues journées d'un voyage en poste à travers la Péninsule, il occupait avec Morrison

NOTICE BIOGRAPHIQUE. XXXVII

le siège de devant d'une grande voiture, pendant que Ma- dame faisait avec le jjébé son petit ménage à l'intérieur. Tout en remplissant consciencieusement sa tâche, qui était d'initier son patron à la langue et à l'histoire du pays, il l'interrogeait à son tour sur la constitution, le négoce, les partis politiques et religieux de l'Angleterre, et recueil- lait tout ce (ju'il apprenait ainsi dans un cahier de notes substantielles. Comme M. Morrison achetait beaucoup, il visitait avec lui les ateliers les plus célèbres. Il l'accompa- gnait aussi dans les réunions de la haute société. Mais sans dédaigner ces jouissances-là, il visait de préférence a s'instruire, voyant et écoutant tout, notant tout, au jour le jour, dîinsun journal. « Ces volumineuses notes de voyage ne frappent, dit M"*^ Chastel qui les a tnmscrites, ni par la nouveauté des sujets, ni par le pittoresque du récit, mais elles montrent la persévérance avec laquelle le jeune voyageur poursuit son but. Il est ministre de l'Évangile, et en cette qualité il s'enquiert en arrivant dans chaipie ville des ressources spirituelles que ses coreligionnaires ont réussi à s'y procurer, du degré de tolérance ou du mauvais vouloir qu'ils rencontrent de la part des gouvernements. Il ne perd aucune occasion de monter en chaire et de pro- noncer dans ces foyers d'obscurantisme (juel(]ues paroles d'espérance et de liberté. Se sentant déjà historien, il étu- die avec une attention soutenue tout ce qui révèle l'état de l'Église catholique et de la papauté, et les dispositions des masses que domine le bigotisme. » Nous allons citer tjuel- ques-uns de ces fragments écrits à Rome, à Xaples, à Flo- rence, qui jettent des clartés et sur ce temps que soixante années pleines de révolutions nous font jiarailre si éloigné, et sur les impressions du voyageur.

A peine arrivé à Rome le voilà ifui court l'aire le tour des murailles. Puis, ce sont tous les monuments de l'anti- que cité et ses musées qu'il visite avec l'attention d'un amateur à la fois empressé et réfléchi de l'archéologie et de l'art. Ses jugements sur Sninl-Pi»^rre, le VatiiNin. sur

XXXVIII NOTICE BIOGRAPHIQUE.

quelques peintures et statues fameuses, sont niiirquées au coin du goût classique. L'atelier de Tliorwaldsen le charme plus que celui de Canova. occupé par Ranuzzi. On pense bien qu'il se délecte à la bibliothèque du Vatican et même aux autres. Les conversazùme chez les Torlonia et les divers ambassadeurs ne sauraient déplaire à un jeune homme; il nous dit quels brillants personnages on y ren- contre, et se loue entre autres de l'accueil bienveillant de Bunsen. Mais rien ne paraît le captiver autant (jue ce (jue disent et le populaire et les quelques hommes d'élite dont il a fait connaissance sur le gouvernement pontifical.

Nous arrivons à Rome au milieu de novembre 1826, et nous logeons place du Peuple, grand hôtel de la ville, au pied du Monte- Pincio.

Dès le lendemain de notre arrivée, nous fîmes visite aux ambas- sades. Nous vîmes M. Suell, consul suisse, qui est chargé de faire chaque dimanche une lecture religieuse aux protestants français, peu nombreux et paraissant peu zélés.

M. Rothe ', pasteur allemand, dessert depuis trois ans la chapelle prussienne attachée à l'ambassade. Cette chapelle existe depuis huit ans, fréquentée par environ cent personnes, pour la plupart pein- tres et sculpteurs, deux ménages seulement. ïhorwaldsen n'y a paru qu'une fois, accompagnant le prince royal de Danemark, lors- qu'il vint à Rome. Il règne également peu de ferveur parmi cette colonie allemande, tandis que la chapelle anglaise dans la saison des étrangers a des auditeurs plus nombreux : on y compte au n)oins trois ou quatre cents personnes.

M. Rothe a de grandes préventions contre l'Église de Genève, fondées sur le règlement du 3 mai, et surtout sur cette apologie du clergé que Lamennais eut l'infamie de publier comme émanant de nos ecclésiastiques, et que cependant il vient de faire paraître dans un volume de Mélanges comme étant écrite de sa main.

2 décembre. J'ai commencé mes leçons d'italien avec M. M., homme très instruit, démonstrateur au jardin botanique de l'Uni-

' Richard Rothe, devenu plus tard le théologien célèbre, auteur de y Ethique.

NOTICE BIOGRAPHIQUE. XXXIX

versité. Il me donne la note des heures des différents cours de celte Sapienza, à laquelle se trouvent attachés un grand nombre de pro- fesseurs, surtout de droit et de théologie. Un prêtre y expliquait le droit public d'une manière assez convenable, mais il a été trouvé trop libéral et congédié. Il y a encore un excellent professeur de chimie. Les leçons se donnent en latin, excepté celles de chimie, de physique, de botanique et d'antiquités. Tout le monde entre librement aux cours; sous ce rapport cest une institution libérale. Mais pour prendre les degrés, il faut professer le catholicisme et produire son certiticat de communion et de confession.

J'ai con)mencé à suivre avec un grand intérêt les leçons d'anti- quités que Nibby donne chaque jeudi sur les lieux mêmes à une trentaine d'élèves. Le premier rendez-vous était hors la porte St-Sébastien. On visita les anciens sépulcres sur la via Appia, puis le tombeau de Cécilia Metella. (>ette leçon dura deux heures et demie. Toutes les suivantes furent de même très intéressantes. J'ai suivi plusieurs autres cours, peu remarquables en général ; celui de Paulus. professeur d'his'oire ecclésiastique. Hier il avait été fâché que je fusse arrivé pendant la dictée et que je n'eusse pu apprécier la facilité de son élocution latine. C'est un honune qui |)arait content de lui et qui jus(|u'à un certain point a rai.son de l'être. Il parle le latin avec élégance, avec facilité et même avec volubilité, et ne dit que des choses sensées. Il a conservé les formes scolastiques dans sa discussion. Ce matin il réfutait les objections de Basnage contre l'histoire de la découverte de la vraie croix par sainte Hélène, et triomphait à son aise d'un adversaire absent et mort. J'ai entendu ensuite la leçon du professeur de morale: il faisait répéter à ses élèves la définition du jrisfe et de l'injuste. Après cela, une leçon de théologie dognuitique du professeur Jabulot de l'ordre des prédicateurs. Il parle en latin sans dicter et sans lire, avec facilité, mais sa leçon roulait sur la Trinité, et il s'engagea dans une grande dissertation sur les personnes, les essences, etc. etc., tellement alambiqnée que je n'y compris f)as grand chose

Les journaux étrangers sont pleins du récit des craintes du pa|>e sur le progrès des opinions révolutionnaires dans ses Etats ; aussi redouble-t-il de sévérité envers les carbonari. Il y a un tribunal d'inquisition régulièrement établi pour informer contre tons les romains mauvais catholiques qui li-sent des livres prohibés; tout homme dénoncé au tribunal est mandé, interrogé, emprisonné pour

XL NOTICE BIOGRAPHIQUE.

un au quelquefois. Un pauvre diable vient (VHve arrêté parce qu'on a trouvé dans son appartement des livres contre la religion catho- lique. Sa femme, peut-être par bêtise, avait fourni des tèujoignages contre lui. On ne sait pas ce qu'il est devenu. L'indulgei^-e pour les brigands est grande au contraire. Le chef dont on nous parlait à Terni s'appelle Mnrassoni ; il a tué plus de quarante personnes et il était devenu Hirt ricbe: mais, obligé d'errer dans les montagnes parce qu'il était poursuivi, il s'est lassé de cette vie et s'est remisa la discrétion du gouvernement qui s'est contenté de le renfermer pour la vie au château St-Ange il est fort bien traité

Je vis encore S., célèbre antiquaire, pour lequel j'avais une let- tre; petit homme d'une figure très vive et agréable. Il m'a invité à l'aller voir chez lui, les jeudis, dans la matinée, il m'a indiqué les

principales bibliothèques à visiter, et dit la meilleure marche à

suivre pour visiter avec fruit les antiquités romaines C'est un

homme de conscience, mais il n'a jamais voulu lire l'Écriture sainte, quoiqu'il connût fort bien l'hébreu. Il craint, dit-il, d'y trouver des choses qui le contrarieraient; il aime mieux rester tel qu'il est. Il n'a jamais voulu non plus se faire prêtre, quoiqu'il se trouve dans une fausse position qui nuit beaucoup à son avance- ment.

Quand je suis allé revoir S. à mon retour de Naples, je lui ai dit que le gouvernement napolitain me paraissait le pins mauvais de l'Italie. Oui, après le nôtre, m'a-t-il répondu. Les étrangers ne peuvent le connaître, il se présente à eux sous un air doux et pa- ternel, mais il n'en est que plus horrible; le pire est ce qui ne se voit pas. Et pour preuve, il m'a parlé de l'inquisition. Elle est la même à Rome qu'au temps jadis. Si les punitions qu'elle inflige sont moins cruelles, c'est que le gouvernement n'oserait pas aller trop loin ; c'est un tigre auquel on a rogné les ongles, mais qui n'en conserve pas moins la rage et l'ardeur de déchirer. Du reste ce sont les mêmes principes, les mêmes formes, le même mode d'es- pionnage; tout se passe dans un profond "secret, et ceux qui y ont été appelés reçoivent l'injonction de ne rien révéler de ce qu'ils ont vu et entendu, sous la menace des plus graves peines. L'inqui- sition a une foule d'espions dans Rome. S. est persuadé qu'il est lui-même observé de très près. Il ne s'est ouvert à moi qu'en ma qualité d'étranger et comme sûr de ma discrétion. Il ne se fierait k aucun de ses compatriotes, pas même à sa mère et à sa sœur, qui

NOTICE BIOGRAPHIQUE. XLl

croiraient faire leur salut en le dénonçant, et le sien, en lui four- nissant par l'occasion de se repentir.

Le pape Léon XII n'est pas populaire, on ne lui souhaite pas une longue vie; il n'est pas aimable corarae Pie VIL D'un abord diffi- cile, peu affable pour les étran^^ers, il ne les reçoit point. Nous ne le verrons guère qu'à la chapelle Sixtine. Cependant le peuple de la capitale, quoique mécontent parfois des actes du gouvernement, ne lui est pas hostile comme celui des provinces, car il en retire trop d'avantages. Il y a de l'aisance à Rome, et beaucoup de pau- vreté dans les campagnes. Le pape n'aime pas sa garde noble, il préfère se faire accompagner par ses dragons quand il se promène. On dit qu'il y a dans ce moment trois jeunes gens condamnés a mort pour conspiration contre le gouvernement, mais comme les deux carbonari exécutés l'année dernière ont excité beaucoup de tumulte dans la ville par leurs clameurs révolutionnaires, ceux-ci seront guillotinés dans la prison.

Vis-à-vis de notre hôtel, une chambre de lecture pour les Anglais vient d'être fermée, parce qu'on y a trouvé des livres prohibés. J'avais apporté une Bible, les preuves de la religion chrétienne de Chalmers. l'ouvrage de M. Cellérier sur l'authenticité de l'Ancien Testament : tout cela fut retenu à la frontière et porté au Saint- Olïice qui ordonna de séquestrer ces livres jusqu'à notre départ. (Ce- pendant M. Torlonia, à qui je m'adressai, obtint qu'on me les rendit, mais se lit payer une ou deux [)iastres pour cet emploi de son cré- dit. Le principal du collège anglais dirigé par les Jésuites, ayant vu à l'inquisition le livre de M. Ollèrier, me flt prier de le lui prê- ter, disant qu'il connaissait déjà l'Introduction critique au Nouveau Testament du même auteur. Cet ouvrage est rangé au nombre des livres classiques du collège. Il parait que dans cet éfablis.sement on met entre les mains des élèves étrangers plusieurs livres défendus aux romains. On traite ces jeunes gens comme devant vivre un jour en pays d'hérétiques et devant être capables de répondre a leurs arguments.

Les Romains et les Italiens en général ne sont point fanaticjues. Il y a même beaucoup d'incrédulité à Rome parmi les gens à demi instruits, les avocats, les petits employés par exemple; ils s'éton- nent de voir des gens véritablement croyants, soit catholiques, soit protestants. Parmi le peuple ignorant il y a moins d'incrédulité; tous au reste, croyants ou non, font régulièrement leurs pàques et

XLII NOTICE BIOGRAPHIQUE.

vont à confesse, parce que l'inquisition y veille; il importe peu (pi'on soit incrédule ou athée, pourvu que l'on puisse montrer son billet de confession.

Avant les fêtes de Noël, je vis un jour deux nouveaux édits affi- chés dans les places publiques, qui causèrent plus d'a^^itation parmi le peuple que celui qui consignait les juifs dans leur Ghetto. Il s'agis- sait des droits d'asile et de juridiction rendus au Chapitre de St-Pierre du Vatican et à la congrégation du Tribunal d'inquisition dans leurs domaines respectifs; droits qui après la Restauration leur avait été enlevés par un motu proprio de Pie VU sur le conseil du cardinal Consalvi. Tout homme qui aura volé ou assassiné pourra se réfugier sur ces territoires, et nul juge ne pourra mettre la main sur lui. Il ne dépendra que du supérieur de la congrégation, qui certainement ne lui intligera d'autre peine que de le forcer à travaillera ses terres, comme nous allons le voir. Voici les considé- rants de ces décrets. Le premier, c'est le grand avantage qui en résulte pour la congrégation. Elle payait de fortes sommes pour faire cultiver ses possessions à raison du mauvais air qui y règne. Ce sont des territoires marécageux considérables à environ deux heures de la grande route de Naples, du côté de la mer. Ue cette façon lisseront bien cultivés, presque sans frais, par les criminels réfugiés. Le second considérant, c'est l'avantage du public, attendu que ces hommes après avoir commis un premier crime ne trouvaient d'au- tre moyen d'échapper à la justice que de se livrer entièrement au brigandage. Le paj)e a décrété cette étrange loi contre l'avis de son secrétaire d'État ; il annonce qu'il a pris conseil du gouverneur délia Citta qui se trouve être dans ce moment le plus ignorant des hommes. Le vrai motif du Pape, c'est son fanatisme, le désir de gi-atitîer le tribunal d'inquisition dont il est président et le chapi- tre de St-Pierre dont il a été membre. Il dit en propres termes à la fin d'un des édits : « pour ajouter un nouveau lustre et une nou- velle force à ce tribunal destiné à extirper l'hérésie. ■> M. m'assure qu'il n'y a qu'une opinion à Rome sur l'absurdité de ces décrets. Il a entendu, au jardin des plantes, des personnes qui osaient les critiquer avec chaleur. Moi-même j'ai vu des groupes arrêtés pour les lire. Un prêtre entre autres ne pouvant les comprendre, un jeune homme s'est avancé pour les lui expliquer d'un air fort rail- leur

Je fis un matin la plus charmante prouienade solitaire au jardin

NOTICE BIOGRAPHIQUE. XLIII

du couvent de St-Onuphre sur le Janieule, afin de visiter le chêne favori dn Tasse, sous lequel il mourut, dit-on, la veille de son triomphe. C'est sous ce même chêne que Philippe de >'eri avait cou- tume de prêcher. De on jouit d'une vue splendide sur la ville de

Rome. Je suis ensuite entré daus l'église

Pendant que j'y étais, il se trouvait un jeune prêtre génois qui achève ses études à Rome. >'ous parcourtimes l'établissement sous la conduite du même moine. On \int à parler du miracle de saint Philippe de Xeri autjuel le jeune homme croyait fermement. Pendant que saint Philippe était en prière, le Saint-Ksprit était tombé sur lui sous la forme dun feu tellement ardent, que son coeur en fut dilaté au point de former une énorme bosse sur sa poitrine. A ce propos, je dis que saint Philippe de .Neri ou du moins son ordre passait pour janséniste, ce que le jeune prêtre nia hautement. Il n'en voulait pas précisément à Jansénius lui-même qui, disait-il, était un brave homme, mais à ceux qui se sont prévalus de ses écrits pour faire un schisme dans l'Église, et surtout à Ârnauld et Pascal qu'il n'hésitait pas à traiter d'hérétiques de mauvaise espèce.

Mais pourtant, lui dis-je, Pascal était très dévot. Que sert, me répondit-il, la piété quand elle est jointe à l'hérésie? Des jansé- nistes, nous passâmes à l'Église gallicane et à M. de Lamennais. Il regardait Lamennais comme l'homme le plus savant du monde entier; s'il y avait beaucoup d'hommes pareils, disait-il. la chiesa cattolica andrebbe aile stelle. C'est l'opinion génédkie à Rome. <-ependant on commence à y redouter un peu la fougue du prêtre français et à craindre qu'il ne fasse du mal par ses incartades. Les choses doivent être menées plus doucement pour réussir. Nous sommes trop heureux, ajoutait le jeune prêtre, que la France, au- jourd'hui la première des puissances catholiques, soit pour nous.

Mais, dis-je. l'Église gallicane n'est pas catholique puisqu'elle nie linfaillibilité du pape. Comment donc pouvez-vous faire tant de cas de la France ? Sans doute, répondit-il. mais je dirai ce que dirent les anges à Abrahau) touchant Sodome : s'il s'y trouve seu- lement dix justes, ceux-là sauveront toute la nation. Quant au pauvre augustin qui nous conduisait, il écoutait bouche béante, et apprenait des choses toutes nouvelles. Il n'en savait pas si long que nous

Chastel se rend à Xaples au commencement de Janvier

XLIV NOTICE BIOGRAPHIQUE.

1827. Cette nature splendide, cette population passionnée et insouciante tout ensemble, si originale dans ses qua- lités comme dans ses défauts, que vont contempler les tou- ristes du monde entier, Chastel en fut frappé sans doute. Mais nous ne le suivrons ni dans la peinture de quelques scènes de mœurs, ni aux premières fouilles un peu impor- tantes faites à Herculanum et i\ Pompéï. Les notes que nous avons sous les yeux parlent surtout de ses rapports presque quotidiens avec son ancien camarade d'études. Adolphe Monod, de leurs causeries intimes, de leurs visi- tes et de leurs excursions faites en commun.

Adolphe Monod était arrivé Ji Xaples au printemps de l'année 1826, pour y remplir des fonctions pastorales jus- qu'en septembre 1827. Ce fut dans le mois de juillet ' que prit fin une longue période de doute et de mélancolie, dans une crise solennelle il aperçut, « comme par un trait de lumière » la nécessité et la réalité de l'action de l'Es- prit de Dieu en lui, et le double fait de « la misère de l'homme et de la miséricorde de Dieu. » On va voir que, sans en mesurer tout la profondeur, Chastel entrevit l'an- goisse religieuse de son ami.

Jeudi ^ janvier. Vu mou collègue Adolphe Monod, pasteur à Naples, dès le lendemain de mon arrivée. Il a tout au plus cent cin- quante personnes dans son église. Pour l'organiser il n'a rencontré aucune difficulté de la part du gouvernement. Le ministre d'État Medici auquel s'adressa le comte de Flemming, ami)assadeur prus- sien, lui répondit qu'il n'avait pas le droit d'empêcher les protes- tants de s'assembler sans bruit dans une maison particulière. Les seuls grands obstacles proviennent de la froideur des protestants, qui ne se sont déterminés qu'avec beaucoup de peine et de réserve à se cotiser et à se réunir pour l'établissement de ce culte ; la plu- part n'ont voulu s'engager que pour un an. Il n'y a aucun espoir de prosélytisme à Naples, et même Monod se garderait bien d'en

Voir dans les Souvenirs de sa vie la lettre à sa sœur, M'ne Bahut, du 14 août 1827, p. 117 et suiv.

NOTICE BIOGRAPHIQUE. XLV

essayer, car il y aurait grand danger. A ce propos, il m'a parlé d'une loi qui nest pas abrogée, quoiqu'elle n'ait pas encore été appliquée, laquelle dénonce la peine du fagot contre tout protestant convaincu d'avoir converti un catholique. Dernièrement M"'e A., fille du banquier F., recul en présent une magnifique bible anglaise de petit format; cette bible fut saisie à la douane, et le cen- seur jugea bon de la brûler sans écouter les remontrances d'un prêtre qui cherchait à la sauver. Cela se»t passé en particulier et n'a rien eu de public. Monod m'a parlé de plusieurs autres tenta- tives pour introduire des bibles en Italie, qui ont également échoué.

Samedi 6 janvier. Le soir, Monod m'a fait lire le premier numéro d'un journal qu'il envoie à la Société de théologie de Genève, tou- chant son église et l'état de la religion à Naples. Il dit qu'à Noël vingt-cinq ou trente seulement de ses cent cinquante paroissiens ont pris la communion et qu'à peine trois on quatre de ces trente l'ont fait avec une véritable foi. On lui fait une proposition qui l'embarrasse un peu : c'est de recevoir comme assistante à ses leçons de cathécumènes, une jeune fllie catholique que son père protestant désire laisser catholique comme ta mère, mais faire in- struire dans la religion chrétienne mieux qu'un prêtre ne saurait le faire. Il craint avec raison que, s'il adhère à cette proposition, le fait ne soit considéré comme une tentative de prosélytisme qui pourrait nuire à son église.

Détails fort curieux sur la religion des Napolitains. Il en ressort que la madone est véritablement la divinité de Naples. Elle est de tout, elle est invoquée presque seule. On on ne dit pas « que Dieu vous bénisse » mais « que la Madone vous accompagne. »

Monod m'a lu ensuite trois lettres qui lui ont été écrites par son |K're, par M. le professeur Cellérier et par M. Slapfer, au sujet de d.)utes et d'inquiétudes qu'il leur communiquait. Ces trois lettres sont fort remarquables '. Son père lui conseille comme moyen de ranimer sa foi et comme excellent exercice apologétique, de faire d'un côté l'énumération des raisons de croire à la vérité du chris- tianisme, de l'antre celle des raisons de ne pas croire, puis depe-ser les unes et les autres. M. (Cellérier lui confie qu'il a lui-même passé [)ar les mêmes doutes et incertitudes ; il l'engagea considérer le

' On ne les trouve ni dans les Souvenirs de sa vie. ni dans le Choix de lettres.

XLVI NOTICE BI0GRA1»HIQUE.

sujet en grand, et au point de vue moral, plutôt que de s'attacher à résoudre les difficultés de détail, de méditer les discours de Jésus-Christ, les bienfaits passés et continuels du christianisme, et de se demander ensuite s'il serait possible que Dieu ne fût entré pour rien dans l'établissement et les progrès d'une telle religion ; car, ajoute-t-il, toute la question est là. Quant aux moyens de ra- nimer la foi de son troupeau, il lui conseille, et très sagement, à mon avis, des discours d'apologétique indirecte, où. sans avoir l'air de repousser aucune objection, de prévenir aucun doute, il accen- tuerait tous les traits par lesquels il pourrait rendre le christianisme aimable et amener ses auditeurs à désirer qu'il soit vrai. M. Stapfer lui raconte d'une manière fort intéressante ses propres doutes, qu'il commença à concevoir lorsque, après avoir quitté Berne, il étudia dans les universités d'Allemagne, qu'il se trouva en relation avec Eichhorn, Heyne et d'autres, qui lui exposèrent leur rationa- lisme sous des formes séduisantes, soit par des rapprochements entre les faits du Nouveau Testament et ceux qui sont racontés dans d'autres religions, soit par la supposition de mythes et de figures symboliques, soit en faisant découler les dogmes du christianisme de la marche naturelle de l'esprit humain, soit par cette idée que Dieu peut avoir permis et disposé d'avance l'établissement du chris- tianisme, pour aider au développement de la raison humaine. Lorsque Stapfer voyagea en Angleterre, il n'y trouva rien qu'une orthodoxie sèche et sans vie ou une incrédulité plus aride encore. Il en fut de même pendant son séjour en France. Il peint le mo- ment critique où, de retour dans sa patrie, par les conversations de son père et de ses professeurs, il mesura avec effroi les changements qui s'étaient opérés dans sa croyance. Enfin, chargé d'enseigner à Berne la philosophie rationnelle, il y trouva l'occasion de ranimer

sa foi éteinte L'étude de Kant et de ses réfutateurs l'a amené à

penser que la foi chrétienne a sa principale source dans un besoin moral qui, faisant connaître à l'homme sa corruption profonde, ne lui montre d'autre moyen d'en éviter le châtiment que la rédemp- tion, et d'autre moyen de sortir de cette corruption que le secours du Saint-Esprit. Suivant lui, ce sont les deux points capitaux du christianisme....

Dimanche 7 janvier. Prêché aujourd'hui pour Monod dans un salon du comte de Flemming; peu d'assistants à cause du mauvais temps, la maison du comte étant à l'extrémité de Naples. Le roi

NOTICE BIOGRAPHIQUE. XL VII

daigne fermer les yeux sur ce culte établi chez un ambassadeur : mais, si au lieu d'un homme très bien disposé pour les protestants, comme M. de Flemniing, il venait un autre ambassadeur qui ne voulût pas de culte chez lui. il n'y aurait nul moyen de l'établir autre part et il tomberait. Autre dan^rer, de la part des protestants eux-mêmes : leur manque de zèle. Les membres du comité dési- rent, ainsi que la plupart des Allemands, que le culte puisse conti- nuer; ii;ai3 les Suisses sont moins traitables : l'un d'eux après avoir promis ses trente ducats a refusé de les donner. Monod a été plusieurs fois sur le point de quitter; il est question de faire venir deux pasteurs qui s'engageraient pour trois ans : l'un allemand, l'autre français. En attendant. M. Kunz fait une fois par mois le service en allemand. Le roi de Prusse a beaucoup approuvé lérer- tion de cette chapelle dans son ambassade. Les Anglais ont aussi un culte anglican chez leur consul. Ils viennent d'acheter un ter- rain pour un cimetière, et ils ont refusé d'en remettre nne partie aux autres protestants. Est-ce de leur part amour-propre, orgueil ou égoïsme?....

J'ai {)assé une partie de la soirée chez Monod. Grande discussion entre nous deux sur les avantages et les inconv^'nipnts .Ip l'innir.u 1- sation pour le prédicateur.

Mardi, j'ai rencontré chez Monod un major alleiuand al tache à l'armée napolitaine : fort bel homme, très estimé et d'un excellent caractère. Il nous annonçait une heureuse nouvelle pour les pro- testants de Naples : c'est que la capitulation du canton de Benie avec le roi vient d'être signée pour trente ans, et qu'un régiment bernois arrivera dans peu de temps. Il est spécifié dans la conven- tion que ce régiment aura la fticulté de célébrer son culte, ce qui ne peut que donner de la consistance à la chapelle. Autrefois les oflQ- ciers suisses, avant de conduire leurs hommes à la nies.se, faisaient sortir des rangs les protestants, mais maintenant que presque tous les commandants sont catholiques, ils n'ont plus la même attention. Les cantons devraient réclamer. Le même major nous communi- qua une observation qu'il a entendu faire à un grand nombre des Napolitains qui ont servi dans les armées françaises et traversé des pays protestants. Dans tous les villages, disaient-ils, se voyait un coq sur le clocher de l'église, nous étions sûrs d'être honnête- ment traités; brillait la croix et ils complétaient la phrase

par leur geste favori qui signifie non.

XLVIII NOTICE BIOGRAPHIQUE.

Dimanche 14 janvier. J'ai prêché pour la seconde fois. Dimanche 4 février, prêché pour la troisième fois. Dimanche 11 février, prêché pour la quatrième fois. Baptisé un enfant. C'est le second baptême depuis l'érection de la chapelle.

Cette relation entre deux hommes également droits, qui allaient prendre des chemins si divergents, commencée quelques années auparavant sur les bancs de l'auditoire de théologie, cimentée par quelques semaines passées en- semble dans de fraternels entretiens, devait se continuer encore quelque temps par la correspondance. Adolphe Mo- nod écrivait à Chastel, en date du 8 mai 1827, une grande lettre, demeurée jusqu'à présent inédite, et dont nous donnons ici un résumé et quelques mots textuels : « Mon cher ami. je n'ai pas pu être si négligent que de vous lais- ser saris nouvelles de moi, vous que j'avais mis au fait de toutes mes allaires du dehors et du dedans, et que je savais y prendre un véritable intérêt, vous enlin qui m'aviez fait passer un mois heureusement, et qui m'aviez inspiré du courage pour aller jusqu'au bout de mon exil.» Puis, A. Monod parle de ses dispositions intérieures, de son ac- tivité pastorale, fort augmentée des soins qu'il donne aux galériens des régiments suisses; de sa prédication trop souvent improvisée, s'excusant d'avoir été forcé par ses occupations multiples de parler d'abondance, etc. Il ter- mine ainsi : « On m'a souvent pressé de vous attirer à Naples pour y prendre ma place; je savais que vous êtes déterminé à ne pas venir, et je l'ai dit. Que l'idée me plait de reprendre avec vous nos travaux de prédication com- mencés à Naples ! » Dans un billet du 26 mai, il insiste de nouveau et davantage sur son désir de voir arriver son successeur Louis Vallette, et termine ainsi : « Je vous em- brasse, et brille d'impatience d'être à Genève. »

Chastel quitte Naples en février, repasse à Rome et ar- rive bientôt à Florence. Le volume des Mélamjes ' contient

1 Pacte 39.

NOTICE BIOGRAPHIQUE. XLIX

une lettre au Prote.stant de Gmece, notre écrivain raconte ses impressions sur la prédication en Italie, fond et forme, telles qu'il les a recueillies à Florence pendant le carême. .Vous nous bornons à transcrire ici une partie de sa con- versation avec un abbé connu de beaucoup de Genevois, et regardé par eux comme un des précurseurs du mouvement d'émancipation religieuse qui se produisit quelque vingt ans plus tard :

Je respire à pleins poumons en niellant le pied sur le sol toscan. Quel soulagement on t'prouve en entrant dans un pays sinon de liberté, au moins dune administration douce et tolérante, lorsqu'on sort d'un pays d'i;.'norance tout ce qui ressemble à la vérité est sévèrement proscrit. Je me félicite aussi de me retrouver dans un pays l'on aime et cultive les lettres. Nous nous hâtons de visiter un beau cabinet littéraire dirigé par M. Vieusseux, Genevois, rédac- teur de l'Anthologie florentine. On y trouve toute espèce de livres pt lie journaux.

M \ nous invita chez lui avec l'abbé Lambruschini, neveu du nonce apostolique à Paris. On ne pouvait pas nous procurer un plus grand plaisir, car c'est un homme fort intéressant. Il est à la fuis éclairé et religieux ; pour catholique, il l'est peut-»Hre moins qu'aucun de nous. Il vit ordinairement à la campagne il dirige une grande ferme. C'est un agriculteur philanthrope qui étudie tous les perfectionnements modernes. Il a particulièrement amélioré la culture du ver à soie. Dans une importante filature, il enseigne lui- même ses procédés aux gens de la campagne

Le premier numéro de sou Journal d'agriculture populaire va bientôt paraître. Il nous a parlé des ditTérents modes de tirer parti des terres en Toscane.

De l'agriculture, on passa à l'éducation ; enfin on aborda le grand sujet de la religion

Lambruschini est fort au courant des affaires de la cour de Rome et à portée de nous donner beaucoup de renseignements. Il croit qu'en haut lieu on a l'intention bien arrêtée de rétrograder vers les institutions des vieux temps, par la crainte de toute nou- veauté libérale, et que dans cette marche on ne sera arrêté que par l'impossibilité et la force des choses, point par aucun scrupule. Comme Rome craint une rupture avec la France, elle feint d'être

rv

L NOTICE BIOGRAPHIQUE.

contrariée par les violentes déclamations des Lamennais et des Bonald, tout en approuvant complètement leurs doctrines et en trouvant fort de son goût le but auquel ils voudraient arriver. Le nonce a des instructions ostensibles pour modérer le zèle aveugle du jeune clergé, mais il reçoit secrètement des ordres d'une tout

autre nature Les jésuites sont redevenus les grands auxiliaires

de la cour de Rome ; elle leur a donné le mot d'ordre pour se répandre partout, pour s'emparer des âmes par les deux moyens si efficaces de l'éducation et de la confession.

S'ils cherchent toujours à se recruter parmi les hommes de talent, ils sont en cela moins heureux qu'autrefois. Quand l'esprit humain était surtout tourné vers les sciences exactes, la physique, la philo- logie, etc., les jésuites y firent de grands progrès et parvinrent à se mettre à la tête de l'éducation. Mais aujourd'hui que l'esprit hu- main revient aux sciences morales, pourront-ils s'y livrer sans ris que, ne fût-ce que par la yeule analogie qu'elles ont avec la religion et par le danger qu'il y aurait pour eux à y introduire l'examen? C'est pour cette raison qu'ils semblent aujourd'hui revenir à un système d'ignorance Leur tactique est si admirablement combi- née que, aussitôt une société de jésuites formée, l'anivre a l'air de marcher toute seule

J'ai combattu, ajoute Chastel, seul parmi tous ces messieurs les mesures de rigueur qu'on propose en France contre les jésuites, ainsi que le refus des Anglais d'émanciper les catholiques d'Irlande. Notre discussion fut des plus animées, et l'abbé fut du même avis que moi qu'il faudrait exempter les catholiques de la dîme qu'on exige d'eux au profit de l'Église protestante.

Lambruschini professe ouvertement son estime pour le clergé protestant. Il a pris la peine de traduire lui-même quelques mor- ceaux des Évangiles en italien vulgaire, et les paysans de son voi- sinage l'écoutent avec un vif intérêt.

Il engageait Viensseux à publier la Bible en italien. Mais c'est l'unique livre prohibé en Toscane, de même que les membres de la Société biblique sont les seules personnes inquiétées par la police. Du reste ces messieurs font grand cas de la version italienne de Diodati.

Pendant ces deux premiers voyages, Chastel correspon- dait régulièrement avec sa sœur aînée, M'"^ Pascalis, qui

NOTICE BIOGRAPHIQUE. U

le suivait avec la sollicitude d'une mère. Peu après son retour, elle mourait. Ce fut un grand chagrin pour ce cœur très sensible. 11 ne s'en consola que dans le travail et dans la société de son père, de son beau-frère Pascalis. et de <iuelque.s hommes distingués, membres de l'Académie, tels que Munier, Duby, Vaucher.

Cependant le besoin de retourner à l'étranger le pres- sait encore; il voulait contrôler les résultats des études de cabinet auxquelles il se livrait depuis trois ans sur une des questions vitales qu'agitait le libéralisme de l'époque. Aussi, dès que la révolution de 1830 éclate, le voilà qui. plein d'un juvénile enthousiasme, part pour Paris le 9 août, « afin, dit-il. d'étudier sur place l'état des esprits, de voir comment, après avoir démoli, on va s'y prendre pour re- construire, comment enfin cette grande masse en fusion va reprendre son équilibre et son assiette. Le but du présent voyage n'est plus tant d'étudier les sciences et les arts que la société. C'est un cours de physiologie politique qu'il s'agit de suivre. » Il a laissé un journal détaillé de ce voyage comme du précédent.

A son arrivée, il s'étonne de trou\cr >ou ami Dufour moins enchanté et plus calme que lui. Cependant il voit les protestants en général figurer parmi les partisans du mouvement libéral. Ath. Coquerel père lui communique sa confiance dans l'ère inaugurée par les derniers événe- ments. La famille Monod. qui le re(;oit souvent à sa table, a foi dans l'avenir. Lui-même se sent attiré vers toutes les nouveautés du jour. Il va donc s'enquérir des Saint-Simo- niens qui font alors tant de bruit. A côté des bureaux <Ju Globe, sur la porte de ceux de \'(h'(janisateur, qui est leur journal, un jour une grande affiche attire ses re- gards. C'est un appel adressé à la France pour l'engager à se débarrasser des débris de la féodalité civile et ecclé- siastique en adoptant les principes de la secte. Pour la mieux connaître, il se met en rapport avec un de ses chefs, Lechevaliei-. (jui le présente à d'autres. Il >e fait expliquer

LH NOTICE BIOGRAPHIQUE.

leur doctrine, et ne craint pas de se mêler à leurs assem- blées.

Tout l'intéresse d'ailleurs dans ces heures de fermenta- tion sociale. Au théâtre, il assiste aux premières explosions de l'enthousiasme populaire, dans la rue à un grand nom- bre de manifestations, contre les ouvriers étrangers, contre les jésuites, pour la création de chantiers nationaux; au transfert du buste du maréchal Ney dans le Panthéon, à cette immense revue de la garde nationale dans le Champ- de-Mars, les officiers reçurent les drapeaux et prêtèrent serment, et le discours du roi Louis-Philippe fut acclamé si bruyamment par la foule.

Empruntons au journal au moins un épisode, celui de sa visite à Mgr Grégoire :

Je me rendis chez Mgr Grégoire, ancien évêque de Blois, à qui j'avais été recommandé par M. de Sismondi. Il demeure à Paris, rue des Vieilles Tuileries, et pendant l'été à Passy. Il a maintenant quatre-vingts ans : c'est la première fois, me dit-il en souriant, que cela lui arrive, mais on ne lui en donnerait guère plus de soixante- dix. Il se tient encore parfaitement droit et s'offense quand on veut lui offrir le bras; il a l'esprit vif et une mémoire excellente, qui lui fournit une foule d'anecdotes, de souvenirs de sa vie publique ; il perd sans cesse son sujet principal au milieu de cet enchevêtrement de récits, mais il y revient, le perd de nouveau et y revient encore. Sa figure est vénérable.

Il vit avec une dame infirme et fort âgée qui l'accueillit dans sa maison il y a environ quarante ans, lorsqu'il était persécuté. Dans le temps on l'appelait M'"e l'Évéque. Cette dame me parla longue- ment de lui, de ses traverses, des persécutions qu'il souffrit en 1815. Il fut rejeté de la Chambre comme indigne. A l'occasion d'une pro- position qu'il avait faite sur le clergé, un suppôt des Bourbons se rendit chez lui pour l'engager à la retirer ; des promesses il passa aux menaces. « Vous avez déjà, lui dit-il, monté trois marches de léchafaud, cette fois vous en monterez dix. . L'évêque persista à dire non, et fit promettre à son amie de ne faire aucune démarche pour obtenir sa grâce. Il ne fut point condamné ; on se contenta de supprimer ses pensions. Au moment de la chute de Charles X, il lui

NOTICE BIOGRAPfflQUE. LOI

était dii deux ans et demi de sa paie de sénateur. Il fut même obligé de vendre sa bibliothèque pour subvenir à ses besoins, t Aujour- d'hui, ajoute-t-il, je suis grâce à Dieu dans une position plus aisée, dont je puis quelquefois faire profiter mes amis. En dînant, je me souviens qu'il y a des gens qui ne dînent pas, et que la Providence ne nous donne que pour que nous donnions aux autres. » Il venait d'envoyer trois cents francs aux blessés de juillet.

Comme on le pense bien, il a vu cette dernière révolution avec grand plaisir, mais l'enthousiasme d'aujourd'hui lui parait terne auprès de celui de 89. Il aurait voulu la république et trouve que la Chambre a agi tout à la fois avec précipitation et timidité.

Je lui demande comment il croit que sous le régime actuel se régleront les rapports de l'Église et de l'État. « Je ne sais, dit-il, mais si l'on suivait l'avis que j'ai donné dans un de mes derniers ouvrages, on accorderait liberté religieuse entière à toutes les sectes, en veillant seulement à ce qu'elles ne troublent point et à ce qu'elles ne soient point troublées.» Au rebours de Rousseau, il pense qu'autant la tolérance ecclésiastique est déplacée, autant la tolérance civile est nécessaire. Une religion qu'on protège, ajoute-t-il, est une religion qu'on domine, et une religion qu'on domine perd son caractère essentiel. Quand les évèques sont nommés par le gouvernement, ils ne sont que de misérables instruments du pouvoir, et sont plus propres à faire des mandements électoraux que des man- dements épiscopaux, comme on l'a vu il y a quelques semaines. Lorsque Bonaparte me demanda mon avis sur son Concordat, je le dissuadai fortement de le faire, mais il n'écoutait que son intérêt et son ambition, et voulait que tout lui servît d'instrument, jusqu'à la religion elle-même. Son régime a été celui du despotisme, comme celui des Bourbons a été celui de la stupidité et de rhy[x»- crisie. Cependant rien n'eût été plus facile dans la position il se trouvait que d'établir les choses sur un bon pied ; il faut le blâmer encore moins pour le mal qu'il a fait que pour le bien qu'il n'a pas fait et qu'il pouvait faire.»

Mgr G. continue son ouvrage sur les sectes religieuses; il me questionna sur celles qui divisent Genève et sur les opinions du clergé. En apprenant les divergences qui existent entre les pasteurs, il me demanda si le spectacle de ces divergences ne produit pas de l'inquiétude 'parmi le troupeau et ne le conduit pas fatalement à l'incrédulité. Selon lui, c'est par que le protestantisme doit inévi- tablement se perdre. Il déteste l'unitarisme des Anglais, le rationa-

LIV NOTICE BIOGRAPHIQUE.

Usine des AUeniauds et le socinianisnie des Genevois. Il n'y a qu'un pas, dit-ii, de au déisme.

A mon grand étonnement, il est consciencieusement et sérieuse- ment attaché au catholicisme, il en observe les rites et en professe tous les dogmes. Ce qui m'étonne encore pins, c'est de le voir en même temps pieux et tolérant. Il comprend dans sa tolérance, civile s'entend, jusqu'aux juifs et fut vivement réfuto autrefois par un An- glais pour avoir plaidé la cause de leur émancipation. En réponse, il fit son ouvrage sur l'esclavage des noirs et des blancs en Angle- terre. S'il déteste l'établissement de l'Église anglicane, il parle avec indignation des jésuites comme société, mais les traite avec modération comme individus.

Un peu las du tapage de Paris en révolution, et d'ailleurs désireux d'étudier les problèmes ecclésiasli(iues dans un milieu à la fois plus tranquille et plus fécond. Cliaslel se décide à passer en Angleterre. Il part muni de nombreuses lettres de recommandation de ses amis genevois, et aussi de M'"^ Reeve, femme distinguée, dont il avait fait la con- naissance à Genève en 1828, et qui prenait un vif intérêt au mouvement religieux progressif de l'époque. Elle l'in- troduit auprès des principaux chefs de l'école unitaire à Manchester et à Londres. A Manchester, il se rend tout d'abord, ce sont les révérends Hobberds, Yates, Aspland, Tagard, les grands manufacturiers Wood, et surtout J.-J. Tayler, dont il racontera plus tard aux chrétiens français la noble carrière', et dont l'intérieur paraît l'avoir charmé aux éloges qu'il en fait: simplicité et élégance, travail et et douce gaîté, une gracieuse jeune femme, deux beaux enfants, une atmosphère de bienveillance, de piété éclairée et chaleureuse. A Londres ce sont Hunter, Madge, Taylor et d'autres. Il les interroge tous sur l'histoire, les convic- tions et les intérêts présents des unitaires, et il s'empresse de recueillir la substance de ces conversations. De la sorte, il retrace tantôt les péripéties, les épreuves de leur passé,

* Voir Mélanges, p. 445.

NOTICE BlOCJRAl'llUn E. LV

tantôt leur état présent: il dit leur Académie à York, leurs trois congrégations à Manchester, leurs sept à Londres, leur propagande par la presse, leurs divisions en vieux et nouveaux ou étroits et larges, leurs affinités ecclésiastiques diverses. Ce qui le frappe le plus, c'est leur tolérance, leur amour pour la liberté religieuse qui fait qu'ils souhai- tent, eux. la gauche protestante, l'émancipation du catho- licisme irlandais; leur esprit de recherche, affranchi de toute confession de foi. leur sympathie active pour tout progrès de l'éducation et de la philanthropie, leur prédi- lection pour l'esprit aux dépens de la lettre, leur indépen- dance en critique, leurs divergences sur la personne et l'œuvre du Christ, selon qu'ils s'éloignent plus ou moins de la direction traditionnelle '. Nous reviendrons plus loin sur les relations que Chastel noua alors avec eux et qu'il conserva jusqu'à la fin.

Au reste, de ce pays si riche en tableaux de mœurs et en contrastes, rien de ce qu'il a pu saisir dans un séjour peu prolongé n'a échappé à sa curiosité. Ainsi, a Man- chester, il a le privilège d'assister, en septembre, à un événement qu'on peut regarder comme un des plus mar- (juants, non seulement du \l\'°^ siècle, mais de l'histoire de la civilisation générale, l'inauguration de la première voie ferrée. C'était le fameux railway entre Liverpool et Manchester. A Londres, il voit en quelques semaines tout ce qui peut intéresser un futur historien de l'Église, des assemblées de quakers et d'autres sectes, le palais de la Société biblique, l'hôpital des réfugiés français, l'Univer- sité de Londres en construction, les principaux établisse- ments publics, l'élection du lord-maire et d'un membre du Parlement. Éclairé par tant de spectacles nouveaux et in- structifs, d'observations et d'expériences qui vont servir aux travaux déjà entrepris ou projetés, il rentre à Genève vers la fin de 1830.

' On ne transcrit ici aucune de ces notes, qui se retrouvent fon- dues dans le texte de VHistoire du christianisme (tome V).

LVI NOTICE BIOGRAPHIQUE.

Dès le lendemain de ses épreuves académiques, avant et entre ses voyages, le jeune ministre s'était lancé dans des recherches historiques personnelles. Il n'avait pas tardé à les diriger sur une des questions alors particulièrement dé- battues, accumulant pour la résoudre les observations re- cueillies à l'étranger. Quelle étail cette question? Celle. on le devine. se rencontrent la politique et la religion, les deux institutrices à l'école desquelles il s'était formé. Dans sa pensée, une solide étude historique du passé pou- vait seule instruire le présent et montrer le but à viser. Commencée, paraît-il, en 1825, cette étude devait aboutir à la publication d'un mémoire étendu, qui pouri-ait le dési- gner quelque jour pour la chaire d'histoire ecclésiastique.

Nous possédons quelques cahiers, entièrement rédigés et recopiés, de l'ouvrage, qui porte ce titre : Coup (Vœil sur les rapports de l'Église chrétieiDie avec la société cimk. depuis l'origine du Christianisme jusqu'à nos jours.

Il est divisé en deux parties. La première est un exposé historique des rapports de l'Église avec l'État; la seconde, qui devait tirer les leçons de cet exposé, n'a pas été écrite. Pourquoi? L'auteur, qui était conduit par la logique de son travail à une conclusion nette en faveur de l'indépen- dance réciproque ou de la séparation des deux sociétés, a-t-il été retenu par la formation de la dissidence gene- voise en 1831, lui, très attaché à l'esprit de l'Église natio- nale? ou bien a-t-il été détourné d'un travail de cabinet par les occupations du pastorat ? Il ne le perdait cependant pas de vue, car lorsqu'il rencontrait son ancien maitre d'histoire, le botaniste Vaucher, au jardin des plantes ou le long des fossés, cet excellent homme, cheminant les mains pleines de mousses et de conferves, l'abordait avec son gai sourire et sa bonhomie un peu brusque, et ne man- quait pas de lui dire en susseyant : Eh bien! Chastel, en est le travail?

Revenons à la première parlie achevée, qui remplit 108 grandes pages, mais dont un cahier s'est malheureusement

NOTICE BIOGRAPHIQUE. L\TI

perdu. Elle est subdivisée en trois périodes : de l'an \ à l'an 313, ou à l'édit de Milan; de 313 à 1776. ou à la constitution des États-Unis d'Amérique ; de 1776 à 1830. Dans la première des trois périodes, l'auteur voit et dé- crit la persécution de l'Église par l'État: dans la seconde, l'alliance entre l'Église et l'État; dans la troisième, enfin, il dessine d'abord la tendance de l'ordre religieux et de l'ordre civil à se retirer l'un à l'autre l'appui qu'ils se prê- taient, puis la tendance du pouvoir civil et du pouvoir ecclésiastique à se soustraire à la domination l'un de l'autre. Dans un tableau qui devait sans doute servir de récapitulation à cette première partie du livre, il déroule une suite d'étals de l'Église chrétienne en regard de la société civile, tour à tour elle est persécutée, tolé- rée. — soutenue. libre et non soutenue. Pour chacun de ces étals, il fait voir les causes, les progrès, les elTets. Voiii. par exemple, comment il résume l'état l'Église apparaît libre et non soutenue :

« Causes et Progrès : La Héformalion. en répandant le libre examen, prépare les esprits à ce changement. L'in- dépendance des États-Unis le fait passer pour la première fois dans les lois. Les progrès des lumières nous font espérer qu'il s'accomplira entièremeut. La ligue des rois et du clergé pour mener les choses en sens contraire ne nous fait pas peur, parce que nous savons qu'elle ne peut durer. EtTets : Fin des persécutions et des réactions. Fin de la lutte entre les deux puissances. Garantie de l'in- dépendance de l'une et de l'autre. »

Il nous paraît avantageux, pour l'intelligence de ce large plan, de transcrire ici quelques lignes de l'introduc- tion et de la conclusion :

Parmi les divers genres d'associations que les hommes contractent entre eux. les plus importantes sont les sociétés civiles et les sociétés religieuses. Par les premières, ils se garantissent mutuellement la sûreté de leurs personnes et de leurs propriétés. Par les secondes,

LVni NOTICE BIOGRAPHIQUE.

ils rendent en commun leur culte à l'Être suprême, ils travaillent en commun à nourrir et à propager leurs sentiments religieux.

Si ces deux ordres de choses existaient séparément, en sorte que les individus qui font partie de l'un ne fissent point partie de l'au- tre, il sufTiroit de savoir comment chacun des deux doit être con- stitué en lui-même pour remplir le mieux possible sa destination. Mais comme ils sont appelés à subsister ensemble, il .s'agit de déter- miner avant tout comment ils doivent se conjporter l'un à l'égard de l'autre, en d'autres termes, quels rapports doivent soutenir entre elles une société civile et une quelconque des sociétés reli- gieuses qu'elle renferme dans son sein.

En premier lieu, doivent-elles se prêter mutuellement quelque appui, ou bien doivent-elles se soutenir chacune par leurs propres forces ?

En -second lieu, doivent-elles exercer l'une sur l'autre quelque autorité, ou bien doivent-elles se gouverner chacune par leurs pro près lois?

Telles sont les deux questions qui naissent de la coexistence de l'ordre religieux et de l'ordre civil

Pour les résoudre on peut suivre ditférentes voies

La route préférable à notre avis, c'est de consulter l'expérience, c'est de rechercher les rapports que les principales religions ont soutenus avec l'ordre civil, et de comparer les avantages et les in- convénients qui en sont résultés.

Or, aucune religion n'est plus utile à étudier à ce point de vue que le Christianisme. La plupart des anciens cultes, ceux de la Grèce et de Rome, ceux de l'Egypte, de la Perse, de l'Inde, ont soutenu constamment les mêmes rapports avec l'État, ou s'ils nous offrent quelques variations à cet égard, c'est à une époque si recu- lée et si peu connue et pendant un temps si incertain qu'on n'en peut tirer aucun profit pour la théorie. L'Église chrétienne, au con- traire, a, dans l'espace de dix-huit siècles, passé à peu près par toutes les positions diverses qu'une société religieuse peut prendre vis-à-vis de l'ordre civil; elle fournit ainsi à elle seule une série de faits et de renseignements assez complète en matière de politique religieuse.

Nous nous proposons de recueillir ici ces renseignements. Dans une première partie, nous exposerons les rapports que l'Église dans les diverses époques de son existence a soutenus avec l'État. Dans

NOTICE BIOGRAPHIQUE. LIX

UQe seconde partie, nous comparerons les effets qui sont résultés (le ces différents rapports.

On vient de voir par cet exposé historique que l'Église a dans les dix-huit siècle-; de son existence, soutenu avec l'État tous les rap- ports divers que l'on peut concevoir

Il s'agit de savoir lequel a le mieux valu, soit pour la religion chrétienne soit pour la société civile, de leur état de séparation ou ou de leur état d'alliance. Il s'agit de savoir lequel a le mieux valu pour chacune d'elles de leur indépendance ou de leurs empiéte- ments réciproques. Notre avis sur ces deux questions ne s'est déjà que trop trahi sans doute; il nous reste maintenant à le justifier. r.' <Pr^ l'objet de notre seconde partie.

Chastel. nous a-t-on dit. n'était pas content de .son œu- vre. Et pourtant, publié à sa date, cet ouvrage eut été utile et aurait eu, nous le croyons, du succès. Car il accu- sait déjà des qualités importantes : étendue et netteté du regard, ordre systématique de l'exposition, abondance des faits, lectures nombreuses et variées, style clair et ferme. Notre historien religieux ne tardera pas beaucoup à les déployer dans sa première publication. Mais il devait auparavant passer par une dernière préparation, l'une des plus profitables, celle du pastorat.

III

On lit dans le Protestant </<■ (ji'ufCi- du F*" janvier \HSi : « les nominations de M.M. Humbert et J. Martin à des cures de campagne ayant laissé vacantes deux places à la ville, la Compagnie des Pasteurs y a appelé MM. les ministres Chastel et Barde. L'installation de ces nouveaux pasteurs se fera le 8 janvier dans les temples de St-Pierre et de St- Gervais. »

LX NOTICE BIOGRAPHIQUE.

On n'ignore pas ce qu'est le pastoral à Genève, ce qu'il était quand la cité, enserrée dans ses fortifications et non encore reliée aux pays avoisinants par les voies ferrées, comptait plus d'enfants du pays et bien moins d'étrangers, et quand les coutumes traditionnelles étaient connues et •acceptées de tous. Le pasteur faisait annuellement la tour- née du quartier (comprenant une ou deux dizaines) qui lui était assigné, il entrait dans toutes les maisons, tous les appartements, et dressait de cette «visite de paroisse » un rapport annuel, renfermant une statistique aussi com- plète que possible suivie d'observations morales. De la sorte, il était tout ensemble le conseiller et l'ami des fa- milles qui s'y prêtaient, le surveillant de l'éducation des enfants, le principal intermédiaire entre les indigents et les établissements de la charité publique.

Voilà ce que Cliastel fut pendant plus de huit années. Sa paroisse se trouvait dans la partie du «faubourg» de Sl- Gervais qui est au sud-ouest et descend jusqu'à la rive droite du Rhône en aval des ponts'. Quartier occupé sur- tout par de petits bourgeois, de modestes ouvriers de la fabrique d'horlogerie, des tanneurs et autres artisans, les étrangers étaient en forte proportion, les propriétaires en petit nombre. La population assez variable, montait environ à 2500 personnes, sur lesquelles près de 600 catho- liques, habituellement disposés à faire bon accueil au pas- teur; on comptait en moyenne 120 familles ou individus assistés.

De quelles dispositions était-elle animée pour la religion? Indépendance un peu gouailleuse,, mais point d'hostilité. D'ailleurs le jubilé de la Réformation préparé longtemps d'avance et célébré avec ardeur par tout le pays, en août

^ Les rues de Coutance sud, du Temple, du Seujet et quai, des Corps-Saints, soit les deux dizaines qui portaient les numéros 19 et 20, puis 22 et 24, et aujourd'hui 17 et 18 : paroisse desservie pins tard par l'excellent pasteur F. Bordier, puis jusqu'à mainte- nant par M. H. Gambini.

NOTICE BIOGRAPHIQUE. LXl

1835, avait réveillé et exalté le sentiment national et reli- gieux et resserré la solidarité genevoise et protestante.

On l'avait fêté dans de grands banquets populaires jus- qu'à la fin de l'année, et des institutions nées de cette al- légresse générale en devaient perpétuer le bienfaisant souvenir. Chastel eut sa grande part, la première, dans l'enseignement ecclésiastique public, par le service annuel des conférences qu'il fut chargé d'inaugurer du milieu de juin au milieu d'août. Nous y reviendrons. Mais nous ne voyons pas qu'il ait joué un rôle proéminent ni même grand dans les manifestations de la rue. Entravé par une certaine timidité, il n'était pas de ce tempérament qui en- lève les foules ; il se faisait estimer mais non acclamer. Aussi ses rapports ne font-ils entendre de l'ébranlement du jubilé qu'un faible écho. Toutefois ils constatent le pro- grès religieux (}ui se produit avant et après :

La piétc est eu raison directe de la luoralilé. C'est dans la classe aisée et morale de la petite bourgeoisie que j'ai trouvé les senti- ments relijrieux les plus vrais, le plus d'assiduité au culte, le plus

de prix attaché à l'instruction religieuse Si je compare ce que

j'ai vu cette année avec ce que j'ai entendu dire des temps d'autre- fois, je suis porté à croire que les sentiments religieux ont gagné en intensité, ou tout au moins qu'il y a plus de sérieux. Sur cet article un seul homme a fait devant moi une profession d'irréligion: encore ses propos portaient plutôt contre la théologie.

(Rapport de 1832.)

De tous les changements opérés dans l'état religieux de notre quartier de StGervais, le plus satisfaisant sans contredit est le retour marqué d'un grand nombre d'hommes à des dispositions plus religieuses. Depuis quelque temps déjà, on pouvait s'aperce- voir que l'incrédulité avait passé de mode, que les propos irréli- gieux étaient froidement reçus, qu'il avait cessé d'être de bon ton de se moquer de la religion et de ses ministres. Mais cette incrédu- lité semblait n'avoir fait place qu'à un état d'inditîérence. La masse de notre population paraît avoir fait un pas de plus. Si elle n'appro- fondit pas encore les idées religieuses, elle commence du moins à y

LXII NOTICE BIOGRAPHIQUE.

reconnaître une élévation, une puissance sur le cœur humain, peut- être même un attrait qu'elle n'y soupçonnait pas, et qui la subju- guera tôt ou tard. Ce ctiangement est surtout remarquable chez les hommes, et il a influé d'une manière bien agréable pour le pasteur dans les rapports qu'il soutient avec eux. Bien des hommes qui précédennnent l'évitaient pins qu'ils ne le cherchaient, ont témoi- gné cette année du plaisir à le voir, et à s'entretenir avec lui de matières sérieuses. L'assemblée générale des paroissiens de St- Oervais qui a eu lieu en novembre dernier, et l'institution du Con- seil de paroisse (pii en a été la conséquence, ont produit un très heureux eil'et. (Rapport du 18 février 1836.)

Le pasteur nous fournit d'autres renseignements sur l'état contemporain de l'instruction publique. Il faut se rappeler que l'Église avait pris naguère et gardait encore de fait la direction de l'instruction primaire; que ce régime a duré jusqu'à l'avènement de la démocratie; que, avec l'obligation et la gratuité de l'instruction primaire, la dé- mocratie a émancipé et considérablement développé ces institutions, ouvrières de l'égalité et du progrès; que l'im- pulsion en ce sens, déjà donnée par les lois de 1834 et 1835. <a triomphé par la loi sur l'instruction publique de 1849'.

' Les lecteurs genevois trouveront quelque intérêt à voir dans un fragment du rapport de 1833, quels étaient à cette époque les moyens d'instruction otierts à la jeunesse de ce quartier :

« Les principales ressources d'éducation dans ma paroisse sont :

« Pour les petits enfants, VÉcole de Chevelu, j'ai envoyé pendant l'année 1832, gratuitement, 21 enfants pauvres.

« 2o Pour les garçons de 6 à 12 ans, VÉcole de Lancaslerde St- Oervais, si bien dirigée aujourd'hui par MM. Legraudroy etThury, et j'ai envoyé, pour le compte du Comité des catéchumène.^, ^6 enfants.

« 3o Pour les jeunes filles du même âge, VÉcole de la Grenette, j'ai trouvé placées 4 enfants, et j'en ai envové 6 autres, par- tie aux frais du Comité, partie aux frais de la paroisse.

« 4o Encore pour les jeunes filles, de petites Écoles particu- lières, au nombre de dix, 49 jeunes filles ont été placées par le pasteur aux frais des mêmes bourses. Le Comité des catéchumènes a bien voulu dépenser en ma faveur le sul)side accoutumé pour les jeunes filles pauvres qu'on envoie à ces écoles, et alloué en 1832

NOTICE BIOGRAPHIQUE. LXIII

Cliaslel ne se réjouissait pas moins d'un cerUiin progrès des ouvriers dans le sens de l'épargne :

Je serais porté à croire que l'état moral de la population tend plutôt à s'améliorer. Je fonde à cet égard quelque espoir sur les habitudes d'économie qui commencent à se développer chez la jeu- nesse depuis l'établissement d'un bureau d'épargne à St-Gervais. Le Bureiu. fondé il y a à peine quatre mois par notre Comité de paroisse, et grAce à la générosité d'un de nos concitoyens de l'autre c<Mé de la ville, compte déjà dans St-Gervais plus de 160 déposants, la plupart genevois, et ouvriers ou apprentis de notre fabrique, en un mol. d'nne catégorie qui auparavant ne faisait que peu ou point d'usage de la caisse d'épargne. C'est pour l'avenir de notre population un favorable .symptrime et une heureuse compen- sation à l'état de langueur qui se fait sentir actuellement dans la fabrique, dont un grand nombre de familles commencent à souf- frir. Espérons que, selon les vues de la Providence, ce mal même tournera au bien, en arrêtant le torrent de la dissipation, et en faisant germer des habitudes de prévoyance et d'économie dont la religion et la moralité profiteront.

Mais plus que la paroisse, ce tjui nous inlércsse ici t est le pasteur. Ilavail embrassé sa tâche avec tout son sérieux. et il la remplissait avec .ses deux qualités distinclives, la conscience et la bonté. Pour se faire une idée de son acti- vité il faut l'écouter lui-même. On nous a permis d'user de quelques fragments de ses lettres à M"*" Clara Deonna ', avec laquelle il s'était fiancé dans le cours de la première an- née de son pastorat, et qu'il épousait le 27 octobre <832^

tl. îSi{ pour cet objet. La paroisse, de sun tDtt-. ;i uf|)ensé en éco- lagesll. :{0()

« oo Pour un degré d'instruction un peu supérieur, quelques jeunes gens fréquentent la classe de Bel-Air ; d'autres l'École inaus- trielle de M. Cellier; un très petit nombre le collège, et un ou deux au plus les auditoires, t

' La famille Deonna habitait une propriété qu'elle possédait à Russin. village du canton, situé sur la rive droite du Rhône, assez loin de la ville.

* Le jeune couple s'établit dans une des plus anciennes maisons (Ju quartier de St-Gervais. à la rue des Étuves,- an boni du Rhôno.

LXIV NOTICE BIOGRAPHIQUE.

Rien n'est plus touchant que son besoin de l'initier déjà par correspondance à toutes ses préoccupations pastorales, aux théories même d'économie politique que le souci quo- tidien des pauvres l'appelle à élaborer. Les lecteurs trou- veront peut-être comme nous k ces pages une saveur pro- pre d'aimable et vraie édification :

9 mai 18:]2.

Dimanche fut un bien triste jour pour moi. Après mon sermon (le l'après-midi je me rendis chez ToplFer, mais on était gai chez kii, et je n'y restai guère, je revins m'enfermer dans ma cliambre. Je crus que la journée ne finirait jamais

Enfin j'ai trouvé un moyen de distraction plus puissant que je ne m'y attendais. Je viens de recommencer ma visite de dizaine que je pousse vigoureusement. Dans mon cabinet j'ai beau essayer de fixer mes pensées sur mes travaux, elles prennent le vol vers Rus- sin, d'où elles reviennent douloureusement se fixer dans ma soli- tude; mais, en montant et descendant des étages, en passant en revue une foule de figures, quelquefois assez curieuses à observer, en m'évertuant à leur adresser quelques paroles édifiantes et quel- ques mots d'amitié, je m'étourdis, je pense moins à vous, je sens en un mot que ce régime me convient et je veux y persévérer. Ce- pendant je ne puis quelquefois m'empêcher de rire dans ma barbe du singulier métier que je fais là. Quand il y a des conseils ou des consolations à donner, des enfants à exhorter ou de qui m'informer, des âmes élevées et religieuses avec qui sympathiser, même des poupons à caresser, je ne regrette point mon temps ; mais coucher des noms sur un registre, entendre parler de la pluie et du beau temps, écouter d'interminables récits de maladies depuis la pre- mière jusqu'à la quatorzième (comme chez une femme que je visi- tai hier, et qui date sa vie de cette manière-là), entendre force mé- disances, découvrir force vices, et surtout force petitesses, s'il n'y avait le plaisir de l'observation et l'avantage d'apprendre un peu à connaître le monde, je ne saurais quel nom donner à cette occupation. Je prends donc le parti de parcourir ma dizaine comme une galerie de portraits moraux, m'arrêtant devant les figures qui me plaisent, m'amusant en passant des figures grotesques, et n'ob- servant les figures repoussantes que pour juger par leur comparai- son avec les premières de ce qui constitue la beauté et la laideur

NOTICE BIOGRAPHIQUE. LXV

morales. Dieu veaille m'empécher d'oublier que malgré l'aridité du champ, je dois m'efforcer d'y répandre quelques semences de piété, de charité et d'amour.

27 juin 1832.

Vous avez deviné juste, lorsque hier à quatre heures, en tournant vos yeux vers la rue du Temple, vous avez supposé que je faisais mes visites. J'étais en ce moment-là dans une maison bien affligée, chez le mari de cette jeune femme dont je vous parlais dimanche, et qui vient de mourir. Elle ressemblait tant a des personnes que j'ai aimées, et que j'aime, par son angéiique douceur, que je l'ai regrettée non pas seulement comme une paroissienne, mais presque comme une parente. Jamais je n'ai vu souffrir avec tant de pa- tience, ni mourir avec plus de résignation, quoique avec tant de sujets de regretter la vie. J'ai eu la consolation d'apprendre que les visites elles prières que je lui ai faites avaient apporté quelque adoucissement à ses derniers moments ; et son mari aussi s'est montré bien touché de l'intérêt que je prenais à son sort. C'est un spectacle bien déchirant que celui de pareilles douleurs; cependant je n'y assiste jamais sans éprouver la vérité des paroles du sage, < qu'il vaut mieu.x aller dans la maison de deuil que dans la maison de festin. »

Vous me faites un peu tort lors4jue vous me regardez comme ennuyé de mes fonctions pastorales. Quand je peux faire à mes pa- roissiens un bien véritable par mes avis, mes consolations ou mes services, jamais, je vous l'assure, il ne m'arrive de regretter le temps que j'y consacre; ma visite annuelle elle-même, quelque in- signifiante qu'elle paraisse, a souvent un véritable attrait pour moi, parce qu'elle me fournit l'occasion, maintenant que j'ai moins de timidité, de parler à mes paroissiens le langage de la religion et de la raison, à chacun suivant la situation il se trouve, et en même temps de recueillir des renseignements précieux sur l'état des dif- férentes classes de la société et des observations sur les habitudes et les mœurs qui leur sont propres. Je prends même un tel goût à ces fonctions, qu'autant que mes forces me le permettront, je veux les exercer toute ma vie, à condition toutefois qu'il me soit permis de le faire non selon la route battue, mais selon les inspirations de mon propre cœur. Ce qui me décourage quelquefois, c'est la diffi- culté d'accorder les interruptions continuelles qu'occasionnent ces

LXVI NOTICE BIOGRAPHIQUE.

fonctions avec la tranquillité et la suite que la composition des ser- mons exige ; ce qui me décourage encore davantage, c'est la vue des misères toutes temporelles avec lesquelles je sympathise sans doute, mais qu'il m'est impossible de soulager entièrement, lors même que j'y consacrerais tout mon bien, et je croirais d'ailleurs faire mal de les soulager de cette manière. Mon tourment c'est de n'être regardé par le grand nombre de mes paroissiens que comme un distributeur d'aumônes. Heureusement que je commence à me mettre au-dessus de la mauvaise humeur qu'engendrent chez eux mes refus ; lorsque je puis avoir la conscience de bien remplir en- vers eux ce que j'envisage comme ma véritable tâche, je prends mon parti de remplir mal, au gré de quelques-uns, des fonctions qui ne m'appartiennent pas. Il n'y a pas de tâche plus rebutante selon moi que d'avoir à satisfaire des besoins sans cesse renaissants, à fermer des brèches qui se rouvrent continuellement. C'est le désir de chercher quelque remède à la pauvreté qui m'a jeté dans l'étude de l'économie politique. Je viens d'achever le dernier volume de Malthus. Gomme je vous l'ai dit, cet homme ne me paraît pas sym- pathiser réellement avec la situation des classes inférieures. II me semble avoir beaucoup plus à cœur de procurer aux riches la sécu- rité que menace l'excès d'une population souffrante. Il est fort bien, dans l'état actuel des choses, de détourner du mariage l'ouvrier qui n'a pas de quoi entretenir une famille ; mais proposer cet expé- dient du célibat comme unique et perpétuel remède aux maux de la classe indigente, n'avoir pas d'avenir plus riant à présenter à la société qu'un état plus des trois quarts de l'espèce humaine seraient privés des douceurs du mariage, ce n'était pas la peine de composer quatre gros volumes pour cela. Tous les autres moyens imaginés pour combattre la pauvreté, celui des saiut-simoniens en tête, me paraissent tout aussi peu efficaces que celui de Malthus ; mais la lecture de cet auteur m'a suggéré quelques idées que je veux essayer de vous développer dans une de mes prochaines lettres.

J'imagine que bien des gens riraient de bon cœur s'ils connais- saient le sujet de ces lettres. Ils trouveraient que c'est un singulier langage k parler entre fiancés. Mais je vous connais, je connais le sérieux de vos pensées, je sais que le banal et fade langage de la galanterie n'est pas fait pour vous plaire, je sais que dès à présent vous me saurez gré de vous entretenir, comme je veux le faire toute ma vie, de tout ce qui m'occupe et m'intéresse.

NOTICE BIOGRAPHIQUE. LXTn

Vendredi 20 juillet 1832.

Je viens, sans craindre de vous ennuyer, continuer le sujet sérieux commencé dans une de mes précédentes lettres, le remède à la pauvreté. Vous vous souvenez que voyant avec répugnance celui qu'a proposé Malthns, j'en cherchais un plus satisfaisant, plus équitable, qui ne sacriflât pas le bonheur des classes inférieures à la sécurité et à l'égoïsme des hautes classes.

J'ai remonter pour cela à la cause générale de la pauvreté ; je l'ai trouvée, ce qui n'est pas nouveau, dans la séparation de la condition d'ouvrier d'avec celle de propriétaire ou de capitaliste. Mais comment faire pour que la propriété se trouve plus également ■distribuée, comment faire pour que l'ouvrier possède à côté de son industrie une petite réserve pour les mauvais jours? Voilà la diffi- <;ulté.

Établira-t-on de force ou de gré un nouveau partage des biens? De force, ce serait la plus criante injustice ; de gré, en supposant qu'on put y réussir, ce serait paralyser toute espèce d'industrie, faire vivre la paresse aux dépens du travail. D'ailleurs cette égalité, comme on l'a démontré, ne durerait pas deux jours.

Aura-t-on recours au système saint-simonien ? Otera-t-on aux en- fants le droit d'hériter de leurs pères, et mettra-t-on tous les biens en commun sous la direction du Père suprême, qui répartira les instruments du travail à chacun suivant sa capacité, et les revenus à chacun suivant ses œuvres? Ce sera un arrangement qui convien- dra fort au Père suprême, à ses cousins et cousines, à ses tenants et aboutissants, mais fort peu aux pauvres diables qui, ne soute- nant avec lui aucune relation d'amitié ou de parenté, devront s'en remettre à sa justice.

On a proposé quelquefois de diviser dans chaciue pays les biens communaux ou terrains vacants en un certain nombre de petites fermes, Ion bâtirait des chaumières. Mais quel remède insuffi- sant, si tant est qu'il en soit un! Car ou ne ferait par que créer une population encore plus misérable. Il s'agit, ne l'oublions pas, Ue faire arriver l'ouvrier à une meilleure condition, non par la spoliation volontaire ou forcée de ceux qui possèdent, mais par ses propres efforts, par son propre travail. C'est donc ce travail, ce sont ces efforts qu'il faut encourager.

Ce but ne serait-il pas en partie atteint si le patron trouvait quelque moyen de faire participer ses employés à son propre gain,

LXVIII NOTICE BIOGRAPfflQUE.

si, à côté d'une paie fixe, il pouvait lui accorder une petite part dans ses bénéfices? Pour l'ouvrier des campagnes le système du partage des récoltes, soit grangeage, ne remplirait-il pas le même but '?

Il resterait, pour l'ouvrier des villes, à obtenir de lui l'épargne, à la favoriser par tous les moyens; pour celui des campagnes, il faudrait l'encourager à acquérir quelque lopin de terre dès que cela serait possible. Un propriétaire est en général un homme transformé. Puis il faudrait faire comprendre aux campagnards l'avanlage de l'association, pour le produit des troupeaux (fruitières), pour les machines agricoles, charrues perfectionnées, pressoirs, elc

Tout cela est encore bien vague, bien confus dans ma tête, mais je veux y penser et j'espère que, en mûrissant dans mon esprit, ces. idées prendront plus de consistance. Il ne m'aura pas été inutile de vous en avoir fait part. Ne regrettez donc point le temps que cela m'a coûté. Je ne parle point de celui que vous mettez à me lire^ votre amitié me rassure à cet égard. Vous êtes la première per- sonne à qui j'en ai parlé. Peut-être y reviendrai -je plus tard pour examiner le rôle que la charité peut jouer dans ce système. Lais- sez-moi en attendant me féliciter d'avoir une amie avec qui je puis m'entretenir de ces graves questions, une amie si bien faite pour me seconder dans ma carrière et dont les nobles sentiments fécon- deront les miens.

S'il eut pendant quelques mois le cœur tiraillé entre sa fiancée et sa paroisse, celte agitation cessa après son ma- riage, et il trouva dans sa compagne une collaboratrice aussi capable que dévouée.

Il nous semble entendre comme un dernier écho de tant d'observations et d'espérances pastorales dans cette belle page du livre de la charité, écrite presque douze ans après :

Seule, guidée par le vrai désir de faire le bien, la charité reli- gieuse le peut quand il faut et comme il faut. Elle choisit avec dis- cernement l'objet de ses dons, elle soulage, non les maux dont on

^ Le vigneronnage de la Côte rentre dans ce système. A Perroy, Chastel aimait beaucoup à parler avec son vigneron de notre belle sortie, de nos belles grappes, de notre chance d'échapper à la grêle.

NOTICE BIOGRAPHIQUE. LXIX

parle le plus, mais les plus dignes de sympathie ; elle porte des se- cours où nul ne la voit, elle pénètre dans les réduits ne pénétra jamais la charité mondaine ; elle entoure ses bienfaits de procédés délicats, qui relèvent le pauvre à ses propres yeux, mais elle y joint aussi les exhortations, les bons avis ; elle aime mieux servir que plaire, elle fait le bien sans jamais flatter les passions.

Inspirée par l'amour de Dieu, elle l'inspire de même à ceux qu'elle soulage. Sa présence dans la demeure du pauvre y répand un parfum de piété qui calme et endort les douleurs. A la bonté qu'elle lui témoigne, le pauvre sait que c'est Dieu qui l'envoie, et si parfois la misère avait voilé à ses yeux l'idée d'une providence bienfaisante, si, à force de soufTrir, il en était venu à'ne plus tourner vers le ciel que des regards de doute ou de reproche, à la vue de l'ami charitable qui le visite, il se rappelle les compensations que Dieu ménage au malheur, il renaît à la foi, à l'espérance, et se remet à sa tâche avec courage, dans l'attente de Celui qui doit cou- ronner ses efforts.

Chastel n'oubliait pas d'ailleurs que l'œuvre du pasteur n'est pas seulement celle de l'ami des pauvres, du sage distributeur des aumônes, du chercheur des meilleurs re- mèdes au paupérisme. Il savait et disait hautement que la cure d'âmes doit s'appuyer sur l'enseignement de la vérité. Écoutons l'appel qu'il adresse à ses collègues dans la troi- sième de ses conférences siw l'histoire du christianisme, en juillet 1835 :

Et nous, ministres de la religion, retenons-là aussi celte parole : « Cherchez premièrement le royaume du ciel et sa justice. » Les hommes, pour la plupart, méconnaissent la véritable valeur, le vé- ritable but de notre sacerdoce; ils ne nous estiment que par les services temporels que nous pouvons rendre; et les mieux inten- tionnés à notre égard, quand ils veulent prouver l'utilité de nos fonctions, montrent en nous les consolateurs de l'affligé, les visiteurs du pauvre, les conciliateurs des différends, les surveillants de la jeunesse.

Assurément nous sommes, nous devons être cela ; tous ces soins sont intimement liés à notre ministère, et ce doit être pour nous

LXX NOTICE BIOGRAPHIQUE.

une joie de nous en acquitter. Mais il s'en faut bien que ce soit là, même à ne considérer que les intérêts de ce monde, la partie la plus importante de nos fonctions. Ce n'était pas alors qu'il guéris- sait les malades et rassasiait la multitude, que notre Sauveur faisait le plus de bien; c'était lorsqu'il distribuait le pain de vie et cette eau désaltérante, dont lui-même a dit que ceux qui en boiraient n'auraient jamais soif. C'est par sa doctrine qu'il a changé la face de la terre; ses autres bienfaits n'étaient que passagers, celui-là seul doit être éternellement durable.

Imitons ce divin Maître. Soyons avant tout pasteurs des âmes; soyons les ministres du royaume des âmes; soyons les dispensa- teurs zélés de la Parole de vie ; travaillons, par nos exhortations publiques et privées, à réchauffer dans le cœur des hommes le feu éteint de l'amour de Dieu, le zèle pour les choses d'En-Haut; par- lons-leur du ciel, quand ils ne nous parlent que de la terre. C'est ainsi que nous entrerons dans l'esprit, dans la partie véritablement influente de notre ministère; c'est par que nous rendrons le ser- vice le plus réel à la patrie et à l'humanité. Le règne de Dieu une fois établi, le règne des mœurs, de la justice, de la charité, s'éta- blira sans peine; le règne du bonheur social les suivra.

Ceci va nous amener au prédicateur. Chaste! s'était, dès l'auditoire, occupé de prédication avec intérêt, et nous l'avons vu, pendant son séjour à Naples, s'en entretenir souvent avec Adolphe Monod, et le remplacer jusqu'à qua- tre fois dans sa chaire. Devenu pasteur, il s'y appliqua avec un zèle qui le fît remarquer, puisqu'on le chargea pendant quatre années, de 1835 à 1838, du service des- conférences. Il a écrit 71 discours'.

Les sujets que, en dehors des fêtes chrétiennes, il traite de prédilection, ont trait à la morale, surtout à la vertu sociale du christianisme. On en jugera par les titres des sermons suivants ; « le Christianisme, système social, »

^ 17 méditations bibliques, dites congrégations, 20 sermons ordi- naires, 9 sermons de fête ou de circonstance , 25 conférences ; 29 de ces discours ont été publiés.

NOTICE BIOGRAPfflQUE. LUI

(4824); «la Charité, centre des vertus chrétiennes.» (1822V: «l'égalité rétablie parla charité» (1826),- «les fondements de la tolérance chrétienne » (4831); les vertus chrétiennes fondement du bonheur des États. » etc.

Si ces sujets appartiennent plutôt à la morale, il les traite en penseur ému. avec intimité et non sans onction. Pour s'en convaincre, qu'on lise le sermon sur « l'Excel- lence de la doctrine de Jésus » inséré dans les Mélanges. On verra combien peu le prédicateur était ce rationaliste froid que s'imaginaient ceux qui ne l'avaient jamais en- tendu ni lu; on verra aussi combien il soignait la forme de ses sermons, de ceux même (jui n'étaient pas destinés à l'impression. Quant au débit, il y a si longtemps qu'on ne l'entendait plus, (lue les survivants n'en ont plus le souve- nir.

Chaslel n'était point orateur, dans le sens ordinaire du mot; il n'emportait point l'auditeur, mais il l'instruisait et savait le captiver, par l'intérêt des idées, la dignité du maintien, la chaleur de l'accent. Jamais languissant ni diffus, jamais rhéteur, il avait le suffrage du public cultivé. Ne lui demandons pas ce qui n'appartient qu'aux prédica- teurs-prophètes, mais reconnaissons qu'il savait dans l'oc- casion parler avec autorité et courage à ses concitoyens. Qu'on remarque entre autres cette page du sermon iné- dit sur « l'oubli de Dieu » :

Considérez de sang-froid les dispositions mutuelles des hommes de nos jours. Vous trouverez, si je ne me trompe, dans leurs rap- ports journaliers, pins d'agrément que de sûreté, plus de beaux semblants que de véritable bienveillance ; dans leurs transactions, plus d'habileté que de bonne foi ; dans leurs relations civiles, plus d'égoïsme que de fraternité, beaucoup de patriotisme en paroles, mais peu de ce patriotisme sincère qui fait au bien public des sacri- fices d'intérêt et d'amour-propre. Au lien de ce mouvement social imposant qui résulterait de la direction de toutes les volontés vers le bien, vous ne verrez guère que l'activité inquiète, le conflit

LXXn NOTICE BIOGRAPfflQUE.

incessant de mille vanités, de mille ambitions qui s'agitent en tous sens. Entre les diverses classes de la société, un esprit de rivalité, de jalousie et d'exclusion. Entre les partis, une aigreur, une mal- veillance qui connaissent à peine quelques ménagements. Entre les nations, des efforts franchement avoués pour se supplanter, pour s'écraser les unes les autres. En un mot presque partout la mé- fiance : méfiance entre les gouvernants et les gouvernés, entre les grands et les petits, les riches et les pauvres; méfiance d'homme à homme, méfiance de peuple à peuple.

Me taxera-t-on d'exagération? Prétendra-t-on qu'il règne en effet plus de bienveillance et de justice dans les rapports sociaux que je ne viens d'en montrer? Je demanderai alors la raison de toutes ces précautions introduites dans le mécanisme des sociétés modernes. Je demanderai pourquoi cet équilibre tant recherché entre les na- tions, si ce n'est pour réprinjer des ambitions qui sans cela ne con- naîtraient point de bornes; pourquoi cette balance des pouvoirs, si ce n'est que l'on redoute leurs empiétements mutuels ; pourquoi cette publicité, si ce n'est pour contenir au dehors, par la crainte de l'opinion, des passions que rien ne règle au dedans; pourquoi ces droits politiques si vivement revendiqués, si ce n'est parce que chaque homme ne croit ses intérêts suffisamment gardés qu'entre ses propres mains; pourquoi enfin ces armements en temps de paix, si ce n'est que chacun est tenu d'être à son poste, sûr de le voir emporté sitôt qu'il l'abandonnerait : on dirait des camps ennemis durant une trêve. N'en doutons point, c'est le génie de la méfiance qui a dicté nos constitutions modernes, et plus on les croit néces- saires, plus aussi l'on reconnaît avec nous l'absence de cette mora- lité fondée sur la religion, et seule garant de la confiance mutuelle et de la paix des sociétés.

Quand pourront-elles renaître, cette paix et cette confiance? Seu- lement quand Dieu renaîtra dans les cœurs, quand les vertus publi" ques et privées seront placées sous la sauvegarde de la piété. Alors seulement cessera le malaise qui tourmente aujourd'hui le corps social.

Les conférences du pasteur le conduisirent tout droit au professorat. C'était bien sa vocation. Mais avant de l'y suivre et de retracer ensuite les œuvres et les caractères distinctifs de l'historien, et pour ne pas couper maladroi-

NOTICE BIOGRAPHIQUE. LXXm

tement ce long tableau, il convient, ce nous semble, de nous dégager ici de l'ordre strictement chronologicjue pour dire l'activité de Chastel dans d'autres fonctions publiques, et ce qu'il a fait pour divers intérêts généraux. On verra que s'il a travaillé en ami de toutes les bonnes causes mo- dernes, à sa manière, et dans plus d'un champ. l'Église, la science, le pays, la société tour à tour, il n'est jamais sorti du service de la religion, qui lui était chère par-des- sus tout.

En 1845, la place de bibliothécaire de la Bibliothèque publique de Genève devint vacante par la retraite d'Edouard Diodati. Chastel la postula. Il y était poussé par la lon- gue tradition qui depuis l'origine de cet établissement avait mis des ecclésiastiques à sa tète, et par les encoura- gements de son ami le docteur es lettres Louis Vaucher, qui, chargé de préparer et de diriger la publication du pre- mier catalogue en 1834. avait gardé avec le titre de biblio- thécaire honoraire un intérêt actif pour l'institution. Il l'était sans doute plus encore par l'impulsion personnelle, par un goût prononcé pour les livres, (|u'il montrait dès 1819 en entrant dans la Société de lecture, enfin par le sentiment du parti qu'il pourrait tirer du maniement facile et quotidien de cette grande collection pour les ouvrages qu'il méditait. Il fut nommé par le Conseil d'État en août 1845. La première séance de la Direction à laquelle il assistait, avait lieu le 6 septembre, le dernier procès-verbal rédigé par lui est du 3 mars 1849, il quitte en juin 1 849 ; donc il est resté à la Bibliothèque environ \guatre ans.

Dans le régime constitué en 1843, qui modifiait en quel- ques points le règlement de 1834, les fonctions du biblio- thécaire étaient assez variées : présider aux achats, sur- veiller la consultation des livres, rédiger les procès-verbaux de la Direction, présenter au Conseil d'État les rapports annuels sur la gestion de l'établissement. Liberté lui était laissée de proposer et d'exécuter toutes les améliorations

LXXrV NOTICE BIOGRAPHIQUE.

désirables, acquisition de nouveautés, arrangement des manuscrits et des curiosités archéologiques et artisticjues déposées dans les salles. On allouait pour cette tâche une maigre paie et un appartement attenant à la Bibliothèque qui, comme on le sait, était alors installée, et le fut jusqu'en 1872, au premier étage de l'antique collège construit du temps de Calvin.

Chastel se mit à l'œuvre avec sa persévérance ordinaire, et, je m'imagine, avec tout l'élan de ses goûts de chercheur et de classificateur. Il avait d'ailleurs pour collaborateurs capables et serviables le conservateur Honguer et les mem- bres de la Direction, professeurs, hommes de lettres et de sciences, tous gens de bon conseil et de bonne compagnie*. Dans les procès-verbaux de la direction, je vois des traces nombreuses de son activité, beaucoup d'acquisitions, la confection d'un catalogue des doublets, des mémoires au- près des autorités pour la revendication des droits de la Bibliothèque et de ses prétentions au budget municipal, depuis la Révolution de 1846 et la constitution de 1847.

A côté de ces diverses besognes officielles, il s'en im- posa librement deux, fort longues et fort intéressantes, qui l'auraient sans doute amené à des publications ultérieu- res, s'il était demeuré plus longtemps en position d'utili- ser les richesses littéraires qu'il avait sous la main.

La première était le classement de la correspondance des Églises protestantes de France avec la Compagnie des pasteurs, depuis le milieu du seizième siècle jusqu'au dix- huitième. « Cette précieuse collection, dit Gaullieur^ fut ainsi placée dans des dossiers distincts pour chaque cor-

«Liste par ordre alphabétique des membres de la Direction de 1t»?^Ï*°'^^"®' ^"''^"* '^ '^"^P^ M. Chastel a été bibliothécaire: MM. Betant, prof.; Diodati, prof.; A. Carteret; Chaponnière, Dr; Lherbuhez, prof.; J.-L. Du Pan; Favre-Bertrand ; Mallet, juge; Marcel, prof., conseiller d'Etat; Marignac, prof.; P. Odier, prof.; Pons, conseiller d'Etat; L. Vaucher, prof.

» Histoire et description de la Bibliothèque publique de Genève, par E. Gaullieur, 1833, 8o, Neuchâtel, page 88. .

NOTICE BIOGRAPfflQUE. LIÏV

respondance. et classée dans une série de grands porte- feuilles in-folio, au nombre de quinze. Elle forme avec l'ample réunion des documents sur le même sujet, prove- nant de Court de Gébelin, une mine presque inépuisable et jusqu'ici peu exploitée. »

La seconde entreprise du bibliothécaire, ce fut l'étude des documents inédits du Concile de Bàle (U41-U43). On se rappelle que cette assemblée avait nommé le duc de Savoie. Amédée VIII, pape sous le nom de Félix V. De un schisme, lorsque l'ex-duc, ex-pape, lassé des résistan- ces qu'il rencontrait, se rabattit sur une position plus modeste et devint simple administrateur du diocèse de Genève. Il avait emporté des pièces importantes qui passèrent aux archives de l'évèché, puis à l'État et à la Bibliothèque. Chastelles classa, les copia ou fit copier avec soin, et, encouragé par Gieseler et Xeander. chercha à les publier, mais il ne trouva pas d'éditeur. Plus tard il lut à la Société d'histoire et d'archéologie, le 27 novembre 1862, une notice sur ces importants documents et la sollicita de faire en sorte qu'ils vissent le jour'.

C'est aussi dans le riche dépôt qu'il administrait que notre bibliothécaire trouva certaines lettres jusqu'alors inédites de M'"^ de Maintenon. de Bossuet, de Charles Bonnet et de Haller; il en tira l'étotTe de trois remarqua- bles opuscules dont nous parlerons plus loin.

La Révolution de 1846 survint pendant qu'il était lancé dans ces diverses recherches. Fatale à bien des positions acquises, elle le fut tout particulièrement à la sienne. D'une part, la Constitution faisait passer de l'État à la ville la propriété et la gestion de la Bibliothèque: de l'autre, la

' Ce vœu n'a pas été réalisé jusqu'ici. Nous espérons que, par cette voie ou par telle autre, un jour, cette copie due au savant bibliothécaire, la notice dont il l'accompagna, les intéressantes let- tres de Gieseler, de Neander et de Hahn seront publiées, d'autant qu'un considérable ouvrage sur les Actes du Concile de Bâle par Birk et Palacky est en train de paraître à Vienne.

LXXVI NOTICE BIOGRAPfflQUE.

loi sur l'instruction publique du 25 octobre 1848, dirigée en partie contre les allures et la prépotence de l'ancienne Académie, interdisait (art. 73) le cumul du professorat et d'autres fonctions publiques salariées. C'est avec une raideur confinant à la brutalité, qu'on l'appliqua rétroac- tivement à cet homme si utile, si bien à sa place, qui avait été nommé pour huit ans, qui d'ailleurs, sans être partisan de la révolution, ne se mêlait nullement de politi- que. Il fut destitué parleConseiladministratif de la Villede Genève. Si la place ne nous manquait pour insérer la cor- respondance suscitée par une mesure qui lui causait un tort matériel et moral, on y verrait qu'il subit son sort avec dignité, sinon sans ressentiment. Il y a lieu de croire qu'il eut quelque peine à se consoler du système nouveau qui substituait partout les laïques aux ecclésiastiques. A la vérité, ce système était conforme aux conditions d'un Étal mixte et démocratique, mais en s'établissant il ne sut pas ménager des droits acquis, des intérêts respectables et des hommes qualifiés.

Plus tard Chastel, libéral dans l'âme et largement éclairé par la connaissance de l'histoire sur les fruits heureux mais d'abord chèrement payés des révolutions progressi- ves, se réconcilia avec la direction imprimée à la Biblio- thèque dans le nouveau régime. A la mort du professeur Chenevière, membre assidu de la Commission que nomme le Conseil administratif, Chastel consentit à le remplacer. Il y entra donc le 6 mars 187'!, et il y est resté jusqu'à sa mort. Depuis 1877, l'auteur de cette notice y est entré aussi, et ils ont travaillé tous les deux avec un troisième collègue dans la sous-commission de théologie et de phi- losophie, à regarnir d'ouvrages importants, anciens et ré- cents, les tablettes consacrées à ces deux sciences, sur lesquelles l'attention avait cessé de se porter. Nous avons pu constater combien grand et fidèle était son intérêt pour cette tâche et combien agréable son commerce. Aussi lorsqu'il est mort, la Commission a consigné dans ses pro- cès-verbaux l'expression de ses regrets unanimes.

NOTICE BIOGRAPfflQUE. LXXVU

Dans le sein de l'Église, ce n'est pas par l'activité administrative que Chastel témoignait de son dévoue- ment. A cela ne le poussaient ni ses prédilections ni ses aptitudes. Il ne fut point membre du Consistoire ; il prenait peu de part aux délibérations de la Compagnie des pasteurs, sa charge de professeur de théologie lui conférait pourtant, jusqu'en 1874. le droit de siéger, et il n'en fut jamais modérateur. Homme de pensée et de plume, c'est par la plume surtout qu'il servit l'Église.

On se le rappelle : en 1835. le premier, il fut appelé au service des conférences, avant que les travaux de son ensei- gnement académique elle soin de la Bibliothèque l'eussent continé entre des parois de livres. Il en devait pourtant sortir quelques années plus lard. Voici quand et com- ment.

Lorsque l'abbé Combalot eut, du haut de la chaire de St-Germain, dans l'hiver de 1852-53, provoqué l'Église prolestante, les pasteurs répondirent, pendant les deux années 1853 et 1854, par des conférences sur la foi réfor- mée, qui attirèrent de grandes foules. On avait attaqué le catholicisme sur le terrain des principes, des doctrines et du culte; il fallait aussi le suivre sur le terrain de l'his- toire et du progrès social. C'est alors, en 1856, que Chastel fut appelé à porter en chaire ses discours sur l'Église romaine.

L'année suivante, l'Union chrétienne de jeunes gens organisa dans la salle de la Rive droite, puis dans celle de la Réformation, des conférences historiques, qui durèrent quatre saisons. Animée d'une juste émulation, la Compa- gnie des pasteurs, par l'organe d'une de ses commissions permanentes, celle de « la vie religieuse, » qui avait fondé dés 1853 les conférences familières pour hommes, appelait à son tour, et parallèlement, des auditoires cultivés, dans la salle du Casino, de 1857 à 1870. A sa demande, du 24 novembre au 8 décembre 1857, Chastel entretenait des centaines d'hommes des Trois conciles ré-

LXXVIH NOTICE BIOGRAPHIQUE.

formateurs au XV^*^ siècle', et, en 1860, du Martyre dans les premiei's siècles de l'Église^.

Mais, à celte besogne essentiellement individuelle ne devait pas se borner l'activité publi(|ue de notre écrivain. Il sait concourir par de chaudes sympathies, ouvertement exprimées, aux entreprises collectives qui ont pour visée le progrès du règne de Dieu. Un penseur nourri des leçons du passé et généreux, alors môme qu'il n'est pas ce qu'on appelle un homme d'action, a souvent d'heureuses intui- tions, que d'autres réaliseront, et l'appui qu'il prête aux hommes d'initiative est toujours un ressort, quelquefois un utile frein. C'est ce que nous allons voir dans une suite de circonstances Chastel a figuré, parfois au premier rang.

Déjà au retour de ses voyages, jeune ministre, il propo- sait à la Compagnie des pasteurs la fondation d'une Société qui. dans sa pensée, devait ressembler à ce qu'a été plus tard la Société genevoise de secours religieux pour les pro- testants disséminés. On lit dans le Protestant de Genève :

La Compagnie s'est occupée de la proposition de M. le ministre Chastel, aujourd'hui membre de ce corps. L'objet de cette proposi- tion est de provoquer, de quelque manière, la formation d'une asso- ciation protestante, dont le but serait d'aider les protestants à se procurer des écoles, des pasteurs et des temples, lorsque leur nom- bre et leurs ressources sont insuffisantes pour cela. L'utilité d'une telle association est palpable. On sait qu'en France un grand nom- bre de familles, éparses çà et là, manquent de secours spirituels, parce que le chlifre de la population qu'elles forment n'atteint pas celui que la loi a fixé pour avoir droit à ces avantages. On sait aussi que dans plusieurs villes d'Italie, moins riches et moins po- puleuses que Naples, Florence et Gênes, il y aurait de quoi orga- niser des communautés protestantes, si l'on pouvait trouver des ressources pécuniaires. L'objection ne vient donc point du manque

' Lecture publiée alors et reproduite dans les Mélanges, p. 221. ^ Ibid, p. 285.

NOTICE BIOGRAPHIQUE. LXXIX

d'objet de l'association proposée, elle est tirée des difficultés inhé- rentes à son exécutioB, et en particulier du peu de chance qu'elle rencontrât de l'intérêt et des bourses prêtes à s'ouvrir. Mais on comprend qu'à la vue du succès des sociétés bibliques et mission- naires, l'on a pu se flatter de trouver de la sympathie en France, en Suisse, en Angleterre, pour le bien que l'association protestante se proposerait d'opérer. Ici l'utilité est pour le moins aussi évi- dente, l'application des moyens plus certaine, les besoins plus sacrés, puisqu'il s'agit « d'avoir soin des siens et des domestiques de la foi. » Pourquoi donc ne trouverait-on pas du zèle et des sous- criptions quand on en obtient en assez grande abondance pour les associations dont nous venons de parler? Ce projet sourirait moins peut-être à certaines imaginations vives, amies en tout d'un pende merveilleux, et qui ne s'enthousiasmeraient pas autant pour la belle œuvre du missionnaire, si elles ne pouvaient suivre la vie aventu- reuse de ceux qui s'y dévouent au travers des orages de l'océan et des sables brûlants du désert. Mais, en revanche, il obtiendrait peut-être l'approbation et le concours d'un grand nombre de per- sonnes religieuses, qui, tout en approuvant l'œuvre biblique et mis sionnaire elle-même, pensent et disent hautement qu'on pourrait faire, des sommes qu'elle coûte, un emploi plus utile et plus rap- proché '.

Cette proposition n'eut pas alors de suite ; mais elle fut reprise par Lutsclier, pasteur de l'Église réformée alle- mande, aux grandes assemblées du jubilé de 1835. qui réunissait à Genève tant d'étrangers. Elle ne pouvait pas- ser à l'état d'institution que dans un plus grand centre. La Société Gustave-Adolpbe se fonda en 1841. et celle de secours aux protestants disséminés, à Genève, en 1843.

Si ces associations avaient un caractère essentiellement conservateur etdéfensif, les luttes intestines ultérieures en devaient faire surgir de plus militantes. On ne s'étonnera pas de la sympatbie que Cliastel témoigna aux hommes et aux groupes représentant des opinions théologiques qui étaient les siennes. Mais on remarquera que s'il lui arrive

* Protestant de Genève, 1 mars 1832, p. 203-204.

LXXX NOTICE BIOGRAPfflQUE.

d'attacher sa signature à des protestations ou des mani- festations de résistance, il ne se joint à aucun acte d'agres- sion, et qu'il se tient soigneusement à l'écart de toute démarche sentant l'esprit de parti.

Avons-nous besoin de répéter que, en rappelant les témoi- gnages variés de ses sympathies, nous faisons abstraction de noire propre sentiment.

Tantôt Chastel salue des bouffées de largeur religieuse qui soufflent d'au delà du Jura, ou même de l'autre bord de la Manche. Tantôt, dans nos querelles locales, il se range ostensiblement du côté il croit voir la tolérance.

Au mois d'octobre 1853', le Disciple de Jésm-Christ aven- turait l'idée d'une « Alliance chrétienne universelle, » et, deux mois après, le comité directeur de l'œuvre, dans lequel se rencontraient des catholiques latins et grecs, lançait sa première circulaire. Marlin-Paschoud, l'enthou- siaste fondateur, la définissait : « l'œuvre chrétienne par excellence, l'œuvre humaine et divine à la fois, la religion dans son essence, l'œuvre du passé, l'œuvre de l'avenir. » Et, dans ses futurs adhérents il voyait « des hommes qui se soumettent à l'autorité de la vérité, des chrétiens qui se proposent pour but de mettre en action, comme Jésus- Christ, les immuables et éternels principes de la paternité de Dieu et de la fraternité des hommes. » Voilà qui devait plaire à Chastel, très optimiste au travers de sa sagesse personnelle, et qui ne parait pas avoir vu combien une telle entreprise était encore chimérique dans un siècle d'antithèses comme le nôtre. Il réussit à recueillir 25 signa- tures, toutes de valeur, pour une adresse d'adhésion, qu'il envoya au comité de l'Alliance ^ Montandon lui en expri- mait, au nom de ce comité, sa reconnaissance dans une lettre du 8 mars 1854, abondaient également de belles illusions.

^ Martin-Paschoud, notice biographique par E. Paris, docteur en droit, voir Étrennes chrétiennes, 1877. ' On la trouvera dans les Mélangea p. 117.

NOTICE BIOGRAPfflQUE. LXXXI

Lorsque, plus tard, l'Alliance évangélique eut annoncé sur quelle base s'ouvrirait sa quatrième assemblée uni- verselle à Genève en 1861, le nom de Chaslel figurait au bas de la protestation des vingt-deux ecclésiastiques qui se plaignaient d'en être, par le texte même de la dernière invitation, indirectement exclus.

En 1864, il se joignit aussi aux pasteurs genevois qui exprimaient leurs condoléances à Athanase Coquerel fils, non réélu par le Consistoire de Paris.

Le parti du nouveau libéralisme ne se dessina et ne s'organisa à Genève qu'en 1869. Chastel, qui en avait été le précurseur quelque trente ans auparavant, ne pouvait faire autrement que de lui prêter son appui ; mais il le fit discrètement et avec réserve, peut-être parce que, avec les mêmes principes et les mêmes visées, il était peu enclin aux allures agressives que ce groupe eut à l'origine. Aussi, bien qu'actionnaire du journal VAlliauce libérale, il n'en a point été l'un des rédacteurs, et il n'a pas fait partie de l'association dite Union libérale, » à laquelle il se bor- nait à donner sa contribution pour l'appel de prédica- teurs étrangers.

Arrêtons-nous davantage sur les derniers faits du même ordre qui vinrent provoijuer sa plume.

Lorsque, en janvier 1870, quelques pasteurs évangéli- ques se furent groupés pour élaborer une « déclaration de principes, » et la proposer ensuite à la signature de tous leurs collègues, l'un d'entre eux crut devoir, par déférence ou convenance, en adresser une épreuve à Chastel. Celui-ci y répondit aussitôt par une lettre demeurée inédite, et cette réponse*, que nous transcrivons ici à la suite du billet d'envoi , fera bien connaître son jugement sur ce grand conflit naissant et sur les doctrines colluctantes.

* Ce ne fat pas la seule. Qu'il nous soit permis de rappeler la nôtre, inspirée par un esprit différent et publiée alors sons le titre : Pourquoi je ne signe pas la Déclaration, etc.

LXXXn NOTICE BIOGRAPHIQUE.

Monsieur et cher professeur, Ne vous ayant pas convoqué aux réunions préparatoires d'où la pièce ci-jointe est sortie, ceux qui en ont pris l'initiative sentent bien qu'ils ne peuvent pas vous demander de la signer. Mais ils croiraient manquer à leur devoir en la publiant sans vous l'avoir communiquée. C'est donc en leur nom que je vous l'envoie, en vous priant de croire toujours à mon respectueux attachement.

Chastel remercie pour ces lignes obligeantes et continue ainsi :

D'après mes opinions bien connues, il est clair que je ne pouvais être appelé ni à dresser avec vous, ni à signer après vous votre déclaration de principes. Je n'en suis pas moins reconnaissant du sentiment qui vous a porté à me la communiquer à l'avance ; et c'est sur ce même sentiment que je compte en vous adressant quel- ques-unes des observations qu'elle m'a suggérées.

Un mot sur le premier reproche de la circulaire au parti libéral.

Vous l'accusez d'avoir, dès l'année dernière, par ses discours, par ses écrits, par ses actes publics, commencé les hostilités, et, en s'afBrmant de cette façon, de vous avoir mis dans l'obligation de vous affirmer vous-mêmes.

Je crois qu'il lui serait facile de vous renvoyer cette accusation, en énumérant la série bien plus longue de mesures agressives qui l'ont mis lui-même dans la nécessité de se défendre.

Ne remontons qu'à une vingtaine d'années (vous savez que je pourrais remonter plus haut), et citons en premier lieu le règle- ment inconstitutionnel dit « organique, » qui donnait pour base à notre Église nationale un dogme qui s'oppose à tout examen tant soit peu éclairé et réfléchi de la Bible, et que vous-mêmes n'osez reproduire dans votre déclaration, celui de l'autorité « infaillible » de tout le contenu des Écritures.

Bientôt on remaniait les liturgies dans un sens orthodoxe. Puis, supprimant une liberté déjà ancienne dans notre Église et dont les orthodoxes les premiers avaient largement usé, on défendait tout changement dans la lecture de ces liturgies, comme pour mettre en demeure ceux dont elles choquaient les principes, de se démettre de leurs fonctions.

A l'ancien catéchisme, déjà supprimé, on en substituait un

NOTICE BIOGRAPfflQUE. LXXXIII

nouveau, conçu dans un sens encore plus orthodoxe. Dans le nou- veau recueil de cantiques, on en insérait un certain nombre dont le dogmatisme étroit n'était pas toujours racheté par le mérite poé- tique ou musical.

En faisant cela, j'ose le dire, on profitait de la modération des membres libéraux de la Compagnie, qui. au milieu de nos troubles politiques, dans notre Église encore mal assise, évitaient de soule- ver les passions religieuses, et, confiants d'ailleurs dans la loyauté <le leurs collègues, se seraient fait scrupule de les chicaner sur des phrases et sur des mots.

Mais que dire de l'union toujours plus intime qui s'établissait à leurs dépens entre leurs collègues orthodoxes et des églises di.-isi- dentes ouvertement hostiles à la nôtre? En 1861, était-ce un pro- cédé fraternel que celui du Comité de l'Alliance évangélique, qui, après avoir grâce à une formule conciliante obtenu l'usage de la •cathédrale, tout à coup, au moyen d'un Schibboleth trinitaire, excluait de ses assemblées une portion notable du clergé genevois?

Et le Consistoire se montrait-il bien impartial, lorsque, admettant sans difficulté dans nos chaires les orthoiloxes les plus rigides et souvent les plus excentriques, il en excluait, sous l'inspiration de certains consistoires de France, nos amis étrangers les plus distin- gués? La même partialité présidait à ses choix pour les prédications électives.

Naguère, en refusant, ce que pour ma part je ne lui reproche point, la suppression du credo dans la liturgie, n'eût-il pu eu rendre la lecture facultative, tout au moins l'introduire par une formule qui ne parût pas engager la foi personnelle du prédicateur?

Pourquoi donc s'étonner que le parti libéral, blessé ou menacé depuis si longtemps par des procédés peu estimables, harcelé en même temps par une presse hostile et acrimonieuse, ait jugé que le moment était venu pour lui de sortir enfin de sou sdence, et pourquoi vouloir le représenter comme ayant commencé les hostilités?

J'en viens maintenant à votre déclaration collective de principes, et, sans l'examiner en elle-même, je conteste l'exactitude des affir- mations historiques dont vous l'accompaguez.

Non, cette foi que vous exposez n'a pas été celle des premiers disciples de Jésus, juifs palestiniens pour la plupart, qui ne voyaient dans leur maître que le Messie; encore moins était-elle celle de Jésus lui-même qui s'est appelé le Christ, le Fils de Dieu, mais

LXXXrV NOTICE BIOGRAPmQUE.

nulle part la Parole faite chair, et nulle part non plus, sauf dan» une seule déclaration des moins expresses et omise par trois des évangélistes, n'a fait dépendre de sa mort le rachat de la condam- nation du péché.

Votre foi n'a pas été non plus celle des Réformateurs, qui, ne trouvant dans votre déclaration ni la Trinité atlianasienne, ni le péché originel dans le sens d'Augustin, ni la justification par la foi seule, ni la prédestination absolue, ni la déité parfaite de Jésus - Christ, ni l'affirmation complète des miracles de la Bible, ni son inspiration plénière, etc. etc., auraient rejeté avec colère et mépris votre pâle orthodoxie.

Votre foi n'est pas davantage celle de « toutes » les églises chré- tiennes évangéliques, dont les unes encore attachées à la lettre des anciennes confessions de foi, se scandaliseront de vous y trouver si peu fidèles, et dont les autres, se disant comme vous chrétiennes et évangéliques, rejettent néanmoins plusieurs des lambeaux que vous en conservez.

Il n'est pas vrai non plus que votre foi ait été constamment jusqu'ici celle de « notre Église, » dont la liturgie, le catéchisme, le livre des cantiques ont été, comme nous venons de le dire, modifiés k une époque récente; c'est encore moins celle de notre Église offi- cielle dont les bases sont beaucoup {>lus larges que les vôtres ; ce n'est pas non plus celle du Règlement organique dont le mot carac- téristique est omis dans votre déclaration.

Vous voyez donc qu'en cherchant à éclairer les âmes qui « pour- raient se laisser tromper par l'apparence » au sujet du mouvement libéral, vous risquez de les tromper vous-mêmes en ce qui vous concerne, en vous donnant, tour à tour, pour plus et pour moins orthodoxes que vous ne l'êtes réellement.

En fait, si l'on vous appliquait la mesure dont vous vous servez envers nous, on pourrait vous désigner aussi comme un parti « négatif, » et vous auriez tort, selon moi, de vous en offenser. Tout parti progressif est négatif par rapport à ceux qu'il devance et aux croyances qu'il épure. Le christianisme l'était au premier chef rela- tivement au judaïsme, la Réformation par rapport au catholicisme, les Arminiens et vous par rapport au calvinisme. Vous examinez, vous épurez ; permettez que d'autres après vous, examinent, épurent encore. Votre théopneustie mitigée rassure bien des âmes qu'une théopneustie plus conséquente effaroucherait. Votre orthodoxie

NOTICE BIOGRAPHIQUE. LXXXV

modernisée satisfait des âmes que l'ancienne ne satisfaisait plus ; comprenez qu'elle puisse à son tour ne pas satisfaire tout le monde. N'appliquez pas à vos frères des épithétes que vous trouveriez déplacées si on vous les adressait à vous-mêmes. Ne feignez pas de les assimiler à des hommes avec lesquels ils n'ont rien de commun, avec des démolisseurs jurés de toute croyance. Reconnaissez plutôt les services qu'ils sont en état de rendre à notre Église en y ratta- chant des hommes honorables qui s'en tiennent à l'écart. Tant qu'elle n'ouvrira pas ses rangs à tous ceux qui aiment Jésus d'un cœur sincère et qui s'efforcent d'observer les deux grands comman- dements dans lesquels il a résumé .sa Loi, elle se verra déchoir dans l'opinion publique et laissera le champ libre à toutes les dissiden- ces. Tant que, exigeant de ses ministres, comme c'est son devoir de le faire, une connaissance éclairée et approfondie de la Bible, elle maintiendra l'engagement qu'elle leur fait prendre sur linfailli- bilité absolue des Livres Saints, elle fera de leurs études une per- pétuelle torture, et bannira de leur âme toute foi joyeuse et sereine. Par la perplexité elle les jette, elle risque de se priver des ser- vices de bon nombre de jeunes hommes qui l'auraient honorée par leur conscience scrupuleuse et peut-être par leurs vertus et leurs talents

Le .second de ces faits est rinvitation (jiii lui fut adressée en 1875 pour le centenaire de la British and ForeUjn Uni- tarian Association. Saisissons celle occasion de relracer ses relations personnelles continues avec les Unitaires anglais. On se rappelle comment il avail été recommandé à plusieurs, notammenl à Tayler, lors de son voyage à Manchester en 1830. La sympathie réciproque ne cessa pas. elle ne fit que s'alTermir par un échange de lettres dont quelques-unes méritent d'être ici rapportées.

Je vous remercie très sincèrement, mon cher Monsieur, pour le présent de vos conférences sur l'Histoire du christianisme, arrivé bien à propos. En revanche, je vous prie d'accepter comme un fai- ble témoignage de ma reconnaissance et de mon estime, un petit essai sur le même sujet que moi aussi je viens de me décider à faire imprimer.

LXXXVI NOTICE BIOGRAPHIQUE.

Il est très remarquable qu'au même moment j'avais le plaisir de recevoir votre ouvrage, l'académie théologique, sont instruits pour la plupart les ministres de notre communion, s'est établie ici à Manchester, et que le comité qui ladirige m'a confié le département de l'Histoire ecclésiastique. C'est à l'ouverture de notre sessioi> académique que le discours dont je vous envoie un exemplaire a été prononcé.

J'ai eu, il y a peu de jours, le plaisir inattendu de faire la connais- sance d'un genevois de vos amis qui m'a souvent parlé de vous et veut bien se charger de mon petit paquet : c'est M. Ami Bernard. Son frère M. J. Bernard a demeuré plusieurs années dans cette- ville. Il assistait souvent à notre service divin. Malheureusement il est sur le point de nous quitter pour rentrer dans son pays, avec sa femme, personne très aimable et accomplie.

Je me souviens avec le plaisir le plus vif des conversations que nous eûmes ensemble, quand vous vîntes en Angleterre il y a dix ans. J'espère que nous pourrons nous revoir encore, ou ici, ou peut-être à Genève.

Quoiqu'il en soit, cher Monsieur, dans nos sphères d'activité très éloignées et sous plusieurs rapports bien ditfèrentes, appliquons- nous de bon cœur au service du sim[tle et pur Évangile qui ne change point avec les climats, et qui doit, si je ne me trompe, ne jamais s'écarter du vrai, du juste et du beau.

Je reste votre bien affectionné,

J.-J. Tavler. Manchester, 19 février 1841.

P. -S. Ce serait pour moi un grand plaisir si vous pouvez d& temps en temps me donner de Genève quelques nouvelles littérai- res et ecclésiastiques.

Le 2 août 1863, Tayler recommande à son ami l'un de ses confrères. J.-R. Beard :

Newcastle sur Tyne, 2 août 1863.

Mon cher Monsieur,

Je n'ai pas oublié la charmante journée que j'ai passée avec vous

à Genève, il y a neuf ou dix ans. Je viens vous demander de me

permettre de vous présenter un des membres les plus distingués de

notre jeune clergé, le rév. J.-B. Beard. Il s'intéresse tout spécia-

XOTICE BIOGRAPfflQUE. LXXXVH

lement à l'histoire ecclésiastique. C'est un ancien élève de l'illustre Xeander, et liii-mèaie s'est fait connaître avantageusement chez nous par une histoire de Port -Royal qui, si vous ne la connaissez pas encore, ne pourra manquer de vous plaire.

Je désire de tout mon cœur que nous puissions nous revoir encore dans ce monde, soit à Londres si vous y revenez, soit lorsque je visiterai de nouveau la Suisse.

En attendant, croyez que mon intérêt pour les grands sujets que nous étudions est resté toujours le même, et que mes opinions ac- tuelles sont celles d'autrefois.

Votre sincère ami,

John -James Tayler.

Chastel exprime son regret d'avoir manqué la visite de Beard. et il ajoute ;

Vous voulez bien, cher Monsieur, me rappeler votre courte visite à Genève, il y a dix ans. Je me rappelle, moi, avec non moins de vivacité et comme un souvenir de hier, notre première entrevue à Manchester, il y a trente-trois ans, le charme que je trouvai à votre table de famille, à votre entretien, qui le dernier soir me fit com- plètement oublier l'heure de mon départ pour Londres. Quelle sympathie et quelle confiance vous m'inspirâtes dès ce moment! Combien de fois j'ai regretlé depuis de trouver si peu de théolo- giens avec qui je pusse m'ouvrir avec autant d'intimité et de con- fiance ! Pourquoi, si bien faits pour nous entendre, sommes-nous séparés par une si grande distance, et pourquoi n'avons-nous su correspondre plus régulièrement? Hélas! je ne le sais que trop, les préoccupations, les affaires, les chagrins, nous ont l'un et Tautre absorbés, mais sans rompre le lien de nos Ames. C'est ce dont j'étais sur, avant même que v""- 'v.^ hien voulu mp le confirmer par votre lettre si affectueusf

Je veux espérer que d'une manière ou de l'autre nous nous re- verrons de ce côté-ci de la tombe, et en attendant communiquons Hbrement par écrit comme si nous nous voyions tous les jours

Parlez-moi aussi de vos travaux. A notre âge les moments de- viennent courts et précieux. A l'approche du départ, on se sent doublement redevable envers l'humanité, et pressé de mettre au jour ce que Dieu nous a permis d'amasser de connaissances et de réflexions.

LXXXVin NOTICE BIOGRAPraQUE.

Plus tard, en 1874, ce même Beard entreprend la tra- duction du Manuel sur l'histoire du christianisme au XIX'"^ siècle de notre professeur, et le fait précéder d'une pré- face qui esquisse sa carrière.

En mars 1869, dans la Remie du christianisme libéral, Chastel à son tour écrit un article sur la Transylvanie pro- testante, et le voyage que Tayler avait fait pour y saluer ses coreligionnaires*.

Bien peu de mois après, J.-J. Tayler expirait, et le célèbre James Martineau annonçait celte mort à Chastel par une lettre dont nous insérons ici la traduction :

Londres, 25 octobre 1869. Cher et honoré Monsieur,

Mon absence de la maison et l'éloignenient de tous ceux de mes amis qui partagent mon intérêt pour l'important sujet traité dans votre lettre, ont été la cause du retard que j'ai mis à vous répon- dre. Mais soyez sûr que le mouvement libéral que vous m'annoncez sera suivi avec une vive sympathie par ceux qui se dévouent ici à de semblables efforts.

Vous vous livrez à ce travail de réformation dans de meilleures conditions que les nôtres, dans une conmiunauté le libre essor de la pensée n'est entravé que par les préjugés naturels, et n'a pas à craindre d'obstacles artificiels de la part d'institutions inamo- vibles et d'une éducation arriérée. Quoique Genève soit le berceau de l'orthodoxie calviniste, ce monstrueux pouvoir a depuis longtemps, je le crois, émigré dans des contrées étrangères plus favorables, et ne fait que de temps en temps des efï'orts infructueux pour rentrer dans sa cité natale. Chez nous, dans notre pays, il est toujours un pouvoir vivant, lié à des sectes organisées par lesquelles tout chan- gement est regardé comme une révolution mortelle.

Et à côté de cela, nous avons encore le principe sacerdotal enrô- lant toute personne pieuse dans une croisade contre le progrès de la religion, non seulement dans le catholicisme ultramontain, mais aussi dans l'Église nationale anglaise. Le résultat doit être inévita- blement d'éloigner les hommes instruits de toute religion person-

* Cet article n'a pas été reproduit dans les Mélanges.

NOTICE BIOGRAPmQUE. LXXXIX

Dclle, quelle qu'elle soit, excepté un petit nombre qui, sous l'influence des lumières nouvelles, essaient de faire entendre leur voix à travers l'obscurité des disputes théologiques.

L'expérience seule démontrera si l'Union chrétienne libre peut étendre son influence sur une grande échelle. Elle a gagné l'adhé- sion de personnes, peu nombreuses il est vrai, mais d'une indivi- dualité marquante, appartenant à six ou sept différentes Églises (établies et libres), entre autres les deux Églises écossaises, lÉglise anglaise, les méthodistes, les indépendants, les baptistes. Des ministres de tous ces corps sont inscrits parmi nos membres

Votre intimité avec notre vénérable ami, M. Tayler, vous per- mettra de comprendre la perte irréparable que sa mort nous fait éprouver. Je n'ai rencontré pendant ma vie aucune nature plus pure et plus douce que la sienne, aucune culture desprit plus riche et mieux pondérée. Peu d'hommes aussi simples et modestes ont exercé une influence aussi considérable. L'étendue de sa sym- pathie et la variété de son savoir multipliaient de tous côtés se5 points de contact avec la société qui l'entourait, et répandaient au loin la confiance que son caractère tendre et élevé ne manquait jamais d'éveiller. Sa fin n'a rien eu de trop pénible. Vers les fêtes de Pâques, il prit froid, ce t|ui affecta ses poumons, et le traitement qui semblait leur être favorable démontra un nouveau mal, indiquant que les forces vitales étaient épuisées. Il me disait n'avoir à souf- frir que de faiblesse, et il montra une patience inaltérable. Sa fille reste dans sa maison et conserve religieusement la bibliothèque

de son père dans l'état elle était

James Martixeau.

Chastel. qui depuis longtemps avait admiré et aimé son collègue anglais, écrit sa biographie dans le Christianisme libéral. Cet article, d'abord tiré à part, puis reproduit dans les Mélanges^ fera estimer des lecteurs cette vaillante et pieuse figure si dignement retracée.

Après toutes ces relations, lorsque Chastel fut invité au cinquantenaire des Unitaires, il aurait cédé à la grande tentation de s'y rendre, n'eût été que le voyage paraissait

1 P. 445.

XC NOTICE BIOGRAPHIQUE.

difficile à un homme de 74 ans, devenu casanier. Il se con- tenta de remercier, par une lettre l'on remarque une adhésion expresse à «des principes aux(iuels il est attaché dès sa jeunesse : »

C'est avec une vive reconnaissance que j'ai reçu l'honorable in- vitation que l'Association unitaire a bien voulu ni'adresser par votre organe, et c'est avec une joie non moins vive que dans d'au- tres circonstances je me serais empressé de l'accepter. Participer à cette belle fête par laquelle vous vous préparez à célébrer le cin- quantième anniversaire de sa fondation, assister à des délibéra- tions qui auront pour objet de féconder et de répandre au loin des principes auxquels je suis attaché dès ma jeunesse, et auxquels l'état du monde chrétien me semble donner chaque jour plus de prise et d'actualité, fraterniser avec les hommes distingués de tout pays et de votre propre contrée qui les soutiennent par leur parole et par leurs écrits, jouir enfin comme je l'ai fait jadis de cette noble et cordiale hospitalité anglaise, qui se traduit dans votre lettre par des offres si aimables et si généreuses, aucune réunion, je le répète n'eût pu avoir pour moi plus d'attrait. Mais je suis arrivé à un âge tout déplacement devient difficile. Ma connaissance imparfaite de votre langue m'eût empêché de profiter selon mon désir de vos importantes délibérations. Enfin je me trouve retenu ici par des devoirs acadénjiques qui à cette saison de l'année souffriraient par- ticulièrement de mon absence.

Réduit par toutes ces causes à ne suivre que de loin les détails de cette solennité, je désire au moins selon mes faibles moyens concourir à l'œuvre de votre association en vous priant de m'inscrire pour deux liv. sterl. au nombre de ses souscripteurs. Veuillez, Monsieur, accepter ce modeste gage de ma sympathie, et saluer respectueusement en mon nom l'honorable assemblée je regrette vivement de ne pouvoir me trouver en personne, mais avec laquelle je serai certainement d'esprit et de cœur.

En dernier lieu, après la mort de son hôte et traducteur J.-R. Beard, il envoie à VAltiance libérale du 13 janvier 1877, un article nécrologique qui n'a pas été reproduit et eût mérité de l'être.

NOTICE BIOGRAPHIQUE. XCI

Si nous sortons de l'Église pour entrer dans ce vaste champ de la philanthropie et des intérêts humanitaires, qui en horde le seuil, encore nous retrouvons Chastel attentif à toutes les nouveautés, el prompt à témoigner une sollicitude sérieuse et pratique pour le succès de celles qui ont un cachet de générosité.

Ainsi, lorsque Frédéric Passy eut prit à cœur la fonda- tion d'une « Ligue internationale et permanente de la paix. » il pria son ami de Genève d'y intéresser ses com- patriotes. Chastel écrivit, à quelques mois de distance, le 16 octobre 1867 et le 31 mai 1868, deux articles dans le Journal de Genève*. Mais il ne put se rendre à Paris pour assister à cette fameuse séance de la salle Herz, l'on entendit quelques-uns des hommes les plus éloquents de France, et l'on vit fraterniser le grand-rabbin Isidore, Martin-Paschoud et le père Hyacinthe.

On se rappelle l'écrit dans lequel le comte Agénor de Gasparin, navré dans son patriotisme de français, mais éclairé sur la vraie situation des choses, comme on pou- vait l'être de ce côté-ci du Jura, proposait la neutralisa- lion de r.\lsace-Lorraine. Chastel lui adressa une lettre d'approbation motivée, que M'"*" la comtesse de Gasparin a a bien voulu nous autoriser à publier ici :

(jfiif ve. 8 septembre 1870. Monsieur le comte,

Je ne puis résister au besoin de vous remercier pour tout ce que

vous avez publié d'excellent dés le début de cette atTreuse guerre, en particulier pour votre article de ce jour, se trouve exposée d'une voix si éloquente et appuyée de raisons si persuasives la seule solution qui puisse, à mon sens, mettre fin à tant de mal- heurs. Pourquoi, hélas! les hommes d'État français ne s'en sont- ils avisés dès la capitulation de Sedan ? Pourquoi, après une injuste agression suivie d'un tel désastre, ce téméraire ultimatum, devant

* Reproduits dans les Mélanges, p. 560.

XCII NOTICE BIOGRAPHIQUE.

lequel il semble que même à l'ennemi le plus généreux il ne fût plus possible de s'arrêter ?

Pour vous, Monsieur le comte, non moins patriote, mais plus équitable et plus vrai, vous montrez à la France, si héroïque dans ses derniers efforts, ce qu'elle peut aujourd'hui céder sans honte, et à un vainqueur jusqu'ici trop impitoyable, les sacrifices que lui dictent impérieusement l'intérêt de l'Europe, la religion et l'huma- nité. Puisse des deux côtés votre voix être entendue, et le cri de douleur poussé h votre appel par vingt mille cœurs de femmes faire tomber ces armes homicides et contraindre les deux peuples à un prompt et honorable traité de paix.

Agréez, etc.

Les intérêts nationaux ne le captivaient pas moins ({ue ces grandes causes internationales. Bien qu'il eût grandi dans un temps la curiosité pour les personnalités et les choses suisses était moins vulgarisée à Genève qu'aujour- d'hui, il les connaissait, comme on peut le voir dans sa biographie sympathique d'Escher de la Linth*.

Mais assez de ces excursions hors du domaine propre et favori du professeur, l'histoire! C'est surtout qu'il était à l'aise, et les lecteurs de ses ouvrages le sentaient comme lui et le lui témoignaient. La « Société de théologie his- torique » de Leipzig le mit. en octobre 1849, au nombre de ses membres, et il se para de ce titre très honorable à la première page de son livre sur le paganisme, La « Société d'histoire et d'archéologie » de Genève le rece- vait dans ses rangs en 1861 ; il y est demeuré fidèlement jusqu'au bout, et y a lu six travaux, dont cinq ont été imprimés. Enfm, en 1871, les promoteurs de la « Société des sciences théologiques » le sollicitaient de consentir, malgré son âge, à être un des trente « membres fonda- teurs.» On a pu l'y entendre quelquefois, et l'on jouissait de voir venir au milieu de ses collègues, tous plus jeunes

' Mélanges, p. 89.

NOTICE BIOGRAPfflQUE. XCm

et presque tous ses anciens élèves, ce doyen vénéré et toujours aimable.

IV

Revenons maintenant en arrière, et suivons Ciiastel tout le long de sa carrière de professeur. Vaucher de Lom. qui enseignait l'histoire ecclésiastique depuis 1807. avait pris sa retraite vers la fin de 1838. Les opinions divergentes, nous ne disons pas les partis, car ils n'étaient pas encore constitués dans l'Église nationale. devaient se disputer sa succession. Les orthodoxes portaient le bibliothécaire Edouard Diodati. Le centre eût trouvé son candidat dans le pasteur Barthélémy Bouvier. qui, depuis sa démis- sion, en 1837, étudiait avec ardeur la littérature des pre- miers siècles de l'Église et paraissait pose'r sa candidature dans une brochure ', si sa faible santé ne l'eût arrêté dans son élan et empêché de se présenter. Un libéral, le ministre Louis Pouzait, se mit sur les rangs à côté de Chastel, qui fut ainsi aux prises avec deux concurrents dis- tingués.

Diodati avait publié en 1830 un ouvrage original et forte- ment pensé : Essai sui' le christianisme dans ses rappwts aiec la perfectibilité de l'être moral, et il avait donné trois cours publics sur l'histoire du christianisme pendant les premiers siècles et au moyen âge, dans les années i833 et 1835. Pouzait, jeune savant, avait publié en 1831 des Recherches théoloijùpie^s sur l'emploi de la liaison en matière de foi, et une Réfutation du méthodisme ; puis, de retour des universités aliHinandfs. pn 1837. il avait fait en vingt

' De l'etiseignement de l'histoire ecclésiastique dans l'Académie de Genève, 1839.

XCIV NOTICE BIOGRAPHIQUE.

séances un cours d'histoire comparée des religions an- ciennes et modernes, enfin il venait de lancer une bro- chure de candidature : Considérations préliminaires sur l'étude de l'histoire ecclésiastique.

Quant h Chastel. il était désigné, nous l'avons dit. par les conférences qu'il venait de prononcer en chaire, pen- dant quatre ans, sur l'histoire du christianisme, et dont le premier volume paraissait en ce temps même; il était poussé par la Faculté; enfin, les étudiants étaient interve- nus, à leur manière, avant le vote de la Compagnie des pasteurs, à qui appartenait alors l'élection, par une lettre adressée au candidat qu'ils préféraient. Nous la rappor- tons ici '.

Monsieur,

Au moment les étudiants en théolo.^ie attendent la décision de la Vénérable Compagnie qui va placer un nouveau professeur dans le Corps chargé de l'enseignement de leur auditoire, il est na- turel que leurs pensées se portent sur l'issue d'une délibération si importante pour eux et qu'ils forment quelques vœux pour l'avenir. Ce sont ces pensées et ces vœux qu'ils prennent la liberté de dépo- ser ici pour vous les soumettre, convaincus que vous prendrez en bonne part une démarche qui a pour but de vous manifester les dispositions des étudiants auxquels vous êtes appelé à donner vos directions.

Nous désirerions ardemment, Monsieur, voir s'établir entre vous et nous, en dehors des rapports officiels et académiques, des rela- tions d'amitié aussi nombreuses et aussi étroites que possible. Nous espérons qu'ainsi vous voudrez bien contribuer, même en dehors de l'enseignement de l'auditoire, à rendre efficaces et à mettre en harmonie avec notre future vocation quelques désirs scientifiques qui semblent se manifester parmi nous, et qui ont besoin d'être dirigés pour ne pas prendre une fausse direction ou s'éteindre sans avoir amené de résultats.

Qu'il nous soit encore permis, Monsieur, de vous signaler un

^ Qu'on ne s'arrête pas aux défectuosités de la rédaction, qui paraît avoir été très hâtive.

NOTICE BIOGRAPfflQUE. XCV

besoin que nous ressentons tous profondément et dont nous devons chercher en nous la première cause. L'auditoire déplore de ne pas trouver dans son sein, autant qu'il le désirerait, ces sentiments de piété vive et profonde si nécessaires à celui qui se destine à être un jour ministre de Jésus-Christ. Ce mal, nous le savons, est peut- être un fruit tristement nécessaire des éludes théologiques. Aussi sommes-nous forcés de nous contenter d'attirer sur ce point votre attention et votre sollicitude.

Soyez convaincu. Monsieur, que nous ferons notre possible pour répondre toujours à tout ce (jue vous voudrez bien faire dans l'inté- rêt de notre ministère, et pour que les professeurs chargés de nous diriger trouvent toujours en nous le zèle nécessaire et les sen- timents de respect et daffection qu'ils ont droit d'attendre de notre part.

Daignez, Monsieur, agréer l'expression de ces vœux et de ces promesses, ainsi que l'assurance du complet dévouement de vos nouveaux élèves.

Au nom des étudiants tu théologie,

El. Lkcolltke, préteur. Le mercredi 13 février 1839.

L'élection fat fort disputée. Les voix s'étaient presque exclusivement portées sur Diodati et Chastel. Dans la séance du 8 février ils eurent, pendant quatre tours con- sécutifs, chacun 2! voix. Il fallut ajourner l'élection au 15 février, ou Chastel finit par l'emporter '. Dès le ven- dredi suivant, il donna sa démission de pasteur, en expo- sant que « les fonctions de professeur qu'on vient de lui conférer réclament, pour être convenablement remplies, tout son temps et toutes ses forces. »

C'est ainsi qu'il comprenait les exigences du professorat. Et il faut voir dans le discours d'ouverture de son ensei- gnement, le 7 mai 1839*. comme il entendait y satisfaire.

' On sait que Diodati fut élu l'année suivante par une très forte majorité à la chaire d'apologétique et de théologie pastorale, devenue vacante par la retraite de J.-L. Duby.

^ Mélanges, p. 71.

XCVI NOTICE BIOGRAPHIQUE.

En toute fidélité, il s'y est appliqué pendant quarante- deux années, ne se permettant d'autre interruption que celles que nécessita le soin de sa santé à deux reprises, dans l'été de 1857 et dans l'automne de 1877, et non sans réparer le temps ainsi perdu. Un professorat, voué tout entier à ses devoirs, tout comme un peuple heureux, n'a pas d'histoire. Il ne s'est rencontré dans le sien que deux circonstances graves a se dessiner son attitude propre, soit vis-à-vis de l'Église, soit vis-à-vis de l'État; celte attitude, nous allons la dépeindre. Peu de lignes ensuite sufliront pour retracer les rapports tout à fait nor- maux qu'il n'a cessé de soutenir avec ses collègues et avec les étudiants.

L'enseignement du professeur avait donc commencé sous d'heureux auspices, lorsque, au bout de quelques mois, éclata assez subitement un orage dans un ciel qui paraissait serein. C'est ce qu'on a généralement appelé alors « l'affaire Chastel. » épisode de conséquence dans la destinée du professeur, important pour l'histoire des idées religieuses à Genève, première et encore timide apparition du nouveau libéralisme, qui se cachera presque aussitôt pendant trente ans, de 1839 à 1869. Le taire ici serait impossible et puéril, en parler pour l'auteur de cette 'notice est difficile. Il n'a pas laissé que d'hésiter, cardans le conflit il voit d'un côté un père profondément vénéré et tendrement aimé, de l'autre un maître, plus tard un collègue, vénéré et aimé aussi, qui lui témoigna beaucoup d'amitié et à la mémoire duquel il doit de la reconnaissance. Voici toutefois les ré- flexions qui l'ont rassuré. D'abord ce conflit n'a rien eu de personnel : c'était un choc de deux conceptions chrétiennes, après lequel, comme avant, subsistèrent entre les deux loyaux antagonistes des rapports empreints de courtoisie chrétienne. Et puis, les dispositions des esprits comme la position des questions ecclésiastiques et théologiques en- gagées se sont bien modifiées depuis cinquante ans. Ce qui étonnait et effrayait les disciples fidèles de la Bible, les

NOTICE BIOGRAPfflQUE. XCVII

hommes pieux d'alors, ne saurait paraître bien dangereux à ceux d'aujourd'hui. Tout a changé ; ce qui est demeuré et demeurera toujours également honorable dans tous les temps et toutes les opinions, c'est le sérieux religieux, la franchise, le courage des convictions, comme on peut le constater chez les principaux acteurs du drame.

Racontons maintenant les faits. Dans l'automne de l'année 1839, un bruit sortit de l'auditoire de théologie et se répandit d'abord dans le clergé, puis dans le public : « M. Chastel nie les miracles, » c'est donc un « rationa- liste, » comme on disait alors. Il faut écouter ici un témoin du premier ordre, Athanase Coquerel fils, alors étudiant en théologie, qui écrivait sur l'alîaire à son père :

Tout le monde s'en est mêlé, les journaux vaudois et genevois qui se sont disputés, les dames qui sont les unes pour, les autres contre, avec un acharnement souvent ridicule. Le bruit avait couru depuis longtemps que ce professeur tendait vers le rationalisme, et dans son cours, à travers un épais nuage de restrictions et de cor- rectifs, on pouvait voir qu'il y avait dans ces t)ruits quelque chose de vrai. Compte a été demandé au professeur de sa doctrine sur les miracles, à propos surtout de la conversion de saint Paul, que, grâce à une citation de ?îeander, il a paru nous expliquer à grands ren- forts d'imagination, pour ôter le miracle que tout le monde y voit '.

La rumeur augmentant et devenant menaçante, les étu- diants en théologie écrivirent à leur nouveau professeur la lettre suivante :

Genève, 30 décembre 183^. Monsieur, Si les paroles que vous avez prononcées au début de votre car- rière professorale n'étaient pas restées vivantes dans nos cœurs, nous aurions hésité à faire auprès de vous la démarche que nous faisons aujourd'hui, mais vous avez voulu être pour nous plus qu'un maî-

' Voir A. Coquerel fils, par E. Strœhlin, p. 7o.

vit

XCVIII NOTICE BIOGRAPHIQUE.

tre, plus qu'un professeur, un ami : c'est ce titre qui nous fait prendre aujourd' liui la liberté de vous parler en toute con- fiance.

Un enseignement nouveau excite toujours la curiosité, et il ne manque jamais de personnes qui, sans preuves certaines, dispensent la critique et le blâme. Tel a été aussi le sort de votre cours. Déjà depuis un certain nombre de jours, une vague rumeur et enfin des renseignements plus positifs, nous ont appris que plusieurs de mes- sieurs les ecclésiastiques et même quelques laïques de notre ville s'enquéraient avec inquiétude des doctrines que vous professez. Des questions ont été adressées dans ce but à plusieurs étudiants, et on s'est même procuré par voie indirecte les cahiers de quelques- uns. Les points sur lesquels paraît s'exercer la critique sont ceux qui touchent aux miracles et à Jésus-Christ. On redoute l'introduc- tion dans l'enseignement d'idées semblables à celles qu'on vous sup- pose, et on va même jusqu'à dire que plusieurs d'entre nous en ma- nifestent beaucoup de mécontentement.

C'est avec un sentiment de chagrin que le Corps des Proposants a reçu cette nouvelle, et c'est à l'unanimité que nous avons résolu de vous exprimer sans retard les sentiments qu'elle faisait naître en nous. Non , Monsieur, soyez-en bien assuré, jamais en vous entendant nous n'avons éprouvé de semblables impressions ; mais, persuadés qu'un enseignement indépendant peut seul produire d'heureux effets, en excitant l'attention et en provoquant sur des questions importantes l'esprit d'examen, nous nous sommes réjouis de la franchise avec laquelle vous exposiez le résultat de vos tra- vaux. Nous sommes heureux aussi de penser que des considéra- tions extérieures ne vous empêcheront nullement de persévérer dans un pareil système, de nous donner un enseignement de plus en plus substantiel^ et de nous exposer avec franchise votre opi- nion sur toutes les questions que vous aurez à traiter.

Le vif intérêt que vous n'avez cessé de nous témoigner en toute occasion, et le zèle que vous mettez à nous rendre intéressante la science que vous enseignez, vous assureront à toujours notre re- connaissance; et cette reconnaissance vous est un garant de la douleur que ces bruits nous ont causée, quelque peu importants d'ailleurs qu'ils doivent être pour vous, en raison de l'honorable caractère et de la piété qui vous distinguent.

Enfin, Monsieur, soyez assuré de l'empressement avec lequel

NOTICE BIOGRAPfflQUE. XCIX

nous ferons tout ce qui dépendra de nous pour faire cesser des plaintes aussi injustes que peu libérales.

Agréez, etc.

Au nom de l'Auditoire de Théologie,

Alexandre Nourrisson, préteur.

De quels documents s'armait la plainte? De cahiers d'é- tudiants, a-t-on dit. Pour nous, n'ayant point eu entre les mains le manuscrit du cours préliminaire du professeur sur la vie de Jésus et le siècle apostolique, nous extrayons de la grande histoire du christianisme quelques passages relatifs aux miracles de Jésus, à celui de la conversion de Paul et au miracle en général, d'après lesquels on pourra se faire une idée suffisante de ce qu'avançait l'enseigne- ment suspecté :

Le charme de l'enseignement du Maître n'était pas toujours ce qui attirait sur ses pas le plus grand nombre. Ces guérisons, ces exorcis- mes que les juifs sollicitaient de leurs moindres rabbins, à plus forte raison venait-on les demander à Jésus. De toutes parts on lui amenait des malades, des infirmes, pour qu'il leur imposât les mains. Voyait-il alors quelqu'un d'entre eux l'implorer avec confiance, par un regard de commisération, par une parole affectueuse, il le ren- voyait sinon guéri, du moins soulagé, plein de courage et d'espé- rance. Un de ces infortunés qui se croyaient possédés du démon, r interpellait-il en chenjin, Jésus adjurait avec autorité l'esprit ma- lin de sortir de cet homme, et le malheureux, se croyant délivré, reprenait possession de lui-même. A la vue des miracles de sa bonté, comment un peuple nourri dans la foi la plus implicite au merveilleux ne lui en eût-il pas attribué une foule d'autres pour nous moins explicables? Aussi venait-on de loin pour en être spec- tateurs. Mais lui se dérobait à cette vaine curiosité et éconduisait ceux qui ne voulaient croire en lui qu'à la vue de quelque prodige ^

Maintenant que le sacrifice est consommé, leur âme, d'abord consternée, se relève par l'espoir de ce qui doit le suivre. Ils se rap-

^ Hist. du christianisme, tome I, p. 21.

C NOTICE BIOGRAPHIQUE.

pellent que, selon les prophètes, « le Messie devait souffrir pour en- trer ensuite dans sa gloire. » Ils se rappellent que leur Maître leur a promis de les y associer.

Ce n'est donc plus dans le séjour des morts qu'ils le con- templent, mais à la droite de son Père il est allé les précéder. Aucun d'eux, il est vrai, ne l'a vu se relever du tombeau; il ne leur est apparu qu'à de rares intervalles, et assez confusément pour qu'ils aient hésité à le reconnaître et n'en, aient conservé que des- souvenirs discordants. Mais ils croient à la parole et aux promesses de leur Maître. L'espérance de son prochain retour leur garantit sa résurrection. Toutes leurs pensées se portent donc désormais sur ce second avènement '.

La Pentecôte était proche. Jérusalem allait de nouveau se remplir d'une multitude de Juifs, venus de tous les points de la dispersion. C'était plus que jamais pour les disciples le moment de confesser publiquement le nom de leur Maître. Le jour venu, ils étaient donc réunis en grand nombre, s'exhortant les uns les autres par des. prières plus ferventes que jamais, se préparant à l'accomplissement de ce grand devoir. Dans ce moment ils croient voir une lumière éclatante remplir tout à coup la salle ils étaient assemblés, et le Saint-Esprit, que Jésus leur a promis en attendant son retour, des- cendre sur eux en forme de langues enflammées. Les Galiléens de la suite des apôtres se répandent aussitôt parmi la foule "

Paul enjporte avec lui, comme un dard fixé dans son cœur, le souvenir, l'image d'Etienne expirant. La route est longue de Jéru- salem à Damas : Paul a le temps de réfléchir. Qu'a-t-il fait et que va-t-il faire? Lui, Paul, le lettré de Tarse, l'élève du noble Gamaliel, il a pu consentir, applaudir à un infâme assassinat, il s'est fait le complice des meurtriers, le valet des bourreaux ! Et maintenant ira-il de nouveau tourmenter des innocents, les livrer au sanhé- drin, déchaîner contre eux les fureurs populaires? Non! cette odieuse mission ne s'accomplira point. Ce Jésus, que dans une su- blime extase, Etienne a vu ouvrir les cieux pour l'y recevoir, Paul, dans sa conscience bourrelée, l'entend qui lui reproche ses lâches violences et ses barbares projets. Terrassé, foudroyé par cette voix,

' Hist. du Christianisme, t. I, p. 21. * Hist. du Christianisme, tome I, p. 21.

NOTICE BIOGRAPHIQUE. CI

jl cède à l'aigiiillon qui le presse. Ses généreux instincts se réveil- lent; il envie au saint diacre sa confession, son martyre, il veut au même prix, s'il le faut, renouveler devant les Juifs cette con- fession héroïque : « Jésus , fils de Dieu ' ; » tel est le premier mot qu'il prononce dans la synagogue de Damas.

Quoique la critique moderne se soit exercée plus ou moins sur tout l'ensemble de la littérature biblique, c'est sur la réalité des faits extra-naturels que portent plus spécialement les débats aux- quels elle a donné lieu ; c'est par qu'elle a causé le plus d'émo- tion dans l'ancien monde théologique... Sous ce rapport la science moderne tend à produire dans la théologie protestante un change- ment analogue à celui que la renaissance des lettres avait produit dans celle du moyen âge. Comme les miracles de l'époque extra- biblique furent alors complètement abandonnés dans la théologie protestante, les miracles bibliques, à leur tour, ont été dans le chris- tianisme moderne mis en question A notre avis, néanmoins, ce

serait se former du christianisme progressif une idée bien étroite et bien fausse que de la borner à la négation du miraculeux, et nous avons peine à comprendre, de la part de ceux qui le nient ainsi que de ceux qui l'alTirment, tout le bruit qui se fait encore autour de cette question, comme si la grandeur, la sainteté, la réa* lité même des principaux faits de l'histoire évangélique dépendaient du point de vue sous lequel ils s'étaient présentés aux témoins et aux narrateurs contemporains

Le miracle, produit de la foi, bien plus qn'il ne la produit elle- même, ne devient matière à dispute que lorsqu'on en fait de nos jours un argument ou un article de foi *.

Dans la séance de janvier de la Compagnie des pasteurs, selon l'usage le rapport annuel de la Faculté lui était présenté, des explications furent demandées au professeur: il ne répondit que pour se refuser à en donner. La discus- sion des points inculpés de son enseignement fut reprise dans la séance suivante et finit par aboutir à un arrêté du corps. Il est indispensable de transcrire ici les lignes les

' Hist. du Christianisme, tome L p. 31.

2 Hist. du Christianisme, tome V, p. 298-299.

en NOTICE BIOGRAPHIQUE.

plus importantes des procès-verbaux de la délibération, avant de nous livrer à l'examen des situations respectives.

Après la lecture du rapport (de la Faculté) faite par le secrétaire, MM. Ramu et Bouvier prennent successivement la parole pour communiquer à la Compagnie des plaintes qui leur sont parvenues de divers côtés sur la tendance de l'enseignement de M. le profes- seur d'histoire ecclésiastique. Il résulterait du rapport de ces mes- sieurs, que M. Chastel aurait ébranlé la foi aux faits miraculeux qui nous sont rapportés dans l'Évangile, soit en interprétant quel- ques-uns d'entre eux d'une manière naturelle, soit en passant les autres sous silence.

M. Chastel , prenant la parole, dit qu'il est prêt à donner des éclaircissements à ce sujet à ceux des membres de la Compagnie qui les lui demanderaient en particulier, mais qu'il ne saurait répondre à des interpellations individuelles faites dans le sein de la Compa- gnie. Il se borne à repousser l'épithète de rationaliste et l'accusa- tion de rationalisme, et à déclarer que le rapport fait à la Compa- gnie est incomplet, inexact et infidèle, sans doute contre les inten- tions du rapporteur '

Dans la séance du 17 janvier, M. le modérateur invite ceux des membres de la Compagnie qui auraient eu des entretiens avec M. Chastel ou de nouveaux rapports sur son enseignement à les communiquer.

M. le professeur Choisy a fait une visite à M. Chastel, et s'est convaincu que le professeur n'avait point eu l'intention d'ébranler la foi aux miracles, auxquels il donnait en général une complète adhésion. M. Chastel lui a déclaré entre autres choses qu'il avait en- seigné que Christ avait un pouvoir surhumain, que la plénitude de l'Esprit de Dieu avait habité en lui, que les miracles étaient néces- saires pour convertir les Juifs ; que pour ce qui concerne le miracle de la Pentecôte, il a exposé l'interprétation de Hase et de Neander, en prévenant les étudiants qu'elle ne lui paraissait plausible qu'en quelques points, et que lui-même n'en était pas satisfait ; que, rela- tivement au miracle de la conversion de saint Paul, il a exposé H est vrai une interprétation naturelle. MM. les professeurs Che-

' Ce dernier, dans la séance suivante, maintint, avec courtoisie mais fermeté, ses allégations et ses impressions.

XOnCE BIOGRAPHIQUE. CHI

nevière, Manier, Duby, Cellérier, MM. Diivillard,Golaz et Pallard, qui se sont entretenus avec M. Chaslel, déclarent avoir retiré de ses conversations la même conviction que M. Choisy. M. Liotard ajoute qu'il a rencontré un de messieurs les étudiants en théologie qui lui a dit que si parfois on pouvait soupçonner chez M. Chastel une tendance de libre interprétation, il manifestait toujours le plus vif désir de conduire ses élèves à Jésus-Christ, et que son ensei- gnement portait l'empreinte d'une profonde piété

La délibération de la seconde séance, celle du H janvier, aboutit à l'adoption de l'ordre du jour suivant :

Va l'article 46 de la loi du 27 janvier 1834, qui confère à la Compagnie la surveillance de l'enseignement des professeurs de théologie; vu les explications et informations communiquées en ce jour par divers membres de la Compagnie, et spécialement par ceux de la Faculté de théologie sur la nature de l'enseignement de M. le professeur Chastel en ce qui concerne les faits miraculeux ; acceptant l'assurance qui lui est donnée que ce professeur n'a point eu l'intention d'infirmer la croyance à ces faits, base de la religion révélée, et se confiant pour l'avenir en sa sagesse : la Compagnie passe à l'ordre du jour.

Considérons maintenant les parties en litige. Les deman- deurs, — je ne dis pa.s les attaquants, sont deux hommes justement honorés de tous : l'un, pasteur modèle, l'autre, prédicateur émouvant, auteur de la Doctrine chré- tienne et de VAdj-esse à mes concitoyem, en 1835, qui expose avec une force de conviction, une chaleur et une élo- quence alors fort applaudies, les principes de l'Église nationale de Genève, disciple docile et enthousiaste des saintes Écritures, de qui l'auteur de celte notice a appris à aimer le Christ et la Bible de tout son cœur et de toute son âme. Ils viennent, non dresser un réquisitoire mais demander des explications. Nous savons que, pour prendre cette initiative, qui ne fut pas sans courage ni sans dou- leur, ils obéissaient à ces trois raisons-ci : danger que

CIV NOTICE BIOGRAPHIQUE.

courait l'Église nationale de Genève, alors attaquée et par le catholicisme et par la dissidence, si paraissait s'ébranler sa seule base, la Bible, toute la Bible, rien que la Bible : devoir de la Compagnie, à qui la loi du 27 janvier 1834 en reconnaissait le droit, de surveiller l'enseignement théologique ; préservation de la foi chrétienne, qu'on tenait, conformément à l'analogie du protestantisme tradi- tionnel, pour inséparable de l'autorité absolue et infaillible des textes, à laquelle pasteurs et professeurs avaient juré fidélité, à laquelle croyaient et dont avaient besoin les troupeaux. Les demandeurs se plaçaient donc sur le terrain ecclésiastique et dogmatique tout ensemble.

En face de cette mise en demeure assez grave et assez pressante, le défendeur se renfermait dans un quasi- silence, n'acceptant que des interrogations privées, n'assistant pas à la seconde séance, et alléguant, pour jus- tifier cette attitude, le droit de la liberté d'enseignement. Il se retranche, non sans fierté, sur le terrain scientifique et académique. Mais alors, dira-t-on, pourquoi n'avoir pas saisi cette belle occasion d'exposer toute sa pensée, d'éclairer pleinement ses collègues qui étaient des amis, un corps qui avait droit à tout savoir, un public effarouché, une presse mal disposée? Pourquoi, ajoutera-t-on, ne s'être pas, dans ce débat solennel, avancé hardiment en pro- phète du christianisme spirituel et progressif, pour montrer comment, une fois le droit légitime delà critique historique appliqué à la lettre des Écritures s'exerçant, la divinité de l'esprit n'en ressortait qu'avec plus d'éclat? Pourquoi?,... Il en faut bien 'convenir, c'est que Chastel était du tempé- rament dont sont faits les Erasme et les Melanchton plutôt que les Luther. Il n'aspirait à être ni un héros, ni un pro- phète. Hâtons-nous d'ajouter que, en toute autre question qu'il aurait eue souverainement à cœur et sous une plus rude pression, il eût pu le devenir. Mais ici la question ne le prenait pas aux entrailles, ne soulevait ni dans un sens ni dans l'autre sa conscience intime. Sans nier formellement

NOTICE BIOGRAPHIQUE. CV

les faits miraculeux, il les interprétait, ainsi que bon nombre des disciples de Schleiermacher, comme des phénomènes réels aux yeux des contemporains, et par conséquent vrais subjectivement. Mais, pour lui, ce n'était pas question de vie ou mort, de foi ou incrédulité, de tout ou rien. L'aspect surnaturel de ces récils ne lui paraissait pas l'essentiel, en un mot, le surnaturel ne maîtrisait pas, ne subjuguait pas son sentiment religieux.

Si maintenant nous regardons à ses amis, aux intermé- diaires bénévoles, ils ne nous paraissent pas avoir joué un rôle brillant dans l'afTaire. S'étant arrêtés à l'intention, ils ont vu moins clair et moins profond que le rapporteur dans la doctrine. Quand ils insistent sur le supranaturalisme de l'inculpé, ils font voir ou qu'ils n'ont pas pénétré jusqu'à l'arrière-fond de sa pensée, ou qu'ils ont laissé prendre à leur juste estime pour les mérites du professeur et pour le succès de son cours une part trop grande dans l'appré- ciation d'un fait. Ou peu de clairvoyance, ou beaucoup de complaisance.

Quant à la Compagnie, elle ne pouvait guère prendre d'autre attitude (jue celle cjui lui fut injustement reprochée par ses détracteurs, ni conclure autrement qu'elle ne le fit. Résolument supranaluraliste et fortement attachée au double principe de l'Église réformée d'alors, elle devait tenir d'une part à déclarer une fois de plus sa croyance, unanime sur ces points, de l'autre, à donner à Chastel à la fois un témoignage personnel de confiance et un avertisse- ment indirect.

Les choses en seraient restées là, si la presse religieuse et politique ne s'était emparée de l'incident pour le repré- senter sous des couleurs faussées par l'esprit de parti, et en faire un grief contre l'Église nationale, qui, depuis un certain temps, était devenue une cible et pour les fusi- liers de l'orthodoxie et pour ceux de la négation. Ce fut elle, plus que Chastel, que frappèrent ces jugements exces- sifs aux veux de tout lecteur d'aujourd'hui, qui furent insé-

CVI NOTICE BIOGRAPfflQUE.

rés dans les Archives du christianisme des 25 janvier, 8 et 22 février 1840 et dans la trop fameuse gazette de Hengs- tenberg'. Là. non content de dénoncer une «tendance tout au moins incertaine et douteuse, » le correspondant pré- voit l'invasion d'un rationalisme agressif et de la grande incrédulité germanique. Ici. c'est un anonyme qui se pose en avocat et presque ouvertement en professeur de la nou- velle école de théologie, et termine son réquisitoire par ces mots : «nous voyons maintenant qu'il est plus nécessaire que jamais que notre École subsiste, et nous pensons que la chrétienté protestante elle-même doit le souhaiter. » A l'autre extrême, c'est un spectateur ironique, le Nouvelliste vaudois (28 janvier), qui reproche à Chastel de n'être un novateur qu'à demi, sans hardiesse philosophique, et qui néanmoins l'encourage et pousse le clergé genevois à sor- tir des voies de sa prudence habituelle, pour entrer carré- ment dans le pur rationalisme.

Nous pouvons nous dispenser de citer ces passages, bien que sous des mots durs ils renferment çà et des vérités utiles, car ils sont dictés par cette critique superficielle et injuste, habituelle à la presse de parti. Mais pour bien peindre la véritable disposition des esprits dans l'Église, il faut du moins rapporter quelques-uns des articles écrits par les représentants loyaux de la Compagnie, hommes que leurs idées classeraient aujourd'hui dans le centre droit. Voici d'abord à Genève le digne pasteur Ph. Basset, adressant au Fédéral du i février la lettre qu'on va lire :

Il est des matières graves et délicates qui ne peuvent être conve- nablement traitées que par les Corps spéciaux chargés de les exami- ner, et qui sont presque toujours mal comprises et mal représentées au dehors

D'après les considérants qui motivent son ordre du jour, il est maintenant facile à chacun d'estimer à sa juste valeur cette accusa-

' Evangelische Kirchenzeitung du 14 mars et du 1er jivril.

NOTICE BIOGRAPHIQUE. CVll

tion de rationalisme, si promptenient et si témérairement essayée contre la Compagnie par des voix insidieuses mal instruites. La Compagnie déclare hautement qu'elle croit aux faits miraculeux, et qu'elle les regarde comme la base de la religion révélée. Voilà sa profession de foi, claire, explicite et solennelle, telle qu'elle a été spontanément proclamée par Vunanimité de ses membres. Ce n'est pas pour elle, comme pour le Nouvelliste vaudois, une simple ligne de démarcation dans les opinions chrétiennes, mais c'est la limite sacrée qui sépare le christianisme de ce qui n'est pas lui, et qui seule lui conserve le sceau distinctif de la divinité. C'est sur ce fondement qu'a toujours reposé et que repose encore l'Église de Genève. Si elle a secoué le joug des confessions de foi humaines, destinées à maintenir oflTiciellement certains formulaires de doc- trine, elle n'en est que plus attachée au texte même de l'Évangile, comme à une Écriture divinement inspirée, dont elle accepte en tout point la divine et infaillible vérité. Qui pourra dans tout cela, je le le demande, trouver quelque place pour le rationalisme? Aussi puis-je bien déclarer que, parmi tous les membres de notre clergé, je ne connais pas un seul rationaliste. M. Chastel lai-méme a repoussé énergiquement le mot et la chose dès le commencement des débats provoqués à l'occasion de son enseignement.

En France. Ferdinand Fontanès. ancien camarade d'études de Chaste!, moins avancé (jue lui dans les voies de la critique, prend néanmoins sa défense et celle de la Compagnie dans son journal VÉiangéliste^ :

Elle (la Compagnie) a voulu faire elle-même sa profession de foi, en qualifiant les miracles et les présentant comme la base de la re- ligion révélée. Elle aurait bien pu se dispenser de prendre cette précaution, car sa foi aux miracles ne saurait être douteuse pour celui qui connaît sa liturgie et son catéchisme ; mais puisqu'elle a eu l'intention de s'expliquer sur ce point, le devoir de la presse est d'enregistrer fidèlement ses paroles.

UÉvangèliste, 1er mars.

Avant de juger les gens et de les condamner, il faut se donner ^ Articles du 1er mars, du 1er février, du lo mars.

CVIII NOTICE BIOGRAPHIQUE.

d'abord la peine de les comprendre; avant de crier au rationa- lisme, il faut étudier les théories que M. Chastel a pu aborder, à la suite de théologiens dont la piété et la foi ne sauraient être niées. Quant à son refus d'explication ofTicielle, il est assez motivé par le désir de préserver de toute atteinte la liberté d'enseignement et d'examen. L'inflexible silence de M. Chastel ne sera compris que de ceux qui connaissent en lui un caractère élevé, généreux, et une conscience capable de se dévouer pour sauver un principe.

UÉvangéliste, ler février.

Quant aux théories par lesquelles le professeur Chastel a

cherché, dit-on, à expliquer les moyens dont la Providence a fait usage pour produire certains faits extraordinaires^ quel est le pas- teur assez étranger à la théologie pour ignorer que les meilleurs amis de la Révélation ont cherché à faciliter la croyance aux mira- cles, et qu'indépendamment de la théorie de Charles Bonnet, on en compte plusieurs dans la théologie moderne? Nous allons plus loin et nous disons que tout esprit qui pense s'est fait une explica- tion des faits qu'il admet, c'est-à-dire une manière de les concevoir; il a sa théorie bonne ou mauvaise. Ajoutons enfin que si M. Chas- tel n'avait pas voulu conserver à l'Évangile un caractère miracu- leux, il n'avait pas de théorie à faire sur les miracles, il lui suffi- sait de les nier purement et simplement. Nous le connaissons assez pour être persuadé qu'il l'aurait fait, si telle eût été sa con- viction. L'Évangéliste, 15 mars.

Lorsque l'écho de cette discussion entre théologiens fut ainsi sorti de ces huis mal clos et eut résonné partout, il arriva que Chastel reçut plus d'une lettre anonyme on le sommait de quitter la place ou de demander à Dieu sa lumière. Cette arme des fanatiques inintelligents et lâches de tous les partis, égratigne peut-être, mais ne tue pas. Il s'échangea des coups plus sérieux. Ce qui fut écrit de plus digne d'attention tomba d'une plume qui s'était trempée, au premier jour, dans l'encre trop acre de la presse ortho- doxe étrangère, celle de Merle d'Aubigné. Dans le dis- cours d'ouverture* du semestre d'été 1840, de l'École de

' Les miracles ou deux erreurs.

NOTICE BIOGRAPHIQUE. CIX

théologie évangélique de Genève qui fut publié « par arrêté de la Direction,» l'éminent écrivain abordait ainsi le sujet du débat de janvier :

Celte cité qui semble si tiède quand il s'agit de la foi, a retrouvé quelque chose de sa sensibilité antique ; elle s'est émue parce qu'on a dit que les œuvres surnaturelles du christianisme étaient niées dans son sein. Il faut le reconnaître, l'occasion était grave; et le cri d'alarme, poussé en cette occurrence par des hommes honora- bles, devait retentir fortement dans les murs de la ville de Cal- vin

Maintenant, il est vrai, cette sensation semble dissipée Nous

sommes trop convaincu de la droiture et des sentiments élevés de l'auteur des enseignements que nous signalons, pour ne pas croire qu'il exposera sa doctrine franchement et sans aucune réticence.

Le rationalisme des races germaniques vient de donner, à ce qu'on nous assure, le premier signal de son invasion

Ce commencement d'mvasion est un événement dans TÉglise

La foule des unitaires n'échappera pas; ils gravitent vers le ra- tionalisme.

Puis il en prenait occasion pour signaler deux erreurs concernant les faits surnaturels du christianisme, celle des superstitieux qui font consister la révélation dans les mi- racles plus que dans les dogmes, et celle des rationalistes qui jettent bas du même coup les dogmes et les faits.

Il y a deux faux points de vue concernant les faits surnaturels du christianisme

Les uns donnent trop peu aux miracles puisqu'ils les nient; et les autres leur donnent trop, puisqu'ils en font l'essentiel de la religion, la seule chose sur laquelle on soit appelé à confesser sa foi.

Nier les miracles, c'est tomber dans le rationalisme; séparer les miracles de l'essence du christianisme, c'est s'approcher de la su- perstition.

Pré^entons-nons devant l'Église de Jésus-Christ, fermes dans la foi à ses miracles et fermes dans la foi à ses mystères; ce sont les deux colonnes sur lesquelles le christianisme repose.

€X NOTICE BIOGRAPHIQUE.

Évidemment l'auteur attaque ici d'un côté le professeur incriminé, de l'autre la Compagnie des pasteurs, pour glo- rifier la pensée supérieure dont son École est le porte- drapeau. Nous regrettons de ne pouvoir nous arrêter davantage sur cette brochure h quelques égards remar- quable, mais qui pèche par ce caractère inhérent à tout plaidoyer historique de prendre des types pour des êtres réels, de foncer les couleurs en effaçant les nuances, et, notamment ici, de méconnaître tout ce qu'il y avait de piété chez l'homme (|u'on est tout près de représenter comme un pionnier de l'incrédulité germanique, et de foi aux vérités substantielles de l'Évangile chez ceux qu'on dépeint comme des supranaturalistes à la vérité, mais comme des mal-croyants.

Que faisait cependant Chastel? Eftarouché, et se croyant beaucoup plus menacé qu'il ne l'avait réellement été par cette mise en demeure de s'expliquer, il persistait dans son silence. Il se taisait, et par prudence, et par répu- gnance pour toute affirmation tranchée sur ce sujet, et par fidélité aux engagements implicites qu'avaient pris pour lui ses amis, et qu'avait consacrés l'arrêté de la Compagnie. Bientôt une double préoccupation détourna les esprits de cette ample matière à disputes : la peur de l'invasion catholique, qui rapprochait les bons prolestants des deux Églises; la résistance à la révolution de 1841 , qui rapprochait tous les conservateurs. D'ailleurs, les belles conférences de Chastel sur l'Église romaine et le brillant succès de ses deux grands ouvrages couronnés ne laissè- rent plus voir en lui qu'un savant qui honorait son pays, un conférencier qui servait dignement la cause, chère à tous, du protestantisme menacé.

Nous signalions deux événements de sa carrière acadé- mique. Voici maintenant le second.

A la suite de la révolution du 7-9 octobre 1846, le pro- fesseur de littérature. Albert Rilliet-de Candolle, donne sa

NOTICE BIOGRAPHIQUE. CXI

démission dans la séance de l'Académie du 3 novembre, et la confirme par écrit le 7 : puis il adresse à tous ses col- lègues une circulaire imprimée', datée du 16 novembre 18i6. Il y veut justifier sa résolution, et entre à cet etTet dans une discussion qui porte sur les trois questions sui- vantes : « La révolution du 9 octobi-e 1846 a-t-elle apporté quelque modification dans la situation des membres de l'Académie, en tant que fonctionnaires publics ? Quelle est la nature de cette modification ? Quelles doivent en être les conséquences ? » Le professeur étant un fonction- naire du gouvernement doit suivre sa fortune et tomber avec lui. de peur, en restant sous un gouvernement nou- veau, révolutionnaire et illégal, comme celui d'octobre, de paraître son complice. C'est une affaire de principe, de conscience, de devoir, de respect pour la logiijue, pour l'honneur, pour la jeunesse du pays.

Plaidoyer vigoureux, hautain, mordant, doctrinarisme inflexible d'un homme d'un grand mérite, mais que l'âge n'avait pas encore modéré.

Au reste, on se fera une juste idée de la situation et de la brochure par la réponse inédite (ju'y fit Chaslel. Nous la publions ici telle quelle, sauf (juelques allusions, aujour- d'hui inopportunes. ;> des faits contemporains. On y verra la noble et Mère idée qu'il se faisait du professorat.

Genève, 21 novembre 1846.

Monsieur et très honoré coliè^'ue. Le même motif qui dans la dernière séance de l'Académie me fit prendre la parole pour annoncer une résolution opposée à celle dont vous veniez de nous faire part, m'engage à prendre la plume pour combattre les raisons par lesquelles vous cherchez à justifier votre démission. Je ne puis, pour ce qui me concerne, laisser sans réponse une apologie qui emporte nécessairement la condanmation de ceux de vos collègues qui ont cru devoir reprendre leurs fonc-

' Sans couverture ni titre ; 19 pages grand in-8o

CXII NOTICE BIOGRAPHIQUE.

tions dans l'enseignement. Comme vous, je pense que dans des questions si graves il n'est pas permis de prendre un parti qu'on ne puisse au besoin justifier; je pense que celui qui a une conviction forte et claire sur la conduite quil croit devoir sui- vre dans des circonstances critiques, doit être prêt à l'énoncer et à la soutenir (sans pour cela, il est vrai, se croire obligé de la publier); et que plus il estime ceux dont la détermination a été contraire à la sienne, plus il se doit à lui-même de leur faire con- naître en quoi il les trouve dans l'erreur.

Je ne dirai que peu de mots de la question d'utilité traitée dans quelques pages de votre écrit.

Il est permis sans doute à chacun de nous de se montrer mo- deste sur la valeur de l'enseignement qu'il donne à ses élèves, et de se consoler pour eux s'ils en sont privés. Mais il n'est permis à aucun de nous de faire bon marché de l'existence du corps qui l'a choisi, qui l'a admis dans son sein, ni d'envisager sans regret les conséquences d'une détermination qui priverait notre jeunes.se des services de tous ses professeurs. Si humblement que nous voulions penser de l'Académie actuelle de Genève, il s'y trouve encore, grâce à Dieu, des hommes doués de quelque mérite, revêtus de quelque illustration, et dont ni vous ni moi ne pourrions assez dé- plorer la perte. De tels hommes ne s'improvisent pas, le pays qui les a produits n'en produit pas tous les jours de pareils; et ce n'est pas sur notre petit théâtre, avec nos faibles ressources, et surtout dans les circonstances nous sommes, que nous pouvons espérer de voir des étrangers distingués venir combler les vides qu'ils lais- seraient.

Ils ne laisseraient aucun vide, dites-vous, en quittant leur posi- tion officielle , ils deviendraient membres d'une académie libre, et leur parole affranchie aurait encore plus de retentissement et plus d'éclat. Mais, Monsieur, qui vous assure que cette ressource leur serait permise?

Nous ne savons ce que l'avenir nous réserve ; peut-être l'ensei- gnement libre deviendra-t-il pour le pays et pour nous tous une nécessité ; mais quelque distingués que fussent les hommes aux- quels il serait confié, qu'on ne s'en dissimule point les inconvé- nients, qu'on ne s'en exagère point les avantages. Les étudiants, ne pouvant suivre à la fois tous ces cours rivaux, iront de préfé- rence où l'on obtient les grades, l'on peut prétendre aux pla-

NOTICE BIOGRAPHIQUE. CXHI

ces; nos savants délaissés accepteront ailleurs des positions ils sentiront leurs efforts mieux appréciés et leurs services plus utiles; et, jusqu'à ce qu'on leur ait trouvé des remplaçants dignes d'eux, voilà l'enseignement public en souffrance, l'intérêt de la science pour longtemps compromis, le niveau intellectuel de Genève pour longtemps abaissé. Les élèves étrangers, les nationaux eux-mêmes se dirigeront ailleurs, le courant une fois détourné ne reviendra que bien tard, si jamais il revient, et enfin voilà pour jamais brisé ce corps académique qui. dans nos plus mauvais jours, dans nos quinze ans d'esclavage, fut un des plus fermes appuis de notre na- tionalité. Gela vaut la peine, Monsieur, convenez-en, qu'on y regarde de très près et qu'on ne prenne pas légèrement une déter- mination aussi grave que la vôtre.

Quelque tristes cependant que soient à mes yeux les conséquen- ces qu'elle doit entrainer. je n'hésiterais pas à la regarder comme obligatoire pour chacun de nous, si je la croyais comme vous con- forme au devoir et dictée par la conscience. Je me dirais aussi : toute la science du monde ne vaut pas pour notre jeunesse l'exem- ple salutaire d'un attachement inflexible au devoir. Placés dans l'alternative de mourir ou de trahir leur conscience, les chrétiens du premier âge ne calculaient pas ce que l'Église perdait en les perdant ; ils mouraient, et leur martyre était plus éloquent que ne l'avaient été toutes leurs paroles. Mais puisque nous prenons nos exemples dans l'Église primitive, à côté de ces hommes admirables combien d'esprits égarés, qui, par une fausse contrefaçon du mar- tyre, allaient au-devant d'un trépas criminel, puisque la conscience ne le commandait point, et au lieu d'un modèle de dévouement ne donnaient qu'un triste exemple de désertion, que l'Église flétrit à juste titre ! Prenons garde dans l'occasion actuelle de prendre un devoir chimérique pour un devoir réel, et de mettre le suicide à la place du martyre.

J'ai hâte, comme vous le voyez, d'arriver à la discussion des principes, et d'examiner avec vous, tout intérêt à part, même les intérêts les plus relevés, quel est le devoir que la situation du pays prescrit à chacun des membres de notre corps. Il faut, dites-vous, qu'il y ait au moins sur les questions politiques essentielles har- monie de vues entre les magistrats qui gouvernent et les maîtres qui instruisent; en général, entre le pouvoir et ceux qui le repré- sentent dans les diverses branches de l'administration. D'où vous

CXIV NOTICE BIOGRAPHIQUE.

concluez : que le pouvoir ne saurait accepter pour organes de l'instruction qu'il fait donner aux frais de l'État, des hommes qui seraient en opposition avec ses vues politiques ou celles de la ma- jorité dont il est le représentant; que, les acceptât-il, ces hom- mes eux-mêmes ne sauraient, avec conscience ni avec honneur, occuper la place qu'il leur conserverait. Or, ajoutez-vous, la révolu- tion du 7 octohre ayant hrisé violemment l'ordre légal constitu- tionnel sous lequel nous vivions, il en résulte que tout ami de l'ordre légal doit quitter de gré ou de force les fonctions qu'il remplissait sous l'ancien gouvernement, et s'il n'en est démis, doit lui-même s'en démettre.

Avant d'énoncer de tels principes, en avez vous bien vu. Mon- sieur, toute la portée? Quant à moi, si j'étais à la tête d'un gouver- nement révolutionnaire, loin d'exiger ou d'accepter votre démis- sion, je confierais, sur ce seul énoncé, toutes les chaires de la république à un professeur si empressé d'aplanir mon chemin et de servir mes instincts destructeurs. Quoi ! non content de trouver naturel^ convenable, nécessaire pour un tel gouvernement de met- tre de côté tous les hommes dont les principes le gênent, non con- tent de lui prêcher les destitutions en masse, vous voulez lui en ôter l'embarras, la responsabilité, vous voulez qu'à l'instant même un pouvoir quelconque est parvenu par violence, par surprise ou autrement, à supplanter les autorités constituées, il fasse mai- son nette de tous les fonctionnaires qui pensent autrement que lui, et que ceux qu'il aurait pu oublier se hâtent de plier bagage !...

C'est en vain que pour justifier de semblables principes, vous invo- quez l'exemple de notre précédent gouvernement. Dans ses nomina- tions, à la vérité, il faisait choix, autant que la justice le lui per- mettait, de fonctionnaires, d'employés, dont les vues politiques fussent en harmonie avec les siennes. Mais pour les placer a-t-il jamais déplacé personne, a-t-il jamais destitué personne pour cause d'opinions? Vous-même l'eussiez-vous approuvé de le faire? Enfin, avait-il l'air de trouver mauvais, ou étrange, ou honteux que des hommes professant des principes différents des siens, mais qui ser- vaient le pays fidèlement, conservassent sous lui des fonctions pu- bliques ?

Je conçois qu'un fonctionnaire de l'ordre militaire, obligé peut- être de combattre les armes à la main ceux qu'il soutenait naguère, aime mieux déposer son grade ou se faire destituer, que de devenir

NOTICE BIOGRAPfflQUE. CXV

l'aveugle instrument d'une politique qu'il réprouve. Mais la poli- tique qu'a-t-elle de commun avec la plupart des branches d'en- seignement? Un régent ne saurait-il, à moins d'une parfaite sym- pathie d'opinions avec ceux qui gouvernent, maintenir la discipline dans sa classe, on expliquer à ses élèves la règle du que retranché? Y a-t-il deux manières, l'une conservatrice, l'autre radicale, d'en- seigner les propriétés des nombres, des lignes et des surfaces? Les révolutions de notre pauvre Genève ont-elles quelque influence sur les mouvements de Jupiter, de Saturne, ou troublent-elles les lois du règne végétal? Si vous eussiez fait vous-même ces restrictions et bien d'autres que le simple bon sens commande, j'aurais mieux compris, je l'avoue, l'application de votre principe à d'autres bran- ches de l'enseignement. Je suis tout prêt à reconnaître, eneflet, que certaines parties du droit, de la philosophie, de l'économie politi- que, de la morale, de la théologie, de l'histoire civile, et même de l'histoire ecclésiastique, ont avec la politique des rapports plus ou moins étroits, et qu'un gouvernement puisse désirer de voir, autant que possible, ces chaires occupées par des hommes qui partagent ses vues. S'ensuit-il pour cela que ceux qui ne les partagent pas doivent, en se retirant, se hâter de conibler ses désirs?

Tout dépend, à cet égard, de l'idée qu'on se forme d'un homme chargé de l'enseignement public. Si par cela seul qu'il est nommé, payé et révocable par l'État, il doit se considérer comme l'homme, l'agent, l'instrument de ceux qui gouvernent l'État, ou comme l'or- gane passif de la majorité qu'ils représentent, comme un serviteur qui a aliéné sa liberté, et qui, en échange de la faveur qu'on lui fait et du salaire qu'il reçoit, se voue corps et âme à son maître pour agir aveuglément d'après ses inspirations, je comprends que, la ma- jorité qu'il servait étant changée ou vaincue, il se croie par réduit au silence, et obligé de tomber avec les maîtres qu'il servait. Mais quel homme chargé de l'enseignement public a jamais pu se former de ses fonctions des idées si peu relevées, ou quel homme s'en formant de telles idées a jamais pu accepter ces fonctions? Vous l'avez dit, l'enseignement n'est pas un métier, mais une mission. Et cette mission quelle est-elle? Ce n'est pas assurément de com- battre le gouvernement, mais ce n'est pas non plus de le servir, c'est de servir le public par le noble ministère de la science. Le pasteur aussi est confirmé, salarié, révoqué par l'État; doit-il pour cela se considérer comme le serviteur de ceux qui le confirment

CXVI NOTICE BIOGRAPHIQUE.

et qui le paient? Sa vocation ne lui vient-elle pas de plus haut, et le jour il croirait relever des puissances de ce monde, et prê- cher de par un gouvernement ou de par une majorité, serait-il autre chose qu'un ministre infidèle? La vocation de l'homme ensei- gnant lui vient de la même source : c'est du pouvoir qu'il reçoit son diplôme, mais c'est de Dieu qu'il tient son mandat; il est l'or- gane non de l'opinion d'un homme ou de celle d'une majorité, mais l'organe, le dispensateur de la vérité éternelle; en le trans- mettant, c'est sur Dieu, non sur le pouvoir qu'il a les yeux fixés, c'est dans sa conscience et non dans l'opinion du jour qu'il puise ses inspirations; il sert le public précisément parce qu'il parle un langage appris à une autre école; il le sert par son indépendance même; autrement, que serait-il, qu'un vain écho renvoyant à ceux qui l'interpellent les sons qu'ils lui ont envoyés?

Voilà, Monsieur, l'idée que je me forme du professeur, même du professeur officiel, et vous devez juger par combien peu je me préoccupe des titres plus ou moins humiliants qu'on voudrait lui donner. Qu'on l'appelle fonctionnaire, subordonné, agent salarié, employé même, si l'on veut, et qu'à ce litre on ne lui laisse de choix qu'entre servir et se taire, qu'importe, si lui-même envisage tout autrement sa mission ? Les termes humiliants n'avilissent que ceux qui veulent bien s'en croire avilis. Au fait, à quoi se réduit chez nous cette subordination qui donne à quelques-uns tant d'ombrage? A des liens tout administratifs, à des rapports purement matériels. C'est le gouvernement, je le sais, qui nous fournit les locaux, qui nous fixe les heures, les jours nous devons enseigner, qui exerce sur notre enseignement une surveillance extérieure, qui reçoit de nous, mais sans nous le dicter et seulement comme représentant de l'État, le serment de notre charge. Mais ce qui fait l'essentiel de cette charge, ce qui intéresse véritablement notre conscience de professeur, le fond même de notre enseignement, le pouvoir chez nous a-t-il eu jusqu'à présent la prétention de nous le dicter ? Ja- mais. Dès lors pourquoi nous effaroucher de ce titre de fonction- naires? Si nous agissons avant tout en serviteurs de Dieu, si nous mesurons nos efforts et notre dévoûment, non sur notre salaire mais sur les exigences d'une conscience scrupuleuse, sur l'attache- ment que nous devons à la vérité et au bien public, si nous repous- sons toute autre chaîne que celle du devoir, tout le monde aurait beau nous proclamer esclaves, nous n'en serions pas moins libres;

NOTICE BIOGRAPHIQUE. CX\TI

et s'il vient un jour cette liberté ofTense le pouvoir, s'il prétend nous dicter ce que nous devons dire et le sens dans lequel nous devons professer, nous protesterons par notre résistance et nous lui laisserons le soin de nous briser ; nous ne quitterons pas notre poste, nous attendrons qu'il nous en arrache. C'est ainsi que nous concilierons la fidélité avec l'indépendance, et que noire sacrilice, s'il est nécessaire, profitera réellement à la cause du devoir et à celle de la vérité

Il faut bien au reste que ces maximes, dans leur rigueur, aient été jugées impraticables, pour ne rien dire de plus, puisque dans les innombrables révolutions qui se sont accomplies en Europe pen- dant les soixante dernières années, nous avons vu tant d'hommes dont la conscience et l'honneur sont au-dessus de toit soupçon, dont le désintéressement et la probité n'ont jamais été mis en doute, traverser sans quitter leur poste les régimes les plus divers, rem- plir avec l'approbation générale, sous l'empire des principes les plus opposés, les fonctions les plus importantes et les plus déli- cates, et cela nullement parce qu'ils tergiversaient avec leur con- science, mais parce qu'ils savaient faire le sacrifice de leurs sympa- thies, de leurs répugnances personnelles, pour travailler, tant que leur pays accepterait leurs services, au plus grand bien de leur pays.

De tels exemples et beaucoup d'autres que je vous pourrais citer et au près et au loin, et que vous ne sauriez récuser, sont bien faits pour encourager vos collègues dans la ligne de conduite qu'ils ont suivie. S'ils se sont trompés, reconnaissez du moins que c'est en compagnie honorable

Comprenez que nous pouvons sans banalité, sans iadillcrence, sans compromettre notre franchise ni notre dignité, rester à un poste jusqu'ici nos consciences n'ont point été violentées, aucune atteinte n'a été encore portée à notre conscience ni à notre honneur, mais que nous regrettons vivement de ne plus vous voir

partager avec nous

E. Chastel, prof.

Dans la Faculté elle-même, quelle a été l'actlviié de Chastel? Ses aînés dans le corps l'avaient accueilli avec nne grande faveur. Dans la séance du 6 mars 1839. le doyen lui adresse un salut de bienvenue, eu disant « cora-

ex VIII NOTICE BIOGRAPHIQUE.

bien son élection a été agréable à tous les membres de la Faculté, et avec quelle satisfaction ils l'y voient siéger avec eux. » Ces sentiments ont été partagés jusqu'au bout par ceux qui y sont entrés après lui'.

Depuis la fin de ce qu'on a appelé l'âge de la scolastique prolestante, la Faculté de Genève comprit que sa tâche, dans ces temps orageux pour le protestantisme de langue française il avait à subir, ici les violences du pouvoir, le contre-coup des luttes politiiiues, et un peu partout les attaques d'une philosophie anti-chrétienne, était de for- mer moins des érudits que des prédicateurs, des apolo- gètes, des pasteurs, des conducteurs d'Église, familiarisés avec la haute culture de leur temps, des patriotes, des hommes de bon conseil et d'action, en un mot des hommes. Pour préparer de pareils élèves, il fallait de pareils maî- tres. Aussi la liste des professeurs genevois nous ollre-t- elle d'un bout à l'autre d'originales et vigoureuses indivi- dualités. Tels étaient ceux qui accueillirent Chastel. Le plus ancien, J.-E. Cellerier, critique libre autant que prudent, mais surtout type de cette piété intime, humble, doucement fervente et tolérante à la fois, qui se nourrit de la moelle de la Bible. J.-J. Chenevière, longtemps prédica- teur brillant et goûté du peuple, dogmaticien polémiste, plus franchement supranaturaliste que Chastel, mais homme de combat autant que celui-ci l'était peu. D. Munier, hébraïsant ordinaire, mais excellent maître d'art oratoire, habile à discerner et à stimuler les talents divers, vrai « ac- coucheur des esprits,» conducteur de l'Église, influent, actif, dévoué, forte et souple intelligence, caractère énergique, grand cœur. Nommons ici le successeur de Duby, puisqu'il

' II a eu pour collègues : d'abord J.-L. Duby, J.-E. Cellerier, J.-J. Chenevière, D. Munier; puis, E. Diodati (nommé en 1840), H. OItramare (en 1854), E. iNaville (en 1860), A. Bouvier (en 1861), J. Cougnard (en 1865), L. Segond (en 1872).

* Nous avons retracé naguère sa carrière dans les Étrennes reli- gieuses pour 1878.

NOTICE BIOGRAPfflQUE. CXIX

suivit celui de Vaucher de si près. E, Diodali, penseur, causeur captivant au coin de son feu. précurseur de Vinet dans les voies d'une conception éthique et psychologique du christianisme évangélique, et qui aurait été son rival s'il avait eu plus de style et autant de goût k publier qu'il en avait à écrire. Homme de cabinet comme Diodati, et plus rigoureusement homme de science, Chastel était aussi plus enclin à produire et agir par le livre. Rapproché par les opinions de Chenevière et de Munier, il amortissait les heurts entre ces champions très vifs des deux tendances politiques contraires. Au reste, ses rapports avec tous ses collègues ont toujours été sinon très intimes, du moins paisibles et faciles.

Bien qu'il n'eut pas de goût pour l'administration, et qu'il n'ait jamais aspiré au rectorat, on pense bien, tel qu'on le connaît, qu'il s'acquittait avec conscience et exac- titude de toutes ses fonctions et obligations académiques. 11 a été secrétaire de la Faculté, et en cette qualité chargé de la rédaction des procès-verbaux et des rapports annuels à la Compagnie des pasteurs, pendant onze ans, du o jan- vier 1849 au 5 mars 1860. Deux fois il a été élu doyen par ses collègues, pour une durée de deux ans, selon l'usage, du 0 décembre 1864 au 6 novembre 1866, puis du 6 octobre 1868 au 25 octobre 1870 ; enfin, il a été chargé de la sur- veillance de la Bibliothèque de la Faculté depuis 1867, et il a présidé aux modifications (ju'elle a subies et à son emménagement dans la salle 29 de l'Université, en 1872.

11 y a mieux que l'administration dans un corps ensei- gnant; il y a l'amélioration de l'enseignement lui-même. Chastel y prenait un constant et vif intérêt, et, au besoin, y contribuait par une initiative personnelle directe. C'est ainsi qu'on le voit, déjà en 18o9, proposer, à côté du concours théologique annuel ouvert par la Compagnie dès 1830, un concours de prédication qui se scinda plus tard en deux, un de récitation, un d'improvisation. En 1842, il se chargea, en outre de son cours, de leçons de patristique; il recom-

CXX NOTICE BIOGRAPfflQUE.

raença en 1844. et plus tard, dans l'intervalle entre le pro- fessorat de Cellérier et celui de son successeur, il reprend ces exercices et dirige l'étude que font eux-mêmes les élèves de quelques homélies des Pères. Il se charge volon- tairement d'une quatrième leçon par semaine dans l'été de 187i. Et lorsque, en i878, le cycle de quatre années est réduit à trois, et, en compensation, le nombre des leçons par semaine porté de trois à quatre, il accepte sans hésiter et malgré son âge et les longues habitudes prises, l'obliga- tion qui en résulte d'un remaniement considérable de ses cours. Avant toute considération personnelle, le bien de l'enseignement.

Dans l'espace de quarante-deux années', 612 étudiants se sont assis au pied de sa chaire. Que de sermons à écouter, de dissertations à lire et juger ! Il a été l'examinateur et l'attaquant de 41 thèses, c'est-à-dire en moyenne d'une par année. Et il a maintes fois présenté les analyses et les juge- ments motivés des jurys sur les concours théologiques.

Mais cette besogne ofTicielle, quelque sollicitude (ju'elle implique, ne laisse pas dans la mémoire des élèves qui en bénéficient l'empreinte profonde et chère des rela- tions vivantes. Si Chastel s'est fait estimer et aimer des étudiants, c'est parce qu'il était bienveillant de cœur et parce qu'il savait être utile. Il accueillait avec empresse- ment ceux qui venaient lui demander des conseils pour leurs travaux. Mais il ne faisait pas d'efforts pour les atti- rer. Sa réserve, pour ne pas dire une certaine timidité apparente, la crainte qu'on avait de lui faire perdre du temps, la crainte qu'il avait lui-même de paraître s'impo-

' Les locaux qu'a occupés l'auditoire de théologie pendant ce laps de temps, et dans lesquels Chastel a enseigné, ont été succes- sivement le rez-de-chaussée de l'ancien bâtiment de la Compagnie, sur la place de la Taconnerie, démoli en 1875; depuis 1852, le second étage de la chapelle des Macchabées, avant sa restiuration actuelle ; enfin, depuis 1872, les salles 28 et 29 du palais de l'Uni- versité.

NOTICE BIOGRAPHIQUE. CXXI

ser, accourcissaient les visites. Il ne semblait pas aspirer à exercer une influence, il n'inculquait pas ses idées; c'est à peine s'il les recommandait, tant, jaloux de son indé- pendance propre, il redoutait de porter atteinte à celle d'autrui. Sa manière n'avait rien d'autoritaire, ni rien d'enveloppant. Aussi son influence, très réelle pourtant, n'était point l'action directe et voulue de l'homme sur l'homme. Il faisait du bien à ses élèves, parce que l'exemple du travail sérieux, de l'honnêteté morale et scientifique.de l'attachement ému à toute revendication de la justice dans l'histoire en fait toujours. Il en faisait silen- cieusement par sa participation, fidèle jusqu'au bout et intelligente, aux opérations du comité genevois qui s'occupe des étudiants français à la Faculté, et aussi des intérêts connexes des Églises de France. Il en faisait surtout par ses leçons. Sans briller par l'imprévu, l'anecdote oul'apo- stropheéloquente. elles instruisaient, éclairaient, gagnaient l'adhésion de tous malgré les divergences d'opinions. Nul cours plus complet, plus consciencieusement préparé dans toutes ses parties, mieux proportionné, plus régulièrement achevé. Point d'obscurité, point de prolixité. On y appre- nait beaucoup de ce qu'il faut connaître, et l'on n'avait rien à en désapprendre. La grande majorité des étudiants de la Faculté n'ont su d'histoire ecclésiastique que ce qu'il leur a enseigné, parce qu'ils pouvaient trouver suflisante cette nourriture substantielle et appropriée à leurs besoins. Mais les plus curieux, les plus laborieux, ont reçu de lui une impulsion qu'ils n'ont pu oublier. Que d'hommes sont devenus amateurs d'histoire à cette bonne école ' !

* Si l'on veut bien les compter, on remarquera d'abord des pro- fesseurs d'histoire ecclésiastique tels que MM. C.-O. Viguet, E. Daudiran, E. Doumergue, G. Bonet-Maury, A. Chantre: des professeurs d'autres branches de l'histoire : MM. D. Tissot, Albert Réville, P. Vaucher, L. Jaquemot, E. Strœhlin, A. Naville, J.-J. Gourd, Jean Réville, E. Moatet ; enfin, des écrivains de mé- rite dans le vaste champ de l'histoire, surtout de l'histoire du pro-

CXXII NOTICE BIOGRAPHIQUE.

Aussi que de témoignages do gratitude et d'attachement n*a-t-il pas reçus ! C'étaient des lettres venues de tous les points de la France protestante, tantôt pour le consulter au sujet de quelque recherche historique, tantôt pour le remercier de ses publications, tantôt pour prendre part à ses épreuves. C'était cette strophe de la pièce de vers charmante de l'étudiant A. Coquerel fils, sur ses cincj maî- tres de Genève :

Chastel, ton esprit sage et ta longue constance

Dirigent ton regard dans les ombres du temps ;

Ton noble dévouement et ta persévérance

Ne pourront rencontrer de fardeaux trop pesants ;

Ton coup d'œil sûr, tes balances sévères,

Jugent, sans se tromper, les siècles tour à tour.

Dans nos esprits passez, rimes légères,

Sans flétrir dans nos cœurs le respect et l'amour'.

Ce furent encore des témoignages collectifs, qui eurent quelque solennité. D'abord en mai 1879, la fête du quaran- tième anniversaire de son professorat, à laquelle partici- pèrent tous les pasteurs de Genève et s'associèrent nombre d'amis du dehors. Nous la racontons dans l'Appendice. Puis, la lettre de la conférence de Nimes, en 1881. Réunis en bon nombre, des pasteurs du Midi lui adressent une pres- sante invitation de publier ses cours, et réussissent à sur- monter ses timidités et ses lassitudes de vieillard. On ne la lira pas sans comprendre comment elle put l'entraîner:

Nimes, 7 octobre 1880. Cher et vénéré professeur, La conférence pastorale réunie à Nîmes en ce moment s'est occu-

testantisme de langue française, tels que MM. A. Coquerel fds, G. Dardier, E. Arnaud, K. Fontanès, Th. Claparùde, F. Naef, C. et E. Rabaud, E. Hugues, F. Chaponnière, F. Puaux, A.Guillot. Nous en oublions peut-être et des meilleurs.

' Voir Athanase Coquerel fils, par E. Strœhlin, chap. IV, Ge- nève (1839-1843), p. 78.

NOTICE BIOGRAPfflQUE. CXXni

pée entre autres choses de développer parmi les pasteurs et au sein des troupeaux la science religieuse en même temps que la piété- Et l'un des moyens qui s'est naturellement présenté à l'esprit de plusieurs d'entre nous a été de vous demander la publication de votre histoire ecclésiastique. Vous en avez fait l'œuvre de votre vie, et nous serons heureux de profiter de vos savants labeurs. La plupart d'entre nous avons eu le privilège de suivre votre cours, et il nous sera doux de nous mettre de nouveau à l'école d'un tel maître. Ceux d'entre nous qui vous connaissent de réputation et par les ouvrages déjà publiés par vous, ne sont pas les derniers k solliciter de votre bonté ce nouveau témoignage de votre sympathie, de votre amour pour nos Églises réformées de France. C'est à l'una- nimité et par acclamation que la proposition a été votée. Et si nous avions pris le temps de demander leur avis aux frères qui n'ont pu venir à notre conférence, nous savons qu'ils auraient eu le même sentiment que nous à cet égard.

Au nom de notre conférence pastorale, au nom des pasteurs de nos Églises, au nom de tous ceux qui ont à cœur le développement de la piété et de la foi chrétienne, faites accueil, cher et vénéré professeur, à notre instante requête. Ce sera un nouveau titre et bien précieux que vous ajouterez à noire gratitude et à notre pro- fond dévouement.

Au nom de la conférence :

Le président : E. Fontanés. Charles Dardier.

En 1881, l'auditoire de théologie, suivant l'exemple que venaient de lui donner les collègues de Chaste), faisait à son tour ses adieux au professeur démissionnaire en ces termes :

Les étudiants de théologie ressentent vivement la perte qu'ils font par suite de votre retraite, et ils vous en expriment tous leurs regrets. Les éminents services que vous avez rendus à la Faculté pendant votre long professorat vous ont acquis un droit tout parti- culier à la reconnaissance des nombreux étudiants qui se sont suc- cédé au pied de votre chaire. C'est pour eux une réelle satisfac- tion de penser qu'en perdant un professeur auquel ils sont fort at- tachés, ils auront au moins un précieux souvenir de voire ensei-

CXXIV NOTICE BIOGRAPHIQUE.

gnement dans votre prochaine publication. Ils unissent leurs vœux pour que vous puissiez mener à bonne fin cet important ouvrage. Puissiez-vous être longtemps encore conservé à leur atrection. Agréez, Monsieur le Professeur, l'expression de la reconnais- sance et du respectueux attachement des étudiants en théologie.

(Suivent les signatures.)

Dernier témoignage d'un accent plus intime : quelques pasteurs, réunis de nouveau à Nîmes l'année suivante, adressent une touchante lettre au vénérable et aimable couple, pour sa noce d'or, le 27 octobre 1882. Enfin, Chastel put, avant de mourir, jouir de l'hommage rendu par plusieurs juges compétents à son dernier grand ouvrage.

V

Il est temps d'aborder l'écrivain, l'historien, et de pas- ser ses œuvres en revue.

La première en date, c'est la série des Conférences sur l'histoire du christianisme. En parlant du pastorat de Chas- tel, nous en avons indiqué le point d'attache. Les contro- verses dogmatiques soulevées par le Réveil avaient stimulé la curiosité pour l'histoire de l'Église. Vulliemin imprimait à Genève en 1829 des Considérations sur les mœurs des chrétiens des trois premiers siècles. En 1831-32. Merle d'Aubigné, professeur d'histoire à l'école évangélique nais- sante, avait inauguré ses lectures sur l'histoire de la Réformation, et prononcé, puis publié un Discours sur l'his- toire du christianisme (1832). En 1835, il lançait le premier volume de sa célèbre Histoire de la Réformation. L'appro- che du jubilé de celle de Genève dirigeait d'ailleurs les regards de tous vers le passé, et poussait les espiits à toute recherche et en même temps à tout progrès. Il fallait

NOTICE BIOGRAPHIQUE. CXXV

justifier cette révolution autrement que par la controverse faite sur le seul terrain de la Bible : l'histoire entière de l'Église devait être citée comme un témoin à décharge. La Compagnie qui, en vue de cet anniversaire, multipliait les innovations, établissait un culte annuel de Conférences, et le confiait à ce jeune pasteur dont on savait quel était le goût pour l'histoire, et dans quelles études ce goût l'avait engagé depuis longtemps. En portant ce grand sujet de l'histoire du christianisme ' dans les chaires, son but avoué était d'en populariser la connaissance, d'en faire compren- dre et l'importance et l'utilité pratique. Écoutez-le :

On ne peut s'empêcher de remarquer avec étonnement combien les chrétiens en général sont peu versés dans l'histoire de leur reli- gion et de leur Église Il en faut accuser l'influence de la philo- sophie du dernier siècle, de celte philosophie irréligieuse qui, exerçant son empire sur l'éducation, était parvenue à en exclure toute étude un peu approfondie du christianisme, et à placer les études profanes, les antiquités païennes et jusqu'aux fahles des Chi- nois et des Indous au-dessus de nos saintes annales. Peut-être aussi, disons-le franchement, peut-être faut-il chercher la cause de l'igno- rance dont nous nous plaignons dans les idées un peu étroites, un peu exclusives, que les protestants jusqu'à nos jours se sont formées de l'Église chrétienne, et qui leur faisaient rayer de son histoire une période de dix à douze siècles

J'ai à cœur de justifier à vos yeux le choix de mon sujet, en vous montrant non seulement l'intérêt puissant qu'il offre en lui-même pour le philosophe et pour le chrétien, mais surtout le rapport in- time qui le lie à l'objet principal de mon ministère, je veux dire l'édification et la sanctification des âmes

On ne saurait trop désirer de voir cette science cultivée de plus en plus parmi nous. A mesure que les annales de l'Église nous seront mieux connues, notre foi s'éclairera, notre confiance en Dieu

^ Conférences sur l'histoire du christianisme préchées à Genève dans les années 183.5 à 1838 Le tome I parut à Valence en 18.39, le tome II à Paris et à Gîenève en 18i7.

CXXVI NOTICE BIOGRAPHIQUE.

s'affermira et soutiendra notre tolérance tout en animant notre zèle, notre esprit enfin acquerra plus de largeur et d'étendue ; nous ap- prendrons à nous transporter quelquefois dans des points de vue différents du nôtre, non pour tout approuver sans doute, mais pour tout comprendre, pour envisager les choses sous toutes leurs faces, et recueillir partout les fragments épars de la vérité '.

Son exposition aura donc les divers caractères qu'im- plique une pareille visée. D'abord un caractère suffisam- ment scientifique. Elle l'eut vraiment, ainsi qu'on en peut juger par l'étendue ou l'ordonnance du plan, par la solidité des notes finales et par le choix des guides'.

' Introduction.

* Comme l'auteur n'a point donné de titres à ces vingt et une con- férences, c'est nous qui les donnons nous-même, d'après le contenu soigneusement examiné. Les voici :

Première période. Le christianisme dans les trois premiers siècles. L Introduction : Intér«^'t d'un tableau de l'histoire du christianisme pour l'édification. IL Progrès du christianisme. Son action sur la vie individuelle. III. Son action sur la vie domestique et la vie sociale. IV. Réaction du paganisme et altérations du christianisa me. Les sectes judaïsantes et les sectes gnostiques. V. Altérations dans la vie, la doctrine et le culte de l'Église. VI. Efficacité di- vine, continue, actuelle du christianisme.

Ces six conférences et les Notes et développements, au nombre de 58 qui les accompagnent, composent le premier tome.

Le second, publié neuf ans plus lard, contient les trois 'périodes suivantes, esquissées dans quinze conférences.

Deuxième période. Le christianisme dans le quatrième et le cin- quième siècle. VIL Alliance de l'Église avec l'État. Altérations dans le culte, dans la vie et dans les mœurs des chrétiens. VIIL Exagérations de doctrine et de mœurs. Augustin, les donatis- tes, le monachisme. IX. Influence de l'alliance avec l'État sur la nature, la durée et l'issue des controverses religieuses. X. In- fluence du christianisme sur les sciences et les lettres. XI. Son influence sur les mœurs et l'humanité.

Troisième période. Le christianisme au moyen âge. XII. Le ma-

NOTICE BIOGRAPfflQUE. CXXVII

Mais, fait pour être mis sous les yeux du grand nombre, ce tableau devait, tout en instruisant, avoir aussi un carac- tère apologétique et édifiant. L'auteur le perçoit et nous le montre partout dans cette vaste histoire :

Telle est la puissance du christianisme pour la culture intel- lectuelle et morale des nations. Nous l'avions vu, à son origine, corriger les vices, combler les lacunes de l'ancienne civilisation; nous venons de le voir au moyen âge poser les fondements de la civilisation moderne. Ainsi, toujours en avant de l'humanité, en quelque état qu'il trouve les peuples, il leur communique une im- pulsion nouvelle; incultes, il commence leur éducation; déjà culti- vés, il les cultive encore; au lustre des sciences et des arts, il ajoute le lustre mille fois préférable des vertus. Par la haute spiritualité qui le distingue, il combat chez l'homme l'égoïsme, l'empire des sens, tout ce qui tend à le dégrader, à l'isoler des autres hommes, enfin, selon l'expression si juste d'un écrivain de nos jours, il a pour propriété éminente de transformer l'homme physi(]ue en hom- me moral iTome II, p. 11'*.)

On ne retient pas aujourd'hui la foule au spectacle rétros-

hométisme, son origine, ses progrès, son avenir. Xill. Missions et progrès du christianisme dans l'Occident. XIV. Superstitions, altérations du culte dans l'Église latine. XV. Altérations de la morale chrétienne, ascétisme, indulgences. XVI. La papauté : origines et abus de son pouvoir. XVII. Précurseurs de la Ré- formation.

Quatrième période. La Réformation au seizième siècle. XVIII. Er- reurs et abus appelant une réforme. XIX. Légitimité et organes de la Réformation. XX. Bienfaits de la Réformation. XXI. Imperfection de la Réformation.

A la fin de sa préface, il rend hommage aux auteurs qui lui ont servi de guides, « en particulier à l'illustre historien îieander, et à son digne émule, le Dr Gieseler, dont le « Manuel, » empreint de la plus saine critique, remarquable par la connaissance approfondie des sources et par le plus heureux choix de citations, est indispen- sable à ceux qui étudient la branche de l'histoire dans laquelle ce savant s'est fait un nom si distingué. »

CXXVm NOTICE BIOGRAPHIQUE.

pectif du passé, sans le talent oratoire. Eh bien ! si l'élo- quence consiste dans l'élévation des idées, la netteté de la composition, la vigueur du sentiment, la gravité et la force du style, assurément ces conférences sont éloquentes. Elles attiraient des auditoires considérables, et obtinrent les meilleurs suffrages. Parmi bien des lettres, en voici deux :

18 janvier i839. Je n'ai pas moins été flatté qu'agréablement surpris en recevant les conférences sur l'histoire du christianisme que vous avez eu la bonté de m'envoyer. Peut-être aurai s-je exprimer mes sentiments tout de suite, mais le premier coup d'œil jeté sur votre ouvrage m'a fait sentir que ce n'était pas un de ces livres dont on aime à se dis- penser de parier en remerciant avant d'avoir lu, j'ai commencé par le commencement et j'ai senti l'attrait croître à chaque page. Un travail assidu à accomplir et mes mauvais yeux ne m'ont pas permis d'aller vite ; à l'heure qu'il est. je n'ai pas encore lu la dernière conférence, mais comment dirai-je le plaisir avec lequel j'ai retrouvé, dans les cinq premières et dans les notes, cet esprit qui fait la gloire de l'Eglise de Genève et partout ailleurs si rare aujourd'hui, cet esprit d'impartialité, dejoj^auté, de respect même pour des opi- nions qu'on ne partage pas, cette philosophie qui démêle tous les mouvements du cœur humain, qui les' explique en nous montrant ileur enchaînement et qui nous enseigne ainsi l'indulgence. C'est ce qui caractérise à mes yeux votre exposition du gouvernement ro- main en matière de religion, des premières erreurs des chrétiens judaïsans et des gnostiques, surtout de la première corruption de l'Eglise qui se disait toujours orthodoxe, de la confusion entre les formes extérieures et la religion, de la naissance de l'intolérance. L'ouvrage tout entier présente une érudition riche et variée, mais c'est surtout l'esprit qui le domine et qui en dispose auquel je rends hommage, cet esprit qui porte instruction et amélioration à tous, qui popularise une histoire connue jusqu'à ce jour des seuls érudits, et qui souvent d'un conflit d'erreurs et de fautes fait jaillir l'édifica- tion. La remarque que vous faites sur Matter qui admire le vain travail d'esprit qui a égaré les gnostiques, pourrait s'appliquer à bien d'autres encore ; nous aimons trop souvent les travaux d'esprit en raison de la peine qu'ils nous ont donnée, mais votre livre se

4^

NOTICE BIOGRAPHIQUE. CXXIX

fera aimer en raison du plaisir qu'il procure et du bien qu'il fait. Permettez-moi de vous en adresser avec mes remerciements mes sincères félicitations.

Je suis avec une haute considération, Monsieur, votre très dévoué serviteur.

J.-G.-L. DE SiSMONDI.

Chêne-Bougeries, 18 janvier 1839.

Je vous remercie, Monsieur, de l'intéressant volume que vous m'avez fait l'honneur de m'envoyer. Je n'ai pu le lire encore au milieu du brouhaha des affaires. Mais je l'emporterai cet été à la campagne; je ne sais plus lire que là. L'histoire du christianisme, surtout des premiers siècles, est la plus grande des histoires. i

GuizoT. / ., Paris, 27 mai 1839. . f >-^ -

Porter dans les temples des sujets de cette sorte, qui. quoi qu'on fasse pour les rendre populaires, supposent un auditoire suffisamment cultivé, est une tentative qui n'était pas sans antécédents à Genève, comme nous l'avons indi- qué ailleurs*. «C'est une ancienne coutume de l'Église réformée, particulièrement de l'Église de Genève, disait un journal allemand", d'introduire dans la chaire, en dehors du culte ordinaire, des discours roulant sur des questions générales et qui ont une forme littéraire. » Théoriquement discutable sans doute, cette coutume a eu pour elle le suf- frage de l'expérience, à Genève du moins, et dans notre siècle elle n'y pouvait être mieux inaugurée qu'elle ne le fut par un homme qui unissait à une science solide le don de la mettre à la portée d'une foule bigarrée, et la chaleur de cœur qui fait tout comprendre et tire édification de tout.

Quelque peu porté à la polémique que fût notre écrivain par caractère et par tempérament d'historien, comment

' Les conférences religieiises à Genève de 1835 à 1875. * Protestantische Kirchenzeitung, 31 janvier 1857.

IX

CXXX NOTICE BIOGRAPHIQUE.

n'y eût-il pas été amené el par les orgueilleuses préten- tions de Rome, qu'il rencontrait dans le' présent, sous le pontificat de Pie IX, comme dans le passé, et par ses con- victions de protestant passionné pour l'indépendance spi- rituelle, et par les inquiétudes patriotiques qu'éprouvaient ses contemporains en voyant l'ijiyasion, des populations catholiques environnantes dans la vieille cité genevoise, toujours plus ostensible depuis les révolutions de 1841 et surtout de 1846 ? Aussi cédera-t-il volontiers à ces impul- sions et répondra-t-il au premier appel comme à la voix du devoir. Nous avons déjà mentionné les conférences par lesquelles les pasteurs repoussèrent l'agression de l'abbé Combalot. Deux ans après, le Consistoire invita Chastel à en faire une nouvelle série, seul. Sur quel terrain allait-il porter la discussion ? A son choix on reconnaîtra le pen- seur qui sait embrasser les destinées générales de la chré- llienté. Voici le thème qu'il choisit : L'Église romaine consi- dérée dans ses rapports avec le développement de l'humanité, jet il le traita dans quatre conférences * auxquelles, l'auteur Ine l'ayant pas fait lui-même, nous avons mis les titres sui- ivants; P Ce que l'Église romaine a fait pour l'éducation 'religieuse des peuples; IP Pour leur éducation morale ; IIP Pour leur éducation sociale; IV° L'attitude que les peu- ples doivent prendre vis-à-vis d'elle.

Ces conférences publiées aussitôt après, ont été repro- duites dans le volume des Mélanges : il suffira donc de réca- pituler en quelques mots leur contenu. L'Église romaine n'aspire à rien moins qu'à la domination universelle. « Il est manifeste dès lors qu'aucun des titres qu'elle invoque ne saurait être aujourd'hui envisagé avec indifférence... Il faut rechercher jusqu'à quel point elle a tenu, jusqu'à quel point elle est en état de tenir encore les magnifiques promesses qu'elle fait aux peuples... Il faut que son passé et son présent nous répondent de son avenir. »

^ Prononcées dans les temples de l'Auditoire et de la Fusterie alternativement, du 20 janvier au 16 mars 1856.

NOTICE BIOGRAPfflQUE. CXXXI

Or elle a sans doule déployé de grands elïorts pour la conquête des peuples-enfants; mais, sous son régime, en a-t-elle fait des hommes ? Non. elle a faussé et comprimé les besoins de l'intelligence par la suspicion, la persécu- tion, l'uniformité autoritaire, par la pratique habituelle de la maxime : « Tout pour le prêtre, tout par le prêtre. » A la vérité, elle se vante de corriger les mœurs par le confes- sionnal, de stimuler à l'activité par la doctrine des œuvres méritoires. Mais, infériorité, danger de tels moyens com- parés à la vraie sanctification chrétienne qu'ont remise en honneur les réformateurs, œuvre à la fois personnelle, in- térieure et progressive. Dans l'ordre social, il faut recon- naître les services qu'elle a rendus aux sociétés européennes durant l'âge de la barbarie ; mais plus tard elle arrête ou fausse, par ses maximes et ses pratiques, l'essor de l'État, de l'industrie, de l'école, de la philanthropie. Ce qui amène le controversiste à établir sur ces divers points la supé- riorité des pays protestants, et à réfuter l'étrange aber- ration des ultramontains lorsqu'ils déduisent du principe protestant tous les maux dont nous souffrons encore. Quelle est donc l'attitude à prendre vis-à-vis de Rome ? Aux catholiques indépendants, il donne le conseil pressant de ne pas rester dans l'indilférentisme et la passivité qui laissent faire toutes les intransigeances et n'appuient aucun progrès. Aux protestants, il adresse un éloquent et géné- reux appel à la défense de leur Église méconnue, au res- pect inviolable des droits d'autrui, à la bienveillance, mais en même temps à une inébranlable constance dans la pro- fession de la vérité.

Ces conférences, suivies par des foules, produisirent une grande impression. C'est que le sujet était palpitant et le talent impressif. Écoutons ce témoignage d'un chroniqueur dans l'Ami de l'Écangile, le 15 avril 1856 :

Discussion vive, spirituelle, pleine d'imagination, le sourire, parfois l'éloquence, la façon ingénieuse, quoique toujours naturelle.

CXXXn NOTICE BIOGRAPHIQUE.

la simplicité de bon goût qui ne cherche point l'ornement mais qui sait l'arrêter au passage..., plus peut-être de cette impartialité qui dit ce qui est que de celle qui dit tout ce qui est. Cependant il y a eu des choses bien senties et sorties du plus profond du cœur à l'égard des sincères et chrétiens catholiques..., qualités de cœur que possède à un haut degré M. Chastel et qui le font aimer comme homme.

Dans le môme sens, l'éminent historien vaudois, L. Vul- liemin, écrivait au conférencier le 10 octobre :

Merci, Monsieur, de votre fraternel souvenir, merci de votre beau don. J'avais entendu parler beaucoup de vos conférences, de ma- nière à me donner le regret de n'avoir pu être un de vos auditeurs; aujourd'hui mon regret est encore de ne pas vous avoir entendu, mais je vous dois de posséder plus que je n'ai perdu, et vous en remercie encore. Vous dites si bien ce que d'autres voudraient savoir dire comme vous, vous le dites d'une manière si forte et si mesurée à la fois, et ce que vous dites répond si bien aux vœux les plus intimes de mon âme que je ne sais que vous exprimer encore ma reconnaissance.

Laissez-moi, Monsieur, etc.

L. VULLIEMIN.

Ces paroles étaient de prote.stants tolérants. En revanche, voici comment un ultramontain intransigeant traitait ces- mômes discours dans une lettre adressée de Genève à l'Univers, le 23 février 1856 :

Ce M. Chaste] est l'auteur d'un livre sur la charité dans les pre- miers siècles de V Église, couronné il y a quelques années par l'Aca- [ demie française au détriment de M. de Champagny. L'Académie, dans sa passion d'éclectisme moral, s'obstina à couronner un livre protestant, lourd de grosses compilations et écrit en gtyle réfaaié...

Afin d'obtenir les faveurs de l'Académie, M. Chastel avait, dans^ son ouvrage, dissimulé de son mieux l'esprit protestant. Il n'avait pas même redouté de rendre une certaine justice à cette Église romaine que l'on déteste si fort à Genève au nom de la science et du progrès des lumières. Le conférencier a fait reparaître le vieil

NOTICE BIOGRAPHIQUE. CXXXIII

homme A Genève on ne réussit qu'à ce prix devant les éclairés

du protestantisme. Le lauréat de l'Académie a se soumettre.

Entre les deux appréciations contraires, se place celle ■d'un luthérien qui, dans la Protestantische Kirchenzeitung -du 31 janvier 1857, signale et loue l'ouvrage, mais y relève, non sans quelque malice, une pointe de chauvinisme dans le parallèle entre Genève et Rome, et insinue que « tout en comprenant le juste orgueil du citoyen genevois à l'endroit de son industrieuse cité, il serait tenté, sur le terrain de la culture humaine générale, de préférer un peu â la sainte Genève la peu sainte Rome. »

Dans l'automne de 1857, la « commission de la vie reli- gieuse, » une de celles entre lesquelles s'était réparti le clergé national, sollicita notre professeur de faire dans la salle du Casino de nouvelles conférences, destinées à inté- resser un auditoire d'hommes à la controverse, telle que l'a écrite la main même de l'histoire dans les annales d'une des époques les plus pénibles pour la chrétienté. Il prit pour sujet les Trois conciles réformateurs au XV^^ siècle, de Pise, de Constance, de Bàle*. La conclusion qu'il tira du récit était naturellement l'insufTisance, l'impuissance de ces remèdes au désordre de l'Église, suspendus par la hiérarchie, et la nécessité, donc la légitimité d'une ré- forme entreprise en dehors d'elle. Ce qui frappe, c'est l'élévation, la mâle éloquence des appels que le conféren- •cier adresse à ses auditeurs protestants. « Pour continuer l'œuvre de la Réformation, ne comptons... sur aucune autorité ecclésiastique ou civile, si ces pouvoirs ne sont soutenus par une opinion publique, non seulement éclairée, mais surtout fortement trempée d'esprit moral et religieux. »

On entend la réponse à ce vigoureux appel dans la lettre de remerciements du président de la commission de la vie religieuse, le pasteur Louis Tournier, du 20 décembre 1 857 :

* Voir Mélanges, p. 221 .

CXXXIV NOTICE BIOGRAPHIQUE.

Vous avez pu voir vous-même avec quel empressement, avec

quel intérêt notre public religieux les a suivies. Nous n'avons recueilli de tous côtés que des témoignages de haute satisfaction que nous sommes heureux de renvoyer à qui de droit. Le succès a été grand, complet, et le souvenir de ces trois admirables discours res- tera longtemps dans la mémoire de ceux qui les ont entendus. Vous avez pu juger vous-même de l'impression produite sur les auditeurs, surtout par vos dernières et éloquentes paroles. Cette impression a été profonde

Les circonstances générales allaient amener l'historien polémiste sur le terrain des questions brûlantes. On se rappelle la grande discussion soulevée en France vers 1860 autour de la question du pouvoir temporel de la pa- pauté, par des pamphlets ou des manifestes tels que la Question romaine, d'About ; le Pape et le Congrès, l'on croyait voir, sinon la main, tout au moins la pensée de Na- poléon III; la Réfutation, par M^"" Dupanloup; enfin, de Mon- talembert, Pie IX et ta France, article qui parut en janvier 1860. Chastel, encouragé par son ami Marlin-Paschoud, i lança lui aussi, mais en gardant l'anonyme, sa brochure : \La France et le pape, réponse à M. le comte de Montalembert, UsGO '. C'est un des morceaux les mieux raisonnes et les \mieux écrits sortis de sa plume. On ne peut rien de plus courtois ni de plus vigoureux contre le pouvoir temporel, dont Montalembert se faisait le défenseur d'autant plus malencontreux que toutes ses convictions libérales devaient prolester, et que son amour éclairé pour l'Église eût haïr cette tunique de Nessus qui la consumait. Mais la voix trop modeste d'un anonyme étranger ne fut pas assez remar- quée au milieu de cette fièvre bruyante faisaient éruption plus de quatre cent soixante brochures. Sur mille exem- plaires édités par Denlu. il n'en vendit que cinq cents, et les grands journaux n'en dirent rien. Chastel, écrivant à

' Reproduit dans le tome V de sa grande Histoire du christia- nisme.

NOTICE BIOGRAPraQUE. CXXXV

Martin-Paschoud, prend philosophiquement et avec humour son parti d'une «fantaisie» qui lui coûtait cher, et il en lire cette conclusion-ci : « Faisons des livres et laissons les hrochures... Chacun son métier, faisons le nôtre, laissons à de plus agiles que nous le gouvernement du présent, et nous, travaillons pour l'avenir. »

L'année suivante, dans un article ' intitulé : Un historien catholique et un ci'itirjue ultramontain, il raconte les chi- canes faites par dom Guéranger au prince de Broglie''. Ce n'est pas sans ironie qu'il montre l'intransigeant abbé mo- rigénant l'illustre laïque, qui ose mettre son grand nom et sa belle plume au service de l'Église sans avoir pris le ton auprès de la stricte orthodoxie, et lui reprochant sa sym- pathie pour la liberté religieuse, ses compliments à la phi- losophie, aux académiciens, et même à la science protes- tante, et surtout ses complaisances pour le naturalisme. C'est que le naturalisme est le démon tentateur aux yeux de ce docteur qui regarde comme le plus grand péril de la religion l'ébranlement de la croyance au surnaturel, c'est- à-dire à l'essence du christianisme. Car, dit-il, « qu'est-ce (jne le christianisme? Dieu se manifestant aux hommes d'une manière surnaturelle, certifiant sa venue par des faits surnaturels, instruisant, gouvernant et sanctifiant l'homme par des moyens surnaturels, pour le conduire à une félicité surnaturelle. » D'ailleurs, dom Guéranger, en redres- sant quelques opinions du prince, commet des erreurs historiques lui-même, et Chastel le renvoie « d'une science catholique exclusive et par trop arrêtée à une science plus indépendante et plus progressive. » On comprend qu'il n'ait pas de peine à montrer le vice de cette identification superstitieuse du christianisme avec le miracle, et le tort

* Inséré dans la Bibliothèque universelle de janvier 1861, et re- produit dans les Mélawjes, p. 3ol.

* Essais sur le naturalisme contemporain, par le R. P. Dom Guéranger, abbé de Solesmes. M. le prince de broglie, historien de l'Église, Paris, 1838, 1 vol. in-S».

CXXXVI NOTICE BIOGRAPHIQUE.

que les partis intransigeants font de la sorte aux causes mêmes qu'ils prétendent défendre.

La polémique ne tient qu'une place accidentelle dans d'autres conférences Chastel a satisfait sa prédilection pour l'histoire des débuts du christianisme au sein du monde païen : celles sur le Martyre dans les premiers siècles de l'Église, puis celles sur les abondants et curieux rensei- gnements fournis par les recherches du chevalier de Rossi et déposés dans les deux premiers tomes de sa Roma sot- terratiea cristiana. Notre écrivain semble y prendre et nous y fait trouver un plaisir particulier. Dans l'opuscule : Les catacombes et les inscriptions chrétiennes de l'ancienne Rome *, arguant des aveux du chevalier, il démolit le « roman des Catacombes. » « Non, dit-il, la société chré- tienne n'a pu y vivre trois siècles, à peine un être humain y eût-il vécu trois jours... Non, les tombes des martyrs ne s'y comptent point par milliers. »

L'opuscule sur le Cimetière de CalUste^ rappelle l'his- toire peu édifiante de ce pape, racontée par Hippolyte dans les Philosophoumena, mais s'arrête de préférence sur les leçons qui ressortent et des peintures murales, et des for- mules épigraphiques de ces chambres funéraires, et de la composition plus grecque que latine de l'antique Église de Rome. Ce qui n'empêcha point celle-ci. remarque l'auteur, de se pénétrer vite de l'esprit dominateur de la cité sou- veraine.

Dans un tout autre domaine et sous une forme assez différente, Chastel allait continuer cette polémique dis- crète, polie, mais incisive pourtant, contre les abus, les jalousies, les querelles, les violences que le système romain fomente même chez les meilleurs. Familiarisé avec les ri-

* Conférence faite à l'Athénée de Genève en 1867, et reproduite dans les Mélanges, p. 377.

^ Conférence faite à la Société d'tiistoire et d'arctiéologie de Ge- nève en 1869, et reproduite dans les Mélanges, p. 421.

NOTICE BIOGRAPfflQUE. CXXXVn

chesses de la Bibliothèque publique de Genève, il y avait trouvé quelques documents curieux qu'il mit au jour aus- sitôt qu'il en trouva le loisir. Ce furent d'abord des Lettres inédites de Madame de Maintenon à M. de Bdmlle *. Ce fut encore une lettre bien curieuse de l'abbé Bossuet, neveu de l'évêque de Meaux, à son oncle, pour lui rendre compte de ses démarches à Rome contre Fénélon. Chastel en prend occasion de raconter au long et par le menu ces intrigues contraires des deux rivaux, et écrit ainsi une brochure * qui, sobre dans ses jugements, n'en est que plus piquante, plus poignante même, tant il est triste pour le chrétien de voir les contre-mines de ces deux grands évêques, et les ressorts inférieurs qui font mouvoir la cour de ce juge réputé infaillible de toutes les controverses.

Lorsque Chastel touchait à la fin de sa longue vie, il arriva que l'attention se reporta vivement sur la personne et l'œuvre pédagogique et même politique de cette figure restée énigmatique en quelques-uns de ses traits, qui s'ap- pelle Madame de Maintenon. Encore plein de curiosité et de verdeur, et d'ailleurs justement froissé de voir qu'un document tel que celui qu'il avait mis au jour, plus de dix ans auparavant, n'eût pas suffisamment pesé dans la ba- lance d'une critique trop occupée d'innocenter la conseil- lère de Louis XIV, Chastel prend la plume et adresse à M. Lévêque. membre de l'Institut, la lettre que voici, en date du 15 février 1886. On la lira avec d'autant plus d'in- térêt que ce fut la dernière de l'historien octogénaire ;

Genève, 15 février 1886. Monsieur, Tous les lecteurs du journal des Savants ont pris sans doute un vif intérêt à votre compte rendu de l'ouvrage de M. Gréard, aux

* Publiées en 187o, et reproduites dans l'Appendice du tome V de YHistoire du christianisme.

* Fènélon et Bossuet en instance devant la cour de Rome, étude - insérée dans l'Appendice du tome IV de F Histoire du christianisme ^ ^(f(jc

CXXXVIII NOTICE BIOGRAPHIQUE.

nouveaux détails qu'il renferme et à ceux que vous y ajoutez sur Mme (Je JVIaintenon considérée comme institutrice et particulière- ment comme fondatrice et directrice de l'École de St-Cyr. Tous ont admiré la sajjesse, l'étendue, la noblesse de ses vues sur l'éducation des jeunes dames et ont pu y recueillir de précieuses maximes à mettre en pratique, non seulement dans les hautes classes, mais dans tous les rangs de la société.

A ces justes et unanimes applaudissements, vous eussiez aimé, cela se comprend, que sur d'autres points il ne se mêlât aucune cri- tique, qu'aucun nuage n'obscurcît la brdlante renommée de Mme de Maintenon. C'est avec regret que vous voyez des préventions invé- térées peser encore sur sa mémoire, et vous demandez si elles sont fondées. M. Gréard les a examinées et combattues pour la plupart. i Selon Voltaire, deux choses surtout lui sont reprochées : sa parti- i cipation à la Révocation de l'Édit de Nantes et sa sécheresse de I cœur. Sur le premier grief, il l'absout en disant qu'elle toléra la persécution des protestants, mais n'y participa pas. « A qui, dit-il, ! fit-elle du mal? qui persécuta-t-elle? Quel abus odieux fit-elle de de son pouvoir ? »

Laissons comme lui de côté ce qui regarde la sécheresse du cœur, et attachons-nous à l'acte monstrueux de despotisme, que vous réprouvez sans doute, ainsi que moi, ainsi que le monde protes- tant, et je voudrais pouvoir ajouter, ainsi que la France entière. Or cet acte, auquel pour le bien juger il faut joindre les vexations inouïes qui depuis longtemps l'avaient précédé, et les atrocités nouvelles qui le suivirent, est-il vrai que M"ie de Maintenon n'y eut aucune part?

D'elle-même, à la vérité, elle ne persécuta personne, ne fit de mal à personne, ne fît aucun abus d'un pouvoir direct qu'elle ne possédait point. Mais usa-t-elle, cornme elle l'aurait pu, comme elle l'aurait dû, de son empire sur l'esprit de ce monarque, par qui, humble institutrice qu'elle était, elle avait réussi à se faire épouser, dont elle possédait l'entière confiance, qui la consultait sur toutes les questions, qui dans ses doutes l'interpellait par ces mots aima- bles : « Qu'en pense la Raison? qu'en dit votre Solidité ? » Quoi, à ce docile interrogateur, pas une objection sur l'arrêt qu'il prépare contre deux millions de ses sujets! Pas une représentation contre la barbarie avec laquelle il s'exécute ! Un gémissement au récit de quelque horrible scène des dragonnades, gémissement si discret, dit

NOTICE BIOGRAPmQUE. CXXXIX

un de ses biographes, que le roi l'entendit à peine, voilà toutes les preuves de sympathie qu'elle donne à ses anciens coreligionnaires. Autour d'elle on pille, on tue les protestants, on les entasse par milliers dans les prisons, sur les galères, on enlève leurs enfants, elle semble s'habituer à cet ordre de choses, et dans l'occasion n'hésite pas à faire accueil à leurs pins acharnés persécuteurs! N'est-ce pas elle qui, mettant en contraste la tolérance de Golbert qu'elle taxait d'indifférence, avec l'infatigable fanatisme de Louvois, aimait à penser que grâce au zèle persistant de celui-ci « il n'y aurait bientôt plus qu'une seule religion en France?» >«"est-ce pas elle encore qui applaudissait sans réserve à l'œnvre de carnage et de dévastation qui, sous l'intendance de Bàville, s'accomplissait dans le Languedoc? Mais ici je préfère lui laisser la parole, et c'est à ce titre que je vous prie d'accepter l'exemplaire ci-joint des lettres qu'au commencement du XViII'«« siècle elle adressait à ce lieu- tenant, et dont l'original autographe est déposé à notre bibliothè- que publique. Je les ai exactement transcrites, en les accompa- gnant de quelques réflexions et les ai insérées comme appendice dans mon histoire générale du Christianisme (tome V, page 441). Il m'a paru qu'en racontant ce fait de sinistre mémoire, il fallait mettre en évidence toutes les responsabilités.

Veuillez, Monsieur, excuser la liberté que j'ai prise de vous en entretenir, et agréez l'expression de mon respect et de ma considé- ration.

E. Chastel.

On ne nous taxera pas (l'indiscrétion si nous faisons suivre l'attaque de la défense, car celle-ci est digne de celle- :

Bellevue (Seine-et-Oise), 20 février 1886. Monsieur, Je m'empresse de vous remercier de la lettre courtoise que vous m'avez fait l'honneur de m'écrire et de la brochure aussi curieuse qu'intéressante que vous avez eu l'obligeance de m'envoyer.

Personne au monde ne déplore plus amèrement que moi la funeste révocation de l'Édit de Nantes. Je la déplore comme homme, comme philosophe, comme français. Il y a deux mois, en remerciant l'éminent pasteur, M. E. Bersier, de l'envoi de son beau

CXL NOTICE BIOGRAPHIQUE.

discours sur cet acte fatal, je lui écrivais: « Les pures et les fortes âmes que la France s'est enlevées par cette révocation, manquent aujourd'hui à l'équilibre de notre patrie. » Vous voyez, Mon- sieur, que là-dessus notre accord est complet.

Il ne l'est pas moins, je le constate, à l'égard des talents de l'institu- irice. Vous lui rendez pleine justice, malgré vos réserves sur un autre point. Je suis heureux, Monsieur, de trouver et d'honorer en vous cette équité, cette impartialité qui confirment mon opinion person- nelle. Nous voilà donc d'accord une seconde fois. C'est l'institutrice d'ailleurs, que j'ai voulu surtout étudier. Le titre de mes deux articles était même: «ilfnie de Maintenon institutrice. » C'est malgré moi qu'on a changé ce titre à l'Imprimerie nationale.

Je suis convaincu que nous pourrions nous mettre d'accord aussi en ce qui touche la troisième et délicate question. Je parvien- drais sans doute à m'entendre avec vous si nous pouvions causer, ou si j'étais en état de vous écrire une lettre assez longue. Malheu- reusement voici deux mois que je suis tombé gravement malade. Ma convalescence commence à peine. La souffrance et le régime m'ont affaibli, énervé. II m'est tout à fait impossible de rédiger les raisons qui me ramènent toujours, quoique je fasse, au jugement de Voltaire. Mais si jamais j'ai le temps et que je recouvre la force de remanier mes deux articles, soyez assuré que je tiendrai le plus grand compte de votre lettre et de vos importantes communi- cations.

Merci encore, et veuillez agréer. Monsieur, l'hommage de ma considération sympathique et très distinguée.

Ch. Lévêque,

Après cette revue des écrits qu'on pourrait appeler polé- miques d'un écrivain qui n'a fait de la polémique qu'indi- rectement, et sans oublier jamais qu'il était historien avant tout, nous pouvons jeter un coup d'œil d'ensemble sur les idées et les sentiments qui ne cessèrent de l'y diriger, et ■en relever çà et la sage expression. / C'est avec sympathie que nous reconnaissons en lui une disposition irénique, originelle et constante. Bon protes- tant sans doute, protestant avancé même, il s'applique à être toujours impartial. Donc en défendant le protestan-

NOTICE BIOGRAPHIQUE. CXLI

tisme attaqué, lorsqu'il y est appelé, comme en 1856, il saura rester juste pour le catholicisme. Ce n'est pas assurément l'auteur du livre sur les œuvres de charité accomplies par l'antique Église, qui pourrait méconnaître ses saintes origines, les grands services qu'elle n'a cessé de rendre, même au milieu de ses torts, à la cause du bien, de la justice, de la miséricorde, oublier enfin qu'elle portait l'Évangile dans ses flancs. Aussi se montre-t-il res- pectueux toujours, et reconnaissant il le faut, envers l'Église catholique.

Écoutez quelques-unes de ses paroles prononcées ici ou :

Aucun de vous, je l'espère, pas même ceux auxquels un tel exa- men pourrait déplaire, ne se méprendra sur nos intentions et n& nous accusera de vouloir soulever des débats personnels et irri- tants. Dans le camp d'où s'élèvent contre notre Église des agres- sions si menaçantes, se trouvent enrôlés par la naissance ou l'édu- cation des hommes auxquels iious lient, non seulement des senti- ments d'estime, de respect ou d'affection, mais encore d'étroites et profondes sympathies religieuses. Loin de nous tout blâme indis- tinct qui pourrait les atteindre et les froisser. Ce n'est donc point sur les membres de la communion romaine, c'est sur cette Église seule, envisagée comme institution, comme système de gouverne- ment religieux, que portent nos jugements

De nos jours, qui n'en connaît, parmi les disciples du catholi- cisme, de ces chrétiens qu'un tact heureux prémunit contre le dan- jger de ses maximes, dont la conscience délicate s'approprie le bien, ; rejette le mal, appelle la sévérité, repousse l'indulgence, s'arrête moins aux accommodements qu'il lui offre qu'à la loi qu'il proclame; âmes droites, âmes vertueuses qui se croient catholiques lorsqu'elles, ne sont au fond que chrétiennes, qui à leur insu prient avec nous, avec qui nous prions nous-mêmes, et dont les soupirs et les vœux montent au ciel confondus avec les nôtres.

Quel est le chrétien, à quelque dénomination qu'il appartienne, qui ne connaisse, dans d'autres Églises, des hommes avec lesquels- il serait heureux de s'unir pour adorer et pour prier? Quel protes- tant pieux ne s'est édifié avec Pascal et Fénélon ? Quel catholique

CXLII NOTICE BIOGRAPfflQUE.

éclairé ne s'édifierait avec Vinet, avecChanning? D'ailleurs, depuis/ trois siècles^ il s'est opéré et s'opère chaque jour dans le sein des.' partis une décomposition graduelle qui facilitera leur fusion. Les barrières confessionnelles s'abaisseront ; les anciennes classifica-'

tions s'etTaceront pour laisser agir les affinités de choix etc.

Trop souvent on n'a voulu voir dans les superstitions dii

catholicisme que l'œuvre de la cupidité et de la fraude exploitant l'ignorance et la crédulité; et de là, chez plusieurs de ceux qui les ont combattues, un ton uniforme de sarcasme et d'amertume qui se concilie mal avec l'impartialité de l'historien, et qui afflige le lec- teur bienveillant et équitable. Pour nous, en nous rappelant dans quelles circonstances le catholicisme naquit et se développa, en y voyant les premiers efforts de peuples encore enfants pour s'élever au Dieu de l'Évangile, nous contemplerons d'un œil moins irrité des erreurs qui chez le grand nombre furent certainement involon- taires ; et si nous sommes obligés de reconnaître qu'en bien des cas l'intérêt sacerdotal s'en prévalut et les favorisa, nous ferons du moins à cette cause une part moins étendue qu'on ne se plaît à la faire comnumément, et nous rapporterons de ces entretiens, avec des notions plus justes, des sentiments moins pénibles et moins amers

Ses auditeurs lui avaient su gré de sa modération :

Il n'a pas besoin d' efforts pour rendre justice aux adversaires. Combien cette manière de juger le développement de l'Église chré- tienne et particulièrement de la papauté au moyen-âge, est plus noble, plus utile et plus féconde que ces pamphlets la vérité disparaît sous l'hyperbole, et devient mécounaisssable sous la pa- rodie ' !

Cependant, si dans ses premières conférences Chastel professe une grande admiration pour les Pères de l'Église, pour les premiers missionnaires catholiques, les Boniface et les Colomban, s'il loue les évoques et les moines d'avoir conservé l'héritage glorieux de la littérature païenne, d'a- voir opposé une digue au torrent de la barbarie, et essayé

' Gazette de Lausanne, 25 juillet 1839.

NOTICE BIOGRAPfflQUE. CXLHI

de brider les passions déchaînées pendant le moyen âge. s'il blâme un certain fétichisme pour les Réformateurs el va même jusqu'à concéder ' qu'au XV!""^ siècle, pour conte- nir l'examen, un peu de dictature était nécessaire, il sem- ble que ses jugementsjj^eA iennent de plus en plus sévères à mesure que les prétentions de l'ultramontanisme se mon- trent, dans la seconde moitié de ce siècle, plus arrogantes, plus contraires à l'esprit du temps, jusqu'à proclamer "le Syllabus et l'infaillibilité pontificale. Il les repousse au nom de la raison, de la conscience et de l'histoire. Il reproche à une Église ainsi sortie des voies de l'Évangile de n'avoir su s'accommoder ni avec la vérité ni avec la liberté. L'unité qu'elle poursuit n'est pas la vraie :

Quelle unité que celle qui s'obtient par le mntisme volontaire ou forcé de ces milliers de prêtres et de ces millions de fidèles enchaî- nés à la parole d'un seul homme, et dont le plus grand nombre, par respect pour la loi du silence, se condamnent à ne plus parler?

Est-ce ce que nous envierions, ce que nous voudrions emprun- ter à l'Église des papes?

Non, laissons-lui cette unité menteuse, s'abritent confusément la foi aveugle des masses ignorantes, l'indifférence des sceptiques, et l'hommage intéressé des partis rétrogrades. Laissons-lui son obs- curantisme, l'immobilité dont elle est si fière, l'honneur de déclarer la guerre aux lumières, à la civilisation, au risque de rendre la religion haïssable à tous ceux pour qui ces biens ont quelque va- leur; et nous, gardons précieusement la liberté de pensée et de pa- role que la réforme évangélique nous a acquise, la liberté, condition de toute foi sincère, principe de toute vie spirituelle, âme de tout progrès.

Ses prétentions despotiques ont amené des schismes dans le passé et ne sauraient davantage réussir dans l'avenir :

Rome donnait des lois à l'ancien monde : l'Église romaine vou- lut de même en donner au monde chrétien. De bonne heure, les

' Page 238.

CXLIV NOTICE BIOGRAPHIQUE.

papes s'essayèrent à frapper au près et au loin des coups d'autorité. Les Victor, les Zéphyrin, les Etienne, prescrivant à tous les lois et les usages qu'ils affirmaient tenir des apôtres, excommuniant les Églises d'Asie, les Églises d'Afrique qui refusaient de s'y ranger, léguèrent à leurs successeurs ces prétentions despotiques qui, por- tées à leur comble, donnèrent lieu à tant de schismes. On sait comment les Églises d'Orient y répondirent les premières, comment les Églises germaniques y répondirent à leur tour. Nous verrons si le concile qu'on nous promet saura réparer ces brèches. Rome a sans doute habilement exploité les mouvements irréligieux et tu- multueux de notre siècle. Nous verrons si cette tactique lui réus- sira toujours, si elle saura ressaisir et entraîner dans sa marche rétrograde, des générations aussi avides, espérons-le, de vrais pro- grès, de vraies lumières, et de vraie liberté, qu'elles doivent être lasses de convulsions politiques et d'indifférence religieuse.

D'ailleurs il discute et repousse le pouvoir temporel de la papauté avec une franchise et une vigueur que n'ont pas | toujours les prolestants amis de la paix. C'est ce qu'on a vu I dans sa lettre à Montalemberl, c'est ce que montre encore ' mieux l'exposé historique très serré qu'il fait de cette question, devenue, à travers les âges, si complexe, si dif- ficile à dénouer, dans son article sur les États de l' Église \ qui se termine ainsi :

En 1870 la capitale du monde catholique devint celle du nouveau royaume italien. Ainsi s'est éteinte en Europe la domination des princes-évêques. Ainsi, à moins de nouvelles péripéties que bien des efforts tendent à ramener, mais qui n'empêcheront pas le résul- tat définitif, ainsi, dis-je, s'est complété le mouvement de séculari- | sation qui se poursuivait sans interruption depuis plusieurs siècles, '' et qui, après avoir atteint successivement tous les dignitaires ecclé- * siastiques, abbés, chanoines, évêques, métropolitains, a enfin, par la force des choses, atteint l'épiscopat suprême et s'est accompli au centre même de la catholicité

Peut-être comprendront-ils (les successeurs de Pie IX) qu'aujour-

' Encyclopédie des sciences théologiques, t. IV, p. 356-371.

NOTICE BIOGRAPfflQUE. CXLV

d'hui la tiare et la couronne ne peuvent être réunies sur la même tête, la houlette et le sceptre réunis dans la même main qu'au plus grand préjudice de l'un et de l'autre : peut-être enfin les verrons- nous, pour l'honneur de l'Église, renonçant de leur plein gré à un rôle désormais impossible, prendre pour modèles, non plus les Gré- goire VII, les Innocent III, mais les Clément, les Fabien, les Cor- neille, bien mieux encore Celui qui repoussa toute domination mondaine, qui ne voulut régner que sur les âmes, régner que par j la vérité, la sainteté, le dévouement, l'amour suprême, et par I s'est acquis sur la terre un empire qui n'aura pas de fin.

Et pourtant, Chastel, avec son noble optimisme, ose espérer, à lointaine échéance, il est vrai, une réforme dans le sein du catholicisme, et par suite un rapprochement des chrétiens. C'est un vœu qu'il formait déjà dans sa thèse de candidat ; et, dès ses premières conférences, il l'exprime éloquemment, en parlant des catholiques éclai- rés :

Ce qu'ils préconisent en loi (le catholicisme), c'est son côté

mystérieux et poétique, ce sont les chefs-d'œuvre des arts qu'il a inspirés, ce sont quelques cérémonies intéressantes dépouillées de l'entourage qui les rendait ridicules; c'est le catholicisme épuré des Féiielon et des Bossuet. c'est même quelque chose de plus mitigé encore, c'est le catholicisme réconcilié avec la science, avec la morale, avec l'Évangile, et conservant pour seul caractère distinctif la pompe de son culte et de ses rites extérieurs.

Or, si le catholicisme, en dépit de la stabilité, de la perpétuité dont il se vante, peut à ce point se modifier, si, sans quitter son nom ni sa forme, il peut changer entièrement d'esprit et de carac- tère, pourquoi redouterions-nous de lui voir reprendre quelque vigueur? Que, tout en supprimant les abus criants qui le dégradent, on tienne à conserver des pratiques innocentes auxquelles le peuple est accoutumé, qu'on laisse subsister des institutions qui. ramenées à leur véritable esprit, peuvent rendre encore quelques services, que l'on maintienne en un mot des formes catholiques tout ce qui peut en être maintenu sans danger; si d'ailleurs un christianisme vivant, sérieux, sanctifiant, vient prendre place sous ces formes et

X

CXLVI NOTICE BIOGRAPHIQUE.

ramène à lui tant de catholiques incrédules, ou du moins tièdes ou indifférents, nous nous en réjouirons du fond du cœur, nous regar- derons la cause de la vérité comme gagnée. Mais, nous le répé- jtons, le catholicisme ne saurait subsister longtemps encore dans

jison ancien état; une réforme lente et graduelle si l'on veut, mais.

j'i efficace et profonde est pour lui la seule ancre de salut, une condi-

^ tion indispensable d'existence.

Les membres éclairés de la communion romaine, tout en déplo- rant avec nous ses prétentions despotiques et ses tendances rétro- grades, ne croient pour la plupart avoir rien à faire pour les com- battre. Le genre humain, selon eux, n'est point mûr encore pour son affranchissement; mais, le moment venu, l'erreur tombera d'elle-même, les abus, usés par le temps, disparaîtront ; et, en at- tendant, une attitude passive, une indifférence de bon goftt, au plus un silencieux dédain, sont la seule arme qu'ils croient nécessaire aujourd'hui d'opposer aux tentatives de Rome

Qu'ils arborent leur propre drapeau; ou que dans leur Église même, si leur conscience leur fait une loi d'y rester, leur profession soit conforme à leur persuasion intérieure; qu'ils imitent ces hom- mes courageux qui, sans quitter ses rangs, lui font entendre au- jourd'hui des vérités sévères. Qu'ils se montrent en un mot ce qu'ils sont; qu'ils condamnent tout haut ce qui leur paraît digne de blâme : et que l'autorité romaine, ainsi réduite à ses véritables adeptes, forcée dans ses relrancbements, n'ait plus de choix qu'en- tre abdiquer ou se réformer elle-même.

Mais, pour que les chrétiens se rapprochent, les protes- tants, de leur côté, ont leur tâche, deux devoirs à mieux remplir, la foi et l'union entre eux, car c'est bien à eux qu'il appartient de marcher en tête de la colonne du pro- grès :

Si quelque chose pouvait justifier les attaques dirigées

contre le protestantisme, c'est la manière dont l'envisagent quel- ques-uns de ses soi-disant sectateurs. Pour eux, être protestant, c'est simplement n'être point catholique, c'est ne point croire ce que Rome enseigne, ne point pratiquer ce qu'elle commande ; quant à

NOTICE BIOGRAPHIQUE. CXL\TI

<?e qu'ils ont à croire, à pratiquer eux-mêmes, ils ne le savent pas, ils ne s'en informent pas.

Entendre ainsi le protestantisme, c'est, nous ne craignons pas de l'alïirmer, lui faire plus de tort que tous ses calomniateurs, tous ses persécuteurs ensemble. Si le protestantisme n'est rien de plus •qu'une négation, dès aujourd'hui même it nous faut rentrer dans l'Église que nos pères ont quittée, il faut considérer la Réforme €omme l'une des plus grandes calamités survenues au genre humain. Oui. quelque mal qu'une religion corrompue puisse faire aux hommes, jamais elle ne leur en fera autant que l'irréligion. Mieux vaut adorer Dieu dans une hostie que de ne point l'adorer, de ne penser jamais à lui ; mieux vaut confesser ses péchés au prêtre et en acheter le pardon que de n'en éprouver aucun repen- tir. Je le répète, si vous n'avez aucune crainte de Dieu, aucun amour pour Jésus, aucun attachement pour votre culte, ne dites plus : Je suis protestant : l'Église réformée vous repousse de ses rangs; vos ancêtres eussent vu en vous pis qu'un ennemi, ils vous eussent ôté l'honneur de combattre et de soufîrir pour leur sainte cause.

Mais à Dieu ne plaise que nous vous supposions aussi ignorant.^ des principes et de l'essenc* de votre religion. Non, vous le savez aussi bien que nous, le protestantisme n'est ni l'incrédulité, ni lindifférence, ni la tiédeur. Le vrai protestant sert Dieu en esprit €t en vérité, il le sert avec d'autant plus de ferveur qu'il le connaît plus parfaitement; sa foi est d'autant plus vive qu'elle est plus éclairée et plus pure. Ces facultés dont Dieu lui a rendu l'usage, il les consacre à le chercher, à l'adurer ; il lui voue ce cœur retiré de dessus l'autel des idoles, il lui rend l'hommage accompli de l'amour et de l'obéissance; il s'élance en6a avec ardeur dans la carrière de la sanctification chrétienne que Rome avait fermée, et que la Réforme a eu la gloire de rouvrir

Pour défendre et faire triompher la Réforme, la même arme est remise entre nos mains : c'est l'inébranlable constance dans la pro- fession de la vérité; c'est la ferme volonté de ne jamais déserter sa cause, c'est cette ténacité, et si vous le voulez, cette opiniâtreté dans l'exercice du plus saint de tous !es droits. Professer indivi- duellement et en commun vos croyances, les faire enseigner et les enseigner vous-mêmes à vos enfants, les répandre autour de vous

CXLVni NOTICE BIOGRAPHIQUE.

par la parole et par la presse, les faire prêcher librement dans vos temples, leur ouvrir, partout les besoins le requerront, des écoles, des chapelles, des maisons de prières, ce sont vos droits et vous^ en userez ; vous en userez avec d'autant plus d'ardeur et de per- sistance qu'on fera plus d'efforts pour vous les ravir

Avez-vous calculé tout ce que peut contre une aveugle multitude une poignée d'hommes pleins de courage et de foi? Voilà votre ressource contre l'invasion romaine.

Oui, nous l'espérons, quand les protestants auront poussé- dans ses dernières conséquences le principe du jugement indivi- duel, et dans ses dernières limites le morcellement religieux, peut- être alors, rassasiés d'individualisme et d'indépendance, ils senti- ront que l'union est aussi un besoin. Leurs yeux s'ouvriront alors; ils s'étonneront de l'importance qu'ils ont pu donner à de frivoles disputes; ils se tourneront les uns vers les autres et se demande- ront pourquoi ils se sont séparés. Alors ils se tendront la main, et l'on verra s'établir entre eux une union plus belle que celle dont Rome s'est tant glorifiée, l'union dans la liberté, l'union par la tolérance évangélique, l'accord de chrétiens éclairés et pacifiques^ qui, mettant en commun leurs lumières et leurs efforts, marcheront de concert à la conquête de la vérité

On verra d'ailleurs quand nous retracerons les espéran- ces de notre historien pour l'avenir, combien volonliers- ses regards plongent dans cette perspective, chimérique encore aux yeux de nos contemporains, du rapprochement des chrétiens. De telles espérances, convenons-en, sem- blent avoir été démenties par Pie IX et le Concile du Vati- can, par les encycliques, beaucoup plus modernes de ton, mais identiques quant à la doctrine, de Léon XIII, etenfm par le dédain avec lequel on a traité le catholicisme libé- ral. En présence de l'avorlement de cette dernière tenta- tive, est-il permis encore de se flatter de l'illusion que l'Église catholique comme corps, pourrait se dégager du fardeau encombrant de sa tradition ? L'infaillible ne doit- il pas continuer à se dire tel, sous peine de s'annuler ?

NOTICE BIOGRAPHIQUE. CXLIX

lOui, mais derrière la façade fièrement barricadée, une porte dérobée pourrait encore s'entr'ouvrir sur le chemin du progrès. Oui, en dépit de formules toujours également hautaines, malgré la persistance de l'infaillibilité à s'affir- mer dans la région des abstractions.il se peut que les dis- positions se corrigent doucement, et que sous le masque immobile, la figure se renouvelle. C'est ce que nous souhaitons et même entrevoyons. En gardant la même vieille livrée, le catholicisme peut adopter d'autres allures, prendre conseil des expériences générales et des événe- ments, se spiritualiser, s'émanciper de fait. « Le vent souffle il veut et l'on ne sait d'où il vient ni il va. Il •en est de même de l'esprit de Dieu. » Ces rivages il nous pousse, Chastel les a entrevus et salués de loin. C'est à la génération de nos petits neveux qu'il sera réservé d'y aborder de plein pied.

L'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres de l'Ins- titut national de France avait, dans sa séance annuelle de -1847, proposé pour sujet de prix à décerner en 1849 la question suivante : « Faire l'histoire de la chute du paga- nisme et de sa destruction totale dans les diverses pro- vinces de l'Empire d'Orient, à partir du temps de Cons- tantin. » Déjà en 1830, frappée de l'importance de la révo- lution qui remplaça le polythéisme par le monothéisme, elle avait mis au concours le sujet parallèle, traité magis- tralement par Beugnot dans son histoire de la Destruction du paganisme en Occident, 4835. Chastel que ce livre avait naguère frappé, et qui était maintenant à l'aise avec son enseignement, se sentit attiré vers le sujet du nouveau concours par la connaissance qu'il possédait de l'antiquité classique et chrétienne, par les ressources <iue ses fonctions de bibliothécaire lui mettaient alors -aisément sous la main, par l'instinct de son talent enfin. L'importance historique générale des révolutions reli-

OL NOTICE BIOGRAPHIQUE.

gieuses ressortait à ses yeux de toutes ses études. « Il n'est pas, dit-il. pour un peuple, de progrès plus heureux ni plus- féconds que ceux (jui le l'ont avancer dans la connaissance de Dieu. Chaque pas qu'il fait vers la vraie religion est un pas vers la vraie science, la vraie moralité, la vraie civi- lisation. » Aussi se met-il avec ardeur à l'œuvre '. Et voici comment il conçoit son plan :

Il m'a paru que pour entrer dans les vues de l'Académie, il fallait avant tout s'attacher à bien caractériser le polythéisme dont il s'agit, en indiquant les éléments qui avaient concouru à sa forma- tion, et en montrant en quoi il se distinguait de celui des provinces- latines.

En second lieu, quoique l'Académie ait fixé pour point de départ de ces recherches le règne de (Constantin, il m'a semblé que pour connaître la vraie situation du paganisme à celte époque, surtout en Orient, il était nécessaire de remonter quelques siècles plus haut, et de rappeler sommairement les premières attaques auxquelles il avait été en butte, les premiers ébranlements, les premiers échecs^ qu'il avait subis; en un mot, les premiers pas qu'il avait faits vers sa décadence.

Après ces préliminaires, entrant dans le cours de notre sujet, nous retracterons, de règne en règne, à partir de celui de Constan- tin, les destinées du paganisme dans les provinces d'Orient, les mesures répressives dont il fut l'objet, les nouveaux assauts qui lui furent livrés, les résistances qu'il y opposa, les moyens à l'aide desquels ces résistances furent vaincues. Nous parcourrons ainsi les degrés successifs de sa destruction, jusqu'au moment oti nous Ifr verrons disparaître complètement de l'empire grec, et nou& n'aurons plus qu'à constater l'époque de sa chute définitive.

Nous nous livrerons ensuite à quelques recherches sur les causes les plus générales de cette grande révolution, et nous jetterons en terminant un coup d'œil rapide sur ses conséquences.

' Histoire de la destruction du paganisme dans Tempire d'Orient, par Etienne Chastel, professeur et ancien bibliothécaire à Genève, membre de la Société de théologie historique de Leipsick. Ouvrage couronné par l'Institut de France (Académie des Inscriptions et Belles-Lettres) dans le concours ouvert sur ce sujet en 1847. Paris,. 1853, un vol. 80 (382 pages).

NOTICE BIOGRAPHIQUE. CLl

Donc, après une riche introduction sur la nature complexe (lu polythéisme en Orient et sa lente décadence dans les siècles antérieurs à Constantin, il raconte dans une pre- mière partie, l'histoire de sa destruction, telle que l'ont poursuivie Constantin et ses successeurs, à travers trois périodes : la première, depuis l'édit de Milan jusqu'à l'avè- nement de Théodose, de 313 à 379 ; la deuxième, jusqu'à l'avènement de Justinien, de 379 à 527, la troisième jus- qu'à la mort de Basile le Macédonien, de 527 à 886. Dans une seconde partie, il se livre à des considérations sur les causes générales de la chute de l'antique religion : discrédit croissant du paganisme populaire : insuffisance du paganisme néo-platonicien ; rapport du christianisme avec les besoins du temps : elïets des mesures de l'auto- rité civile ; invasion des Barbares, etc. Il ne peut terminer (}ue par un coup d'oeil sur les conséquences de cette grande ruine. Pour tracer ces tableaux, il consulte tour à tour l'histoire proprement dite, la législation, la littérature religieuse, et il les dessine, dil-il, « avec toute l'exactitude et la précision dont il est capable. »

Ce plan n'est pas à l'abri de toute critique. En rendant compte avec soin de l'ouvrage dans une revue scientilique allemande ', Uhlhorn désapprouvait cette division de la matière en deux parties, les faits, leurs causes. Il y trou- vait plusieurs défauts : des répétitions ou des fragments hors de leur vraie place, une tractation alourdie, et surtout l'unité de l'exposition compromise. Le critique, s'arrètant sur le chapitre consacré au néo-platonisme, faisait obser- ver que le paganisme tout entier avait passé de l'incrédu- lité à la superstition, de sorte que le néo-platonisme, dans ses modifications, n'avait fait que subir l'entraînement gé- néral ; que l'unité abstraite par laquelle il représentait la divinité, devait le ramener au polythéisme, à ses miracles, à sa théurgie, que ce n'était pas tant la haine pour le chris-

' GôUingische Gelehrte Anzeigen, 191 Stiick, 30 novembre 18o(>.

CLn NOTICE BIOGRAPHIQUE.

tianisme qui le rendait païen, que ce n'était son paga- nisme latent qui le rendait anti-chrétien; enfin que le prin- cipe chrétien devait bel et bien faire tomber le paganisme, sans même que les chrétiens s'y fussent intentionnellement appliqués.

Ces observations peuvent avoir de la valeur, mais elles n'infirment en rien le grand mérite du livre. C'est mer- veille de voir comment dans ce fouillis de faits, l'auteur in- troduit la lumière, et d'une main sûre, nous conduit à tra- vers une foule de décrets proscripteurs et de violences des empereurs, des évoques, des moines, des foules chré- tiennes ; comment il marque les étapes de la persécution, récapitule les traits de chacune, et par des tableaux atta- chants, tels que celui du néo-platonisme, permet au lec- teur de reposer ses yeux fatigués de tant d'horreurs.

Mais on est tenté de lui dire : Pourquoi vous, chrétien, restez-vous si calme en présence de ces violences perpé- trées au nom du Christ ? Car, enfin, y a-t-il un spectacle plus triste que celui de ces préjugés et de ces passions qui font du christianisme, le persécuté hier, un persécuteur aujourd'hui, le martyr dans les trois premiers siècles, un bourreau dans tous les autres ? C'est la fausse idée que l'unité morale doit se maintenir avec tout autant de rigueur que l'unité légale et politique, l'idée, propre à toute l'anti- quité, d'une religion de l'État, de la religion du chef de l'État, qui s'impose à tous les sujets de l'État ; c'est cette raison d'État, qui voit des conspirations contre l'empereur chrétien partout, dans les sacrifices comme dans les pra- tiques de la magie et de la théurgie, et les imagine elles ne sont pas ; c'est le despotisme échautîé et impla- cable d'un Théodose, d'un Justinien, s'exerçant non pas seulement contre les vieilles croyances, mais contre le culte des vieilles gloires littéraires de la Grèce classique, contre l'école d'Athènes, la philosophie d'Alexandrie, les brillantes rêveries du néo-platonisme. Et ce qui est plus triste encore que ces préjugés, c'est cette suite de violences

NOTICE BIOGRAPraQUE. CLIII

légales (le plus en plus b«^tes et raéch;mles qui dépouillent les adhérents du passé, d'abord des faveurs du souverain, et bientôt de leurs droits acquis. leur enlève de chers sanc- tuaires, déclare suspect leur attachement aux pratiques des ancêtres, coupable leur culte domestique aux vieux dieux, et lente de les arracher à de pieuses habitudes par des supplices, art infernal qui serre graduellement la vis pour étrangler les consciences et étouffer les cœurs : c'est l'acharneraent des plus vils intérêts à la curée, la spolia- tion se déguisant sous la livrée de la foi : c'est la vengeance animant les chrétiens autant que les païens: c'est la haine enfin, entretenue par des attentats réciproques, accrue par des retours offensifs comme celui de Julien l'apostat, une haine qui n'a rien oublié du vieux génie romain, ni n'a rien appris de l'esprit du Maître doux et humble de cœur, au joug doux et au fardeau léger !

Méconnaissance étrange de l'Évangile ! Leçon affreuse que les siècles suivants n'ont que trop apprise des codes théodosien et justinien, et qui a rendu le christianisme lui- même odieux à tant d'âmes généreuses ; funeste semence, non de martyrs, mais de bourreaux ! Dans l'écœurement qu'on éprouve, on voudrait plus d'indignation chez le savant écrivain, on s'étonnerait même d'en trouver si peu, si l'on ne se rappelait à quels juges était présenté le Mé- moire, et si l'on ne comprenait (ju'il a pensé produire d'au- tant plus d'etfet en se bornant à la tâche de narrateur, et en laissant aux lecteurs le soin d'exhaler leurs soupirs de réprobation. Toutefois, nous rencontrons quelque part une page il nous soulage et nous soulage avec lui, et que nous nous plaisons à citer ici :

Applaudirons -noQS aux rigueurs de Justinien et de ses prédéces- seurs? A Dieu ne plaise ! Le succès ne légitime rien; l'intérêt même de la vérité ne justifie point l'injustice. Que la violence s'exerce par Dioctétien ou par Constance, par Julien ou par Théodose, elle est toujours la violence, l'oppression est toujours l'oppression. Jamais

CLIV NOTICE BIOGRAPHIQUE.

l'homme de bien ne verra qu'avec douleur, avec réprobation, les atteintes portées à la liberté religieuse, et plus une cause lui est chère, plus il s'indignera contre ceux qui la soutiennent par de tels moyens. Si parfaite, en effet, que soit une religion, dès qu'elle se met à persécuter ou laisse persécuter en son nom, elle se déclare par cela même incapable encore, si ce n'est indigne, de gouverner le monde, et ne le gouverne réellement que du moment elle peut se passer de cet appui.

L'Académie avait reçu quatre Mémoires. Elle accorda le prix au numéro I, celui de Chastel. Pour élre mieux renseigné sur l'opinion qu'on s'en était faite, l'auteur entra, par l'intermédiaire de son ami Jean Humbert, en rapport avec M. Magnin ', alors président de l'Académie qui avait ouvert le concours. Par la réponse de C. Magnin à J. Hum- hert. on verra quelles furent les observations du rappor- teur Villemain. et l'on comprendra aisément pourquoi nous citons aussi la lettre de Chastel à son illustre maître d'au- trefois.

i'.\ septembre 1849. Mon très cher ami,

Aussitôt votre dernière lettre reçue, je me suis empressé de faire droit au désir de votre compatriote et savant élève, M. Chastel. C'est M. Villemain (un des quatre membres chargés de juger les mémoires envoyés au concours cette année) qui a présenté le rap- port. Contre l'usage, qui est de ne faire qu'un rapport oral, M. Ville- main a mis ses idées sur le papier, et vous croirez sans peine que le morceau était excellent. L'Académie en a demandé l'insertion tout d'une voix, mais M. Villemain s'y est refusé obstinément, ne voulant pas qu'on dérogeât en sa faveur aux- usages de la Compa- gnie. Il n'a même pas consenti à ce qu'il fût inséré dans le procès- verbal. Il ne me restait donc qu'à lui demander communication officieuse des passages où, après beaucoup d'éloges très mérités (je puis le dire, ayant pris comme président connaissance des pièces du concours) il a signalé quelques lacunes qui se trouvaient à son avis

* Charles Magnin, érudit et critique français (1783-1862), auteur du livre Origines du théâtre en Europe.

NOTICE BIOGRAPfflQUE. CLV

dans le mémoire couronné. Malheureusement je l'ai trouvé infle- xible pour moi. comme il l'avait été pour l'Académie; seulement il a hien voulu me rappeler tout en causant, les trois points sur les- quels il aurait désiré que M. Chastel eût un peu plus insisté:

lo Quelle a été sur la prolongation du paganisme en Orient^ l'influence du théâtre et des jeux païens, qui ont si longtemps sub- sisté et auxquels assistaient les chrétiens eux-mêmes, comme- l'attestent tant de passages des Pères de l'Église grecque?

2o M. Villemain croit qu'il eût été essentiel de rechercher quelle a été en Orient l'organisation du sacerdoce païen, et s'il n'a pas. tenté comme en Occident de se constituer plus fortement dans une vue de résistance.

3o M. Villpmain est frappé d'une certaine liberté de controverse- accordée du temps de (^hrysoslôme aux sectateurs de l'ancien culte, et de quelques polémiques assez courtoises qui lui rappellent les discussions de Bossuet et des ministres protestants, et qui lui sem- blent prouver qu'une grande liberté était laissée aux défenseurs des- opinions païennes.

Voilà, mon cher ami, bien faiblement exprimés quelques desi- derata indiqués par M. Villemain dans son rapport. Je regrette beaucoup de n'avoir pu le décider à communiquer à M. Chastel ces belles pages qui lui auraient bien mieux fait comprendre la pensée de notre habile et illustre confrère. Ch. Magmx.

A M. Villemain de l'Institut \

Monsieur, Aussitôt que j'eus appris la décision si flatteuse pour moi de l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres relative au concours- sur l'histoire de la chute du Paganisme, je désirai connaître dans- ses détails le jugement qu'elle avait porté sur mon mémoire, afia d'en combler les lacunes, d'en corriger les parties défectueuses et de le rendre ainsi, avant sa publication, moins indigne de l'hood- rable distinction dont il a été l'objet. Le porteur de cette lettre,, mon excellent ami M. Dufour, m'a appris que c'était vous qui

* Villemain aura sans doute répondu à cette sollicitation, mais, sa réponse n'a pas été n)ise sous nos yeux. Nous présumons qu'elle ne devait pas être pins explicite que celle du président.

«CLVI NOTICE BIOGRAPHIQUE.

aviez été chargé du rapport de l'Académie, et il m'a informé en même temps de l'extrême bienveillance avec laquelle vous aviez •daigné parler de mon travail. Permettez-moi de vous exprimer avant tout, Monsieur, combien cette circonstance m'a touché •et réjoui, et combien elle rehausse à mes yeux le prix de la •couronne que je viens d'obtenir. Etre honoré d'un suffrage «comme le vôtre, loué devant une telle Académie par un homme -dont le jugement fait autorité dans tout le monde savant, c'est infiniment plus glorieux que tout ce que je pouvais espérer et sera •pour moi un puissant encouragement dans les travaux auxquels, si Dieu le permet, je compte me livrer encore. Ce ne sera, du reste, ni le premier, ni le seul que je vous devrai. Pendant un hiver que je passai à Paris en 1825, je suivis avec assiduité, je puis dire avec ■enthousiasme, vos leçons à la Sorbonne; j'en sortais électrisé, enflammé d'ardeur pour l'étude; je n'ai pas cessé dès lors d'étudier vos ouvrages, et je puis dire que c'est à vous en particulier que je dois mon goût prononcé pour l'ancienne littérature chrétienne, goût que plus tard j'ai eu le bonheur de faire partager à plusieurs de mes étudiants.

D'après cela, Monsieur, jugez du prix que j'attache à connaître le jugement que vous avez porté sur mon ouvrage. C'est ce qui «l'engage à vous demander s'il me serait possible d'obtenir la com- munication de votre rapport, s'il serait permis, par exemple, à M. Dufour de faire prendre pour moi une copie, au moins de la partie de ce rapport qui me concerne et de celle qui touche d'une manière générale au sujet que j'ai traité. L'indulgence avec laquelle j'apprends que vous avez parlé de mon mémoire me fait supposer que vous en avez plutôt relevé les faibles mérites que signalé les défauts. Ce sont pourtant ces derniers qu'il m'importerait de con- naître en vue de la publication que je me propose. Oserais-je en ■conséquence vous prier, Monsieur, de joindre au document officiel que je vous demande, quelques-unes de ces observations critiques et au besoin de ces conseils sévères, qu'on épargne en public à un auteur couronné, mais qu'on lui adresse dans le tête-à-tête lorsqu'on a vraiment à cœur son succès. Ce serait à mes yeux, veuillez le croire, le gage le plus sûr et le plus précieux de votre bienveillance, •et un service dont je sentirais tout le prix.

Veuillez me pardonner, Monsieur, ce qu'il peut y avoir d'indis- 4:ret dans ces demandes en coni^idération du motif qui me porte à

NOTICE BIOGRAPmQUE. CLVIT

voas les adresser, et agréez l'expression de mon dévouement et de mon profond respect.

E. Chastel.

Ce premier succès avait rassuré la timidité de Chaslel. l'avait même mis en belle humeur d'écrire, et incliné à saisir toute nouvelle occasion d'utiliser la notoriété qu'lF venait d'acquérir pour assurer la faveur du public lettré tt lui-même et à ses convictions. Il s'en présenta une bientôt^

En 1849. au milieu de la première explosion du socia- lisme dans la seconde République. l'Académie française- proposait pour sujet d'un prix de trois mille francs, prove- nant des libéralités de Monthyon, à décerner en 1852. la question suivante : « Rechercher l'influence de la charilé- dans le monde romain durant les premiers siècles de notre- ère. et. après avoir établi comment en respectant profon- dément le droit et la propriété, elle agissait par persuasion^, à titre de vertu religieuse, montrer par ses institutions- l'esprit nouveau dont elle pénétra la société nouvelle. »

Voilà une amorce pour Chaslel. Nous avons dit plus^ haut ce qui l'avait de bonne heure préparé pour de telles- études, en rappelant ce qui poussait les Genevois de ce- côté ; nous aurions pu mentionner encore le prix ac- cordé par l'Académie française, en 1834, au mémoire de- F.-M.-L. Naville sur Ui charité léfjale, les ouvrages qu'éla- borait en ce temps même un des anciens condisciples de- Chastel, léminent publiciste et économiste, Antoine Cher- buliez. et enfin les institutions sociales qui surgissaient si- Genève de la secousse de 1846. et partout de celle de 1848. La question proposée appelait les concurrents à considérer toute l'histoire de ces premiers siècles que Chastel con- naissait si bien, et à montrer les saintes virtualités du christianisme, dont il était si convaincu. Les recherches variées sur le passé et le présent, sur les premiers siècles et sur le nôtre, dans lesquelles on avait à s'engager, de- vaient plaire au professeur non moins qu'à l'ancien pas-

CLVIII NOTICE BIOGRAPHIQUE.

leur. Donciin ti'iple inlérét, historique, apologétique, pra- 4i{iue, l'y attirait comme un triple aimant.

Au commencement de l'année 1852, le mémoire était -expédié et il s'impiimaiten 1853'. Avant d'en raconter les -destins, il convient d'en présenter une brève analyse et ^t d'en dire l'esprit *.

Dans l'Introduction, l'auteur jette un coup d'œil sur les iemps antérieurs au christianisme. Puis, dans un premier Jivre, il dépeint l'influence de la charité durant les trois premiers siècles, directe sur les mœurs, indirecte sur le 'droit commun ; dans un second livre, il continue le tableau

' Études historiques sur l'influence de la charité durant les pre- miers siècles chrétiens, et considérations sur son rôle dans les sociétés modernes, par Etienne Chastel, professeur à Genève, ouvrage ■couronné en 18o2 par l'Acadéinie t'rannaise dans le concours ouvert sur cette question. Deo in pauperibus. Paris. Capelle, libraire-éditeur, 1853, g.-8° (419 pages).

* Nous ne saurions passer ici tout à fait sous silence l'ouvrage <le M. Ch. Schmidt, son rival, qui a pour titre : Essai historique sur In société civile dans le monde romain et sur sa transformation par le christianisme. On voit combien le professeur de Strasbourg élargit le programme. Fidèle, d'un bout à l'autre, à sa conception, 4lans un premier livre il étudie la société civile païenne, et ses <livers éléments lui fournissent des divisions qu'il reproduira dans les livres suivants. Le livre second oppose au paganisme la so- ciété religieuse chrétienne, ses principes fondamentaux et ses sen- timents quant à l'État, la façon dont elle considère la famille, les -classes laborieuses, les pauvres et les malheureux, les ennemis. De cette antithèse va surgir une synthèse qu'il expose dans le troi- sième livre, consacré aux tranformations opérées par l'influence chrétienne. Il montre d'abord la lutte de l'esprit païen et de l'es- prit chrétien, les moyens d'action de celui-ci et l'adoucissement qu'il apporte dans les idées et les mœurs avant et après Constantin, <tans la législation, la situation légale et réelle des femmes, des en- fants, des esclaves, des malheureux.

Une connaissance approfondie de la société païenne, un grantl nombre de faits, un plan original, un ordre symétrique, une con- viction bien assise de l'influence rayonnante du christianisme dans tous les sens, tels sont les mérites de l'ouvrage. Mais, comparé à Chastel, il est inférieur en ces points-ci : de s'être moins étroite- ment tenu aux termes du programme ; de s'être arrêté au Illme siècle ; ée n'avoir pas voulu ou su tirer de conclusions sur la société pré- i^ente, ce qui paraissait pourtant être le vœu de l'Académie.

NOTICE BIOGRAPHIQUE. CLIX

jusqu'à la fin du Vl"'^ siècle et se plaît à nous faire voir l'Église agissant en faveur des opprimés, esclaves, colons, gladiateurs, recommandant fortement l'aumône, sans atta- quer la propriété, administrant bientôt de grandes res- sources accumulées dans les évéchés et les monastères, entraînant le pouvoir civil dans son élan et l'amenant à coopérer avec elle par des mesures spéciales au relève- ment des malheureux.

De ce tableau de l'antique charité chrétienne l'auteur veut tirer quelques inductions générales touchant l'acti- vité qu'elle est appelée à déployer dans le temps présent. « 11 nous serait impossible, nous l'avouons, dit-il, de nous taire sur un semblable sujet. » De des considérations sur le présent et l'avenir de la charité, qui remplissent une partie notable de l'ouvrage, intitulée : « Résumé et con- clusions ». Il y traite tour à tour de l'action subventive et de l'action préventive de lacharilé. Arrêtons-nous quelque peu sur ces intéressantes considérations.

Si l'Antiquité faisait dépendre de l'État le droit de pro- priété, le christianisme lui assignait une origine divine. Aussi l'assistance romaine se faisait-elle par l'État, tandis que le christianisme la voulait libre et la confiait aux indi- vidus et à l'Église. Il arriva dans le cours des temps que des abus s'installèrent dans celte direction essentiellement ecclésiastique de la charité. Alors l'État, pour les corriger, dépouilla l'Église et se chargea du rôle qu'elle jouait dans le drame de la misère, « Mais, dit notre auteur, qui ne sent tout ce que la bienfaisance officielle la mieux admi- nistrée offre toujours de défectueux ? Toutefois, l'Étal ne peut s'en décharger brusquement. Devenu, par l'effet des révolutions politiques et religieuses, possesseur des anciens fonds de la charité, il doit les consacrer, en partie du moins, à leur destination jus(|u'à ce qu'il y puisse être pourvu d'une autre manière. » Maintenant il faut revenir à la charité volontaire des individus et des groupes, à la charité œllectiie qu'on ne doit pas confondre avec la cha-

CLX NOTICE BIOGRAPHIQUE.

rilé publique ou d'Étal, à la cliarité chrétienne enfin, qui est seule à la hauteur des plus grands besoins.

Après avoir ainsi représenté l'action subventive de la charité, l'auteur aborde son action préventive. On com- prend qu'il va célébrer la liberté du travail et ses bons eiïets, et dire ce qui doit les garantir, l'instruction, la mo- ralisation et la coopération des travailleurs. Relevons ici des passages qui en 1832 ne manquaient pas de nouveauté, avaient même un accent prophétique :

On peut entrevoir une époque où, pourvu par l'instruction de nouvelles ressources, l'ouvrier pourra offrir à la société un travail plus précieux et par mieux rétribué; il n'aura plus à lutter péniblement contre la concurrence des machines; où, des hauteurs (le l'intelligence qu'il a su gravir, il pourra défier ce déluge de force mécanique qui partout aujourd'hui lui dispute le terrain '.

Il faut l'entendre, à maintes reprises, célébrer les bien- faits, déjà grands et qui seront plus grands encore dans l'avenir, de l'association :

Nous avons lieu, dit-il plus loin, de croire que pour les industries qui n'exigent pas de fortes avances, un certain nombre d'ouvriers probes, laborieux, se connaissant assez pour avoir pleine confiance les uns dans les autres, commençant leur entreprise sur un pied modeste, mais le poursuivant avec persévérance, auraient, à la lon- gue, des chances de succès. Le principe d'association, par lui-même éminemment salutaire et fécond, le deviendra toujours plus à me- sure que l'instruction et la moralité feront des progrès parmi les classes ouvrières.

Avec les économistes de son temps, il se prononce en- suite pour les avantages de la petite culture, de la division des propriétés, pour l'abolition légale du privilège de pri- raogéniture, l'union de l'agriculture et de l'industrie, le transfert des manufactures des villes dans les campagnes, la colonisation. En tout cela un grand rôle est assigné à la science.

NOTICE BIOGRAPHIQUE. CLXI

Mais la science ne saurait se passer de la charité. « A quel guide plus éclairé pourrait-elle s'adresser ? On peut se tromper en aimant, mais on est bien plus sujet à se tromper en n'aimant pas. » Seule d'ailleurs, la charité a des accents persuasifs à faire entendre aux pauvres et aux riches tour à tour. Il terminait ces considérations par un appel qui est peut-être encore plus opportun aujourd'hui qu'alors :

A l'œuvre donc, le temps presse non à cause des dangers que

peut enfanter la misère si notre seul but était de les conjurer, peut-être serait-il déjà trop tard le temps presse parce que nos frères soutirent et qu'il ne sera jamais assez tôt pour les secourir. Dussent les secousses qui menacent encore Pordre social nous atteindre dès demain, aujourd'hui mt^me il faut travailler au bien des classes déshéritées ; il faut faire pour elles, et pour Dieu eu elles, ce qu'il ne serait plus temps de faire pour nous.

Dans notre exposé, tout sommaire (]u'il est. on a pu sentir quel esprit animait les réllexions du penseur. Peut-être convient-il df lemeltro plii> en vuepar (pielques citations.

Et d'abord, alors même (jue son thème est avant tout d'histoire et d'économie sociale, Chastel ne laisse pas ou- blier aux lecteurs qu'il est chrétien :

Si quelques-uns des motifs qui animaient jadis la charité ont au- jourd'hui perdu leur empire, les autres, par leur sublimité même, sont destinés à en obtenir d'autant plus. Dieu, père et protecteur de toute la race humaine ; tons les hommes unis en lui par les liens d'une étroite fraternité; l'amour pour nos semblables, inséparable de celui que nous devons à Dieu ; notre bonheur présent et à venir proportionné à l'énergie de ce double amour; la bienfaisance, con- séquence nécessaire, expression naturelle de toute charité vive et sincère : ce sont des vérités qui, pour être anciennes, n'ont rien perdu de leur certitude, et qui fournissent une base inébranlable à ce devoir. Proclamées par le plus grand des révélateurs, scellées de son sang, mises en évidence sur sa croix, confessées par tout ce

XI

CLXII NOTICE BIOGRAPHIQUE.

qu'il y a eu, depuis dix-huit siècles, d'esprits éminents, d'àmes élevées, chères au chrétien, reconnues par tous les vrais philoso- phes, CTi accord avec les notions les plus claires de notre intelli- gence, ainsi qu'avec les plus nobles instincts de notre cœur, con- firmées par tout ce que l'expérience et la saine raison nous révèlent des desseins de la Providence, loin d'avoir rien à redouter des pro- grès du siècle, elles sont destinées à briller d'un éclat toujours plus vif, à mesure que les hommes eux-mêmes s'éclaireront.

De cette haute région, redescendant au milieu des con- ditions sociales actuelles, on ne s'étonnera pas qu'il s'adresse avant tout à la conviction de l'individu, auquel directement s'impose le devoir de la cliarité. Il se rangera donc parmi les individualistes sérieux qui demandent beaucoup, sinon tout à la liberté, au régime libre et volon- taire :

Pour les maux qu'on ne peut espérer de prévenir, et qu'en con- séquence il est nécessaire de soulager, au lieu de tourner dès l'abord nos regards sur l'État et de nous attendre à lui comme aune seconde providence, examinons chacun ce que nous pouvons faire individuellement ; pourvoyons chacun, selon nos moyens, aux infortunes que nous connaissons, et qui sont à notre portée ; ayons chacun, comme les premiers chrétiens, notre trésor sacré, grossi d'une partie de nos épargnes et nous puisions en faveur des malheureux. Puis, pour les maux qui réclament un plus grand déploiement de ressources, adressons-nous à la charité colieclive, mais toujours privée et volontaire.

Il s'élèvera contre le socialisme d'Étal :

Ce n'est pas la charité qui condamnera froidement toute une portion du genre humain à des privations sans espoir; mais ce n'est pas elle non plus qui enseignera au pauvre à chercher son bonheur aux dépens du riche; elle sait que jamais bien durable ni réel ne s'obtient par la voie de l'injustice. De quelque couleur qu'on pare la spoliation, qu'on la déguise sous les noms de commu- nauté, d'impôt progressif, de droit au crédit, de droit au travail, qu'on propose au nom de l'Etat des brigandages qu'on n'oserait propo-

NOTICE BIOGRAPHIQUE. CLXIH

ser en son propre nom ; tout ce qu'on y gagnerait serait, par la des- truction du travail, un niveau commun de misère. Le sauvage, dit Montesquieu, coupe Tarbre par le pied pour en avoir le fruit; voilà l'image de la prospérité que promet le socialisme : aujourd'hui le pillage, demain la famine. Ce n'est pas la charité qui conseillera jamais cette voie. Animée d'une bienveillance universelle pour les hommes, elle tient la balance égale entre eux tous; c'est de leur union, non de leur hostilité mutuelle, qu'elle leur fait attendre leur commun avantage, c'est parle bien de tous qu'elle enseigne à cher- cher le bien particulier de chacun.

Le rôle de l'État est plutôt négatif :

En général, pour toutes les oeuvres qui sont du ressort de la bienfaisance, une action indirecte est celle qui nous parait le mieux

■convenir à l'État Qu'avec tous les ménagements nécessaires,

mais avec une persévérance infatigable, les gouvernements s'appli- <juent à détruire les abus qui perpétuent la misère.

Il les énumère : entraves au travail et à la circulation <Jes produits, monopole, proleclionisme, fêtes puériles, armements ruineux, surcharge des frais de l'administration et de la justice, etc.. etc., et il ajoute :

C'est ainsi que je comprends l'action des gouvernements

"Se les chargeons pas de soins plus étendus. Ils feront assez pour la charité, s'ils fondent solidement le règne de la justice, ils feront asser de riches, s'ils ne font pas de pauvres, assez de bien, s'ils empêchent le mal.

Cependant, son individualisme n'est rien moins qu'égoïste et utilitaire, et si nous avions beaucoup de partisans pa- reils de l'individualisme, ce système soulèverait moins de défiances ou de répugnances parmi les classes soutirantes. Aujourd'hui, depuis l'établissement de la démocratie, la situation, la compétence et le rôle de l'État ont grandi. L'Étal demandant à tous ce qu'on appelle l'impôt du sang, et otVrant à tous une participation à ses affaires, que l'excès -de la misère pourrait rendre impossible ou dangereuse, est

CLXIV NOTICE BIOGRAPHIQUE.

amené à s'intéresser plus directement à l'éducation et au bien-être de ses ressortissants. Il n'est plus un tuteur im- posé à la masse, il en est le représentant. La collectivité s'aide elle-même en aidant chacun de ses membres. L'État est donc plus sollicité et plus autorisé qu'autrefois à sur- veiller et corriger les abus qui sont des pourvoyeurs de la misère et des fauteurs de la dégradation des individus, à protéger les faibles, tendre la main aux misérables, s'in- terposer comme un médiateur officieux entre les classes en lutte, intervenir même comme un législateur dans la détermination des conditions du travail. C'est ce que récla- ment de lui ceux qui soulfrent, et qui ne réussissent pas à s'aider sulfisamment eux-mêmes ; c'est à quoi l'encoura- gent plus ou moins discrètement des penseurs, des hom- mes d'État, des hommes d'Église, devenus les organes du socialisme dit scientifuiue ou du socialisme dit chrétien. Nous croyons qu'un esprit clairvoyant comme l'était Chas- te], entrerait aujourd'hui dans ces voies-là. ou ne condam- nerait pas les observateurs sagaces des signes des temps qui s'y sentent poussés par une impulsion croissante. Tel quel, et venu à son jour, il devait plaire à l'Académie française. Son mémoire, riche de connaissances sur l'état de la société romaine, informé de toutes les idées et expé- riences contemporaines, écrit avec autant de chaleur que de correction, gagna les sufl'rages de l'illustre compagnie; il fut couronné. Voici en quels termes le secrétaire perpé- tuel de l'Académie, Villemain, énonçait son jugement dans la séance publique annuelle du Jeudi 19 août 1852, présidée par M. Vitet, directeur :

L'Académie ne peut que se féliciter d'avoir indiqué ce but, pro- posé ce travail. D'excellents essais d'histoire et de jurisprudence morale en sont sortis. Les monuments des premiers siècles chré- tiens, la législation païenne, la philosophie, l'éloquence religieuse, comparées avec soin, ont otîert, en réponse aux paradoxes anarchi- ques, une précieuse tradition de faits incontestables, d'idées justes, et vraies, de sentiments vertueux et puissants sur les âmes.

NOTICE BIOGRAPfflQUE. CLXV

Ce sujet, digne de notre temps, avait attiré des esprits graves. Douze traités manuscrits ont longtemps occupé les juges. Deux ou vrages surtout ont fixé leur estime par une connaissance approfon- die du sujet, par une méthode judicieuse et ferme, par une ten- dance au vrai et à l'utile, inséparables ici comme ailleurs, par le dégoût enfin de ces falsifications du passé, qui voudraient le plier au service des paradoxes actuels et, entre autres impostures, assi- miler ce qui se ressemble le moins dans le monde, l'anstère abné- gation, le détachement spirituel de la morale évangelique, et l'égoïsme violent, le matérialisme armé de Thomas Payne et de tant d'autres.

(Suit l'appréciation de l'ouvrage de Ch. Schmidt.)

L'autre ouvrage, également à part, inscrit sous le 5, porte pour épigraphe : t A Dieu, dans les pauvres, » Deo, in pauperibus.

S'il est moins chargé de témoignages et d'autorités textuelles, et s'il procède par des déductions moins complètes, il n'en est pas moins écrit sur une étude profonde et ancienne des premiers âges chrétiens. Cela même apparaît dans la marche plus libre de l'auteur. Ce qu'il dit suppose la connaissance de ce qu'il néglige. Familia- risé, par un précédent travail, qu'a couronné l'Académie des ins- criptions, avec l'histoire de la chute du paganisme, et par consé- <]uent de l'établissement et des bienfaits soudains et graduels du christianisme, il s'oriente facilement à travers cette immense ques- tion de la charité, il la comprend, il la développe en judicieux antiquaire, en historien qui sait peindre, et en ami religieux de l'humanité; il la rapproche des intluences oratoires du prosélytisme chrétien, et il sait la confronter aussi à nos expériences, à nos spéculations modernes, avec une science analogue à celle de son docte concurrent, et par des formes et des procédés d'esprit diflFé- reutSj sans être inférieurs.

Ces deux ouvrages nous paraissent donc s'appuyer, se compléter l'un l'autre, et olTrir la plus instructive, la plus morale solution du problème posé. La décision de l'Académie qui leur partage le prix ne paraîtra, nous le croyons, à tout lecteur attentif qu'un juste hommage à deux rares mérites, entre lesquels l'estime même inter- dit la préférence. En même temps. Messieurs, l'Académie a pensé ■que la valeur du prix devait être élevée ; et, d'après sa demande.

CLXVI NOTICE BIOGRAPHIQUE.

autorisée par M. le ministre de l'instruction publique et des cultes^ le prix proposé de 3000 fr., porté à oOOO par un prélèvement sur la dotation Monthyon, formera deux prix égaux, décernés aux deux savants auteurs, M. Charles Schmidt, professeur à la faculté de théologie de Strasbourg, et M. Etienne Ghastel, professeur à Genève.

Nous tenons à citer ici les lettres par lesquelles P. de Ségur, Mignet, Guizot et Villemain, remerciaient l'auteur (le leur avoir envoyé son ouvrage imprimé :

Je vous remercie mille fois, Monsieur, du souvenir que vous avez bien voulu me conserver et du livre si utile et si précieux que vous voulez bien m'envoyer. Je devais être empressé de vous en faire savoir le succès par notre bon et excellent ami commun, M. Dufour, car jamais livre n'avait mieux répondu aux intentions du legs de M. de Monthyon, et ce savant ouvrage est de ceux qui doivent produire autant de bien que tant d'autres ont fait de mal à notre société moderne.

C'est une bien rare et bien bonne fortune pour notre Acadé- mie d'avoir à couronner une œuvre pareille, et c'est à nous, Monsieur, à vous remercier de nous en avoir donné l'occasion

Le général P. de Ségur. Paris, le 1er avril 18o3.

L'Académie a reçu l'exemplaire que vous avez bien voulu lui adresser, en hommage, de vos Études historiques sur l'influence de la charité durant les premiers siècles chrétiens, et considérations sur son rôle dans les sociétés modernes.

Ce remarquable ouvrage a été déposé dans la bibliothèque de l'Institut, ses membres pourront le lire avec tout l'intérêt qui s'attache à l'importance du sujet et au mérite de l'écrivain.

Veuillez agréer. Monsieur, l'assurance de ma haute considération et mes remerciements pour l'exemplaire que vous avez bien voulu me destiner personnellement.

MiGXET.

Paris, 13 avril 1853. J'avais pris, Monsieur, un vrai et sérieux plaisir à lire votre ma-

NOTICE BIOGRAPfflQUE. CLXVH

nnscrit et à entrer |;our quelque chose dans sou succès. Je le relirai imprimé, et je suis sûr que j'y prendrai le même plaisir. Vous avez vidé la question historique, et, peu s'en faut, la question philoso- phique. Je vous en remercie pour ma part, et je compte que le public sera de mon avis.

Recevez, je vous prie, avec mes remerciements, l'assurance de ma considération très distinguée.

GUIZOT.

Monsieur,

L'Académie ne pouvait accueillir qu'avec beaucoup d'intérêt la publication du savant travail qui vous a obtenu l'un des prix décer- nés sur le sujet de la Charité dans les premiers siècles chrétiens. L'extension même que vous avez donnée au texte proposé par l'Académie, les points de vue modernes que vous y avez ajoutés n'en rendent l'application que plus politiquement utile, et doivent concilier à votre ouvrage la faveur publique.

Je n'ai pas la prétention de joindre de nouveau à toutes les mar- ques d'eslime qui vous sont dues l'expression de mon ftiible suf- frage ; mais je vous remercie bien volontiers, Monsieur, des indi- cations précieuses et des lumières qu'une seconde lecture me fait trouver dans vos recherches si exactes et dans vos conclusions également précises et généreuses.

Veuillez agréer, Monsieur, l'assurance de ma considération la plus distinguée.

ViLLEMAIN.

Paris, ce 'il avril.

Cha.stel recueillit encore d'autres témoignages approba- tifs d'hommes et de journaux compétents, auxquels se mê- laient, comme toujours quelques critiques.

C'est d'abord Marlin-Doisy. économiste et philanthrope de mérite, inspecteur des prisons, puis inspecteur général des établissements de bienfaisance, un des fondateurs de la « Société d'économie charitable, » et l'un des concur- rents de notre auteur, qui avait demandé à un tiers de le mettre en rapport avec le lauréat. De là, un échange des. deux mémoires et de lettres courtoises. En septembre 1853. Chastel écrit:

CLXVni NOTICE BIOGRAPHIQUE.

"^...¥0118 faites mieux que la théorie de la charité, vous en faites la pratique et l'application journalières. Sur l'histoire même, vous aviez depuis longtemps le pas sur vos concurrents, et pour moi, en particulier, je me reconnais hautement votre déhiteur. En compo- sant mon ouvrage, j'avais sous les yeux votre Histoire de la charité ', qui souvent m'a fourni de précieux renseignements

Et il ajoute noblement en finissant :

Je voudrais que tous les gens de lettres apprissent par votre exemple qu'au-dessus des misérahlos luttes de ce bas monde, il existe une région élevée et sereine disparaissent tous les murs, toutes les couleurs, tous les drapeaux qui nous séparent, et les amis du bien, à quelque parti qu'ils appartiennent, peuvent s'en- tendre et s'unir pour marcher en avant.

Dans la réponse de Martin-Doisy. on lit ces lignes flat- teuses :

Quand j'ai su que j'avais été heurter mon léger bagage contre des géants de la science, je n'ai pu que rougir de mon audace. 11 aurait fallu pour mon succès que je trouvasse les érudits occupés ailleurs... Vous avez fait à la science de l'économie charitable le plus riche présent qu'elle pût recevoir.

C'est ensuite une feuille sérieuse qui porte le jugement que voici :

Empreintes d'une chaleureuse sympathie pour les malheureux et d'un attachement sincère aux saines doctrines du christianisme, ces études révèlent en même temps une grande rectitude de juge- ment et une connaissance approfondie des vérités de l'ordre écono- mique.

Il fallait le tact d'un esprit juste et les connaissances d'un écono- miste instruit pour distinguer dans l'ensemble des doctrines préco- nisées à ces époques de rénovation sociale

^ Origines et fondements de la liberté, de l'égalité et de la frater- nité parmi les hommes, ou histoire de la charité. 1848.

NOTICE BIOGRAPHIQUE. CLXIX

tii rt'siiiiif. le livre de M. Chastel, inspiré p.ir les meilleurs sentiments, d'une excellente méthode, d'un style toujours élevé, est rempli de faits intéressants Il a déployé une très srrande érudi- tion, et comme toute chose peut avoir son inconvénient, on lui reprochera peut-être d'avoir, à cet égard, manqué de sobriété '.

En revanche, une plume catholique, mécontente de l'échec d'un des concurrents, M. de Champagny. s'exprime sur l'ouvrage couronné avec une aigreur trop sensible dans les lignes (ju'on va lire :

Les ouvrages du con)te de Champagny et de Chastel se ressem- blent par leur côté principal, à savoir par une éclatante justice rendue aux merveilles de la charité catholique

Chastel s'étend plus sur les faits, sur les résultats, il les constate avec soin ; mais c"est plutôt un inventaire exact qu'une apprécia- tion intelligente et sûre. Il touche à ces souvenirs vivants comme à

des monuments d'un ûge éteint Le mouvement intérieur, Tar-

<leur de conviction, le fen et la flamme manquent. Certes, il y a des recherches approfondies ; la méthode est satisfaisante, quoi- qu'un peu trop compliquée et trop allemande. L'historien, le oubli- ciste, l'économiste, y trouveront des docanjenls riches et pré- cieux On sent que le livre a été écrit sous le souffle froid et

rebelle de Genève. Et cependant déjà pour un esprit impartial, combien cet exposé ne renfernierait-il pns de lumières! Combien à approcher du foyer brfilant de la charité primitive, combien le cœur ne devrait-il pas s'échaufler? Combien les glaces du doute et de l'erreur ne devraient-elles pas foudre et disparaître

L'œuvre de M. Chastel n'est qu'un aperçu d'histoire, celle de M. de Champagny est une leçon de politique chrétienne et sociale '.

Un critique bienveillant, mai? très franc et singulière- ment compétent, si l'on peut reconnaître Gieseler à la signature G^ ? émet dans une revue allemande sa- vante ' un doute grave sur la thèse commune aux deux

Journal général de l'instruction publique, 16 septembre 1854. ' L'Union. 23 septembre 18oi.

» Gœttingische gelehrte Anzeigen, no* 62, 63, 64 des 20 et 22 avril i8o4.

CLXX NOTICE BIOGRAPHIQUE.

lauréats, et qui d'ailleurs était impliquée clans le pro- gramme. Le croirait-on ? Il est peu disposé à admettre l'in- lluence bienfaisante du christianisme sur la philosophie et la législation de l'empire. Et voici ses arguments : Cette tendance humanitaire qu'on y remarque datait déjà de l'empereur Auguste et procédait de la politique. Tandis, que la républitpie avait fait du citoyen le serviteur de l'État, mais, par compensation, lui concédait une autorité absolue dans la famille, l'empire, qui limite les droits des citoyens dans l'État et la famille, accorde, par contre, des faveurs aux classes opprimées. Libre cours est laissé alors aux idées philosophiques. Sénè(iue cherche un frein au despo- tisme croissant des Césars dans l'humanitarisme. Le besoin religieux se réveille chez lui et d'autres, et se combine avec des idées élevées qui conlinent au christianisme mais ne découlent pas historiquement de lui. Quant aux juriscon- sultes romains, ils étaient trop nourris de la tradition clas- sique et trop réalistes pour avoir subi l'influence chré- tienne. Donc l'aflirmation de Chastel est contestable. D'autre part, ajoute le critique, les développements de son livre sur l'époque qui va du IV^™^ au VI™'' siècle oITrent des pages attentivement travaillées et abondantes en belles remarques.

Un honneur qui flatta particulièrement notre écrivain, ce fut la traduction de son ouvrage en allemand, puis en anglais. Déjà en mai 1853, l'éminent professeur de théo- logie de Bàle, Ch. Hagenbach, exprimait le vœu qu'il passât dans sa langue :

Bâie, le 14 mai 1853.

Monsieur, Si j'ai différé jusqu'à présent les remerciements pour le précieux cadeau littéraire dont vous avez bien voulu ni'honorer, je vous prie de ne pas m'imputer ce retardement (sic) comme une négligence de ma part. La seule cause de ce délai, qui m'excusera, à ce que je pense, suffisamment à vos yeux, c'est que je voulais d'abord terminer la

NOTICE BIOGRAPfflQUE. CLXXI

lecture de cet excellent livre. Mainteuant, après avoir éprouvé les délices de cette lecture aussi instructive qu'édifiante, je ne saurais vous dire ce qui m'a inspiré le plus d'intérêt, ou la haute impor- tance du sujet et la richesse des matières que vous avez approfon- dies à merveille, ou la manière dont vous savez traiter une question si délicate, ou enfin le but éminen:ment pratique que vous ne perdez jamais de vue.

Vous me permettrez sans doute de donner une petite relation de votre ouvrage dans mon journal, et de diriger l'attention de mes lec- teurs vers une partie de l'histoire ecclésiastique qui n'a été négligée que trop longtemps par nos savants écrivains allemands, sauf le vénérable Xeander, qui a enfilé un nouveau chemin sous ce rap- port. Une traduction allemande de votre ouvrage serait bien à désirer. Si j'ose me permettre encore une demande, c'est que vous puissiez vous résoudre à continuer l'histoire de la charité chrétienne, en montrant comme elle s'est développée dans le moyen âge, sous l'intluence du protestantisme, du piétisme, du méthodisme, du catholicisme moderne, etc. Voilà une tâche bien digne de vos méditations et de vos travaux. Pardonnez-moi cet épanchement peut-être indiscret, qui n'est que le résultat des impressions que la lecture de votre livre a faites sur moi. Pardonnez en même temps les barbarismes de mon style, et veuillez agréer l'assurance de ma parfaite considération.

Ch. HA<;KNBArH.

Cliastel recevait l'année suivante du rédacteur des Flîe- (fende Bliitter, du célèbre fondateur de la « Mission inté- rieure » en Allemagne. Wicliern, de Hambourg, une lettre nous aimons à voir le philanthrope pratique rendre hommage à riiistorien et au théoricien :

Horn, près Hambourg, 19 juillet 18o4.

Très honoré professeur, Vous avez eu il y a quelque temps l'amabilité de m'envoyer votre précieux écrit. Jusqu'à présent je ne vous ai pas exprimé ma recon- naissance. La traduction suivante que j'ai faite vous témoignera combien je la sens et la sentirai toujours. Ainsi l'influence de votre

CLXXII NOTICE BIOGRAPHIQUE.

ouvrage va s'étendre chez nous, et d'autres s'uniront à moi pour vous en témoigner leur gratitude.

Votre dévoué. Wichehn.

Avec celle lettre, arrivait la traduction allemande ' dont le docteur avait écrit la préface.

Trois ans après, paiaissait la traduction anglaise, sur la terre américaine ^

Le professeur d'histoire ecclésiastique, qui. avant même d'enseigner les étudiants, et de rechercher les suffrages des lettrés par les deux savants livres que nous venons d'analyser, avait porté naguère en chaire l'histoire du christianisme, devait éprouver un désir croissant avec les années de vulgariser ce grand ohjet de connaissance, en offrant au puhlic la substance de ses cours. Il le déclare ouvertement :

On peut prévoir, qu'un jour la connaissance des annales chré- tiennes fera partie de toute éducation vraiment libérale. C'est pour seconder, autant (ju'il est en moi, l'intérêt, la curiosité dont elles deviennent de plus en plus l'objet, c'est pour en simplifier l'étude, pour en faciliter l'intelligence, que j'ai entrepris de les résumer dans un rapide tableau '.

Le voilà donc qui publie, pendant le laps d'une quin- zaine d'années, quatre ouvrages, que nous appelons des tableaux ou plutôt des manuels * de l'histoire de l'Église

' Historische Studien ueber den Einfluss der chrisllichen Barm- herzigkeit in den ersten sechs Jahrhunderten der Kirche, von Etienne Chastel, professor in Genf. Aus dem franzôsischen ueber- setzt von **, mit einem Vorwort von J. H. Wichern, Doctor der heiligen Schrift. Hamburg. Agentur des Rauhenhauses. 1854. 8°.

■•' Stephan Chastel. The Charitv of the primitive Church, trans- lated by G. A. Matile, Philadelphia, 1857. l^o.

* Le christianisme dans l'âge moderne, préface.

* Ce n'est pas l'auteur qui leur a donné ce titre. Une fois, il a employé celui de Coup d'ceil historique.

NOTICE BIOGRAPHIQUE. CLXXIII

dans les quatre grandes périodes de ses destinées. La pu- blication se fit à intervalles inégaux, selon les convenances de l'auteur non selon l'ordre chronologique. Le preniiei-. (pii parut vingt ans après l'ouverture de ses cours, retraçait le moyen âge chrétien '. Chastel pensait-il que cette époque était moins connue que d'autres, ou bien subissait-il l'en- Irainement général qui tournait les regards sur le réveil des prétentions de la papauté, l'approche du concile du Vatican ? Les deux raisons, croyons-nous. Cinq ans plus tard, il racontera les longues luttes des deux Églises d'occi- dent, protestante et catholique, sans oublier celle d'orient-. Puis il remontera aux temps an(i(|ues\ .\euf ans s'écoulent, et le professeur fait paiailre enfin l'histoire de la chrétienté contemporaine \ Il n'ignore pas les dirticultés particulières de celle dernière entreprise. « Nul, dit-il. ne voit dans ses dimensions véritables l'olijet qui touche ses yeux. Les faits de l'histoire, ainsi que l'ensemble d'un tableau, demandent à être contemplés d'un peu loin; il leur faut la distance et la perspective. » Mais l'intérêt qu'éveille un pareil sujet en compense bien les dillicultés. Aussi n'a-t-on pas manqué de traduire ce manuel. Comme nous l'avons dit (page Lxxxviii); l'unitaire J.-R. lîeard l'a fait passer en anglais *. et voici ce qu'il en dit dans quelques mots d'introduction ;

La satisfaction qiit' ma iirociiiv^e l'étude de cet ouvrage est si grande, que j'ai résolu, avec le consentement de l'auteur, de le faire connaître au public anglais.

' Le Christianisme et l'Église au moyen dije. Coup d'oeil histo- rique, ï^'s^^^i (338 pages).

^ Le Christian'isme dans l'iuje moderne 1520 1800. 1864 (351 pages). A la fm une table générale alphabétique des dix-huit pre- miers siècles (15 pages).

* Le Christianisme dans les six premiers siècles, 1865 (399 pages).

* Le Christianisme dans les dix-neuf premiers siècles. Quatrième partie : Le christianisme au dix-neuvième siècle, 1874 (375 pages).

* Christianlty in the Nineteenth Century, a religions and philo- sophical survey of Ihe immédiate past, according to the spirit of Jésus, hy Etienne Chastel. Translated from tlie french l)y John R. Heard, ÙD. 1874.

CLXXIV NOTICE BIOGRAPHIQUE.

Sous la conduite d'un •ruide aussi habile et expérimenté que

respectueux et aimant, qui a vécu dans un commerce intime et con- stant avec JésuSj le lecteur pénètre dans le cœur et la vie du XlX^e siècle. Le professeur Gliaslel a pris Christ avec lui, Christ et nul autre, dans cette revue instructive et intéressante de l'Église et du monde, ou de la civilisation chrétienne

Le ton et la tendance de l'ouvrage portent à la joie et à l'espé- rance, de sorte que l'étude attentive qu'on en fera, combattra le découragement, éloignera le doute et édifiera dans la foi, l'espé- rance et la charité, c'est-à-dire dans l'essence du christianisme comme de toute religion véritable.

Rien de plus frappant qie I impartialité de ces pages. Les noms de tous les grands penseurs religieux du XlX'"e siècle y sont men- tionnés avec équité, quelque rapprochés ou éloignés qu'ils soient de leur juge, l'ér.idit et bienveillant auteur.

Absolument étranger au parti-pris et ne craignant ni ne flattant l'orthodoxie ou l'hétérodoxie, quelles que soient leurs ombres, il caractérise avec la même impartialité les catholiques et les protes- tants, les calvinistes et les arminiens, sans négliger les unitaires.

La manière dont il parle de ces derniers est un exemple non seulement de sa droiture, mais aussi de la méthode minutieuse et remarquable avec laquelle il traite son sujet. Nous trouvons ici Priestley, Ctianning et Parker élevés à leur vraie place, et si bien caractérisés dans leurs rapports respectifs, que nous avons en quelques mots une histoire du mouvement religieux parmi les unitaires modernes,

La vie du vrai chrétie;i est celle qui est inspirée par la personne tle Jésus. Cette pensée est le principe central de l'ouvrage : aussi y a-t-il eu pour moi devoir et j)laisir tout ensemble à le faire passer dans ma langue maternelle. Ce volume aura de la valeur pour tous ceux qui préfèrent Christ à eux-mêmes.

On comprendra que nous ne donnions pas ici de résumé de ces résumés '. Disons seulement que le plan général adopté pour chacune des périodes, et des fragments

' Les quatre manuels sont du format in-12, ont été i.iiprimés à Genève ou à Paris, édités à Paris et à Genève par la maison Cherbuliez, et contiennent un total de 1499 pages.

NOTICE BIOGRAPHIQUE. CLXXV

entiers, ceux surlout l'auteur récapitule leurs traits (listinctifs, ont été reproduits 'presque tels (juels. dans le grand ouvrage postérieur. Inutile d'en fournir, comme nous pourrions aisément le faire, la preuve par des tableaux comparatifs.

Ces manuels ont les (jualités requises pour vulgariser la science : idées générales bien posées, rien de superflu, divisions nettes et larges, précision sans sécheresse, aisance et agrément du style. Tous les criliijues sont d'ac- cord à louer ces mériles-lii. Qu'on considère la lettre écrite à Chastel par l'illustre auteur de l'histoire de la civi- lisation en Europe et en France :

J'ai reçu et déjà à pou près lu, Monsieur, avec beaucoup d'inté- rêt en commençant et de satisfaction en tinissant, votre Essai sur le christianisme au moyen û(je. J'y ai retrouvé tous les mérites que j'avais pris plaisir à rencontrer dans vos premiers travaux histori- ques. Vous aurez toute raison de résumer ainsi les principales époques de notre histoire religieuse, et si je puis, quand vous vien- drez à Paris, vous être l)on à quelque chose dans vos éludes sur ce sujet, j'en serai charn)é.

Recevez je vous prie. Monsieur, avec mes remerciements l'assu- rance de ma considération distinguée.

GUIZOT.

Val Ilicher. 13 août 185J.

Sur ce même manuel, la Gazette de Lausanne s'exprime ainsi :

La sûreté de la marche, le choix et lenchainement des détails, la clarté continue de cet exposé en rendent la lecture extrêmement facile. Et pourtant quelle solidité el quelle profondeur! Elles se dis- simulent sous la simplicité et la sohriété du style, avec autant de soin que nous voyons d'autres écrivains en preiulre pour étaler souvent les apjtarences de ces mérites.

Voici ce que dit le Lien ' du « Christianisme dans les six premiers siècles : »

> Du 18 mai 1867.

CLXXVI NOTICE BIOGRAPHIQUE.

M. Chastei est un de ces savants moùesles dont les excellents travaux se font lire et apprécier à petit bruit. Esprit sagace, juili- cieux autant qu'érudit, ses travaux historiques, déjà nombreux, méritent la plus grande attention par leur clarté d'exposition, leur méthode, leur style agréable. Leur lecture est à la fois instructive et attachante

Désirez-vous connaître sin)plement ce qui s'est passé, et comment se sont succédé tant de péripéties, vous prendrez les trois volumes du professeur de Genève, et, sans ennui aucun, vous saurez tout ce qu'il faut savoir.

Le journal Ihéologique duD'Carl Zimmei^mann,de Darm- stadl, consacre en 1866 deux arlicles à l'apprécialion des trois premiers manuels dont, après quelques critiques de détail, il se complaît à dire beaucoup de bien, car il y trouve équité des jugements, sens pieux et moral, solidité d'érudition, connaissance rare en France des destinées de l'Église allemande, art de la composition, surtout dans le tableau du moyen âge, talent d'intéresser les lecteurs '.

Ces manuels n'ont pourtant pas eu autant de succès qu'ils en méritaient. L'auteur, il est vrai, n'a fait pour les répandre aucune réclame, besogne désagréable à bien des chercheurs, mais nécessaire. Au reste, dès l'origine il pro- jetait la publication d'un grand ouvrage complet sur la matière. Pourquoi donc lançait-il au préalable les manuels? Pour mettre en appétit le public, sans doute, mais aussi dans la ci\iinte d'être arrêté par la mort, qui pourtant l'a bien laissé achever tranquillement son œuvre. Voyez ce qu'il écrivait dans la préface du premier en 1859 :

Si je vis assez pour une publication plus étendue, dont les maté- riaux sont entre mes mains, on y trouvera des détails à l'appui des résultats que je ne puis ici qu'énoncer, et l'on me rendra, je l'espère, la justice de reconnaître que je n'ai été ni précipité ni téméraire dans mes généralisations. Mais la vie est courte*, les

' Theologiches LiteraturblaU, 3 février et 27 juin 1866. * Il devait vivre encore 26 ans.

NOTICE BIOGRAPHIQUE. CLXXVH

années s'écoulent rapidement, et dans le doute s'il me sera donné de tracer en son entier un si vaste tableau, je désire au moins, s'il se peut, en achever l'esquisse.

Et aussitôt son collègue, D. Munier, le prenant au mot, insistait pour quïl ne manquât pas de tenir sa promesse :

L'inestimable privilège pour un homme d'avoir pu et voulu tra- vailler trente ans consécutifs sans en avoirjamais été détourné, doit avoir pour résultat et pour récompense plus que des cours à des élèves de vingt ans. Pour vous, pour nous, pour l'Église entière, je vous souhaite du fond du cœur les forces et la santé nécessaires pour publier un jour le grand ouvrage dont le volume que vous voulez bien m'envoyer n'est sans doute que le ballon d'essai.

Le 31 mai 1881. dans une .séance extraordinaire de la Faculté, tous les professeurs sont présents. « M. Chastel annonce oralement sa démission, dont il va prévenir le Conseil d'État. La Faculté est unanime à lui adresser ses regrets sans oser insister, parce qu'il dit que les exigences de la publication de son grand ouvrage l'y obligent*. »

Libéré des occupations du professorat en juillet, fermant dès lors sa porte aux bruits du dehors, tour à tour à sa campagne de Perroy et à la ville, il se voue tout entier ta celte grosse besogne de dernière rédaction et d'impression de son cours, avec une intensité, une régularité, une per- sévérance dans le travail, qui devaient le conduire à l'achèvement désiré, en moins de trois ans. Il avait d'ail- leurs deux collaborateurs, auxquels il se plait à rendre jus- tice : « Pour l'exécution de mon entreprise, dit-il ', je me fais un plaisir de le témoigner ici, j'ai trouvé une aide précieuse dans le zèle et le savoir de M. le pasteur Edouard Montet, récemment gradué Docteur à la Faculté de théologie pro- testante de Paris, pour une thèse remarquable sur l'his-

* Procès verbaux de la Faculté.

* Avant-propos du tome V, p. v.

CLXXVIII NOTICE BIOGRAPHIQUE.

toire des partis saducéen et pharisien. Qu'il me soit aussi permis de le dire, le Jugement éclairé et l'inépuisable dévouement d'une compagne, dès longtemps associée à mes travaux, m'ont rendu pour celui-ci les meilleurs services '. »

L'ouvrage parut en cini] tomes successivement, de 1881 à 1883^ On voit, par la note, (ju'il divise l'histoire du christianisme en trois âges, le premier, le moyen, le moderne, tel âge en périodes. Dans cette division chrono-

' Voici quelle a été, dans le travail en coninmu, la part de M. Montet : revision de la matière, d'un bout à l'autre, particuliè- rement des six: premiers siècles, des sectes du moyen âge, de l'his- toire (le la théologie, de la théologie allemande notamment revision moins profonde ipie ne l'eût voulu le jeune savant vérification des citations et des dates, confection des index, une première correction des épreuves. La collaboration de M"ie C.hastel, toujours si utile et si modeste, portait principalement sur la forme ; elle a recopié une partie des manuscrits, et revu aussi les épreuves.

* Les cinq tomes ont pour titre commun : Histoire du christia- nisme, depuis son origine jusqu'à nos jours, par Etienne Chastel, professeur de théologie historique à l'unioersité de Genève. (Les deux derniers ajoutent à cette qualité celles de Docteur es lettres et en théologie.)

Voici les titres particuliers de chacun des tomes :

T. I : Premier âge. Première période : Le christianisme avant Constantin. 1881, xin et 464 pages.

ï. II : Premier âge. Seconde période : De la conversion de Con- stantin à l'hégire de Mahomet. (Avec un Index alphabétique des tomes I et IL) 1881, iv et 6;{1 pages.

T. III : Moyen âge. De l'hégire de Mahomet à la Réformation de Luther. (Avec un Index alphabétique.) 1882, 038 pages.

T. IV : Age moderne. Première période : Le christianisme aux XVI^^ et XVII'^^ siècles. (Avec un Appendice, contenant l'opus- cule : Fénelon et Bossuet, etc.) 1882, .o75 pages.

T. V : Age moderne. Seconde période : Le christianisme au.r A'FI/Jme et A'LYme siècles. (Avec un Appendice contenant : 1 . Lettres inédiles de M"ie de Maintenon ; 2. Correspondance de Charles Bonnet avec Haller; 3. Réponse à Montalembert et un Index alphabétique des tomes IV et V.) 1883, vi et 502 pages.

Ces cinq tomes sont tous du format g'^-S^ (contenant 37 lignes à la page) et montent à un total de 2810 pages. Ils ont été imprimés à Genève, par Schuchardt, et édités à Paris, par G. Fischbacher. Les trois listes de souscription, annexées aux tomes I, II et V, s'élèvent au chiffre de 431 souscripteurs.

NOTICE BIOGRAPHIQUE. CLXXIX

logique générale, viennent se ranger des sous-divisions, d'après un ordre des matières assez constant., qui ne subit que certaines modifications commandées par le caractère propre à chaque époque. Cet ordre est le suivant : Desti- nées et luttes extérieures des diverses Églises d'occident el d'orient : et, quand il y a lieu, rapports avec les autres religions, missions histoire intérieure : gouvernement de l'Église; rapports avec l'État culte mœurs et disci- pline — science et littérature théologique. Doctrine : controverses dogmatiques, sectes de diverses sortes. Autant de rubriijues. autant de chapitres. Quelquefois un résumé de la période ou de l'âge qu'on vient de parcourir.

Nous avons parlé de quelques modifications partielles à ce cadre assez régulièrement appliqué aux faits. En voici des exemples. Au moyen âge, une première section traite du développement du système catholique-romain : une seconde, des atteintes portées à ce système pai* cinq réac- tions : politique ecclésiastique scientifique mys- tique — évangélique. Dans l'âge de la Réformation, les dogmes sont classés en dogmes opposés, dogmes emprun- tés au catholicisme. Dans le XVIII™^ siècle, après avoir étudié le catholicisme el le protestantisme en Occident, et l'Église russe en Orient, le tome IV consacre une troisième section distincte à une rubrique nouvelle : christianisme et philosophie. Dans le XIN""* siècle enfin, on nous met en présence de trois courants divergents : christianisme rétrograde, réaction anti-chrétienne, christianisme pro- gressif : progrès dans la liberté la vérité la vie reli- gieuse et morale.

En présence de ce vaste ensemble, que faire ici? En résumer l'exposition détaillée? Impossible et inutile. En discuter scientifiquement les jugements? C'est ce qu'on n'at- tend pas du biogj-aphe, et il ne le pourrait. Voici plutôt notre tâche, ce nous semble. Nous devons d'abord rappe- ler ce qui a été écrit sur l'ouvrage, éloges et critiques, dire l'impression générale que nous a laissée, à nous person-

CLXXX NOTICE BIOGRAPHIQUE.

nellement, la lecture attentive du cours que nous avions naguère suivi comme étudiant; puis examiner, avec cita- tions à l'appui, successivement les principes et les carac- tères de riiistorien, et sa théologie, telle du moins qu'elle s'est mêlée à son histoire.

La presse de nos Églises a été unanime à nommer le dernier livre de Chastel un « monument. » à le féliciter et le remercier d'avoir « comblé une grande lacune dans la littérature historique de langue française, » de nous avoir légué « un de ces ouvrages classiques que l'on voit consul- tés et utilisés par les hommes studieux de toutes les Églises et de toutes les écoles, » et qui « sera lu avec plaisir et profit non seulement par les théologiens mais encore par ceux qu'au grand siècle on appelait les honnêtes gens '. »

' Nous regrettons que les revues françaises les plus répandues n'en aient pas parlé. Mais faut-il s'en étonner ? Moins encore qu'auparavant, l'auteur octogénaire ne les avait sollicitées. D'ail- leurs, un livre il'élude, non de rapide lecture ni de simple agré- ment — un livre qui n'a pas été écrit dans la capitale un livre protestant un livre religieux enlin! Cela se lit-il? Ose-t-on le recommander au gros des lecteurs ?

La Revue critique d'histoire et de littérature, par la plume auto- risée de M. N. (Michel Nicolas), a présenté des analyses bien faites et accompagnées d'éloges des cinq tomes successivement, dans les livraisons du 16 octobre 1882, du 13 août 1883, du 13 mai 1884. La Revue historique de Paris s'est bornée à quatre annonces biblio- graphiques, de 1881 à 1884 (tomes XVII, XXL XXIII, XXV).

Quelques-uns des principaux articles dus à la presse protestante, se trouvent dans le Journal de Genève des 17 juillet 1881 et 7 octo- bre 1883, par A. Sabatier; dans la Semaine religieuse des 13 jan- vier 1883 et 19 janvier 1884, par E. Arnaud; du "27 mars 1886, par F. Chaponnière. Dans la Revue de théologie et de philosophie de Lausanne, A. H. -M. (Huc-Mazelet) analyse amplement le contenu de tout l'ouvrage : voir Bulletins des années 1882 (p. 96. 190, .381 et suiv.), 1883 (p. 534 et suiv.), 188i (p. 203 et suiv.). Le Chrétien évangélique, journal vaudois, par la plume de J. Cart, fait, au point (le vue dogmatique, une critique toujours plus accentuée de l'œuvre du professeur genevois^ dans une suite de longs articles des années 1882 (p. 319 et suiv.), 1883 (p. 416etsuiv.), 1884 (p, 84 et suiv.). En revanche, les jugements de H. Draussin, dans l'Église libre des 16 juin 1882 et 1.5 juin 1883, sont élogieux. Nous en oublions sans doute, mais en voilà bien assez.

Ajoutons seulement qu'on trouve dans la revue de Schurer, Théo-

NOTICE BIOGRAPmQUE. CLXXXI

La vraie science historique implique et la connaissance <les faits et le discernement des faits, érudition, sagacité. €es qualités de l'esprit scientifique. Chastel les possètle.

Sans doute, il n'a pas pris tous ses matériaux lui-même à la carrière qui le pourrait? mais la quantité et la variété des sources il a puisé sont vraiment considé- rables. Et ce qui frappe le lecteur, c'est qu'il ne s'est pas renfermé dans ce qu'on peut appeler la spécialité, le domaine purement ecclésiastique et théologique. Voyant combien le christianisme intervient dans tout, il a regardé €t écoulé de tous les côtés, et le monde laïque lui a fourni autant d'informations que l'autre : collections des Pères et iles Bulles, actes des conciles et des synodes, ouvrages capitaux de la pensée chrétienne, grandes histoires du dogme et aussi de la politique, de la littérature, de la phi- lanthropie, monographies, articles de revues de toutes sortes, de journaux (piotidiens même. Pour nous faire une idée plus exacte de l'elTort, nous avons compté dans le tome V les documents indiqués en latin, en français, en anglais, en allemand : il y en a 215. Et pourtant Chastel ne se complaît à aucun étalage, sachant, mieux que per- sonne, de combien l'écrivain le plus consciencieux restera au-dessous du travail vraiment surhumain que réclamerait le tableau complet du développement île la chrétienté :

Malgré l'abondance des sources ou j ai puise mes informations, je ne me dissimule pas que, sur bien des points de détail, elles paraî- tront incomplètes. Je n'ai pu consulter qu'une partie de ces mono- graphies dont le nombre augmente sans cesse, et dont les titres, à eux seuls, remplissent déjà des volumes entiers '.

Toutes les parties d'un sujet aussi vaste et aussi com-

iogische Literatur- Zeitung. du 3 juin 1882, un spécimen de la façon sommaire avec laquelle, parfois, de l'autre côté du Rhin, on < exécute » les œuvres sérieuses de la science de langue française. * Tome I, préface, p. vni.

CLXXXll NOTICE BIOGRAPHIQUE.

plexe. n'ont pu être ùtiuliées avec une égale sollicitude et par conséquent un égal succès. Mais il est difïicile de pro- noncer ici, les prédilections personnelles des lecteurs pour telle ou telle épo(iue. telle ou telle matière iniluant grande- ment sur les jugements. Un des élèves distingués du maître a émis une opinion que nous croyons partagée par beau- coup d'autres, quand il a dit :

Parmi les levons les plus neuves et les plus originales , nous

luentionnerous, d'après nos propres souvenirs, celles qui traitaient des querelles arienne et pélagienne, de la quintuple réaction contre la papauté, à la fin du moyen âge, dos déijats tliéologiques du XVI'^e siècle, groupés autour de la question fondamentale du salut '.

L'historien est tenu à autre chose encore qu'à la juste appréciation des faits : on lui demande de savoir disposer, composer, exposer. Chastel a ce talent-là : plan lai'ge, bonne ordonnance de l'ensemble et des détails, justes pro- portions, divisions bien adaptées aux faits, clarté, conve- nance du style, voilà les mérites qui ont été généralement signalés. S'il a fait voir ailleurs qu'il avait des parties de l'orateur et du polémiste, ici il déploie son talent d'ensei- gner. Un de ses élèves, très compétent, a dit :

Nous qui, pendant quatre années consécutives, avons suivi trois fois par semaine, et la plume à la main, les savantes lectures de l'excellent professeur, en faisant immédiatement subir à toutes les propositions qui tombaient de ses lèvres, la rude épreuve de la con- densation par l'analyse, nous n'hésitons pas ta déclarer que, dans notre carrière de reporter, nous n'avons jamais encore rencontré de style qui approchât tel point de la perfection du genre didac- tique *.

Avec une autorité que nous n'aurions pas, des voix

E. Strœhlin, dans sa biographie (V Athanase Coquerel fils [chaip. IV, Genève, p. 74 et 7o).

* F. Chaponnière, Semaine religieuse, 27 mars 1886.

NOTICE BIOGRAPHIQUE. CLXXXIII

françaises ont reconnu à son histoire un caractère français, c'est-à-dire vraiment littéraire. Aussi nous plaisons-nous à les laisser parler :

Il a fait une œuvre éminemment française, je veux dire sobre, claire, châtiée, allant droit an but, dégagée de toute digression inutile, se lisant sans fatigue et laissant dans l'esprit du lecteur une impression toujours nette '.

Cette Histoire du Christianisme n'aura pas le seul mérite d'êlre et de rester probablement longtem[>8 encore unique dans notre litté- rature. Ce qui la recouiuiande pour le moins autant que la science consonmiée dont elle est le fruit, c'est sa forme, c'est l'art réfléchi avec lequel elle est composée, c'est le style limpide et facile dans lequel elle est écrite : bref, c'est une histoire dépouillée de toute érudition rébarbative, de toute prétention philosophique, une his- toire large et humaine, accessible à tout esprit cultivé, une histoire littéraire en un mot, telle qu'on la concevait en \H'M)

Dégager partout 1rs faits les plus certains ne lui a point paru non plus sutïisant. Il a cru que ces faits avaient un sens, qu'il fallait les rapprocher et les coniparer pour en découvrir l'enchaînement, que riiistoire qu'il racontait, en un mot, partait d'un principe, marchait, vers un but et renfermait de perpétuelles leçons. L'esprit de M. Chastel a embrassé tout cela, il a mêlé incessamment dans une harmonieuse proportion, qui est une grande marque de force et de justesse, la recherche des faits, la |>hilosophie des événements, la peinture des caractères, les réflexions morales, et l'a fondu dans un courant de narration limpide dont le lecteur suit sans fatigue, mais non sans profit, le mouvement progressif et régulier. Voilà ce que j'appelle le.caractère littéraire de l'histoire de M. Chastel *.

Il faut bien avouer pourtant que Chastel reste un homme (le son pays et de sa génération. Xon qu'il ait le style réfugié, incorrect ou vieilli, mais on voit qu'il n'est pas de Paris. Cette sobriété, cette gravité soutenue du langage, marque d'une race chez qui domine la réllexion. n'est

' E. Arnaud, Semaine religieuse, 13 janvier l^^t3. * A. Sabatier, Journal de Genève, 17 juillet 1881.

CLXXXIV NOTICE BIOGRAPHIQUE.

guère égayée ou colorée par des rayons d'imagination, ^e lui demandons pas l'éclat, le pittoresque, le trait, l'allure aisée et rapide. La phrase est périodique et parfois bien chargée, dans son dernier ouvrage principalement, qui est inférieur à cet égard aux précédents ce qui, dans la presse il était, ne nous étonne pas. Et puis, il est bien de la génération arrivée à la maturité vers 1830, de ces hommes nourris des classiques, un peu doctrinaires, pres- que étrangers au romantisme et au réalisme plus mo- dernes. Mais faut-il donc lui donner pour cela un mauvais point ? Comme si chaque génération était en droit de reprocher à la précédente de n'avoir pas eu sa culture, et de n'être pas habillée à sa mode à elle !

En résumé, justice a été rendue aux réels mérites de l'ouvrage. Et l'on n'a pas oublié qu'ils décèlent des quali- tés morales chez l'écrivain : l'amour du vrai qui n'a pas pour mobile le succès, pour objet d'ambition la renommée', ce courage qui entreprend et mène à bout un grand des- sein, ce besoin de faire tout bien, qui est profitable à la bonne littérature autant qu'à la bonne conduite.

Mais avec les éloges, les critiques n'ont pas manqué.

Les unes sont de l'ordre scientifique. On a relevé des erreurs de détail, touchant des dates, des noms, de menus faits. Il eût été vraiment admirable qu'il ne s'en trouvât aucune sur un pareil total et malgré les précautions prises. Un auteur obligé sur tant de points d'emprunter des renseignements à d'autres, n'échappera pas aux incon- vénients de cette fâcheuse nécessité. On a désapprouvé justement, à notre avis, le choix de l'hégire de Mahomet, fait étranger au christianisme, comme pivot d'une des grandes divisions de son histoire. C'est Grégoire I" ou bien, dans une visée un peu différente, Charlemagne. qu'il aurait fallu prendre comme ouvrant le moyen âge. On a signalé sommairement des lacunes dans le tableau de certaines

' Gazette de Lausanne, 25 juillet 1839.

NOTICE BIOGRAPHIQUE. CLXXXV

époques, sur lesquelles des travaux plus récents (jue les siens ont jeté queltjue nouveau jour; on a dit. non sans raison, que sur bien des points les vues de la science ont changé \ Il eût été certainement avantageux pour le livre d'avoir paru quelques lustres plus tôt.

D'autres critiques sont de l'ordre dogmatique. Des orthodoxes ont reproché à Chastel de ne pas juger événe- ments et hommes comme eux. Voyez, a-t-on dit. il est sévère pour quelques-uns des grands représentants de l'orthodoxie: il a des indulgences pour les hérétiijues. Il comprend peu les puissants enthousiastes, les fondateurs de sectes, les promoteurs de réveils ! Reproche qui aurait de la gravité s'il était fondé. Mais c'est ce (jue nous n'avons pas su voir. Chastel est loin d'être défavorable aux mystiques du moyen âge, aux piélistes, aux moraves, au réveil populaire et pratique produit par Wesley. au zèle missionnaire du XIX""' siècle. Ce qu'il parait n'aimer pas, ce sont les génies intransigeants, les hommes de la formule impérative; et si l'on voit percer chez lui un faible pour les hérétiques, ce n'est que pour ceux qui ont été victimes de la calomnie ou de l'intolérance.

Nous convenons que le classement qu'il a adopté pour les conceptions religieuses de notre siècle en chris- tianisme rétrograde et christianisme progressif, peut mécontenter à juste titre ceux qui tiennent la tradition pour sacrée, et les nouveautés pour une concession au goût du jour, un appauvrissement ou une défection; et nous ajoutons qu'au regard de la science désintéressée, cette disposition des faits, dramatique il est vrai, est celle d'un réquisitoire et d'un plaidoyer, plutôt que celle d'un exposé tout objectif. Toutefois, étiquette à part, on ne saurait

* Dans les \otices biographiques (VU. E. Chastel) du professeur P. Vaucher, on trouve des raots comme ceux-ci : « procédés aualy tiques d'une autre époque, jugement un peu superficiel, çà et là... M. C. n'était pas destiné à devenir un véritable critique. »

' Des plaintes spécieuses quoique bien exagérées ont suivi Kappa-

CLXXXVI NOTICE BIOGRAPHIQUE.

nier que, en ce domaine comme en tout autre, il y a une tendance conservatrice et une tendance novatrice, ni reprocher à l'historien d'avoir ses préférences. S'il n'en avait pas, serait-il sérieux, religieux même? Ce (}u'on est en droit de lui demander, c'est (iii'il veuille être Juste envers tout et envers tous.

L'examen que nous ferons un peu plus loin des prin- cipes historiques et des idées théologi(pies de Chastel, montrera (juelle claire conscience, quel ferme vouloir il a eu de cette obligation sacrée, attachée au grand mais redoutable privilège déjuger le passé et de conseiller le présent.

Auparavant, une impression personnelle, nous allions presque dire un regret. Au lieu de ce procédé qui applique, à peu près uniformément, un cadre systématitjue à chacune des époques successives, n'en eût-il pas pu adopter un autre plus libre, plus esthétique et plus impressif? Pour rendre bien intelligible et vraiment saisissant le spectacle confus de cette masse énorme de choses, figures, événe- ments, n'eùt-il pas été préférable de mettre en relief, en y jetant toute la lumière, les faits capitaux de la suite des âges, ceux dans lesquels se rassemble toute leur vie morale, sommités de qui découlent les courants divergents, et à qui viennent se rattacher les versants opposés ? Vouloir tout montrer sous le jour du « plein air, » qui attire sur tous les détails une égale attention, dérouler un panorama plutôt que faire sortir de la pénombre tour à tour des tableaux distincts, caractéristiques chacun à sa manière,

riliou du torne V. Le critique du Chrétien évangélique a dit : « ce dernier volume est venu tout compromettre, sinon tout gâter; » « c'est une œuvre de tendance et de parti, c'est une apologie du ratio- nalisme unitarien; » il iàctie même un mot bien risqué : « l'histoire y tourne au pamphlet (!). » Et comme s'il pariait au nom de je ne sais quelle congrégation de l'index : ' Nous ne saurions, ajoute t-il. mettre sans réserve cet ouvrage entre les mains des jeunes gens qui se destinent au ministère évangélique. Ils ne le liraient pas sgns danger. »

NOTICE BIOGRAPfflQUE. CLXXXVII

n'est-ce pas disperser et fatiguer la mémoire du lecteur, et lui rendre plus difficile la contemplation du passé, de ses grandeurs et de ses leçons? Or, il y a de ces sommités tout le long de la carrière vingt fois séculaire de la chré- tienté. Voyez plutôt.

Dans le premier âge. trois faits dominants : la lutte pas- sionnée, implacable, entre le Goliath païen qui veut tuer avantde mourir, et le nouveau David, lejeune christianisme, intrépide, enthousiaste, confiant en Dieu et en soi : le magnifique épanouissement du IV""^ siècle, avec ces grands évêques, orateurs, conducteurs de peuples, rivaux, con- seillers et quelquefois victimes des successeurs de Con- stantin, un Athanase. un Chrysostome, un Grégoire de Xaziance, un Ambroise, un Augustin: les débuts de cette papauté, héritière du génie politique de la vieille Home, fondatrice de la nouvelle, qui essaie patriotiquement de sauver l'Italie et de gagner les barbares, et grandit de siècle en siècle, avec un Léon V, un Grégoire l", un Nicolas I".

Au moyen âge, trois faits aussi : la décadence lente mais irrémédiable du byzantinisme, cet étrange et malsain alliage de césarisme romain et de despotisme asiatique, de superstition et de violence iconoclaste : l'Orient lâche et perfide trahit le brutal Occident dans la lutte contre l'ennemi commun, le Musulman: les politiques guerriers sont harcelés, puis remplacés par les moines, les courtisans, les bigotes, le sceptre tombe en que- nouille, le glaive en martinet, et l'Évangile en galerie d'idoles; en Occident, le grand idéal théocralique d'une famille de peuples, se croyant sainte et une sous la hou- lette du vicaire du Christ, idéal servi avec un mélange d'exaltation et d'avidité par les masses, les moines et les princes, et riche en ferveur religieuse, en hautes et subtiles spéculations, en œuvres d'amour ; la réalité, partiellement méconnue et comprimée par cet idéal forcé, qui se soulève douloureusement et finit par le faire éclater.

CLXXXVIII NOTICE BIOGRAPHIQUE.

Dans l'âge de la Kéformation. un autre idéal plus large et plus profond tout ensemble, mais moins distinct et moins frappant pour les imaginations, une triple aspira- tion, disons mieux un triple cri, sorti des entrailles de la conscience et de la société tout ensemble, vers la vérité divine, la moralité humaine et la liberté.

Le XYII"'" siècle, d'un côté époque de concentration monarchique, de discipline confessionnelle sous les deux autorités rivales de la tradition et de l'Écriture de l'autre côté, le nouveau, le glorieux, aurore de la conquête sanglante de la liberté religieuse, par l'Allemagne, la Hol- lande et la Suisse, pour les nations; parla race anglo- saxonne, dans deux révolutions et l'épopée des pères pèle- rins, pour les individus et les communautés: par les huguenots martyrs, pour le monde.

Au XVIir"^ siècle, l'œuvre, au fond, et en dépit de ses organes, toute chrétienne, de l'émancipation de la raison et de la proclamation du droit et. pour corriger ce qu'elle avait de trop intellectualiste, de trop individualiste, la secte «à moitié mystique, à moitié socialiste des Moraves, et la belle initiative des méthodistes pour l'évangélisation des masses.

Le XIX'"« siècle, enfin, dont le rôle au bénéfice du règne de Dieu se profile déjà dans la perspective, à travers la poussière de tant d'idées et d'intérêts contrastants ou opposés, et qui nous apporte ces quatre fruits, semés parle Christ sur le sol humain et mûris aux rayons de l'Évan- gile : la démocratie la science appliquée aux besoins de la multitude la constitution des nationalités la mission, et la colonisation des peuples chrétiens sur tout le globe.

Tableaux toujours variés et tous également grandioses. Mais pour les peindre, qu'eùl-il fallu? Convenons-en : plus que de la science et de la raison, il eût fallu une imagination sympathique, vibrant à toutes les émotions de ce drame im- mense, divin et humain tout ensemble. Chastel l'avait-il ?

Toutefois, au regret et au vœu indirect que nous venons

NOTICE BIOGRAPHIQUE. CLXXXIX

d'exprimer, voici ce que l'on pourrait répondre en faveur de notre écrivain. D'abord lui-même avait compris l'emploi du choix et du relief, lorsqu'il disait : « Entre une multi- tude de faits du même ordre procédant d'une même situa- tion, j'ai me borner aux plus significatifs., à ceux qui me paraissaient les plus propres à la caractériser, à la mettre en relief. » Puis, le procédé qu'il a suivi s'impose à un enseignement qui veut être complet, et fournir au public curieux des éléments si multiples et des doctrines si com- plexes du christianisme, tous les renseignements utiles. L'uniformité est inévitable, vraiment, à qui doit conduire le lecteur d'époque en épo(]ue tout le long de la ligne du déve- loppement intégral de l'Église, sur chacune de ses voies particulières : organisation, mœurs, littérature, doctrine. Que ceux, ajoute-t-on. qui ne veulent que saisir les grands traits de la physionomie de tel âge, ou, pour mieux dire, en être saisis, les discernent eux-mêmes par une étude atten- tive. Ce que nous demandons au savant, c'est de nous ap- prendre tout ce qu'il sait, de nous dire tout ce qui fut, en nous laissant le soin de voir ce qu'il en peut rester à notre usage. A nous, écoutant nos expériences et nos besoins personnels, de nous arrêter devant telle de ces étapes de l'éducation accidentée du monde chrétien, dont la con- templation plus intense nous paraîtrait particulièrement propre à contribuer à la nôtre '.

Rendons-nous compte maintenant des principes et des

* Préface du tome I, page i\.

Quelque intéressants qu'ils soient, nous ne nous arrêtons pas ici sur divers morceaux et opuscules de notre auteur, tels que sept articles insérés dans Y Encyclopédie des sciences théologiques : Alfred le, Grand; la Réformation d'Angleterre; Anglo-saxons: États de l'Église ; Ephreni: Epiptiane; Eusèbe; deux dans la Reçue historique de Paris : Destinées de la Bibliothèque d'Alexandrie; Nestorius et Eutychès, reproduits dans les Mélanges; deux enfin, communiqués après sa mort aux Étrennes chrétiennes : Deux théo- logiens réformateurs au XlXme siècle, Schleiermacher et Channing; Les partis religieux et la libre pensée à Londres.

CXC NOTICE BIOGRAPHIQUE.

visées de noire écrivain, et demandons-lui à lui-même ce (lu'il pense de la tâche présente de l'histoire et des condi- tions auxquelles doit satisfaire le bon historien. Après l'avoir ainsi interrogé, il sera loisible d'apprécier le pro- gramme et son exécution.

Nous avons vu quelle haute idée Chaste! s'était faite, dès son premier ouvrage, du crédit (]ui appartient dans notre .siècle à l'histoire, même l'histoire de l'Église, et de l'obligation de la vulgariser qui en découle. Relevons ici deux passages significatifs :

Le temps n'est plus rhist(jire religieuse était considérét; comme une science qui ne pouvait intéresser et ne devait occuper (pie les théologiens: les historiens, les uns par un res|)ect mai entendu, les autres avec un dédain mal déguisé^ le plus grand nombre par inditî'érence, laissaient de côté les faits de cet ordre ([u'ils rencontraient sur leur chemin, ou ne leur accordaient lout au plus qu'une attention distraite.

La disposition des espri!s est heureusement changée à cet égard. A mesure que l'on comprend mieux le rôle de l'iiistoire, qui est de révéler l'homme à l'homme, sous tous ses aspects, dans toutes les sphères de son activité et de, sa pensée, à mesure que l'on r^econnaît mieux l'influence que la religion et le christianisme, en particu- lier, n'ont cessé d'exercer sur la marche de la civilisation, on reconnaît mieux aussi la place considérable que leur histoire doit occuper dans les annales des peuples ' .

C'est à juste titre que l'histoire générale du christianisme est considérée, non seulement comme une partie indispensable de l'éducation pastorale et théologique, mais comme le complément obligé en quelque sorte de tout enseignement supérieur, et que pour en répandre et en faciliter l'étude, d'importants ouvrages ont été publiés dans les différents pays chrétiens.

Puis il dit comment les épreuves des protestants de France les ont jusqu'ici empêchés d'en faire autant, et il ajoute :

^ Le Christianisme dans l'âge moderne, préface, p. \'.

NOTICE BIOGRAPfflQUE. CXCI

Placé ilaiis ilautres circonstances, et encouragé par le vœu qui m'en a souvent été exprimé, jentreprends aujourd'liui, sinon de c(»mbler cette lacune, au moins d'y suppléer, en publiant, à rusajre des lecteurs de langue française, le produit de longues années d'études et d'enseignement public, et les invitant à parcourir avec moi la route que m'ont frayée d'éminenls historiens '.

Huant à la conception qu'il a de .sa tâche et des condi- tions néce.ssaires pour la remplir, il e.st très précis. L'his- torien n'est ni un romancier, ni un panégyriste, ni même un simple coloriste. Apprenons ce qu'il doit être :

L'historien n'est ni un avocat chargé de défendre une cause, ni un panégyriste (jui prend à tâche de glorifier une époque ou un parti, ni un romancier qui idéalise à son gré ses personnages, encore moins un coloriste qui, pour le plaisir des yeux, enlumine des ligures de fantaisie. C'est un peintre fidèle et sérieux, qui. pour l'instruction des hommes de son temps, leur retrace ce qu'ont été, ce qu'ont fait les hommes d'un autre temps, afin que, devant ce miroir véridique du passé, la conscience humaine, plus désintéres- .sée, et par plus droite en ses jugements, se forme, se développe par une équitable distrihuti<m de la louange et du blAme '.

Convaincu de l'utilité de l'étude philosophique de l'histoire, per- suadé que ce n'est qu'en jugeant les faits, en les comparant entre eux et s' élevant par aux lois générales dont ils dépendent que l'on peut en retirer d'utiles leçons pour le gouvernement de l'Église, je ne me bornerai point à vous les raconter, je ne m'astreindrai point à les exposer dans un ordre strictement chronologique; je m'attache- rai plutôt à vous faire démêler leurs causes, saisir leurs rapports, suivre leur enchaînement, de manière qu'il reste dans votre esprit une idée aussi nette que possible de la marche du christianisme et de l'ensemble de ses destinées •.

Le travail instinctif de tout homme intelligent sur les événements

* Histoire du christianisme, préface du tome l, p. viii.

"^ Le martyre dans les premiers siècles, 2e conférence, dans les Mélanges, p. 310.

* Discours d'ouverture, dans Mélanges, p. 82.

CXCII NOTICE BIOGRAPHIQUE.

extérieurs qui le frappent, le travail plus sérieux du savant sur les phénomènes naturels ou sociaux, pour en déduire les lois du monde physique ou moral, l'historien de l'Eglise doit le faire sur les événe- ments dont elle a été le théiître ; il doit les considérer, non pas iso- lément, mais dans leurs rapports mutuels, grouper les faits particu liers autour des faits généraux qui les embrassent et les dominent, remonter à leurs causes, les suivre dans leurs conséquences, recher- cher les motifs des actions, l'origine des systèmes, le but vers lequel ils tendent, et tirer de tout cela des conclusions sur l'esprit

des temps qu'il parcourt

De même que le géologue cherche dans les volcans éteints,

dans les vestiges des anciennes révolutions du globe, des indices sur sa formation, sur les forces encore agissantes dans son sein, l'his- torien de l'Église cherche dans les crises qui l'ont agitée, dans les révolutions qu'elle a subies, le secret des manifestations actuelles du sentiment et des besoins religieux K

Il m'a paru qu'un coup d'œil sommaire, qui, dans la multitude des faits que comprend l'histoire du christianisnje, signalerait les plus essentiels, en montrerait la succession, l'enchaînement, la mutuelle dépendance, serait une utile récapitulation pour ceux à qui cette science est déjà familière, une introduction plus utile en- core pour ceux qui veulent se livrer à son élude, eutin, pour ceux qui désirent en approfondir quelque partie, un guide qui les aiderait à connaître d'avance la place que chaque fait important, chaque individualité saillante occupent dans la chaîne des temps.

Pour atteindre ce but, ma tâche, on le comprend, sera moins de raconter les événements que d'en rechercher les causes, moins de décrire les institutions, et d'exposer minutieusement les systèmes que d'en retracer l'origine et d'en faire saisir l'esprit, moins d'énu- inérer les actions ou les travaux des grands personnages que de caractériser leur rôle, leur influence dans le siècle ils vécurent, moins enfin d'exposer les faits eux-mêmes que les situations dont ils sont l'indice. A la vue des productions d'un sol, l'observateur attentif en pénètre la nature et la composition; les faits de l'his- toire ont de même un sens intime qu'il faut en dégager; ils font connaître le génie d'une nation, les tendances d'une époque; ce

' Préface du tome I de VHistoive du christianisme^ p. ix.

NOTICE BIOGRAPHIQUE. CXCni

sont les manifestations extérieures du mouvement des esprits, des évolutions de la pensée ; ce sont des signes, en un mot, qu'il s'agit de déchiffrer. Telle est, à mes yeux, la tâche principale de Thisto- rien, et c'est celle que je me suis proposée ^.

L'historien est donc un observateur et un penseur qui cherche la liaison de l'ensemble des faits, la philosophie des événements, et se livre de la sorte à une étude vrai- ment philosophique. Xotre écrivain revient à plusieurs reprises sur ce thème-là.

Mais à quel point de vue doit-on se placer pour bien voir, puis bien conclure? Au point de vue éducatif, car l'histoire est l'institutrice du genre humain, parce qu'elle en est la révélatrice, lui montrant tout ensemble ce qu'il a été et ce qu'il doit devenir. Et l'historien est un conseiller moral, un éducateur de son temps, qui tire du passé des leçons au profit du présent. « De toutes les leçons, dit notre auteur, il n'en est pas de plus persuasive que l'exemple Pour les hautes vertus que prescrit l'Évan- gile, l'autorité de l'exemple est tout particulièrement nécessaire. »

Au reste, quelle que soit la direction choisie par l'histo- rien, il y a une disposition qui lui est hautement recom- mandée, c'est l'impartialité. L'amour du vrai, le sentiment de la dignité sereine qui convient à la science, lui imposent cette impartialité difficile et trop rare. Préservons-nous de l'esprit de parti :

Quant au jugement que je serai appelé à porter sur les hommes et les systèmes, on y trouvera, je l'espère, non cette impartialité prétendue qui se résout dans l'indifférence, mais celle qui est assez amie du bien et du vrai, assez ennemie de l'immoral et du faux,

* Ce passage a de l'importance pour M. Chastel, car il tigoredans la préface du premier des résumés (ou Coup d'œil historique) : Le Chistianisme et lÉglise au moyen âge, Paris 1839, p. v-vii, et dans le troisième : le Christianisme dans les six premiers siècles, I860. Avant-propos vi-vm.

xni

CXCIV NOTICE BIOGRAPHIQUE.

pour les signaler de quelque côté qu'ils lui apparaissent; non celle qui se place entre les partis pour les encenser tour à tour, et con- cilier même les inconciliables, mais celle qui s'élève au-dessus d'eux pour mieux les comprendre et les juger tous '.

Le moment semble venu d'étudier désormais l'histoire pour elle même, au profit de la vérité seule et en dehors de toutes vues polé- miques.

Cette impartialité serait-elle de l'indifférence? L'historien se con- damnerait-il à faire abdication de sa conscience et de son jugement, à cheminer, voyageur apathique, sans approbation comme sans blâme, entre le vrai et le faux, le bien et le mal ? A Dieu ne plaise! Son devoir est de les signaler, de les qualifier par leur nom, de quelque côté qu'il les rencontre. Ce qu'il condamne dans la partie adverse, il doit le condamner de même chez les siens; ce qu'il loue chez les siens, il doit le louer dans la partie adverse.

Quelle étude, au reste, mieux que celle de l'histoire est un pré- .servatif contre l'esprit de parti? Accoutumé à voir défder sous ses yeux dans le passé tant de régimes divers, tant de formes de gou- vernement et de culte, tant de doctrines, tant de sectes et de dé- nominations, à les soumettre tour à tour à son examen, à faire en chacune la part de la vérité et de l'erreur, à tenir compte des temps

' Le Christianisme dans l'âge moderne, préface.

Ce ne sera pas sans intérêt qu'on comparera avec ce qui vient d'être dit par le rénovateur de l'histoire ecclésiastique dans notre Académie, ce qui avait été dit par celui qui en fut l'initiateur. On verra la parenté.

Les deux règles qu'il s'impose, dit de lui-même Jean-Alphonse Turrettini, dans la préface de son Compendium, sont la vérité et l'utilité ; les deux mérites qu'il a recherchés, ce sont le goût de la vérité, le choix et l'ordre des matières. Nous traduisons les lignes suivantes :

« Il faut connaître non les noms seulement, mais les pensées et les mœurs des hommes, non les faits seulement, mais leurs causes, juger des événements d'après les règles de l'équité et de la sagesse; reconnaître combien souvent les chrétiens ont abusé de la doctrine la meilleure et la plus salutaire, ce qu'ont produit les rivalités des partis, quelles tragédies ont jouées les passions des hommes, que de mal ont enfanté les haines des théologiens, les luttes, les dis- cordes, l'orgueil, l'obstination, la rage de disputer et de dominer. Tout cela est nécessaire à dire dans l'histoire ecclésiastique, pour qu'on tire du passé des leçons applicables au présent et à l'avenir. »

NOTICE BIOGRAPHIQUE. CXCV

et des circonstances elles parurent, à reconnaître chez un grand nombre le rôle qu'à leur insu peut-être elles remplirent dans les desseins de la Providence, l'historien sera bien placé pour juger avec équité les partis qui divisent aujourd'hui le monde chrétien ; il ne se laissera ni séduire par leurs flatteries, ni émouvoir par leurs anathèmes, il rendra justice à tous sans devenir l'esclave d'aucun, et conservera au milieu d'eux une attitude élevée et indé- pendante.

Telle est, ce me semble, la disposition d'esprit qui convient de nos jours à l'historien. Je m'efforcerai moi-mt^me de ne m'en point <lépartir *.

Suivons un sage juste-milieu dans les jugements sur le passé :

Parce qu'il y a des gloires usurpées, pourquoi les gloires légiti- mes en souffriraient- elles? Ici, comme en beaucoup d'autres choses, il y a autant de faiblesse d'esprit à tout nier qu'à tout admettre, à tout dénigrer qu'à tout admirer. Parce que d'autres générations ont tout cru sans examen, pourquoi la génération présente rejetterait- elle tout sans distinction ? C'est au contraire la noble mission de notre siècle, venu après deux siècles qui poussèrent à l'extrême, l'un le culte, l'antre le mépris du passé, de frayer la route entre ces deux écueils, de faire en toutes choses, d'un œil éclairé et d'une main ferme, le départ du vrai et du faux. C'est par qu'il est excellemment propre à l'histoire*.

Préférons la vérité à la poésie :

Quelle poétique fiction, s'écrie-t-il, vaudra jamais la poésie de l'histoire ? Jamais objet vraiment digne d'admiration a-t-il été dé- paré par It'S clartés de la science? Que la science donc ne

cesse point de revendiquer ses droits; qu'elle poursuive hardiment le cours de ses investigations; qu'armée, à la fois, de patience et d'ardeur, elle s'élance librement dans le champ infini de l'espace et <lu temps que Dieu ouvre à sa curiosité, sans craindre de décolorer

' Hist. du christ., tome I, préface p. xii, xiri.

* Voir dans les Mélanges, le Martyre dans les premiers siècles,

CXCVI NOTICE BIOGRAPHIQUE.

jamais, par la recherche exclusive du vrai, un monde inépuisable- en merveilles ; et si parfois elle s'égare, ses méprises involontaires^ seront plus aisément redressées que les erreurs tenaces se com- plaisent la routine et le préjugé '.

Telle est rambition saine et noble de notre historien.

Que penser de ce programme et comment a-t-il été réa- lisé?

Hâtons-nous de dire que tous les critiques sont d'accord sur la conscience que Cliastel a mise dans ses recherches, et sur les qualités qu'une conscience semblablement scrupu- leuse et laborieuse devait et a su communiquer à l'œuvre.

Mais du caractère que, d'après le tour de son esprit, il a assigné à l'histoire, qu'a-t-on pensé, que doit-on penser ?

On sait que, outre la nouvelle école, l'école essentielle- ment documentaire, qui fouille, met au jour les documents et prétend se défendre de juger prétention honnête mais illusoire, il y a deux grandes écoles en présence, moins opposées en fait qu'elles ne paraissent l'être dans l'abs- traction, qui comptent l'une et l'autre des noms illustres.

L'une, c'est l'école qu'on peut appeler narrative, descrip- tive, esthétique, l'école du pittoresque, de la couleur et du relief. Les hommes d'imagination, de sentiment, de passion même, viennent naturellement s'y ranger. Ils aiment à peindre, tantôt les milieux historiques, le paysage autour des personnages ; tantôt les grandes figures, les biogra- phies, les caractères, leurs passions, leurs contrastes, leur antagonisme: tantôt le dramatisme des luttes de partis et des révolutions. On se rappelle aussitôt Chateaubriand, Augustin Thierry, Thiers, Lamartine, Michelet, Macaulay.

L'autre, c'est l'école philosophique, qui, en France, s'avance guidée par les Sismondi, Mignet, Guizot, Quinet, Taine. Dans le champ particulier de l'histoire de l'Église,

* Voir dans Mélanges, les Inscriptions chrétiennes de l'ancienne Rome, p. 419.

NOTICE BIOGRAPfflQUE. CXCVn

l'école philosophique s'est tracé ces trois voies-ci : théolo- gique — psychologique politique. Voyez. Les uns ont été dominés par la préoccupation de l'idée, par la recherche assez délicate de l'évolution séculaire de l'idée chrétienne, ou du dogme : coryphée, Christian Baur. D'autres, avec autant de diversités que d'individus, étaient attirés de préférence par le côté psychologique, moral, les particula- rités du sentiment religieux, ses directions, et jusqu'à ses maladies, les belles âmes, les mœurs et les œuvres chré- tiennes : un Xeander, un Hase, un Montalembert. un Renan, un Merle d'.\ubigné, un Pressensé. D'autres enfin, î'ont été par le côté politique, polémique de la vie des Égli- ses : constitutions, luttes intestines, rapports avec l'État, influence sur la civilisation.

Eh bien ! Chastel appartient à l'école philosophique. On a vu qu'il y prétend, et non sans raison. Cependant, ne lui demandez pas dans laquelle de ces trois voies particulières il a voulu s'engager. En vérité, il ne chemine exclusive- ment ni dans celle de l'étude théologique, du dogme, ni dans celle de l'analyse psychologique des formes variées du sentiment religieux. Et, quoiqu'il excelle dans la recher- che des causes politiques et sociales diverses qui ont agi sur les doctrines de l'Église, il ne s'y renferme point. Sa philosophie est affaire de tempérament, non de système; «lie n'a rien de trop spécial, elle se rapproche d'une réflexion grave et saine sur les relations des faits attenti- vement observés, elle est simple et sans prétention à la rigueur systématique, ce qui l'établit et la maintient dans la région moyenne.

N'oublions pas, d'ailleurs, qu'il s'agit dans ses résumés et dans son grand ouvrage d'un enseignement profession- nel, d'un cours dont on lui a demandé la publication, et •que les conditions requises d'un tel enseignement sont l'exposition intégrale et rationnelle, que nous venons de constater ici, et l'impartialité.

Chastel recommandait hautement l'impartialité ; l'avait- il?Oui, dit M. Sabatier :

CXCVllI NOTICE BIOGRAPHIQUE.

Si l'historien ne cache pas sa conviction, il ne fait point de théo- logie; il ne cherche point à imposer sa doctrine, et cliacnn peut profiter de l'histoire qu'il raconte sans être obligé de conclure comme lui. La lecture de son livre est essentiellement pacificatrice. Je ne vois qu'une chose à qui elle peut être funeste, l'esprit de parti *.

Éclaircissons le sujet pourtant. Si l'on entend par impar- tialité la volonté d'être sincère et juste, de ne verser dans les préventions d'aucun parti, ni des protestants contre les catholiques, ni des luthériens contre les réformés, ni des traditionnalistes contre les libéraux ou l'inverse, certai- nement notre écrivain s'est proposé cela, et. autant que faire se peut, il y a généralement réussi.

Mais si l'on entendait par impartialité, une sorte d'indif- férence, une narration impassible, qu'on ne l'attende pas d'une àme généreuse, passionnée pour la liberté et la justice, et facilement soulevée contre la présomption d'accaparer la vérité, le fanatisme, l'oppression, qu'il crût les rencontrer. Nous en avons convenu plus haut, et nous ne craignons pas de le répéter encore : oui, il avait d'intimes sympathies pour les vaincus, et ses antipathies contre les esprits dominateurs et persécuteurs, quoique contenues dans leur expression, se devinaient à sa voix émue et à la chaleur éloquente de quelques-unes de ses pages. C'était à cause de leur caractère autoritaire bien plus que de leur doctrine, qu'il éprouvait une sorte de malaise en face de certaines grandes ligures, comme un Athanase, un Augustin, un Hildebrand, un Calvin; tandis qu'il paraissait s'arrêter avec complaisance à l'éloge des docteurs chez qui la croyance, insistant sur le côté éthique et mystique du christianisme, n'avait rien de hérissé, et se présentait sous la livrée d'une agissante et large piété, comme un Chrsyostome, un Jean Huss, un Zwingli, un

' Journal de Genève, du 7 octobre i883.

NOTICE BIOGRAPHIQUE. CXCIX

Spener, un Zinzendorf, un Schleiermacher. un Neander, un Vinet. Faisons voir tout ensemble ses préférences et l'équité voulue de ses jugements, par quelques-unes de ses lignes sur Érasme. Zwingli et l'antagoniste de Servet lui- même :

Luther poursuivit Erasme jusque sur son lit de mort, et même jusque dans sa tombe, en le qualifiant de blasphémateur, d'Epicure, de Lucien, d'athée, imputations que la postérité a complètement démenties, et dont Vinet entre autres l'a très justement vengé. Non, Erasme ne fut rien de pareil; les titres et le contenu de nom- bre de ses ouvrages le démontrent suffisamment. C'était un penseur libre, un savant chrétien, vivant dans la région des idées, ennemi du trouble et de l'agitation, indépendant des partis, attendant tout succès de la force de la vérité, disposé à laisser chacun en repos, pourvu qu'on respectât sa liberté, incapable par conséquent de comprendre le bouillant Luther, autant que d'en être compris ^

Mieux qu'Erasme et que Luther, Zwingli sut concilier en lui la pensée et l'action. Homme à la fois de la Renaissance et de la Ré- forme, plus courageux qu'Erasme, plus modéré que Luther, s'il eût agi sur un théAtre et dans un espace de temps moins restreints, il eût exercé peut-t?tre une action plus salutaire que lun et que l'autre *.

Un grand homme (Calvin) à l'autorité duquel nous ne déférons point sans réserve, mais dont le génie, le zèle et les mâles vertus nous remplissent d'admiration, et dont la mémoire nous est d'au- tant plus chère qu'elle est aujourd'hui plus méconnue '.

Malgré l'antipathie profonde que (Calvin professait pour Servet, malgré le mot sinistre qui lui était échappé à son occasion, nous avons peine à croire que dans le procès qu'il lui intenta, il agit sous l'impulsion d'une haine aveugle, d'une impitoyable cruauté. Nous pensons plutôt que, décrié en tous lieux comme chef de l'hé-

^ Hist. du christ., tome IV, p. 3o3. * Hist. du chrùit., tome IV, p. .335. ' Voir dans Mélanges, L'Église romaine, p. 191.

ce NOTICE BIOGRAPHIQUE.

résie protestante, il voulut se montrer ainsi que son parti, à l'égard du dogme réputé le fondement du christianisme, gardien plus sé- vère de l'orthodoxie que Rome ne se vantait de l'être elle-même, ï Quand les papistes, écrivait-il, sont toujours si prompts à verser le sang innocent des ennemis de leurs superstitions, ce serait une honte à des magistrats chrétiens de faiblir dans la défense de la vérité. » Peut-être aussi, se trouvant aux prises avec les ennemis de cette discipline ecclésiastique qu'il jugeait si nécessaire au succès de sa réforme, voulut -il par ce grand acte de sévérité leur impri- mer une salutaire frayeur. Il agit donc, ou crut agir en cela, par un motif de devoir. Mais se fit-il, en cette circonstance, de saines notions du devoir? C'est ce qu'on ne saurait trop contester....

Comprenait-il quelle arme terrible il mettait entre les mains des ennemis de la réforme?

Mais avant tout, quel rôle que le sien dans cette procédure cruelle? C'était, dit-on, l'esprit du temps. Non, ce n'était celui ni d'Érasme, ni de Zwingli, ni de Luther, c'était l'esprit de saint Thomas, de saint Dominique, celui du saint office, c'était, en un mot, l'oubli absolu de l'esprit de l'Évangile remplacé par celui de l'Ancien Testament ' .

Il ne nous déplaît certes pas de surprendre ainsi rhomme sensible sous l'historien et d'entendre battre son cœur, pourvu que l'émotion n'obscurcisse pas la clair- voyance du regard.

On demandera maintenant peut-être : Chastel est-il un écrivain original? Et son originalité, s'il en a, réside-t- elle? A notre avis, son originalité est très réelle; mais elle ne se marque ni par la nouveauté des idées, ni par un cachet très personnel du style ; on la discerne en ces deux traits-ci : l'équilibre et la visée morale. M. A. Sabatier a fort bien dépeint cet équilibre, à la fois naturel et voulu, qui caractérise l'homme et l'auteur :

Esprit essentiellement mesuré, tempérament éclectique,

amoureux d'équilibre et naturellement ennemi de tout extrême, parce que dans les extrêmes il voit à la fois de l'injustice et de

* Hist. du christ., tome IV, p. 394 et suiv.

NOTICE BIOGRAPHIQUE. CCI

l'erreur, M. Chastel suit une voie moyenne. Pour lui le pro- verbe a raison : in medio veritas. Cette sagesse qu'il apporte dans l'histoire, il confesse la devoir à l'histoire elle-niéme. Elle loi a appris à ne se fier aux prétentions d'aucun système ni d'aucun parti, parce qu'elle montre bien mieux que tontes les polémiques qu'aucun d'eux n'a le monopole de la vérité absolue. L'histoire est ainsi devenue pour lui le juge souverain et pacifique de toutes les

controverses

C'est dans cette sage mesure, dans le constant souci d'être exact et juste que M. Chastel a cherché et trouvé son originalité histo- rique. Il n'applique pas au dévelop}iement du christianisme un sys- tème arrêté d'avance, et dans lequel il faut qu'il rentre bon gré mal gré. Cette histoire se déroule sous son regard telle qu'elle se

présente à tout le monde Les esprits philosophiques voudront

peut-être plus de rigueur, les curieux et les érudits plus de préci- sion minutieuse, ou des narrations plus dramatiques et plus pitto- resques. J'estime que ceux qui tiennent avant tout à s'instruire et non à jouer avec la logique ou à s'amuser avec les détails, se dé- clareront satisfaits '.

Le critique a bien vu : Chastel ne sacrifie rien à l'esprit de système. Nulle obliléralion de tel des organes du juge- ment au profit de tel autre. Quand il recherche les causes et le.s conséquences des événements, il s'elTorce de n'en point omettre et de n'en point surfaire. Le travail philosophique ne lui fait point écourter le narré des faits. Dans ses his- toires spéciales, moins pressé par les exigences des vastes tableaux d'ensemble, il sait raconter et peindre. Voyez, par exemple, les chapitres sur les néoplatoniciens et sur Julien, dans le volume la Destruction du paçjanisme ; voyez les Trois conciles réformateurs. Cet équilibre, qui n'est point une qualité négative, n'est pas commun et plait d'autant.

Quant à la visée morale, inséparable des dispositions morales de l'écrivain, on les sent palpiter partout dans son œuvre, et il prend assez soin d'en aflirmer l'importance.

' Journal de Genève du 7 octobre 1883.

CCII NOTICE BIOGRAPHIQUE.

Préoccupation plus rare dans les jeunes générations que dans la sienne et (]ui mérite d'ôtre relevée.

Ces dispositions, quelles sont-elles ? C'est d'abord la foi à la liberté, par conséquent au caractère moral du long drame et à la responsabilité des acteurs. Chastel se pro- nonce nettement contre le fatalisme historique qui, de son temps, avait déjà des représentants, quoique moins rigou- reusement scientifique qu'il ne l'est devenu chez les déter- ministes d'aujourd'hui :

Je sais que dans cette élude philosophique de l'iiistoire, il est plus d'un écueil à éviter; que plus d'un esprit absolu, séduit par le merveilleux enchaînement des causes et des effets, a craint de relâcher ce tissu, en y laissant quelque jeu à l'action de l'homme, a voulu voir dans chaque événement le produit d'une nécessité fatale à laquelle il ne peut se soustraire, dans le cours entier de riiistoire une série continue iraiineaux se déroulant mécaniquement d'après des lois éternelles, les hommes n'entrent plus que comme de passifs instruments. Mais le sens intime protestera toujours contre un tel système

Ainsi donc, parmi les causes (jui ont influé sur les destinées du christianisme, son historien devra faire avec soin la part des cir- constances et celle de l'homme. Il devra mieux faire encore, et, sans s'arrêter aux scrupules du positivisme qui, dans la crainte de quitter la terre, veut réduire toute l'histoire à la recherche des faits et des lois, des lois il s'élèvera au Législateur, des causes secon- des il remontera à la cause première, pour qui toutes les autres ne sont que des instruments, à Dieu, qui ayant créé l'homme libre, intelligent et responsable, laisse cette liberté se déployer dans les limites qu'il lui a tracées, agit par lui, s'il le trouve docile à sa volonté, sans lui s'il le trouve rebelle, l'encourage et le soutient dans la droite voie, châtie douloureusement ses écarts et ses révol- tes, et, sans jamais se départir de l'ordre qu'il a établi dans sa sou- veraine et toute-prévoyante sagesse, fait sortir à son gré le bien du mal et accomplit ses desseins immuables pour le progrès de l'humanité '.

' Hist. du christ., tome I, préface, p. x et xi.

NOTICE BIOGRAl'HIQUE. CCUI

C'est ensuite la foi au progrès. Inclination commune à la plupart des spiritualistes, et naturelle à des clirétiens qui croient à la direction suprême de l'histoire par un Dieu bon, mais fondée aussi sur la comparaison des âges suc- cessifs de l'Église, et le spectacle de l'épuration graduelle et de l'influence croissante de l'idée chrétienne. Chastel se plait à décrire la loi et la marche du progrès. « C'est par voie d'évolution, non de révolution, que progressent véritablement les peuples, » dit-il, et ailleurs :

Dans l'ordre religieux comme dans l'ordre intellectuel et dans l'ordre social, le progrès auquel Dieu convie l'humanité n'est pos- sible qu'à deux conditions : le aiaintien des conquêtes qu'il lui a été donné de faire dans le domaine du vrai et du bien, et la voie ouverte à toutes les conquêtes qu'il lui sera donné d'y ajouter dans l'avenir. Mais il est rare que ces conditions soient sufTisaiimient comprises des hommes et des partis qui se chargent de diriger sa marche. Tantôt leur respect pour le passé leur fait retenir obstiné- ment des croyances ou des institutions imparfaites, tantôt leur élan impatient vers l'avenir leur fait répudier des institutions bienfai- santes, d'importantes vérités par cela seul quelles sont anciennes, ou embrasser aveuglément des systèrin^s qu'un niùr examen n'a point encore justifiés

Il est rare que l'un de ces excès n'eiitraine pas [autre a sa suite. Tantôt elfrayée de changements trop brusques, l'humanité rebrousse non moins brusquement vers le passé. Tantôt génee dans ce passé trop indiscrètement évoqué, elle en rejette les traditions les plus respectables. Elle passe ainsi d'un extrême à l'autre, côtoie tour à tour les précipices qui bordent sa roule, marche de réactions en révolutions, de révolutions eu réactions, oscillant entre l'anar- chie et le despotisme, entre le servilisme et la licence, ballottée entre des partis contraires qui prévalent tour à tour ; et elle s'agi- terait ainsi perpétuellement sans avancer jamais, si Dieu ne l'eût rendue accessible aux leçons de l'expérience, ou si, de temps en temps, il ne lui faisait trouver sur sa route des guides éclairés qui, l'œil fixé sur le but, dirigent sa marche progressive au travers des écueils....

L'humanité avance donc, ainsi Dieu le veut et y pourvoit ; mais

CCIV NOTICE BIOGRAPHIQUE.

elle n'avance, ainsi le veut l'infirmité humaine, comme ce paysan ivre auquel Luther la comparait, qu'à travers une série d'oscilla- tions et d'écarts '.

Une connaissance toujours plus complète, et une diffusion tou- jours plus générale de la vérité, tels sont les deux éléments indis- pensables au progrès de l'humanité Rien de plus rare que la

simultanéité de ces deux genres de progrès. D'ordinaire, l'un des deux ne s'accomplit qu'au préjudice momentané de l'autre. La lumière s'affaiblit en se dispersant. Le levain perd sa vertu, en proportion de la masse sur laquelle il opère. Jetez sur un foyer ardent une poignée de combustible, il en paraîtra comme éteint, jnsqu'à ce qu'il l'ait tout entière pénétrée de sa chaleur, et que de nouveau s'en dégage une flamme plus vive et plus pure. Ainsi s'expliquent ces haltes, ces mouvements en apparence rétrogrades, si fréquents dans l'histoire de l'humanité et qui mettent si souvent notre patience à l'épreuve.

Parfois, en effet, le genre humain semble s'arrêter, reculer même; mais il ne le fait que pour atteindre ou chercher les retardataires, et aussitôt qu'il les a ralliés, il reprend avec eux sa marche progres- sive. Parfois la lumière, chassée des régions qu'elle éclairait, ne brille plus que sur un point imperceptible du globe, mais elle y brille avec d'autant plus d'éclat jusqu'au jour il lui sera permis de se disséminer de nouveau. Parfois encore des masses barbares viennent s'abattre sur le domaine de la civilisation ; elles semblent, sous le poids de leur matérialité, étouffer tout ce qui est esprit et lumière ; mais insensiblement elles se pénètrent, elles s'imprègnent elles- mêmes de cet esprit, et, dans leur impétueux élan, vont le répan- dre en des lieux qui ne l'eussent point reçu sans elles.

Il y a donc des progrès constants sous ces apparents reculs. L'humanité avance toujours, quoique non toujours de la même manière; Dieu fait son œuvre en tous temps par les moyens et les instruments les plus divers. Il la fait tour à tour par les découvertes du savant et par la fougue des peuples barbares, par la voix des prédicateurs et par les méditations des philosophes ; par ces hardis novateurs que l'Église foudroie de ses anathèmes, et par ces hum- bles missionnaires que l'esprit fort flétrit de ses dédains. Attendez !

^ Le Christianisme au dix-nexixième siècle, tre partie, p. 9.

NOTICE BIOGRAPHIQUE. CCV

disait un grand artiste à des ignorants qui osaient critiquer ses ébauches: attendez! nous dit aussi l'artiste suprême; vous ne savez point à présent ce que je veux faire, mais vous le saurez plus tard. Mortels, sachons attendre. Que la vérité, honnie, persécutée, soit contrainte à se cacher, tandis que Terreur et l'injustice triom- phent^ point d'impatience : un jour toutes choses seront remises dans leur ordre. Vu jour aussi nos yeux seront ouverts, et nous comprendrons les événements, les vicissitudes qui aujourd'hui sont pour nous an sujet de trouble et d'étonnement '.

Les expériences de ce temps-ci lui ont révélé comment se fait jour et se répand une idée nouvelle :

Les idées nouvelles que suggèrent à quelques-uns des vues plus nettes, des besoins spirituels plus profonds, étonnent d'abord le grand nombre. Mais, unies à des sentiments dont le sérieux ne saurait être mis en doute, elles s'imposent à d'autres esprits, qui, en les modérant peut-être, facilitent leur chemin parmi la foule. Ce qui d'abord passait pour hérésie, n'est bientôt plus qu'une simple hardiesse, avec laquelle les plus timorés ne tardent pas à se fami- liariser. De degrés en degrés la vérité se fait jour, franchit l'une après l'autre les barrières qu'on lui oppose, se répand de proche en proche, par la voie lente, mais sûre, que Dieu lui a tracée. La religion, qu'à chaque pas en avant on avait crue menacée, ne fait au contraire que s' affermir. Puis, à mesure que le parti de l'immo- bilité se montrera moins tranchant dans ses affirmations, moins provoquant dans ses censures, le parti du progrès, à son tour, pourra, sans trahir l'intérêt de la vérité, modérer une opposition devenue moins nécessaire, quitter à propos le champ de la contro- verse, suivre entin le précepte et l'exemple de saint Paul qui, tout en défendant la liberté chrétienne contre de tyranniques exigences, évitait d'en faire une pierre d'achoppement pour ses frères, savait condescendre aux infirmités des faibles, et recommandait à tous de rechercher la paix et l'édification mutuelle par l'onion de la charité et de la vérité '^.

Il recueille aussi un double avertissement donné par le monde aux chrétiens progressifs :

' Hist. du christ., tome III, p. 621 et 622. * Hist. du christ., tome V, p. 306 et suivantes.

CCVI NOTICE BIOGRAPHIQUE.

Autant ils (les partis rétrogrades) se montrent souples dans la disgrâce, autant ils sont rogues et intraitables dans la prospérité. Gardez-vous alors de briguer de leur part le moindre suffrage : plus vous leur ferez de concessions, plus vous les trouverez exigeants. A quoi bon leur tendre une main qu'ils refusent? Suivez le chemin votre conscience vous mène, sans vous inquiéter des qualifica- tions qu'il leur plaira de vous donner. Tôt ou tard les événements se chargenmt de les instruire, et les instruiront d'autant mieux qu'aucune complaisance mal placée ne leur aura donné lieu de présumer de leur force. N'allez point à eux, ils seront obligés d'aller à vous

Nous vivons dans un temps, il faut bien qu'on le sache, oii

les hommes qui, par caractère, seraient le moins portés aux néga- tions, y sont souvent provoqués malgré eux par les tranchantes affirmations du parti-pris ou de l'ignorance présomptueuse *.

Les excès de l'irréligion peuvent, sans doute, chez un certain nombre d'hommes, ne procéder que d'un aveuglement volontaire, de la dépravation du caractère, ou du dérèglement des mœurs. Mais lorsque, dans le cours d'un siècle religieux et chrétien à son début, l'athéisme vient soudain à reparaître et à infecter des classes nombreuses, des causes plus générales peuvent seules expliquer un fait aussi contraire aux instincts naturels de l'humanité. L'invasion de l'athéisme à certaines époques est donc un symptôme dont les amis de la religion doivent sérieusement tenir compte. C'est un avertissement qui les invite à rechercher ce qui, dans son état pré- sent, dans la direction qui lui est imprimée, dans les influences qu'elle subit, réclame de puissants correctifs ou d'énergiques remèdes

Les esprits droits se sont demandé si, dans le travail de res- tauration chrétienne, continué de nos jours avec ardeur, on a toujours procédé de la manière la plus intelligente et la plus effi- cace Le résultat de cette enquête, péniblement quelquefois mais

loyalement poursuivie, entre les anathèmes de l'esprit rétrograde et les sarcasmes ou les violences de l'esprit subversif, a été un

mouvement réel de progrès dans la triple voie de la liberté, de

la vérité, et de la vie religieuse ^.

' Voir dans Mélanges, Un historien catholique et un critique ultra- montain, p. ){7o.

* Hist. du christ., tome V, p. 246.

NOTICE BIOGRAPHIQUE. CCMI

Il croit donc à la verta conquérante et bienfaisante dn christianisme. Aussi est-ce avec confiance et sérénité qu'il conclut ce long exposé du passé et du présent, et cherche à entrevoir l'avenir. En somme, dans l'esprit et à la façon de tout chrétien conséquent, il est optimiste.

Avec de telles visées, son histoire prend facilement un tour apologétique, et telle est bien l'impression qu'elle laisse au lecteur. Toutefois Thastel ne permet pas à l'his- torien de faire de l'apologétique de parti-pris. Que les faits parlent, plus (]ue les sympathies personnelles: que la science soit désintéressée en ses aspirations et servante du vrai seul ! Si donc, pasteur et croyant, il est apologète, c'est sans le vouloir et presque sans le savoir :

Le point de vue apologétique et pratique n'est pas, à notre a\is, celui l'historien doit se placer de préférence. A moins qu'il ne possède l'érudition profonde et consciencieuse de Neander, son coup d'œil scientifique peut aisément s'y rétrécir et s'y fausser. L'histoire du christianisme, comme toute autre science, veut être avant tout étudiée pour elle-même. En faire, comme Schleiermacher. une introduction à une théologie pratique, c'est l'abaisser au rang de science purement auxiliaire et instrumentale, c'est la déclarer vaine dans les parties qui ne paraissent pas susceptibles d'applica- tions directes. Bien plus, annuler .son indépendance, c'est compro mettre ses progrès, et par cela même l'utilité pratique qu'on se propose d'en tirer Que les faits .soient observés avec soin, fidèle- ment exposés, étudiés dans leurs catises, leurs relations, leur en- chaînement réciproque, les conséquences et les applications en dé- couleront assez d'elles-mêmes *.

Le lecteur l'a bien vu maintenant, Chastel a fidèlement appliqué les principes qu'il professait, et en a fait l'inspi- ration de ses milliers de pages. Aussi, l'impression que laisse son œuvre est-elle bienfaisante et édifiante.

Mais a-t-elle creusé un sillon net et profond, dans les

' Voir dans les Mélanges, l'article sur la Vie chrétienne dans les premiers siècles de l'Église, par Neander, aSl.

CCVIII NOTICE BIOGRAPHIQUE.

esprits? En voit-on distinctement ressortir une idée géné- ratrice, à la fois une, forte et vivace? Si Chastel s'entend à énumérer et décrire le jeu des causes humaines, morales et sociales, du temps et du lieu, a-t-il su faire apparaître à nos yeux, imposer à nos réflexions, la cause suprême et continue des événements, des révolutions, de la filiation des doctrines, de la diversité des caractères, en un mot l'âme de cette sorte de grand tHre séculaire qui s'appelle l'Église? Non, point assez. Il l'avait pourtant aperçue, cette cause-là, et, dans ses premières conférences, justi- fiée, presque exaltée. « Une religion, disait-il pour qualifier le christianisme, qui est toute action, toute puissance, toute vie. »

On ne connaît pas complètement une religion tant qu'on n'a pas apprécié son influence sur l'humanité; on ne peut porter un juge- ment assuré sur ses principes, tant qu'on ne les a pas vus à l'épreuve de l'expérience

Une religion doit être plus qu'une théorie, ce doit être un

levier, ce doit être une puissance ; il faut qu'elle ait prise sur les hommes, qu'elle les saisisse par les sentiments, par les besoins

intimes de leurs cœurs Vous exigez, en un mot, d'une religion

qui se prétend divine, la réunion de ces deux caractères : qu'elle soit capable d'agir sur les cœurs, et que ses effets y soient aussi salutaires que puissants.

Le christianisme est cette religion-là. Certes, si le christia- nisme sort triomphant d'une telle épreuve, si à cette époque il n'a encore subi que de légères altérations, nous le voyons éclairer, convertir des masses nombreuses, il ne nous sera plus possible de méconnaître sa divinité. Nous nous dirons : pour transformer ainsi toute une portion de l'espèce humaine, il faut qu'il soit pénétré de ce feu céleste qui ne se trouve qu'en Dieu, animé de cet esprit sanctifiant et régénérateur dont Dieu seul est la source ; il faut que la puissance et la sagesse de Dieu soient là.

Dès lors l'Évangile lui-même nous apparaîtra sous un nouveau jour. A la vue du bien immense qu'il a produit, des prodiges inouïs qu'il a opérés, nous n'aurons plus le courage de disputer contre lui, d'épiloguer sur sa forme et sur son style ; nous cesserons

NOTICE BIOGRAPHIQUE. CCIX

(le l'envisager d'une manière froide et abstraite ; nous le jugerons à l'effet comme doivent être jugées toutes les grandes productions. Nous comprendrons alors ce défaut d'ordre et de liaison dont s'étonnent quelquefois les esprits superficiels ; nous comprendrons qu'une religion qui a été toute action, toute puissance, toute vie, ne saurait être exposée d'une manière symétrique et compassée, comme le serait une pure théorie; et qu'ainsi, à les bien consi- dérer, la plupart de ses imperfections apparentes tiennent justement à sa perfection réelle *.

Le christianisme, puissance de vie. voilà donc bien, paraît-il, l'idée mère de son œuvre. Mais il eut fallu en avoir habituellement la pleine conscience, la mettre davan- tage en lumière, la rappeler sans cesse.

ya'on me pardonne d'esquisser ici ce que j'eusse demandé au vénéré maître.

Si le Christ est l'incarnation humaine de la vie divine, comme le disent les Évangiles, particulièrement le qua- trième, et si le christianisme est la communication gra- duelle de la vie divine faite par son Esprit à son Église, il nous semble que l'historien doit mettre en relief, dès les origines, ce fait de la vie divine, si complexe, si organique, si fécond, et le représenter ou comme le souffle qui d'en- haut dirige cette longue et parfois orageuse odyssée, ou comme le levain qui travaille lentement cette pâte informe pour la faire lever et la changer en un pain savoureux otTert au monde.

Il en devrait ensuite dessiner l'action, les développe- ments, les applications, les altérations, les défaites par- tielles, les victoires durables. Il en résumerait les acqui- sitions, en dresserait la statistique actuelle, retracerait l'état de l'humanité telle qu'elle a grandi sous cette influence, en dépit des influences contraires qui l'ont tra- versée. Il laisserait enfin apercevoir l'idéal vers lequel

* Conférences sur l'Histoire du christianisme, tome I, première conférence.

CCX NOTICE BIOGRAPHIQUE.

elle tend de loin, et dirait comment tout a concouru bon gré mal gré. et doit concourir désormais volontairement, à l'éducation et l'accomplissement de l'homme selon Dieu. Car ([uand on a longtemps contemplé le passé, il ne se peut qu'on ne devienne en quelque manière prophète de l'avenir.

Mais qu'une tâche pareillement conçue est difficile ! Il s'agit de comprendre et de retracer la chose la plus délicate, une genèse spirituelle, une gestation, une éclosion. une croissance accidentée, tantôt entravée, tantôt précipitée, comme il arrive la liberté joue, dans le développe- ment des organismes moraux. Il s'agit de suivre le mouve- ment de la vie divine dans les quatre grands domaines du dogme, du culte, des mœurs et des institutions. Il faut dire comment, selon ses virtualités propres, et selon les besoins des temps, des lieux et des races, elle déploie successive- ment ou parallèlement ses forces intimes si variées, et pro- duit la diversité, les luttes intestines des tendances, des con- fessions, des Églises, jusqu'à ce que la société chrétienne tout entière fasse quelques pas vers l'unité, que son fonda- teur lui a proposée et a demandée à Dieu pour elle.

L'historien veut-il traiter du dogme ? Convaincu que le dogme n'est que la formule plus ou moins exacte d'une conception vivante et expérimentale de la vie divine, et qu'il se développe de concert avec la vie elle-même, il cher- che la raison d'être intime des spéculations des docteurs, et, dans les besoins généraux de la conscience chrétienne d'un temps, la cause première des décisions des conciles et des symboles des Églises.

Veut-il retracer le culte ? C'est dans les aspirations déli- cates, innomées, parfois inconscientes des âmes, dans le besoin esthétique, qui, frère jumeau du besoin religieux, cherche de nature un accent pour les soupirs, une forme pour les rêves de la dévotion, qu'il retrouvera les origines de tels symboles, de telle création ou de telle modification du culte.

NOTICE BIOGRAPHIQUE. CCXI

Les mœurs de la société chrétienne et ses idées morales, ce que l'on tient à chaque époque pour saint, pour néces- saire à l'édification ainsi qu'au témoignage, sera regardé avec raison par l'historien comme une manifestation encore plus immédiate et plus importante de ce principe de vie. identique en soi. variable dans ses elTets. dont il s'efîorce de comprendre l'inépuisable fécondité.

Les institutions enfin, la part du milieu et la pression des circonstances sont bien plus sensibles, lui paraîtront n'avoir de vitalité, de popularité, qu'autant qu'elles sont bien un des organes que la vie divine se donne à elle-même, pour se réaliser et s'inculquei- aux générations ultérieures.

Dans ces quatre grands domaines. à moins qu'il n'ait le temps et la force de tout dire l'historien s'arrêtera aux grands traits. Les etTets légitimes du principe, ses bienfaits, ses épreuves, les quelques figures d'élite en qui il s'est partiellement incarné, suffiront à faire toucher au doigt sa vertu, et signaleront les déficits de toute ébauche, de toute forme incomplète ou exagérée, dans l'atelier de la christianisation du monde.

Alors, l'écrivain qui aura ainsi pénétré jusqu'au cœur de l'organisme vivant et progressif de la chrétienté, aura saisi la logique vivante qui relie les faits, et son exposition sera marquée du double sceau de l'unité et de la vérité.

Il reste à se demander si l'idéal que nous venons d'es- quisser, et qui est bien, ce nous semble, le véritable pour l'historien d'une pareille religion, est réalisable. Le jour- nal de Londres, Vlnquirer, rendant compte d'un des livres de Chastel, en doutait fortement :

Il est permis de douter qu'on puisse écrire l'fiistoire réelle d'une religion qui embrasse l'âme de l'hamanité, chose trop subtile, trop éthérée pour tomber sous l'observation. Quoi ! Est-ce que les changements doux et lents produits par la superposition de la pater- nité de Dieu à sa simple souveraineté, par l'appel aux pécoears ei la promesse aux malheureux, par la substitution des sentiments atTectueux et dévoués à l'égoïsme, de l'ange à la béte en l'homme,

CCXII NOTICE BIOGRAPHIQUE.

est-ce que tout cela peut se décrire dans une histoire concrète? Non, l'effort des secrètes énergies de l'esprit de Dieu contre les forces infernales et les mauvaises institutions, autant que le parfum et l'éclat de la fleur, autant que la force silencieuse de la gravita- tion, échappe à toute description *.

Nous comprenons sans y souscrire, les doutes de l'/n- quirer. Ils sont naturels la pensée chrétienne reste encore prise dans les décombres de la tradition autoritaire. Mais la méthode d'analyse psychologique d'une part, l'usage direct des documents originaux d'autre part, ont commencé et faciliteront celte tâche désormais *.

Chastel la pouvait-il remplir? Pour embrasser cette com- plexité, il avait, ce nous semble, la piété et la théologie trop simples. Et puis, la génération de ce siècle à laquelle il appartenait, le temps il a écrit, le fait même qu'il était le premier k tenter parmi nous l'entreprise d'une histoire intégrale de l'Église, le justifient suffisamment d'avoir été ce qu'il était et non pas autre. Pour une œuvre telle que nous l'imaginons et que l'Église l'attend, il faudra un âge nouveau. Il faudra aussi un homme nouveau et duement qualifié. Je l'imagine doué d'une faculté de sympathie reli- gieuse et morale telle qu'il pourra se transporter dans tous les âges successifs de la piété, se faire le contemporain, le compagnon d'un Origène, d'un Basile, d'un Grégoire le Grand, d'un Boniface, d'un saint François d'Assise, d'un saint Thomas d'Aquin, d'un Ignace de Loyola même, autant que de nos réformateurs, et en même temps mis en pos- session de ce haut et ferme jugement que confère seule l'intuition de la pensée de Jésus. Quel privilégié de la foi et de la théologie, le penseur qui saura dépouiller de leur

1 The Inquirer, 12 nov. 1881.

^ Il faudrait constituer auparavant la physiologie de la piété, ou ce que nous avons appelé, dans Les Sciences théologiques au X/X™» siècle, 1871, la discipline de VEusébiologie, que nous ébauchions en 1874 dans un cours non encore professé.

NOTICE BIOGRAPfflQUE. CCXHI

dernier prestige les institutions et les idées revêtues d'une autorité usurpée, rebelle aux faits et à Dieu ! qui marquera d'une main sûre le terme idéal de ce règne de Dieu toutes les activités s'employeront au service d'une religion assez lière et assez puissante pour oser promettre l'accomplissement de la nature humaine dans l'adoration et dans l'amour !

Encore une fois, Chastel n'a pas été cet homme-là puis- qu'il ne pouvait pas l'être. C'est assez pour sa mémoire d'avoir entrevu une telle œuvre, et de nous avoir, par sa grande composition, mis en état de la désirer.

Nous avons annoncé qu'il nous resterait, pour finir ce cha- pitre, à considérer en Chastel le théologien. En vérité, il va pour cela plus d'une raison. Outre ijue les déficits que nous avons regrettés dans son histoire s'expliquent en partie par ceux de sa théologie, un motif plus direct nous presse. Il est de notre devoir de l'exonérer de certains reproches qui nous paraissent excessifs et même injustes, parce qu'ils trahissent une connaissance très insuffisante de ses ouvra- ges ou même le parti pris dogmatique. Ainsi l'on n'a pas craint do dire :

Le grand défaut de son livre est dans le point de vue général d'un rationalisme terre à terre. M. Ctiastel prend les choses par le petit bout ; il ne croit pas à l'intervention du ciel dans les choses d'ici-bas ; tout se résout pour lui en mécanisme : de une super- ficialité particulièrement choquante lorsqu'il s'agit de ces puissants réveils grâce auxquels l'Église a vécu. Au fond, l'auteur ne fait pas preuve d'un esprit véritablement philosophique.

Nous ne nous trouvons pas en présence de négations expli- cites, mais le silence absolu gardé par l'auteur sur les grands fait> chrétiens en est l'ét^ui valent

De pareilles lacunes sont inexplicables dans un ouvrage qui dé- clare dans son titre prendre à son origine l'histoire du christianisme.

Est-il surprenant qu'en lisant les quelques pages que notre

historien a consacrées à l'œuvre de Christ et des apôtres, on ne puisse se défendre d'une impression de froid et de vide ? On dirait

CCXIV NOTICE BIOGRAPHIQUE.

•(u'on se trouve dans une maison de glace ou qu'on traverse un désert. On cherche, on demande les scènes grandioses et les vérités sublimes dont le Nouveau Testament est rempli, et l'on ne rencontre partout que le silence et la torpeur.

La reproduction de ces ligues ' si pâles, si froides, suffirait, sem- ble-t il, pour rendre sensibles le vide, l'impuissance du point de vue de l'auteur et du but qu'il assigne au christianisme tel qu'il le comprend.

A entendre ces critiques, que je préfère ne pas nommer, ils ont (levant eux un rationaliste, un intellectualiste sec et froid, et une œuvre l'on ne sent point l'onction de la vraie piété. Quoi ! n'ont-ils donc pas lu ? ou bien pourquoi ont-ils si mal lu? Un ami de cette justice que Cliastel s'est efforcé d'enseigner à ses élèves ne saurait laisser établir de telles accusations sans les relever, de la seule manière probante, c'est-à-dire en citant l'inculpé fréquemment. Et après avoir fait sentir au lecteur impartial qu'il y a ici un écrivain religieux, un chrétien, nous serons plus à l'aise pour parler du théologien.

Chaslel avait non seulement la vue claire du vrai carac- tère du christianisme, qui est vie, mais il en avait le cœur plein. Ses conférences, ses sermons, ses correspondances. ses grands ouvrages aussi débordent d'une vraie piété, qui sans phrases, sans patois de Canaan, mais avec l'accent de la plus entière sincérité, est tout imprégnée d'amour, d'enthousiasme même pour Dieu, pour le Christ et son règne dans l'humanité.

Voyez d'abord comment il peint son ami : J.-R. Beard, car c'est en vérité son propre portrait :

Les vues nouvelles qu'il puisa dans la théologie libérale n'eurent rien de commua avec ce vide et faux libéralisme qui déclare toutes

^ Il s'agit de celles qui terminent le tome V; nous les avons citées page ccxxxv. Qu'on les relise et qu'on juge !

NOTICE BIOGRAPHIQUE. CCXV

les croyances indifférentes et leur asssigne à toutes une égale valeur. Persuadé que plus le christianisme est professé dans sa pureté, plus pure aussi est son influence, et que ce que l'on regarde en général comme ses principes essentiels ne fait bien souvent que ternir sa beauté primitive et nuire à ses etVets bienfaisants, il se croyait obligé, en serviteur fidèle, de le présenter avec le vrai caractère

qu'il estimait lui appartenir

Nul n'avait une foi plus ferme dans le christianisme et dans la grandeur de son œuvre. Il l'aimait non seulement comme le guide et l'appui le plus sur de Ihomme contre les tentations et les épreuves de la vie, mais comme le remède le plus eflBcace aux maux qui tra- vaillent le corps social '.

Écoulez-le maintenant sur la prière :

La prière n'eftt-elle d'autre prix que de renfermer une profession de foi au vrai Dieu, un honnnage rendu à sa puissance, une recon- naissance solennelle de notre dépendance à son égard, c'en serait assez pour nous faire un devoir étroit de la prière. Mais tant s'en faut qu'obligatoire envers Dieu, elle soit stérile pour nous-mêmes. Si elle ne nous obtient pas les grAces mêmes que nous demandons, elle nous en procure d'intiniment plus excellentes ; si elle ne change [las pour nous le cours des événements, elle change le cours et la nature de nos désirs, elle étouffe au fond de notre âme tous ceux qui sont répréhensibles ; elle calme l'ardeur inquif'ff des antres en les iuiprégnaiit de confiance et de résignation.

Elle fait plus que changer l'ordre de la nature, elle transforme les dispositions de notre cœur. Elle fait mieux que changer les décrets de Dieu, elle soumet notre volonté à la sienne. Toutes les prières du juste sont exaucées, car elles ne demandent que ce que Dieu veut, elles se terminent toutes par celle-ci : Que ta volonté soit faite !

Oh ! combien nos projets vertueux n'auraienf-ils pas plus d'énergie qnand ils nous seraient inspirés par la prière ! Quelle solennité ne prendraient- il s pas à nos yeux, des engagements contractés en pré- sence du ciel ! Combien la vie ne nous paraitrait-elle pas plus belle, contemplée en ce Dieu qui en est la consolation et le type suprême ! Quel enthousiasme enûn ne puiserions-nous pas dans le sentiment

* Alliance libérale, 13 janvier 1877.

CCXVI NOTICE BIOGRAPHIQUE.

que nous travaillons avec Dieu ! Oui, c'est en s'approchant de Dieu que l'homme s'élève au-dessus de lui-même, qu'il devient une nou- velle créature, qu'il forme, sous l'influence de l'esprit, ces desseins généreux que la chair et le sang ne peuvent concevoir. C'est en Dieu qu'il éprouve cette ardeur pour le bien qui le force en quelque sorte à l'entreprendre et transforme de vagues désirs pn (r('iier!.Mques volontés '.

Écoutez-le sur la communion avec le Christ :

Puissiez-vous insensiblement amener les chrétiens à comprendre combien le zèle qui fait aimer est plus excellent devant Dieu que le zèle qui fait haïr ! Puissiez-vous les pénétrer assez de l'esprit de Christ pour que, planant au-dessus des différences qui les séparent, ils se sentent unis en Lui comme les membres d'un même corps, comme les brebis d'un même troupeau sous la houlette du même berger ^.

Voyez enfin, dans une page ancienne déjà et qui paraît tout actuelle, tant il y a encore de romanciers et de poètes s'égarant à tenter les mauvais appétits, jusqu'à quelle pro- fondeur il veut que pénètre l'action de la piété dans l'homme tout entier, et par conséquent dans la littérature :

Il m'est impossible, je l'avoue, de concevoir les préventions que se sont formées contre lui (le christianisme) de prétendus amis des lettres. A moins que l'idée du christianisme ne se soit bizarrement confondue dans leur esprit avec celle de l'Inquisition, il m'est impossible de comprendre comment ils ont pu voir en lui une entrave au talent, un obstacle au développement du génie. trou- ver, au contraire, un plus noble thème sur lequel le génie puisse s'exercer, des régions plus élevées il puisse planer? L'enthou- siasme pour le beau, pour le vrai, l'amour de la patrie, celui de l'humanité, voilà sans doute des sources d'inspiration. Mais comment concevoir le vrai sentiment du beau, le vrai patriotisme, le sincère amour des hommes, le sentiment religieux ne pré-

' Sermon sur la prière, dans Étrennes chrétiennes, 1875. * Adresse au président de l'Alliance chrétienne universelle, dans Mélanges, p. 126.

NOTICE BIOGRAPfflQUE. CCXVII

side pas ? C'est lui qui épure, qui anime, qui agrandit tout ; c'est lui qui nourrit tout ce qu'il y a d'aimable et d'élevé dans les senti- ments de Ihomme: c'est lui qui. même sur des sujets en apparence étrangers à la religion, répand un charme secret qui saisit et entraîne le lecteur ; c'est lui qui garde incorruptible la conscience de l'écrivain; c'est lui, enfin, qui préserve le talent de ces routes fangeuses, il va trop souvent se ternir et se souiller.

On parle beaucoup aujourd'hui de rajeunir la littérature : et. pour cela, que de chemins' n'a-t-<:)n pas déjà tentés! On a parcouru en tous sens le champ de l'extravagant, de l'immoral, du hideux, on a étalé jusque sur la scène toutes les monstruosités que pouvait enfanter une imagination en délire, tontes celles dont la corruption de notre siècle pouvait oTrir l'original : on a exploité tous les sen- timents venimeux et pervers du cœur humain, et ces honteuses productions sur lesquelles la foule s'est jetée avec avidité, ainsi que sur des liqueurs enivrantes, ont provoqué bientôt le même dégoût, les mt^mes nausées, et l'on en est encore à chercher du nouveau.

S'il appartenait à la chaire chrétienne de donner -dessus quel- ques conseils, elle dirait aux littérateurs du jour, à ceux du moins qui visent à une réputation solide et durable : Quittez toutes ces fausses routes, cherchez l'inspiration l'ont puisée les grands orateurs du IVme siècle, l'ont puisée plus tard les Bossuet. les Fénelon, les Racine, la puisent encore vos plus illustres con- temporains. Retrempez votre génie aux sources pures de la reli- gion; approchez-vous de Dieu, et II s'approchera de vous, et 11 vous communiquera cet esprit qu'il communiquait jadis aux prophètes, et II vous rendra comme eux éloquents, sublimes, Il fera vivre votre nom dans la postérité la plus reculée'

Maintenant nous pouvons aborder le théologien.

Pour le juger, il ne faut pas perdre de vue que Chastel est essentiellement un historien non un dogmaticien, que la dogmatique n'est ni son affaire, ni peut-être même son goût: que, s'il en a fait, c'est plutôt accidentellement et in- directement. On ne peut donc donner une idée de la

Conf. sur l'Hist. du ch^tianûme, 1847, p. 76.

CCXVIII NOTICE BIOGRAPHIQUE.

sienne qu'en recueillant clans tous ses ouvrages des frag- ments épars, toujours écrits au point de vue de l'histoire. En composant et présentant cette gerbe théologique, je n'entends ni dissimuler ou excuser ce qui peut y manquer, ni prendre la responsabilité de ce qui s'y trouve. Je ne suis point ici un avocat, mais seulement un interprète fidèle. Xous avons dit déjà que dès ses études, Chastel suivait l'opinion représentée dans les pays de langue anglaise par les Unitaires, et nous avons raconté ses relations avec quelques unitaires éminents. Vraiment, il ressemble en bien des points aux meilleurs d'entre eux, à Channing et plus encore àTayler et Beard, ses correspondants et ses amis. Telle est l'impression de A. vSabatier :

Bien qu'il n'ait nulle part détini expressément le christianisme, il n'est pas difficile de dégager l'idée qu'il s'en est faite et qui revient à chaque page. Il en voit sans doute l'essence intime dans la vie religieuse et morale, et cette dernière, sous quelques formes intellectuelles ou rituelles qu'elle se manifeste, est toujours sûre d'être discernée par lui, mise en lumière et louée comme elle le mérite. Mais il ne s'en tient pas à cette expression un peu vague ; il ne recule pas devant la nécessité de formuler la doctrine qui, daprès lui, inspire et nourrit la vie chrétienne. Celte doctrine essentielle est la révélation du Dieu père, que l'on ne connaît bien et avec lequel on n'entre en relation positive que par la communion avec Jésus. Il définirait volontiers l'Évangile comme Jésus dans sa dernière prière pour ses disciples : « La vie éternelle, c'est qu'ils te connaissent, toi le seul vrai Dieu et Jésus-Christ que tu as envoyé. » Si l'on cherche dans l'histoire un nom duquel on puisse rapprocher le sien, celui de Channing vient immédiatement à l'esprit. C'est le même tempérament philosophique, la même sim- plicité de doctrine, et la même sensibilité pieuse et douce. Voilà pourquoi il voit dans le monothéisme d'Israël le vrai commencement du christianisme, et pourquoi aussi, dans l'histoire ultérieure, il mesure toujours les progrès de celui-ci au degré qu'atteignent ces deux choses, le culte du Dieu unique et l'amour du Christ.

On voit que M. Chastel n'est pas sans doctrine et, pour tout

dire d'un mot, qu'il est bien de son parti. C'est même sans doute

NOTICE BIOGRAPHIQUE. CCXIX

sur sa conception fondamentale du christianisme qu'on sera tenté de lui chercher querelle. Les uns trouvent encore que c'est trop, et d'autres que c'est trop peu '.

Considérez comment Chaste! juge l'évolution de l'unita- risme :

L'unitarisme, dans les luttes qu'il avait eu à soutenir au XVInie et au XVIIrae siècle contre l'orthodoxie, au XVIIIme siècle contre les doctrines antichrétiennes, avait contracté, de même que l'armi- nianisme, un caractère argumentatif plus approprié aux besoins de la controverse et de l'apologétique qu'à ceux de l'édification. Il lui manquait cette onction ou, comme on l'a dit, ce grain de mysti- cisme nécessaire à une réelle influence religieuse. Tel il se montrait en Anffleterre chez Priestley, chez Belsham. A l'époque du réveil, son intellectualisme passe pour de la froideur, pour de la sécheresse, si ce n'est niétne do l' indévotion.

Et. niiieurs. quel en est à ses yeux le terme :

Tayler, l'un des chefs de cette moderne école unitaire, déjà si nombreuse en Aniérique, qui, entièrement détachée de celle de Priestley, dont le littéralismesec et étroit lui était peu sympathique, unissant au contraire, comme celle de Channing, à la largeur des vues l'aclivifé pratitjue et l'onction du sentiment chrétien, lui est supérieure en science critique, grâce aux lumières et à l'impulsion qu'elle a reçues d'Allemagne.

Au surplus, on ne peut méconnaître combien le caractère moral et sentimental de cette école doit lui convenir, à lui, si attaché à l'historien .\eander, le défenseur et le type de la théologie du pectus ou du cœur, à Channing, le prédi- cateur du dévouement intelligent et pratique, à Schleier- raacher. le théologien inspiré de la religion du sentiment, ces hommes qu'il s'est complu à vanter jusque devant un auditoire de dames ^

* Journal de Genève, 7 octobre 1883. ^ Voir Eirennes chrétiennes, 1887.

CCXX NOTICE BIOGRAPHIQUE.

Mais la dénomination des Unitaires n'a pas d'existence propre sur le continent .le nom même y est peu usité. En fait. Chastel se rangeait parmi ceux qu'il appelle dans son histoire du XIX""^ siècle les chrétiens progressifs. Eh bien, voyez le tableau qu'il trace du chrétien progressif s'appro- priant l'essence du christianisme :

Si le chrétien progressif réclame le droit de soumettre toutes choses au jugement de sa conscience et de sa raison, ce n'^t pas seulement pour repousser ce qu'elles ne peuvent actuellement admettre, c'est avant tout pour s'approj^rier ce que dans tout ensei- gnement elles lui font reconnaître de saint et de vrai. Ainsi que saint Paul, il examine toutes choses « pour retenir ce qui est bon. > Laissant de côté, comme Paul le fit lui-même à l'égard de la loi juive, ce qu'après un scrupuleux examen il ne croit pouvoir s'assi- miler, il recueille avec d'autant plus d'avidité tout accent de vérité qui trouve un éclio dans son âme, s'attache d'autant plus fortement à ce qui l'élève, le purifie, le régénère. Dans l'histoire évangélique, en particulier, à travers un reste d'idées juives, à tra- vers les traits merveilleux qu'y a mêlés l'esprit du temps, il saisit la pensée éternellement grande, éternellement sainte, qui .appar- tient tout entière à Jésus, qui domine, pénètre tout son enseigne- ment, et qui (lu Jourdain Ji Golgotha fut l'Ame de tout son ministère : ramener à Dieu l'homme pécheur par l'humilité et le repentir; l'unir à lui par la sainteté, l'amour, l'obéissance, à ses semblables par le lien du dévouement fraternel. C'est là. aux yeux du chrétien progressif, l'essence du christianisme, ce qui en constitue la sublimité, ce qui en assure la durée, ce qui, bien mieux que toutes les preuves tirées d'ailleurs, en atteste la suprême excellence : et c'est parce qu'il cherche à s'approprier intimement cette pensée, parce qu'il en fait le foyer, le régulateur de sa vie religieuse, qu'il s'intitule hau- tement chrétien '.

C'est avec intention qu'il insiste sur le caractère positif que doit avoir la théologie progressive :

La foi n'est solide qu'autant qu'elle s'empare de l'homme tout entier, et ce qui ne satisfait pas l'esprit arrive difficilement

» Hist. du christ., t. V, p. 300.

NOTICE BIOGRAPHIQUE. CCXXI

jusqu'au cœur : mais, d"uu autre côté, ce qui ne satisfait que l'esprit et ne pénètre pas dans le cœur, demeure sans influence sur la vie. L'àme ne se nourrit pas de négations pures. Si le protestantisme primitif, très négatif assurément en face de la théologie catholique, avait pu soutenir avantageusement la lutte, c'est qu'il avait insisté plus encore sur ce qu'il affirmait que sur ce qu'il niait, c'est qu'il n'avait détruit que pour reconstruire avec des matériaux plus solides '

Et ailleurs :

Bien pauvre serait le progrès qui n'aboutirait qu'à des résultats négatifs. Le discernement du faux ne sert à la science qu'autant qu'il conduit à une plus claire perception du vrai. En religion non plus, la négation n'est utile qu'autant qu'elle déblaie le chemin de la foi .

Tel est le penseur chrétien. Parcourons maintenant les principaux points de la religion, pour interroger le théolo- gien et saisissons, dans quelques fragments, au moins le prolil de ses croyances.

Que pense-t-il de la philosophie dans ses rapports avec la foi? Il tient en grande estime la philosophie spiri- tualiste et n'en goûte pas d'autre. La philosophie est selon lui une grande voie qui mène à Dieu :

La philosophie, comprise dans son sens le plus étendu, comme science de l'homme et du monde, est elle-même une voie légitime et excellente pour aller à Dieu. La nature annonce son auteur comme l'ouvrage fait connaître l'ouvrier: le fini, par ses limites mêmes, parle de l'infini aux cœurs qui en sont avides ; le monde présent, ne fût-ce que par ses imperfections, nous révèle un monde à venir; l'âme enfin qui s'interroge sérieusement elle-même, trouve dans ses instincts, dans ses besoins, de sûrs indices sur son origine, ses devoirs et ses hautes destinées. C'est à ces sources que la philoso- phie puise ses démonstrations et ses preuves.

Elle s'aliène, il est vrai, par là, les partisans exclusifs de l'auto- rité; elle est encore, nous dit-on, pour longtemps réduite à prêcher

' Hist. du christ., t. V, p. 284.

CCXXII NOTICE BIOGRAPHIQUE.

au désert. Mais si vous ne pouvez vous passer du sulfrajfe de la la foule, si vous n'avez foi pour l'avenir au pouvoir de la vérité, si vous ne savez au besoin mourir pour elle, comme Socrate. Hes- vous dignes du titre de philosophe? Est-il vrai, d'ailleurs, que le langage de la conscience et de la raison trouve accès dans si peu d'àmes? Et lorsqu'il en serait ainsi, lorsque la philosophie avec ses abstractions, ne serait, comme on l'assure, accessible qu'à une faible élite, pour cette élite au moins elle est d'un prix inestimable; elle instruit, elle persuade ceux que leurs habitudes intellectuelles empêchaient de croire sur autorité, elle est le guide de ceux qui ne reconnaissent plus de maître, elle recueille, des bonis du doute, quelquefois môme de l'abîme du désespoir, ceux pour lesquels toute clarté céleste était évanouie, et les ramène par une nouvelle route à l'espérance et la foi. Si la religion, comme on l'a dit, est la philosophie des masses, la philosophie est bien souvent la reli- gion des esprits indej)endants '.

En fait, dans l'âge moderne, la philosophie a rendu des services à la religion :

Considérant la philosophie, non plus seulement comme le juste et légitime emploi des facultés humaines, mais sous son point de vue le }>lus relevé, comme le faîte, le couronnement des sciences, dont elle recueille, coordonne et généralise les résultats, deman- dons-nous si les progrès de ces sciences, depuis trois siècles, ont appauvri ou agrandi les idées que le christianisme nous donne des attributs divins, si les perfections invisibles de Dieu, que saint Paul « contemplait comme à l'œil dans ses oeuvres, » ont briller d'un moindre éclat aux yeux d'un Kepplerou d'un Newton, si, par conséquent, une connaissance encore plus approfondie du monde et de ses merveilles, de l'harmonie qui en lie entre elles toutes les parties, n'excitera pas plus vivement encore nos sentiments d'ado- ration pour son auteur, si l'étude attentive de la nature et de l'histoire, en nous montrant })artout dans l'économie divine le bien émergeant du sein du mal, la liberté corrigeant ses propres excès, l'ordre général constamment maintenu, alors même qu'il semble le plus menacé, la variété infinie des moyens que le souverain dis- pensateur met en œuvre pour conduire au bien ses créatures intel-

' Destruction du paganisme, etc., p. 121.

NOTICE BIOGRAPHIQUE. CCXXIII

ligentes, si tout cela, dis-je, même au travers des obscurités qui nous enveloppent, néclairera pas pour nous d'un jour nouveau le problème de notre destinée, et remplaçant par un courageux opti- misme le sombre et énervant dualisme d'autrefois, ainsi que le honteux pessimisme de quekjues savants de nos jours, n'imprimera pas mieux encore à la pensée religieuse ce cachet de sereine con- liance, de pieuse soumission, d'entier dévouement à la volonté

divine, qui caractérise la prière du vrai chrétien ?

La philosophie et la religion, « ces deux sœurs immortelles, .

sont de nos jours plus que jamais nécessaires l'une à l'autre

Séparées, ennemies, tant qu'elles n'ont voulu traiter que sur le pied d'un mutuel asservissement, elles sauront s'unir désormais par le lien de services mutuels, s'approprier, chacune de son plein gré, les vérités que l'autre a mises en évidence, travailler de concert, cha- cune par la méthode qui lui est jtropre, à en enrichir l'humanité \

Mais les philosophes ont été souvent bien injustes, et d'ailleurs la philosophie est insuffisante:

I^es savants, habitués, dans leurs recherches, à prendre pour guide la raison individuelle, enorgueillis des découvertes auxquelles elle les avait conduits, s'en exagéraient volontiers la puissance. Ils oubliaient que cette faculté, capable de reconnaître la vérité, lorsqu'elle lui est offerte, parvient plus difficilement à la découvrir par elle-même, que bien philosopher n'est le partage que d'un petit nombre, que dans l'ordre moral plus que dans tout autre, les masses ont besoin d'être dirigées, soutenues par des institutions positives, t|u'en supposant quelques hommes capables de s'élever sans secours aux plus hautes vérités de la religion, ce n'est pas le privilège de l'humaiiilé dans son ensemble, que l'Évangile, enfin, n'eût-il d'autre mérite que de répandre et d'entretenir dans le monde les grands dogmes dont Christ a été le plus parfait révéla- teur,.... de transmettre jusqu'à nous le tableau vivant de la per- sonne de Jésus et de son œuvre poursuivie par ses premiers disciples, ce serait un titre éternel à la reconnaissance et au respect des hom- mes les plus intelligents *.

' Hist. du christ., t. V, p. 322. ^ Hist. du christ., t, V, p. Ho.

CCXXIV NOTICE BIOGRAPHIQUE.

Nous voilà ramenés au théisme chrétien, dont notre auteur glorifie les destinées passées et futures :

Ue combien de progrès cet unique progrès (le monothéisme se substituant au polythéisme) n'a-t-il pas été la source? Que l'on compare seulement l'état social, moral, intellectuel des nations qui invoquent encore plusieurs dieux avec celui des peuples qui pro- fessent aujourd'hui le monothéisme !

Nous sommes loin de croire assurément que ce monothéisme soit arrivé au degré de pureté capable de lui faire porter tous ses fruits. Sans parler du fatalisme musulman, si contraire au libre dévelop- pement de l'activité et de la pensée humaines, le tliéisme des nations chrétiennes elles-mêmes est encore mêlé de beaucoup d'imperfections, et c'est en partie le sentiment de ces imperfections qui tantôt plonge les âmes dans l'indifférence, le scepticisme ou l'incrédulité, tantôt les jette dans les écarts du panthéisme. Mais le Dieu qui a déjà détruit tant d'erreurs, dissipé tant de nuages, qui, dans notre Europe, a successivement fait disparaître toutes les formes du polythéisme, depuis la plus grossière jusqu'à la plus raf- finée, et appelé la moitié des hommes à la connaissance de son unité, se fera connaître à eux, nous n'en doutons point, d'une manière toujours plus parfaite, dans la plénitude de sa majesté infinie, dans l'adorable faisceau de ses perfections, dans les voies admirables de sa providence, enfin, dans les trésors de sa bienveil- lance et de son amour, et par cette révélation de plus en plus intime de sa divine essence, guérira peu à peu les plaies de notre pauvre humanité ^

Lorsqu'il aborde, plutôt incidemment que directement, la question des Écritures, Chastel se prononce contre la théopneustie, mais il le fait avec une grande modération, comme un homme qui n'a jamais eu à rompre avec elle au-dedans de lui-même, et il ne perd aucune occasion d'exprimer sa vénération et son admiration reconnaissante pour le livre inspiré :

Si la Bible trouvait tant de détracteurs parmi les savants,

* Destruction du paganisme, etc., p. 379.

NOTICE BIOGRAPHIQUE. CCXXV

c'était bien souvent l'Église elle-même qui leur fournissait des armes. Ses prétentions autorisaient leurs exigences, son étroitesse justifiait la leur. En attribuant aux faits les plus insignifiants le même caractère de divinité qu'aux vérités les plus sublime», en insistant avant tout sur les preuves qui prêtaient le plus aux objec- tions de la science, en niettant sous le patronage de l'Esprit-Saint des notions désormais reconnues insoutenables, en persécutant, au nom de la Bible, les Descartes, les Keppler, les Galilée, en soute- nant, jusqu'en ses moindres détails, l'infaillibilité de ce livre dont on ne cessait pourtant de tordre le sens par mille subtilités, en pro- nonçant enfin l'absolu « tout ou rien » des théopneustes, on pro- voquait les négations non moins absolues des philosophes, tant il est vrai que la Bible n'a pas de pires ennemis que ses maladroits défenseurs '.

Étudiée avec la raison en même temps qu'avec le cœur, la Bible, malgré ses disparates, qu'explique si bien le génie de l'antiquité, fût demeurée pour tout esprit éclairé ce qu'elle était pour Luther, le guide excellent et sans pareil pour amener les âmes à Dieu, et cette persuasion, individuellement acquise, eût été, pour la sanctifi- cation, bien autrement eflBcace qu'un respect aveugle et traditionnel •.

Il y a de belles pages remplies de cet esprit-là dans le sermon sur l'excellence de la doctrine de Jésus.

On pense bien que Chastel n'est pas partisan de la Tri- nité. Il ne la voit point dans le Nouveau Testament, et, considérant les déclarations de Jésus sur lui-même, il ne le voit point se faisant l'égal de Dieu :

Quelques-uns des ennemis de Jésus l'accusaient, en s'appelant Fils de Dieu, de se prétendre égal à Dieu. S'il se fût regardé comme tel, c'était le moment de le proclamer tout haut, de répondre : « oui, je suis Dieu, comme mon Père, je possède la divinité abso- lue. » Au contraire, il se déclare en cela calomnié par les juifs. Il pourrait à la vérité, dit-il, s'appliquer ce titre dans le même sens qu'il est appliqué dans l'Écriture aux rois et aux magistrats. Quant

* Christianisme dans Vàge moderne, p. 333.

* Hisi. du christ., t. V, p. 37.

CCXXVl NOTICE BIOGRAPHIQUE.

à lui, il n'eu veut d'autre que celui de Fils de Dieu, et l'explique en ce sens qu'il a été sanctifié par son Père et envoyé par lui dans le monde, et ailleurs, dans le quatrième Évan^'ile, comme faisant, par un don spécial de Dieu, tout ce que Dieu fait, mais ne faisant rien de lui-même, tenant de Dieu tous ses pouvoirs.

S'il s'attribue ceux déjuger les hommes, de pardonner les péchés, ceux de guérir les malades, de chasser les démons, il les attribue tous de même à ses disciples; s'il leur parle de son union intime avec son Père, c'est de la même manière qu'il parle de l'intimité de leur union avec lui. Dans nombre d'occasions, il témoigne combien il est loin de croire que ce titre de Fils de Dieu implique en lui

quelque chose de plus qne sa mission divine Il déclare en des

termes dont rien n'égale la clarté, son infériorité relativement à son Père : « Mon Père est plus grand que moi. » Enfin, dans son dis- cours le plus solennel, celui qu'il prononce au moment d'être livré, il prie son Père en disant : « (l'est ici la vie éternelle qu'on te con- naisse, toi le seul vrai Dieu, et Jésus-Christ que tu as envoyé. » Certes, si Jésus, en sa qualité de Fils de Dieu, se fût cru égal à son Père, et si, comme l'Église a osé l'affirmer, cette croyance eût été nécessaire au salut, jamais, à moins de vouloir tendre à ses disci- ples le plus perfide des pièges, il ne se fût exprimé comme nous venons de l'entendre ' .

Dans la primitive Église, Christ était surtout offert à l'imitation des fidèles. Ce qu'on faisait aimer, admirer en lui, c'était sa parfaite union de sentiments, de volonté avec son Père. On célébrait sa sainteté bien plus qu'on ne glorifiait sa nature ; on eût craint par de fournir des excuses à ceux qui se seraient dispensés de mar- cher sur ses traces. Depuis que l'Église vise avant tout aux rapides conquêtes, ce qu'elle exalte en Christ, c'est la grandeur, la dignité de son essence. Elle le divinise afin de mieux régner sous son nom. Elle y gagne sans doute en autorité extérieure, mais y perd en puissance régénératrice *.

Il démêle les causes occasionnelles qui. chez les païens convertis des premiers siècles ont concouru à l'élaboration de cette doctrine assez tardive :

Hist. du christ., t. I, p. 38J.

Nestorius et Eutychès, dans Mélanges, p. 53i.

NOTICE BIOGRAPHIQUE. CCXX\ni

C'est la pente naturelle de toute religion qui voit son influence s'accroître et son empire s'étendre, de rehausser sans cesse et indé-

tiniment la dignité de son fondateur Le triomphe extérienr et

complet du christianisme depuis Constantin dut achever de la ren- <lre irrésistible.

Qu'on se rappelle en effet la multitude qui, depuis ce moment, passait chaque jour sous la bannière chrétienne, et qu'on se rappelle en même temps tout ce que cette multitude, enrôlée avec tant de précipitation et si peu de choix, apportait dans l'Église d'idées, d'habitudes, de penchants contractés sous l'ancien culte.

Il rappelle tant de dieux et de demi-dieux, puis tant de saints, et ajoute :

Comment n'eusseut-ils pas étendu dans la même proportion les prérogatives, le pouvoir, la dignité de Jésus, de celui au nom <luquel ils s'étaient convertis et auquel l'Église donnait déjà le titre de Dieu, de créateur du monde, comment se fussent-ils fait scrupule <le l'associer, ou plutôt comment eussent-ils compris qu'on ne l'associât pas aux honneurs souverains qu'on leur demandait pour son Père?....

La crainte de multiplier ainsi le nombre des êtres divins, celle de se mettre par en opposition avec le monothéisme biblique, n'étaient pas pour retenir des païens à peine convertis au christia- nisme, et à l'imniense majorité desquels l'Évangile était encore inconnu. La difficulté de concilier la naissance terrestre de Jésus, son développement, ses souffrances, sa mort, avec l'immutabilité de l'être infini, ne pouvait non plus arrêter les anciens sectateurs d'un culte anthropolAtrique. Son humanité, son séjour sur la terre, loin d'être à leurs yeux une objection contre sa divinité, n'était au contraire qu'un attrait de plus pour des hommes que l'idée d'un être invisible, d'un pur esprit, avait retenus jusqu'alors éloignés du Dieu de l'Évangile et portés à traiter d'athées ses adorateurs. Autant nous avons vu les nouveaux convertis s'efforcer de prêter à Dieu une forme humaine, des traits humains, pour le mettre mieux à leur portée, autant Jésus, par son humanité même, acquérait un titre à leur complète adoration.

Le sentiment de la foule ne pouvait non plus manquer de deve- nir, à cet éiiard comme à tant d'autres, celui de ses conducteurs.

CCXXVIII NOTICE BIOGRAPHIQUE.

Sortis de son sein pour la plupart, par conséquent plus ou moins imbus de son esprit, dominés, entraînés par elle, bien plus encore qu'ils ne la dirigeaient, du côté elle inclinait, ils inclinaient aussi. De même qu'ils n'avaient pas tardé à tolérer d'abord puis à autoriser, et bientôt à encourager les nouveaux actes de dévotion auxquels elle se livrait à l'égard des saints et des martyrs, dès qu'il fut évident que les païens embrassaient avec plus d'ardeur la religion d'un Dieu venu sous la forme humaine, que celle d'un envoyé divin révélant un Dieu inaccessible aux sens, et ne vou- laient plus entendre parler d'aucune limite aux prérogatives divines du Christ, la plupart des docteurs de l'Église renoncèrent peu à peu aux opinions subordinatiennes de leurs prédécesseurs, et embrassèrent un point de vue qui dailleurs était tout au profit de leur autorité sacerdotale.

Si Christ était Dieu, dans le sens le plus absolu de ce mot, c'étaient les paroles de Dieu même que transmettaient au monde ceux qui lui parlaient au nom de Christ, c'était encore Dieu lui- même qui, avec le pain et le vin de la Cène, s'incorporait dans le fidèle pour lui communi(juer l'immortalité, c'était Dieu enfin, qui, dans un sacrifice perpétuellement renouvelé, s'immolait pour la réconciliation des pécheurs ; et le prêtre, par le ministère duquel s'accomplissaient tous ces prodiges, revêtait aux yeux du peuple un caractère beaucoup plus imposant et sacré *.

Enfin, il signale une antithèse irréductible entre le monothéisme et la formule trinitaire :

Dans une religion fondée sur la doctrine d'un seul Dieu vivant et vrai, tandis que la première personne demeurait éternellement dans sa gloire, impassible, immuable, inaccessible aux regards humains, et que la troisième, le Saint-Esprit, agissait invisiblement dans l'âme des fidèles, la seconde, celle du Fils, après avoir rempli dans les temps antémondains les mêmes fonctions que le Logos de Phi- Ion, avoir accompli comme lui l'œuvre de la création, avait quitté le ciel, revêtu l'humanité, séjourné trente-trois ans parmi les hommes, avait partagé leurs besoins, leurs souflrances, enduré l'agonie et la mort, rempli enfin ici -bas un véritable rôle histo-

^ Hist. du christ., t. II, p. 468 et suiv.

NOTICE BIOGRAPHIQUE. CCXXIX

rique. Comment concilier des différences anssi profondes avec le véritable monothéisme chrétien ? Comment, sans porter atteinte au principe fondamental de l'unité divine, admettre en Dieu trois personnes ayant des caractères d'individualité aussi tranchés ^?

Mais disons-le franchement : il ne nous paraît pas avoir compris ou senti la cause profonde et légitime qui a con- duit les esprits à croire à la présence du divin intégral et authentique dans la personne du Médiateur du salut, et dans le principe de connaissance et de sainteté qui recrute et soutient son Église. Pourquoi? C'est que l'on touche au déficit de sa théologie que nous aurons à déterminer plus loin.

Sur l'œuvre du salut autant que sur la personne du Christ, Chastel s'écarte de la tradition. La doctrine de la chute, selon lui, n'est point fournie par l'expérience. Elle a une tout autre origine :

Dieu qni nous a créés imparfaits, puisqu'il ne pouvait nous faire dieux comme lui, nous a créés du moins perfectibles, capables de progrès incessants vers le bien. 11 nous a donné l'intelligence et la conscience pour le connaître, le libre arbitre pour y marcher, et l'un des aiguillons les plus actifs pour nous pousser dans cette voie, c'est, après le bonheur attaché au perfectionnement, le malaise que produit en nous le contraste entre l'état actuel de notre âme et la perfection dont nous avons l'idée Cependant, l'homme, tou- jours préoccupé du moment présent, ne comprend point le but de cette dispensation providentielle; au lieu de voir dans les angoisses <(u'il éprouve la condition et le mobile de ses progrès futurs, il en cherche la cause dans la déchéance d'un état antérieur plus parfait, il place l'idéal en arrière de lui comme un sujet perpétuel de regret, au lien de le placer en avant, comme un salutaire et continuel sti- mulant pour ses etîorts. Les religions sacerdotales n'ont point man- qué d'exploiter ce faible de notre nature. Il leur faut.... une chute qui ait précipité le genre hiunain d'un état primitif de honheur et d'innocence, et à laquelle le sacerdoce seul soit eu état de remédier *.

^ Hist. du christ., t. L p. 396. * Hist. du rhn.^t.. t. H, p. 066.

CCXXX NOTICE BIOGRAPHIQUE.

Sans doute il accepte avec la reconnaissance sincère «l'un croyant le fait du salut,, et il en cherche pieusement l'essence spirituelle :

L'économie chrétienne du sahit nous est dévoilée par Jésus-Christ

dans quelques simples mais admirables paraboles emblèmes

transparents sous lesquels Jésus nous dépeint l'œuvre du salut qu'il est venu accomplir auprès des pécheurs. Le péché, c'est l'état de l'âme éloignée de son Dieu ; la punition du péché, c'est la misère attachée à cet éloignement; le salut, c'est le bonheur qu'elle retrouve en revenant lui et se replaçant sous son paternel empire. (Chercher ainsi les âmes égarées, les attirer à lui par son amour, les ramener à celui qui est la source suprême de toute félicité, c'est la mission charitable et sublime que Jésus déclare avoir reçue de son Père, et à laquelle il a voulu se dévouer jusqu'à la mort '.

A ce peuple aveuglé, c'est un salut s{)irituel qu'il fallait apporter à tout prix. Son plus redoutable ennemi, ce n'était pas Rome, c'était le péché ; c'était de cet esclavage qu'il fallait l'affranchir, c'étaient les consciences qu'il fallait réveiller. La patrie perdue, il restait le royaume de Dieu à gagner par le chemin de la repen- tance.

Cette (puvre de régénération, Jésus en fait la sienne. A la vue de cette foule errante et dispersée, il se sent pris d'une ineffable pitié. Il veut être le bon pasteur qui vient chercher les brebis de son père, le roi débonnaire voué à la conquête des âmes, le héraut céleste qui les appelle, le guide fidèle qui les conduit à la conver- sion. Cet appel, déjà souvent adressé aux .Juifs, revêt, dans la bouche de Jésus, une signification bien plus haute. Ce n'est plus le simple retour aux observances de la Loi, ce n'est plus même, comme dans la prédication de Jean-Baptiste, la réforme des mœurs, la pra- tique des œuvres de justice et de charité. C'est la purification de la source même d'où les œuvres découlent, c'est un complet renou- vellement d'esprit, une nouvelle naissance

Ainsi les germes de spiritualité semés dans quelques passages des prophètes, reçoivent leur plein développement. La morale et la religion sont placées ensemble sur leur véritable base. La religion de l'amour remplace la religion de la crainte ^

* Hist. du christ., t. IV, p. 326. ^ Hist. du christ., t. I, p. 17.

NOTICE BIOGRAPfflQUE. CCXXXI

Mais, il n'admet pas l'expiation au sens traditionnel; il n'y voit qu'un ressouvenir du judaïsme, rattaché au mar- tyre du Christ par la première génération apostolique, tandis que Jésus s'était contenté de présenter sa mort comme le sceau de sa mission d'amour :

Il savait que celte Jérusalem qui tuait les prophètes et lapidait les envoyés de Dieu, n'épargnerait pas le dernier et le plus grand de

tous, celui qui s'appelait le Fils bien-airaé du Père Mais cette

mort qu'il se préparait à affronter attesterait d'autant mieux la foi inébranlable qu'il avait en sa mission, le prix immense qu'il y attachait et son amour pour ses frères qui en étaient l'objet ; car, « quel plus grand amour que celui du berger qui donne sa vie pour ses brebis?» L'exemple de sa mort, enfin, eu mettant le sceau à cette carrière de dévouement, compléterait pour ses disciples l'exemple de sa vie et les enseignements de sa bouche : il leur apprendrait jusqu'où doit aller l'obéissance des enfants de Dieu, leur fidélité au devoir, leur constance dans la profession de la vérité *.

Au point de vue juif qui était celui de l'Ancien Testament,.... tout acte d'infraction à la loi demandait une peine réparatrice, et cette peine ne pouvait être remise que par une expiation ; la colère de Dieu offensé ne pouvait être apaisée que par le sang ; le pécheur ne pouvait échapj^er au châtiment qu'en se substituant une victime. Tel était l'arrêt de la loi juive, et les apôtres encore imbus de l'esprit de cette loi. ne crurent pouvoir s'affranchir de son joug qu'en attribuant au supplice de leur Maître une efficace expiatoire, en njontrant en Jésus crucifié sur le Calvaire non plus seulement le sauveur des âmes, affrontant ce supplice affreux plutôt que de renier sa mission, mais la victime sans tache qui, en satisfaisant pour tous les péchés des hommes, avait pour jamais rendu inutiles tous les autres sacrifices '.

Sur la doclrine de la justification, il se rapproche de la notion mystique de Paul :

Le but de saint Paul (dit-il à propos des controverses du XVI™»

' Hist. du christ., t. I. p. 439. « Hist. du christ., t. IV, p. 329.

CCXXXII NOTICE BIOGRAPHIQUE.

siècle), en prêchant la justitication par la foi sans les œuvres, n'était pas assurément de rassurer ses prosélytes sur leurs péchés présents, mais sur leurs transgressions passées, qui leur taisaient rejranler les expiations requises i)ar la loi juive comme étant encore nécessaires. Ce n'était pas non plus de leur faire espérer une sainteté qui se pro- duirait en eux d'elle-même, mais une sanctification provenant d'une volonté fléchie par la confiance en la miséricorde de Dieu, et à qui l'obéissance deviendrait facile. Lui-même, avant de se croire par- donné était déjà converti; la croix n'était pas pour lui seulement le gage du pardon, mais le symbole de la crucifixion du vieil homme ; ce n'était pas Christ seulement qu'on devait y voir attaché; chaque fidèle devait y attacher lui-même sa chair avec ses convoitises, tra- vailler à son salut avec crainte et tremblement. C'était bien ainsi qu'au fond l'entendaient les Réformateurs; leur vie le disail assez. Mais l'avaient-ils suffisamment expliqué dans leurs formulaires? L'abus contre lequel saint Jacques s'était élevé, ne menaçait-il point de décrier de nouveau la doctrine du salut par la foi ? Qui ne sait que, pour le commun des hommes, de même que pour les enfants, il n'est pas de plus grand piège que l'espoir d'un pardon trop facile, et que dans chaque doctrine qu'on leur présente, ils prennent ce qui les tranquillise de préférence à ce qui les trouble? Leur dire : Croyez que vos péchés vous sont remis à cause de Jésus- t^hrist, et par cela même ils vous seront remis, et les bonnes œuvres abonderont en vous, sans que vous y preniez peine, n'était- ce point risquer de détruire en eux tout sentiment de repen- tance, paralyser tout etfort pour la régénération et transformer ainsi la foi en un opus operatum, plus commode encore que les pratiques romaines ^ ?

Il n'a garde de méconnaître le concours de l'homme â l'œuvre de son salut :

Sur cette question, l'Évangile enseignait que. moyennant le secours de Dieu obtenu par la prière, l'homme peut, par un bon usage de sa liberté, concourir à l'œuvre de son salut. C'est ce que prouvent dans l'Écriture tout entière les appels incessants adressés à sa conscience et à sa volonté, et qui n'auraient aucun sens, s'il

' Hist. du christ., t. IV, p. 344.

NOTICE BIOGRAPHIQUE. CCXXXin

ne pouvait y déférer, si sa conscience était entièrement muette ou souillée, sa volonté et ses efforts impuissants '.

En ce qui concerne l'Église nous avons vu Chastel, comme les individualistes libéraux, incliner de bonne beure vers l'idée de la séparation de l'Église et de l'État, qui était, avons-nous dit -, la conclusion logique de son mémoire historique inédit. Telle est aussi, avec des réserves, la direction de ses réflexions sur le mouvement ecclésiastique progressif du XIX"*^ siècle ^ La séparation lui parait la seule garantie vraiment efficace de l'État contre les empié- tements de la tbéocratie : elle servira la cause de la com- plète liberté, elle apaisera les conflits dont nous soutirons. Mais il ne faut pns en bâter le moment :

C'est la une situation i{u<- les Églises, sans doute, aussi longtemps que leur juste indépendance est respectée, ne doivent point se croire tenues à devancer, mais à laquelle elles ne sauraient trop tôt

se préparer, et qu'elles devront, quand le moment sera venu,

accepter de bon cœur, en considérant ce qu'elles y gagneront en légitime et réelle intluence.

Et voici ce gain :

Bien que légalement séparées, la société civile ri m :>ui,i. ic reli- gieuse ne seront point pour cela nécessairement isolées l'une de l'autre, ni condamnées a s'ignorer réciproquement. Par le fait seul de leur coexistence, elles peuvent efficacement s'entr'aider, l'une en répandant les principes religieux, gardiens de la moralité publi- que, l'autre en maintenant l'ordre extérieur, nécessaire au déve- loppement paisible et harmonique de l'esprit religieux. Bien plus, elles se rendront d'autant mieux ces mutuels services, qu'elles se les rendront plus librement *

Hist. du christ., t. IV, \k '-VM. " Page i.vi.

' Voir tome V, l'art, sur le Progrès dans la liberté. On com- prendra que le critique, d'ailleurs sévère, du journal de l'Église libre du canton de Vaud lui en sacbe bon gré.

* Hist. du christ., t. V, p. ioi.

CCXXXIV NOTICE BIOGRAPHIQUE.

Chastel a d'ailleurs conliance dans l'inlluence sociale que ne saurait cesser d'exercer l'Église réformée :

Le christianisme réformé est l'instituteur des peuples libres, il

est l'initiateur, le guide de leur virilité Pour remplir ce rôle,

pas plus qu'en Amérique, il n'a besoin d'intervenir dans le gouver- nement des États, ni de se mettre au service d'aucun pouvoir. Pour influer salutairenient sur la société, il suffit de sa présence et de sa libre action au milieu d'elle. C'est en poursuivant sa véritable mission, sa mission spirituelle et sanctifiante, c'est en restant élevé au-dessus de ce monde, qu'il servira le mieux les intérêts de ce monde. Mais ce qu'il faut, c'est qu'il y mêle toujours plus intime- ment le levain régénérateur de la Parole; c'est que, par des res- sources d'éducation, d'é<lification toujours plus abondantes, par le concours toujours plus actif de tous les amis de l'Évangile, il s'empare puissamment de la génération présente; que, par un ensei- gnement toujours plus lumineux, par des accents toujours plus persuasifs, il s'ouvre les consciences, pour y déposer, y féconder les principes du juste et du bien ^

(]e que nous avons dit des idées de notre historien sur le progrès donne à penser que c'est avec confiance qu'il saluera les destinées futures de la chrétienté. Ainsi fait-il plus d'une fois. Relevons les paroles pleines d'espérance et de foi par lesquelles il annonce l'avenir, et termine enfin son grand ouvrage :

Le progrès ne pouvait pas être l'œuvre d'un seul parti. Il

réclamait le concours d'une foule d'aptitudes, et, par suite, d'agents divers qui, sans se comprendre ni s'accorder toujours, n'y ont pas moins tous coopéré. Ceux même d'entre eux que leur excessive prédilection pour d'anciens dogmes a fait à tous égards qualifier d'esprits stationnaires ou rétrogrades, ont souvent apporté aux œuvres de piété, de moralisation, de bienfaisance, un concours actif et généreux que chacun doit s'empresser de reconnaître et de passer au compte du progrès.

' L'Église romaine, etc., p. 67.

NOTICE BIOGRAPHIQUE. CCXXXV

En un mot, dans l'œuvre multiple et féconde que Jésus a léguée à ses disciples, tous ne peuvent remplir le même rôle, car tous n'ont pas reçu les mêmes dons. Mais si tous, entrant dans la voie que son apôtre leur a tracée, usent pour l'utilité commune et dans un esprit de charité des dons qu'ils ont reçus, le progrès chrétien se poursuivra sans limites et à la fois dans toutes les directions. Nous n'aurons alors rien à craindre pour l'avenir du christianisme. L'humanité le trouvant sans cesse auprès d'elle, non plus pour l'entraver, mais pour l'aider, la soutenir elle-même dans sa marche progressive, ne sera plus tentée de déserter son drapeau

jN'e craignons pas de le redire, dans le champ du Seigneur il y a de l'emploi pour tous les ouvriers de bon vouloir. C'est à chacun d'eux de reconnaître la vocation à laquelle il est propre, et de s'en acquitter loyalement, sans entraver celle de ses compagnons de ser- vice; autrement beaucoup de temps se perd, l'harmonie est troublée

et l'œuvre ne se fait point L'œuvre est innnense et requiert les

efforts de tous. L'Église s'étendra par les uns, s'épurera par les autres. Le métal brut que les uns extrairont de la mine, d'autres le dépouilleront de son alliage, d'autres encore l'affineroid au creu- set; et, par cet ensemble d'opérations accomplies sous la discipline du même maître, sous l'influence du même esprit, la famille humaine sera amenée, toujours plus nombreuse, à la connaissance de son Père céleste, dans la conmiunion de Jésus '.

De tant de considérations historiques ou religieuses et de ces prévisions sur le progrès. Chastel ne manque pas de tirer des leçons pratiques. Qu'on relise dans les « Mé- langes » son discours d'ouverture il donne à ses élèves le conseil de n'être ni rétrograde ni négatif et de suivie la voie moyenne. Nous ne résistons pas à la tentation de recueillir encore ces trois-ci : Se faire des convictions propres; Savoir être seul; Conserver et [appliquer une foi pratique et vivante :

Ce n'est pas en imposant silence à la réflexion, en entravant la libre recherche, qu'on raffermira la foi des hommes de notre épo-

' HiU. du christ., f. V , p. 3i9 et 4:i8.

CCXXXVI NOTICE BIOGRAPHIQUE.

que. Le poison actuel de la foi. ce n'est pas l'examen, c'est bien plutôt la crainte de l'examen ; c'est qu'au lieud'aboider et d'appro- fondir ces questions vitales, au lieu de se recueillir pour t'couter la voix intime de la conscience, on interroge le vent qui souffle, on se laisse aller au courant- changeant de l'opinion. La foi, qui n'a point alors de racines dans le cœur, demeure hésitante, incertaine, et cède à la moindre contradiction, au moindre choc.

Alexandre Vinet, dans un de ses plus beaux livres, conviait cha- cun à la manifestation de ses convictions religieusts, quelles qu'elles fussent. C'était hardi, plus peut-être qu'il ne s'en doutait lui-même. Mais comment manifester des convictions qui n'existent pas, ou n'existent qu'à l'état de vague nuage ? Il y a autre chose à nous recommander avant tout ; c'est de nous former de vraies convic- tions religieuses, c'est, à mesure que nous avançons dans la vie, et en profitant chacun de tous les secours que Dieu a mis à notre por- tée, de travailler, par nous-mêmes, à fonder, à perfectionner, à con- solider l'édifice de notre foi. Plus nous serons actifs dans ce travail, plus nous déploierons sur ce qui nous est enseigné la puissance de notre méditation, plus nous nous livrerons en toute sincérité aux impressions de notre cœur, plus, en un mot, nous serons nous- mêmes en croyant, plus notre croyance sera solide et profonde. Un seul grain de foi, pour parler avec Jésus, un seul grain de foi qui nous sera propre, produira plus en nous pour la vie spirituelle que les formules les plus qnintessenciées, apprises et admises sans réflexion ; et si jamais les temps devenaient critiques, c'est de que sortiraient ces convictions fortes, seules en état de faire tête à l'orage '.

Savoir, quand il le faut, être seul, ah ! voilà dans cette vie une grande vertu et une grande science. C'est par qu'ont débuté tous ceux qui ont entraîné le monde après eux. Ils jouissaient par avance d'un triomphe que leurs yeux ne devaient point voir, heureux que Dieu leur eût confié sa cause, eût emprunté leur faible voix, bien qu'abreuvés peut-être pour lui de dégoûts et d'outrages. Sachons, comme eux, dédaigner la voie large et commode, la faveur du monde nous suivrait, et marcher dans le sentier rude, et souvent épineux, qui conduit à la lumière *.

' Le Martyre dans les premiers siècles, 2"ie conférence, dans les Mélanges, p. 320.

" Le Martyre, etc., 3me conférence, dans Mélanges, p, 319.

NOTICE BIOGRAPmQUÉ. CCXXXVU

La foi vraiment durable, la seule efficace pour régler nos pen- chants, c'est celle dont notre âme s'est pleinement approprié l'objet, qui, par nos méditations individuelles et sérieuses, s'est incorporée à nous, s'est unie, entrelacée à tout le tissu de nos sentiments, de

nos rétlexions, de nos expériences Souvenons-nous que la foi

ne périt jamais par l'excès, mais par le défaut de véritables lumiè- res ; qu'ainsi nous ne ferons jamais assez d'efforts pour affermir en nous, pour répandre autour de nous la connaissance du vrai Dieu *.

Quand nous raffinons sur le dogme, quand nous ne voyons dans la religion, ce puissant moyen de sanctification, qu'un sujet de recherches curieuses, quand nous nous livrons à d'oiseuses contem- plations qui ne fortifient ni notre vertu ni notre zèle, quand nous perdons notre temps à peser dans la Bible des lettres et des syllabes, au lieu de nous attacher à son esprit vivifiant ; surtout lorsque, vains de quelques idées systématiques que nous nous sommes formées, nous dédaignons la foi du simple fidèle ([ui ne peut les comprendre, qui ne veut pas les admettre sur notre parole, et qui se borne hum- blement à aimer Dieu et à faire le bien, ne sacritlons-nous pas alors la foi à la spéculation, ne sommes-nous pas Gnostiques à notre ma- nière?

Nous tous donc qui voulons les progrès et le triomphe universel de cette religion sainte, conservons -lui avec soin ses puissants attraits ; conservons-lui ce qui fait son éclat, sa force expansive ; conservons- lui son caractère à la fois positif et élevé, spirituel et pratique ; conservons nous-mêmes cette foi vivante, qui ne repousse aucun des développements de l'esprit humain, qui les appelle tous au con- traire, mais qui veut les pénétrer, les dominer, les sanctifier tous *.

Les citations que nous avons faites, on l'a vu, sont ex- traites, çà et là, d'ouvrages divers, écrits à diverses dates. On pourrait se poser une question bien naturelle en face de l'œuvre de tout penseur : y a-t-il eu, chez notre écrivain, évolution, modification de sa pensée théologique ? J'ai cherché cela, mais sans succès. Dans ses premiers écrits.

* L'Église romaine, p. 23 et 26.

' Conf. sur l'Hist. du christ., 4nie conférence, p. 116.

CCXXXVm NOTICE BIOGRAPHIQUE.

tels que ses sermons, ses conférences, comme dans les derniers, même accent de gravité émue, de piété sensible, de vénération reconnaissante pour le Christ, même atta- chement de l'àme entière au principe chrétien, source à ses yeux de tous les bienfaits pour l'individu et pour la société. Cependant, s'il paraît toujours et partout égal à lui- même, peut-être est-on justifié à dire que à mesure qu'il sortait de la réserve que lui avaient imposée, s'imaginait- il, d'anciennes suspicions, et sous l'action des épreuves, sa théologie s'est attendrie davantage, et a montré toujours mieux ses côtés positifs. Le chrétien a témoigné plus d'in- térêt aux missions, aux œuvres actuelles du règne de Dieu, il a éprouvé plus vivement le besoin d'union entre les chrétiens, dont la dernière page de son histoire, que nous avons citée plus haut, est l'éloquent témoignage. Ceci est une impression que je crois juste, mais qu'il serait difficile d'étayer sur des textes formels.

Dernière question plus grave : la conception du chris- tianisme que s'esl faite Chastel, et que nous venons de reconstruire, est-elle tout à fait satisfaisante ? Peut-elle servir efficacement dans l'avenir cette cause du progrès à à laquelle il était si sincèrement attaché? Disons là-dessus ouvertement notre sentiment. Ce qui lui manque, à lui, ce qui a manqué jusqu'ici à ce qu'il appelle le christianisme progressif, pris dans son ensemble, c'est une doctrine. Oui, une doctrine complète, une, ferme et appliquée avec consé- quence à tous les problèmes théoriques et pratiques. Car il ne se fait rien de solide et de durable dans l'ordre religieux sans une doctrine. J'entends une doctrine sur Dieu, sur l'homme, sur la vie divine, Dieu et l'homme se rencon- trent. Aussi longtemps qu'on n'en aura pas élaboré une, les deux faits souverains de l'immanence et de la transcen- dance divine auront été étudiés isolément et dans leur rapport, nous tâtonnerons. Car il est clair que c'est de l'in- telligence seule de ces faits et du mystère qu'ils renferment, que peut sortir une vue claire du mouvement interne de

NOTICE BIOGRAPHIQUE. CCXXXIX

l'idée religieuse à travers les âges. Seule elle fournira unje juste appréciation des affirmations sur la personne et l'œuvre du Christ, sur la grâce, sur la prédestination, sur les choses linales, qui se sont produites successivement dans la conscience chrétienne, l'ont alimentée, fécondée pendant toute son histoire. Seule une doctrine ferme sur cette grande révélation chrétienne d'un Dieu qui est à la fois au-dessus et au dedans de l'homme, peut rendre équi- table envers le passé et capahle d'une intuition quelque peu pénétrante de l'avenir.

A l'élaborer, la théologie genevoise n'a point été suffi- samment prédisposée, convenons-en, par sa tradition sécu- laire. Un simple coup d'œil jeté en passant sur son évolu- tion historique le montrerait bien. Elle est trop longtemps demeurée sous la discipline de la pensée de Calvin. Ce grand esprit a sans doute versé partout, dans son œuvre, cette sainte susceptibilité pour l'honneur de Dieu, cette ardeur de consécration de soi au Sauveur, cette colère, pas toujours sainte, contre ceux qu'il tenait pour leurs adversaires, en un mot, cette passion qui faisait la sub- stance et la force de sa personnalité. Mais une fois le génie intransmissible de l'homme dispaiu, restait celui de sa théologie, laquelle était foncièrement autoritaire par l'usage de ses sources, foncièrement logique quant à son procédé. L'empreinte s'en est gravée dans l'école et l'Église qu'il a fondées. Comme Calvin n'a jamais hésité, comme il semble avoir dès ses débuts trouvé plutôt ({ue cherché sa doctrine, il n'a ni pratiqué ni enseigné la recherche spéculative ; et quand il lui arriva de la rencontrer s'aventurant dans la région des mystères divins, il l'abattit. Dès lors la tradition calviniste à Genève en eut peur et en perdit la faculté. Jusqu'à la lin du XVII'"^ siècle, elle fit de l'autorité au dedans, de la polémique au dehors, traduisant et commen- tant la Bible, disputant contre les catholiques, argumentant contre les hérésies, catéchisant les fidèles, comme le réfor- mateur ; mais, satisfaite du thème qu'il avait si magistrale-

CCXL NOTICE BIOGRAPHIQUE.

ment exposé et si rudement imposé, n'essayant point d'in- terroger à nouveau et pour son propre compte l'éternelle vérité.

A la fin, cependant, par l'attraction des idées arminien- nes et cartésiennes, par la lassitude qu'on éprouvait de cette conception si sombre de la nature humaine déchue, on fut amené à sortir subrepticement de la haute forteresse, devenue une prison ; on regarda la nature, l'homme, la société ; on aperçut la liberté, la raison, la conscience moderne, bien autre chose en un mot que la doctrine cal- viniste, qui dès lors commença à s'adaiblir et se démolir dans les âmes. Rien de brusque dans cette transformation graduelle. On s'était endormi homme du XVI""^ siècle, on se réveilla homme du XVIIP. Des esprits tempérés comme, un J.-Alph. Turrettini, un J. Le Clerc, virent l'évolution s'accomplir en eux d'abord, la guidèrent, enfin la consa- crèrent.

Mais combien déjà l'entourage avait changé ! Voilà qu'on n'avait plus devant soi, comme une menace bruyante, les catholiques, derrière soi, comme un péril intime, les hérétiques arminiens et sociniens. On se trouvait vive- ment attaqué par la philosophie hostile du naturalisme; il fallut courir aux avant-postes, défendre la Bible, c'est- à-dire ce qu'on croyait l'essentiel dans la Bible, l'au- torité et le miracle. De cette apologétique externe, fidèlement menée contre de brillants adversaires, par les J. Vernet, les J. Vernes, les D. Claparède et bien d'autres. Lignée de vaillants champions, sans doute, labo- rieuse lutte ! Mais de pensée, j'entends de recherche d'une conception doctrinale nouvelle, répondant aux besoins du siècle peu, si ce n'est point ! L'indépendance, l'ori- ginalité, l'intimité expérimentale, la vigueur spéculative se produisirent ailleurs que chez les successeurs officiels de Calvin, chez des laïques : une femme, M"« Huber, qui garda l'anonyme et fut plus combattue qu'écoutée : un écrivain hors de tous les cadres, qui se fit l'éloquent avocat de la

NOTICE BIOGRAPHIQUE. CCXLI

philosophie spiritualiste, de la religion de la conscience et du cœur, Rousseau; un naturaliste contemplatif et pieux, sensualiste par sa psychologie, idéaliste au plus haut degré pas ses imaginations théosophiques, Charles Bonnet. C'est ainsi qu'on arriva, à travers les bouleversements politiques, au Réveil, réapparition des croyances du XVI'°*' siècle, mais avec la nouveauté en moins.

La tradition théologique de noire Église paraissait désor- mais épuisée. D'où viendrait donc une nouveauté féconde ? Ne devait-ce pas être du pays la puissance philosophi- que, indépendante et hardie, était restée unie avec le res- pect intelligent de l'Évangile ? Déjà l'esprit germanique exerçait une influence réelle sur nos gens de lettres, comme on peut le reconnaître chez une M"* de Staël, un Adolphe Pictet, un Victor Cherbuliez, un H. -F. Amiel. Quelques théo- logiens en furent touchés, depuis J.-E. Cellérier. Chastel ne s'y montra point réfractaire : témoin sa grande estime pour Schleiermacher et Xéander. Cependant ses contemporains et lui appartenaient trop encore à la vieille culture religieuse genevoise, avec ses origines latine, française, anglaise même, ses prédilections d'habitude pour l'apologétique, la polémique, la pratique, ses secrètes répugnances pour l'examen direct, courageux, des fondements éthiques et métaphysiques de la doctrine. Instruits par l'exemple de l'Allemagne protestante, passent la plupart de nos can- didats depuis deux générations, des hommes plus jeunes feront-ils cette tentative et réussiront-ils?

Quoiqu'il en soit, pour revenir à notre auteur, on voit qu'il n'y a plus lieu de s'étonner de ce qu'une idée mère n'a pas organisé son histoire. Il avait aperçu ce qu'il y a d'essentiel et d'éternel dans le christianisme, l'incarnation de la vie divine dans un individu type, et. sa lente et gra- duelle diffusion dans l'humanité. Mais son esprit comme son temps n'avait pas été préparé à suivre cette réalité su- prême, à la faire transparaître sous tous les événements, toutes les discussions dogmatiques, tous les progrès, et à

CCXLII NOTICE BI0C4R AFRIQUE.

en amener ainsi de nouvelles et plus hautes manifesta- tions.

Il lui restait du moins nous donner personnellement une autre leçon, celle d'une foi pratique, pénétrant et embellissant toute la vie. Il nous l'a donnée, en vérité. Nous Talions recueillir, en considérant dans un dernier chapitre l'homme et le chrétien.

(iiv "

Tel écrivain, tel homme. Les livres de Chastel nous ont déjà fait connaître son ferme et chaleureux attachement à la justice et à la liberté. Cette fermeté se lisait sur son visage *. Tête énergique, front large, regard attentif, réflé- chi, et comme habitué à plonger dans le passé, traits plutôt heurtés que classiques, bons pourtant et éclairés dans la conversation d'un sourire que la photographie ne saurait saisir.

Pénétrons plus avant dans l'étude de son caractère.

Cela pouvait paraître peu facile au premier abord. Chas- tel était réservé, ne se donnait pas. ne se répandait pas volontiers. Il n'avait pas non plus ce besoin d'envahir les autres, qui fait l'orateur, le prophète. La réserve est un des traits du caractère du vieux Genevois; elle s'allie chez lui avec une ardeur concentrée et inquiète. L'inquiétude, Chas- tel la connaissait. Aussi s'était-il adressé à lui-même, avant de le prêcher, le sermon sur les Inquiétudes terrestres ^ « Cette maladie, disait-il, si commune dans notre siècle, particulièrement ^dans notre pays, et dont nous portons jusque sur nos traits la mélancolique empreinte, » maladie

* On en pourra juger par le portrait qui est en tête de la notice.

Voir Mélanges, p. 1.

NOTICE BIOGRAPfflQUE. CCXLin

à laquelle il offrait un remède que plusieurs trouveront peut-être insuffisant : «gardons notre âme dans la sérénité, afin de la trouver saine et forte au jour de l'épreuve. »

La réserve de tempérament avait été augmentée chez lui par la lutte, unique pourtant dans sa carrière professo- rale, que nous avons racontée ; il en avait conçu de l'om- brage, et se tint longtemps et volontairement dans une sorte d'isolement. Qu'on en juge par le fait et l'aveu suivant.

A propos d'un dissentiment sur des affaires de Faculté, les deux collègues s'étaient un peu échauffés, D. Munier lui écrivait le soir même, dans un billet sans date :

Mon cher ami, croyez-moi bien, je suis toujours prêt à accueillir de vous toute idée qui vous paraitra bonne et utile ; je sais apprécier dès longtemps votre modération et votre fermeté, et je pense que nous avons traversé ensemble assez et d'assez violents orages, pour que vous ne mettiez en doute ni le cas queje fais de votre caractère ni le prix que j'attache à votre amitié.

A ces lignes, Chastel répond aussitôt par un billet se trahit cette disposition inquiète d'un homme qui se tient habituellement sur la défensive :

Faut-il avouer que les orages qui m'ont assailli, et pendant les- quels vous m'avez donné tant de preuves d'une courageuse sympa- thie, n'ont point passé sur ma tête sans laisser quelque trace d'agi- tation dans mon cœur. J'ai pu, grâce à Dieu, oublier le passé, mais je suis devenu plus susceptible, plus défiant en fait d'amitiés. Tant de visages se sont détournés de moi, se sont refroidis à mon égard, que je suis devenu bien plus exigeant que je n'ai le droit de l'être en fait de démonstrations d'amitié.

Correspondance qui caractérise bien les deux hommes !

Si les honneurs et les appels, nous l'avons vu, le tirèrent un peu de cet isolement relatif, il n'en sortit jamais entièrement. \e l'en plaignons pas : au fond, rien ne fut plus profitable au travailleur et à son œuvre. Comment

CCXLIV NOTICE BIOGRAPHIQUE.

eût-il pu l'accomplir, et écrire ces quatorze volumes ' qui impliquent une si vaste lecture, sans un labeur continu suffisamment protégé contre les dérangements stériles ? Ses heures étaient disposées en vue du grand but. « Il était debout avant le jour pendant l'hiver, nous dit M""^ Chastel, et, en été, jusqu'en 1885, il commençait souvent sa jour- née par une promenade au lever du soleil. Quand il sortait, il avait toujours sur lui un carnet pour inscrire ses pensées et ses impressions. La soirée venue, il la commençait habi- tuellement dans son cabinet, il retournait après son repas, quand le travail était pressant. Cependant dans les dernières années, il venait assez souvent faire une lecture à sa famille et entendre de la musique au salon. Il se reti- rait de bonne heure. »

N'allez pas toutefois vous représenter un ours des biblio- thèques. Pour être peu communicalif en dehors du cercle intime, Chastel n'en était pas moins ouvert à toutes les admirations, à toutes les vraies aflections. Nous avons connu peu d'hommes plus sensibles, plus facilement émus, chez qui l'œil se mouillait plus vite d'une larme furtive. Il jouissait de tout ce qui est beau, goûtait les arts. Dans sa jeunesse il avait pratiqué la musique, et il l'aimait, nous a-t-on dit, passionnément. Il a raconté ses pérégrinations à travers les musées d'Italie, et en 1861 nous le voyons aller se détendre à Paris, auprès de ses amis, courir de l'un chez l'autre à soixante ans, comme un jeune homme, trouver de l'agrément à tout, même au théâtre il n'était pas entré depuis trente ans. Ses lettres à sa famille durant ce voyage respirent une ardeur juvénile, et l'honnête plaisir à vivre.

Et puis il était serviable. Ce temps dont il était avare, il ne craignait pas d'en dépenser sans compter pour obliger ceux qui s'adressaient à lui. Que de lettres de ses anciens

* Les brochures et opuscules divers réunis dans les Mélanges, forment le 14me.

NOTICE BIOGRAPfflQUE. CCXLV

élèves en font foi ! En dehors de ce cercle qui était celui du professeur, il savait dans l'occasion s'intéresser acti- vement aux destinées de tel jeune homme distingué du pays. Exemple, Charles Clavel. Ce contemporain et ami d'Edouard Claparède, qui, s'il eût vécu davantage, eût égalé, dans le champ des lettres, en mérite et en renom, l'illustre naturaliste, après de fortes études de philologie, de péda- gogie et d'histoire, examinait en plusieurs pays les théo- ries et la pratique de l'enseignement public, et en tirait des conclusions positives sur l'éducation, en vue d'un tableau général des institutions politiques en Europe, hardiment projeté. Clavel montrait déjà une maturité d'esprit, une noblesse de caractère qui promettaient un penseur original et puissant. Aussi Frédéric Passy l'avait-il pris en amitié, et lorsque la mort eut enlevé prématurément à sa famille et à la science, en 1862, le jeune écrivain, âgé de 28 ans .seulement, l'excellent publiciste réunit quelques-unes des études déjà magistrales de cette victime du travail, dans deux volumes en tête desquels il mit une notice qui est un modèle du genre. Eh bien ! Chastel avait été un des premiers à encourager Charles Clavel, comme on le voit par une lettre de M"^ Auberl sa tante, que nous transcri- vons ici :

J'ai été voir M. Chastel, comme j'en avais l'intention et j'ai bien fait ; .nous en serons un peu retardés quant à notre grande œuvre, mais elle en sera meilleure. M. G. est un esprit sage et lucide et un écrivain de premier mérite. Il est content de ce qu'il a vu du livre de Charles, mais le lui fait rotouclier, et joliment quanta la forme... Puis ce cher monsieur C. le tempère un peu; il lui dit par exemple: « Attaquez moins les hommes, et dites ce que vous voudrez de l'esprit des institutions, etc. » M. C. est exactement l'homme qu'il fallait à Charles dans ce moment : homme réfléchi, esprit doux, très étendu et bienveillant ; puis il écrit avec une vraie élégance, et d'un coup d'oeil vous dit : « Voilà qui est ditfus, voilà une idée qui est répétée trois fois, etc. » Enfin le bon Dieu me l'a envoyé, car j'étais en grand souci de voir Charles se lancer tout seul et risquer

CCXLVI NOTICE BIOGRAPHIQUE.

de tomber dans tel ou tel piège qu'il no pouvait discerner ou prévoir et moi pas davantage.

Et dans le même temps elle remercie le professeur qui a pris la peine d'examiner le manuscrit de son neveu :

C'est une véritable bonne œuvre cpie je n'aurais osé demander à aucun autre qu'à vous, et je suis doublement heureuse que ce vous qui veut bien nous aider soit en même temps le plus capable, celui (]ue j'aurais voulu aller chercher bien loin, si Dieu ne l'avait n)is tout près de nous pour ce moment difficile.

Ce fut Chastel encore qui introduisit" le débutant gene- vois auprès de l'illustre Parisien. Le souvenir de leur jeune protégé resserra sans doute les liens spirituels qui devaient unir pour longtemps ces deux «zélés champions de l'œuvre de la civilisation chrétienne, de la chaiilé et de la paix.

Cette disposition à rendre service, il avait pu la déployer naguère comme bibliothécaire au profit de plusieurs con- frères en histoire; mentionnons au moins les éditeurs des œuvres de Calvin, G. Baum, E. Cunitz, Ed. Reuss, avec lesquels il cons^va de précieuses relations d'amitié. et Chr.-Ulr. Hahn *~. En plus d'une circonstance, il avait pu témoigner à son maître et devancier, de Sismondi, sa reconnaissance pour les encouragements qu'il avait reçus de lui dès ses débuts ; M'"« de Sismondi l'en faisait remer- cier dans le billet que voici :

Dites à M. Chastel que j'ai répandu de douces larmes de recon-

' On lit dans la notice mentionnée, ci-dessus (p. 46), qu'en jan- vier 1838, Clavel écrivit à F. Passy une lettre à laquelle étaient jointes « quelques lignes d'introduction des plus honorables signées de l'un des hommes les plus distingués de Genève, M. E. Chastel, avec lequel j'avais eu l'honneur d'être en correspondance au sujet de son admirable ouvrage sur la cfiarité chrétienne dans les premiers siècles de l'Église et de quelques autres publications. »

^ Pasteur zélé du Wurtemberg puis de Stuttgart, fondateur d'une importante Société de mission intérieure, et auteur de Geschichte der Ketzer im Mittelalter (1845-47, 2 vol. 8°).

NOTICE BIOGRAPHIQUE. CCXLVIl

oaissauce eu lisant ses touchants témoignages d'admiration et de regret pour mon mari. Je suis fière de savoir qu'il comprend avec moi que le pays ne pourra de longtemps le remplacer, et que sa perle restera une source de regrets éternels pour ses amis. Si mon mari eût pu connaître les sentiments d'attachement de M. Ghastel. il en eût été vivement flatté, car il admirait son talent et respectait son caractère. Aussi je fais grand cas de sa sympathie et je le remercie du fond du coeur de ses prières pour moi.

Et plus tard, le professeur lionorait dans un article ému la mémoire de ce puissant travailleur, de cet infatigable avocat de l'humanité '.

On pense bien que Ghastel devait être un ami aussi chaud que fidèle. Il l'a été pour tous ceux qui sont entrés de bonne heure dans son intimité; M™* Ghastel nous nommait Pyrame Humbert, frère cadet de son premier maitre, Louis Vaucher, B. Delaplanche. Rod. TœplTer, Henri Bourgeois, devenu conseiller d'État du canton de Vaud en 1831 ; sur- tout les deux qui formaient avec lui le trio des inséparables camarades d'études, Louis Dufour * et Jacques Porchat. Ghastel. qui leur a survécu, a consacré à l'écrivain vaudois, le traducteur de Goethe, l'aimable conteur et poète, un article nécrologique, du 23 mars 1864 ', d'où nous lirons le portrait que voici :

Le collègue aimable, l'ami constant, le père, l'époux plein de tendresse, le cœur compatissant et généreux, le citoyen tout à la fois courageux et modéré, qui savait dire la vérité à tous les partis, mais n'apportant dans leurs débats d'autre passion que celle du juste et de l'honnête, l'ami de l'Église nationale en même temps que le défenseur des droits des dissidents.

Ges deux amis échangèrent pendant de longues années, une correspondance qui reprenait toujours après les inter-

' Voir Mélanges, p. o39.

* Mentionné déjà page xxxvi, etc.

' Voir Mekimjes, p. oio.

CCXLVIII NOTICE BIOGRAPHIQUE.

ruptions qu'amenaient les déplacements de Porchat s'en allant de Lausanne à Paris, et revenant de Paris à Lau- sanne. Les lettres de Chastel furent, après la mort de Por- chat, malheureusement détruites, à une seule exception près ^ ; nous y aurions trouvé une riche mine de confiden- ces, si nous en jugeons par celles de son correspondant, lesquelles ont été gardées avec soin. Rien n'est plus aima- ble, plus édifiant même que ces lettres. La tentation nous a pris d'en transcrire quelques fragments, ceux l'on saisit la silhouette du théologien genevois, tracée sans dessein par la main du poète vaudois.

A M. Jacques Porchat.

Vernier, 7 septembre 1857, Le voilà donc rappelé, ce cher Albert. Hélas! d'après les dernières nouvelles, je n'osais plus rien espérer. Mon cœur saigne pour toi et pour sa digne mère. Ton fds était, parmi les jeunes hommes de son âge, celui peut-être qui m'inspirait le plus d'attachement et d'estime, et je ne le séparais jamais de toi dans mon art'ection. Tant de facul- tés, tant de qualités distinguées, tant d'ardeur, tant de travaux, tant d'espérances fondées sur lui, et tout cela renversé ! Mais vous n'êtes pas de ceux dont les yeux s'arrêtent sur les ruines de ce monde, et qui tiennent pour perdu ce qui ne reçoit pas sa récom- pense ici -bas. Vos regards se portent plus haut. Cette âme que vous avez pris tant de soin à former, ennoblie encore, élevée, épurée par la souffrance, va porter dans l'éternité des fruits dignes d'elle, cette carrière interrompue va se poursuivre, ces destinées s'accomplir, ces facultés se développer plus glorieusement ailleurs. Et vous, en attendant, vous aurez pour consolateur ce Dieu qui vous l'avait donné, pour qui vous l'avez élevé et qui saura bien vous le rendre un jour, après que d'un cœur soumis vous lui en aurez fait le dou- loureux sacrifice.

Qu'il veuille vous bénir dans ceux qui vous restent et guérir vos cœurs, pour le moment brisés ! C'est le vœu de ton tendrement af- fectionné. E. Chastel.

' Celle il exprime sa sympathie au père affligé, et que nous mettons à la première place.

NOTICE BIOGRAPHIQUE. CCXLIX

A M. Etienne Chastel.

Lausanne, 20 octobre 1838. N'hésite pas à m'envoyer le manuscrit de tes conférences. Je ne suis pas habile grammairien, mais je te ferai mes observations en peu de mots, sans me gêner

21 février 1839. Reçois mes vœux pour que la nouvelle carrière tu vas entrer te soit aussi heureuse que celle que tu quittes. C'est le pasteur qui a faille professeur, le professeur va faire l'historien, l'homme célèbre, sans qu'il y prétende et parce qu'il n'y protendra pas. Que fais- je pendant ce temps? 0 pudor! des comédies

Lausanne, 7 décembre 1843. A mon retour de Paris, je me suis rappelé la conversation que nous eûmes à Plaiupalaisily a d(3jàun certain temps. Nous passions en revue les grands sujets que la poésie peut encore aborder et tu citais la Mission du Christ. Ah ! voilà bien une matière sublime ! Que l'on serait heureux de passer quelques années de sa vie à tra- vailler sur un pareil fonds ! J'en ai eu quelquefois la pensée

Lausanne, avril 1844.

J'ai souvent pensé à ce sujet qui nous avait paru si beau.

J'ai lu avec beaucoup d'attention tout ce que tu me dis par- fois je me laisse persuader, mais, vois-tu, je ne suis pas digne de faire une Messiade. Il faudrait plus d'amour et de foi que je nai le bonheur d'en po.sséder, c'est la condition première. Si jamais je pouvais la remplir, je serais entraîné, emporté malgré moi. et je n'aurais plus de conseils à demander.

Paris, novembre 1853. Comme toi, mon bon Chastel, je souhaite de retrouver bientôt (les moments pareils à ceux que nous avons passés ensemble à Rus- sin. Je suis heureux que la joie de te revoir m'ait assez ranimé pour que tu aies pu goûter dans mon commerce le charme dont tu parles si bien ; mais sois sûr que le charme venait de toi plus que de ton vieil ami. Oui, s'il plaît au Seigneur, nous nous retrouverons encore sur nos beaux rivages. En attendant, cullivons quelquefois

CCL NOTICE BIOGRAPHIQUE.

cette douce plante de l'amitié ; arrose-la de temps en temps d'un peu de correspondance; cela n'y gâte rien.

Florency, 1er août IHoo. Vous voulez bien encore m'inviter, et certes, si je n'écoutais que la voix du cœur, je no tarderais pas à me rendre auprès de vous. Ce ne sera plus à Russin ; vous avez cru devoir vous rapprocher de Genève. J'ai regret à cette maison hospitalière, à ces grandes salles si fraîches en été, à ce beau jardin d'où l'on voyait le Jura de si près, ce jardin nous eûmes ensemble une conversation très sérieuse et douce. Nous étions déjà sérieux, mon ami, et ce temps est cependant loin de nous. C'était, sauf erreur, en 1833. Ta santé est-elle meilleure à présent? Pourras-tu me dire qu'elle te permet de poursuivre tes doctes travaux?

Lausanne, 11 janvier 1860. Comment lirais-je sans larmes que votre bienheurouse enfant ' a entendu ma voix dans ses derniers jours, et que ces simples compo- sitions, où je mettais mon âme, ont alîecté doucement la sienne? En me disant cela, tuas fait tout ce qu'il est possible pour me rame- ner dans cette voie; mais d'autres qui désiraient, qui désirent peut- être encore que j'écrive pour la jeunesse, oublient trop que tout ministre doit vivre de l'autel, et que tout ce que j'ai fait en ce genre n'a jamais été récompensé que par de bonnes paroles et le sutlrage

de ton enfant Et toi donc qui nous éclaires un des plus beaux

champs de l'histoire, assurément tu n'attends pas de ton travail le digne loyer qu'il devrait recevoir. Au fond je crois que les œuvres les meilleures furent de tout temps gratuites, et les excellentes furent mêmes funestes à leurs auteurs.

17 mars 1861. Tes écrits m'instruisent et m'édifient toujours. J'aime cet esprit qui a su se développer dans les justes bornes, donner à la théologie et à la philosophie ce qui leur appartient, se faire et communiquer des croyances d'autant plus fortes qu'elles satisfont à la fois le cœur et la raison. Je me fais ton disciple, je ne veux ni errer avec les faux théologiens, ni divaguer ou vaguer avec les philosophes. Tu

^ La plus jeune des trois tilles de Chastel qui, dans sa maladie, lisait le poète.

NOTICE BIOGRAPHIQUE. CCLI

es vraiment le disciple de Jésus-Christ, et c'est pourquoi je suis le tien.

Florency. 28 novembre 1861. Après avoir raconté avec un grand charme la découverte d'une petite source dans sa campagne, et regretté de ne l'avoir pas trouvée vingt-sept ans plus tôt. pour le bonheur de ses enfants, il ajoute :

Cela vient trop tard comme tant de choses. Si seulement la grâce de Dieu pouvait aussi venir comme cela, mais il me semble que je je l'attends encore ; mon cœur est trop froid pour Lui. Je prête vai- neuient l'oreille à tous les bruits de la nature. Je sens l'émotion poétique, mais pas assez l'émotion religieuse. Je comprends seule- ment que je serais heureux de la sentir. Dis -moi pour cela ton secret, car assurément tu le possèdes, et tu ne demanderais pas mieux que de me le communiquer.

Florency, 22 mai 1862. Donne-moi des nouvelles de tes Résumés de l'histoire du christia- nisme. J'esière que tu pousseras jusqu'au bout cette entreprise. Je compte sur toi pour apprendre à connaître les temps anciens et modernes, comme le moyen âge. Ne te décourage pas si le temps n'est pas favorable à ton point de vue; le vent changera, et la rai- son finira par avoir raison. Nous ne verrons pas, je crois, l'époque des vents alises dans le monde moral, l'époque le vrai sera mis par la multitude au-dessus de toute contestation, mais travaillons dans l'espérance de cette aurore qui se lèvera sur les générations futures

Dernière lettre de Porchal, un mois avant sa mort :

Florency, 3 février 1864. Hélas ! nous sommes l'un et l'autre par la modératien de notre caractère, et, j'ose le dire, la sagesse de nos vues, peu sympathiques

aux enthousiastes le mot n'est-il pas trop beau ? disons plutôt

aux étroits fanatiques qui travaillent nos populations pour les domi- ner par la théologie et la politique. Tu verras que mes Souvenirs seront accueillis froidement. Je suis ici un peu paria, comme toi

CCLII NOTICE BIOGRAPHIQUE.

peut-être à Genève vis-à-vis d'un certain monde. N'importe ! Vitam

impendere vero

Ce qui me ferait croire que je suis gravement atteint, c'est que je fais les plus beaux plans du mondo pour le temps je serai guéri. Je veux m'arranger de manière à être plus accessible à mes amis et à les aller voir plus souvent. Toi surtout, mon bonChastel, je te désire chaque jour davantage. Que je regrette le temps que j'ai perdu à ne faire que désirer ! Oui, s'il plaît à Dieu, nous nous ver- rons plus souvent, et nous parlerons de ces grands sujets qui nous intéressent tous deux. Tu me donneras la primeur de tes ouvrages

Au reste, c'est dans sa famille surtout qu'il faut consi- dérer Chastel, l'homme de famille et d'intérieur par excel- lence. C'est qu'il a versé à l'abri des regards les richesses de son cœur aimant. Au foyer conjugal, pendant 53 années, il trouva la satisfaction d'une union aussi profonde et aussi bénie qu'on peut l'espérer sur cette terre. Madame Chastel a copié pour nous quelques fragments de sa correspon- dance, nous permettant d'en user pour peindre celui (]u'elle aimait avec une sorte de vénération, et k la mé- moire duquel elle, de dix années plus jeune, a consacré une activité intelligente, tranquille et infatigable, durant les seize mois qu'elle lui a survécu •. Nous avons cité déjà * trois lettres du fiancé pasteur à la future compagne de son ministère, et nous nous croyons autorisé à en transcrire encore qui projettent par avance une douce clarté sur la longue carrière qu'ils allaient parcourir ensemble, et ren- dent sensible, ce nous semble, l'excellence du vrai ma- riage chi'étien ^

' Elle est morte d'une crise de sa maladie de cœur, le iojuin 1887.

* Pages Lxiv-Lxix.

i^ Ceci nous remet en mémoire un passage de la Nouvelle Héloise (gïiie partie, lettre V), sont dépeints de main de maître les Ge- nevois d'autrefois ; on voit que nombre de leurs descendants leur ressemblent encore beaucoup :

« Les hommes sont moins galants que tendres Ce qu'il y a

NOTICE BIOGRAPHIQUE. CCLIII

Samedi 19 mai 1832.

Je trouve que vous traitez légèrement une aussi grave et profonde question que celle des devoirs des maris et des femmes. Laissez-moi suppléer à ce sujet aux leçons de M. Humberl (le pasteur de la paroisse) ; vous pourrez intercaler cette feuille avec une épingle au chapitre des devoirs réciproques.

Il y a trois manières différentes de résoudre la question, trois systèmes principaux entre lesquels le monde se partage. Le système de la monarchie absolue : c'est celui des Turcs, des anciens Romains et un peu celui du catéchisme. Le système de la monarchie tem- pérée, avec droit de pétition et de représentation : c'est celui des Anglais et des Genevois ; enfin le système démocratique ou révolu- tionnaire, où la femme commande et se révolte si elle ne peut commander ; c'est celui de la France. Aucun de ces systèmes ne vaut rien selon moi. Mais n'être, comme dit l'Évangile, « qu'un cœur et qu'une âme, » en sorte qu'on ne sache qui commande et qui obéit, être tellement confondus l'un dans l'autre qu'il n'y ait qu'un intérêt, qu'un sentiment, qu'un désir, qu'une volonté; être comme deux anneaux fondus ensemble au feu de l'amour, comme deux arbrisseaux qui en croissant l'un près de l'autre finissent par n'en former plus qu'un seul, voilà, ma chère Clary, comment j'entends le mariage, voilà comment je veux vivre avec vous. 0 quelle sainte, quelle ravissante union ! n'est-ce pas le paradis sur la terre?... J'ai reçu vos feuilles de lierre, je les conserve comme un gage de notre éternel, éternel attachement. « Ever, and ever more ! » voilà notre devise,n'est-ce pas? Il pourra s'accumuler des années sur notre tête, il pourra passer des nuages sur nos fronts, mais sans jamais troubler l'amour qui remplira nos cœurs.

Mercredi, 30 mai 1832. Quand pourrai -je à toute heure du jour aller chercher auprès de vous la joie, le bonheur que je ne sais plus trouver ailleurs? Le plaisir de revoir votre chère maman est aussi pour beaucoup dans

de singulier, c'est qu'avec ce ton dogmatique e^ froid, ils sont vifs, impétueux, et ont les passions très ardentes; ils diraient même

assez bien les choses de sentiment Je ne crois pas qu'il y ait

nulle part au monde des époux plus unis et de meilleurs ménages que dans cette ville ; la vie domestique y est paisible et douce. »

CCLIV NOTICE BIOGRAPHIQUE.

l'impatience que j'éprouve en pensant à demain. Je ne la sépare jamais de vous dans mon souvenir, et il me semble que lors même que je vous aurai auprès de moi, Russin me sera presque aussi cher (ju'il me l'est à présent, et que j'aurai le même plaisir à m'y rendre. Pourquoi faut-il que je n'ose compter sur l'afrei-liou de votre grand'maman, comme je compte sur celle de votre mère? Cette crainte m'était venue longtemps avant que vous me l'eussiez expri- mée. Misérable théologie qui sépare ce que Dieu et la nature vou- laient joindre, (|ui fait dépendre l'amitié de quelques formules inin- lelligibles ! Vous me connaissez, vous savez que si jamais s'élevait entre votre grand'mère et moi quelque dissentiment sur ce sujet, ce ne serait jamais de mon côté qu'il commencerait. Pour aimer les gens je ne consulte pas ce qu'ils pensent, mais ce qu'ils valent; il me serait impossible de l'aimer, ni de la respecter davantage que je ne fais quand même je penserais exactement comme elle, et la seule entreprise hostile que je médite contre son orthodoxie c'est de la forcer à m'aimer et à m'estimer, tout hérétique que je suis.

20 octobre 1832.

Je passai mon dimanche moins tristement que je ne l'avais craint. Après ma prédication de deux heures, je fis quelques pas dans mes sentiers favoris du côté de St-Jean, en reii.sant votre lettre que j'avais prise avec moi. Ces lignes si rassurantes et si affectueuses produi- sirent sur moi leur effet ordinaire, elles tempérèrent ma mélancolie par une impression de calme et de bonheur qui venait pour moi de la certitude d'être aimé.

La route était déserte, j'étais seul livré tout entier à mes douces pensées, le soleil d'automne brillait languissamment derrière moi et colorait la cime des glaciers de délicieuses nuances ; il me semblait presque vous voir à mes côtés pour jouir de ce spectacle ; les prés d'un beau vert, les feuilles jaunissantes, le bruit des clochettes des troupeaux me rappelèrent mon cher Hussin.

Je revins auprès de mon feu, je passai ma soirée, toujours seul, mais toujours avec vous. J'admis bientôt dans notre compa- gnie deux hommes bien faits pour la charmer. Platon et Cicéron ; je descendis avec eu,x dans les profondeurs de l'âme, je m'élevai avec eux jusqu'au séjour céleste et à l'Esprit qui gouverne cet uni- vers, et à chaque passage ravissant, à chaque pensée sublime, je vous cherchais pour vous faire part de mon enchantement.

NOTICE BIOGRAPHIQUE. CCLV

Il me semblait que je réalisais déjà d'avance l'une des soirées «l'hiver dont vous me parlez et que nous devons passer si heureu- sement dans notre petit logis. Celle de dimanche prochain sera-t- elle la première? je vis dans cet espoir mais je n'ose encore trop me flatter.

24 octobre \8'M. Voilà la dernière fois que je vous écris et le dernier jour que je dois recevoir de vos lettres. Encore quelques heures et je me verrai, pour toujours, uni à vous. Étrange contradiction du cœur humain : ce jour si ardemment désiré depuis si longtemps, je ne le vois point arriver sans un mélange de joie et de mélancolie. Je sens que je vous enlève à vos parents, je sens que je vous prive d'eux et ne puis m'empêcher de partager votre tristesse et la leur. Enfin cette ques- tion que je m'adresse : sera-t-elle heureuse ? cet ange dont le sort m'est confié, dont la vie devient la mienne, trouvera-t-elle auprès de moi la félicité dont elle est digne? Quand je sonde la profondeur de mon amour, je me dis : oui, elle sera heureuse ; quand je songe à mon peu de moyens de plaire, quand je songe aux faiblesses de mon caractère, à mon esprit inquiet, que tourmentent sans cesse et l'ambition de faire le bien et la crainte de n'y pas arriver, quand je songe aux mille et mille petits travaux dont je serai accablé, je crains que ma C. ne souffre quelquefois du contre-coup. Confiant comme je veux l'être avec elle, j'aurai souvent à répandre dans son cœur, bien des chagrins, bien des contrariéfés; comment les supportera-t-elle ? 0 ma C, si la certitude d'être aimée, aimée plus qu'aucune autre femme au monde vous peut dédommager du peu d'agrément que vous trouverez parfois à mes côtés, si la pensée que vous êtes tout pour moi, que je ne suis heureux que par vous, que je vous dois tous les moments fieureux que j'ai connus dans ma vie, si cette pensée vous suffit, alors je serai sans crainte, je serai sûr de votre destinée comme de la mienne.

Vous ne le savez pas encore, mais je veux vous le dire dans ce tlernier billet ; je vous dois plus que du bonheur, je vous dois du perfectionnement. Oui, depuis que je vous connais, d'heureux chan- gements se sont faits dans mon caractère. L'idée d'être aimé de vous m'a tellement relevé à mes propres yeux, que je me sens le cœur plus noble, plus désintéressé, plus au-dessus de toute bassesse ; mes principes moraux se sont affermis, le vice m'iuspire plus d'horreur, la vertu a pour moi plus d'attraits, l'opinion du vulgaire

CCLVI NOTICE BIOGRAPHIQUE.

m'est devenue plus indifférente ; je sens qu'aussi longtemps que j'aurai pour moi, mon Dieu, ma C. et ma conscience, la malice humaine ne pourra rien sur moi, je ne pourrai être malheureux. Si quelques mois ont pu opérer en moi ce changement, que sera-ce d'une vie passée auprès de vous ? Je ne peux m'empêcher de dire avec notre poète : « Yes, love indeed is light from heaven. > Dites moi, n'est-ce pas un amour sincère que celui qui peut ainsi épurer une âme?

Les joies de ce foyer conjugal ont été pourtant traver- sées de douloureuses épreuves. M. et M™« Chastel perdirent en 1859 leur fille cadette, âgée de vingt et un ans ; puis, successivement et à peu de distance l'un de l'autre, leurs deux gendres, tous les deux à la fleur de l'âge, Gustave Peyrot, avocat distingué, en 1861, et le peintre Adrien Kunkler, en 1866. Les deux veuves restaient chargées de l'éducation de plusieurs enfants en bas âge.

Le père, nous dit-on, « souffrit cruellement de ces rudes épreuves, mais les supporta en chrétien, sans se laisser abattre. Il accepta résolument la nouvelle tâche que la mort de ses gendres lui imposait. On le vit raffermir le courage de sa famille, s'occuper d'affaires d'intérêt pour lesquelles il éprouvait naturellement quelque éloigne- ment. Il entoura des soins les plus assidus sa femme, dont la santé, jusqu'alors excellente, n'avait pu résister à ces coups répétés ; puis surtout il mit tout son cœur à sur- veiller de près l'éducation de ses petits-fils. Il attachait la plus grande importance à leur inculquer l'amour du devoir et du travail, et ne craignait pas de se montrer par- fois sévère avec eux. »

Il dirigeait leurs premières études, les suivait attentive- ment, de degré en degré, leur donnait lui-même des leçons de littérature et d'histoire, et les conduisait pas à pas dans la vie. Qui ne l'a vu le long des promenades de notre ville passer, dans sa grande redingote, tenant à la main l'un puis l'autre de ses petits-fils ? Et comme est touchante sa sollicitude de père, de grand-père dans ses lettres ! Quand

NOTICE BIOGRAPHIQUE. CCLVII

il est séparé de ses filles, et plus lard de ses petites-filles, avec quel humour, quelle douce gaité il leur raconte les petits incidents de la vie de la maison, ou bien des bains de Schinznach oùon l'envoie en 1853 ! Quelle virilité dans ses encouragements à ses petits-fils ! Sans pédanterie, sans tomber dans le ton sermonneur, comme il sait tantôt leur recommander l'étude, les belles-lettres, la piété sin- cère, tantôt les remercier de leur affection, tantôt parler de ses travaux, avec de touchants retours sur lui-même et sa vieillesse ! Encore quelques citations : le lecteur qui a une famille ne s'en plaindra pas :

A ses filles.

Schinznach, août 1853. Quand vos amies vous auront quittées, remettez-vons à un tra- vail régulier et suivi. Préférez la promenade à la flânerie, et tout en jouissant de la campagne, tâchez de mettre à profit les journées. Le temps s'écoule, mes chères filles, et vous êtes bien loin d'avoir acquis toutes les connaissances qui vous sont nécessaires pour le développe- ment de votre caractère et de votre esprit. Dès mon retour, il faudra nous remettre de grand cœur à notre littérature et à. notre histoire, et poursuivre en même temps l'étude des langues que vous avez com- mencée. Presque toutes vos concitoyeimes de la Suisse allemande savent les deux langues; je puis causer avec elles de Corneille et de Racine; pourquoi l'une de mes filles ne lirait-elle pas au moins Schiller? Mais les connaissances ne sont rien à côté des sentiments. Travaillez, mes chères filles, à améliorer, à élever, à épurer conti- nuellement les vôtres, à développer en vous toutes les vertus qui font le véritable ornement de votre sexe, la bonté, la douceur, la simplicité, l'amour du devoir et la piété qui inspire tout cela. Adieu, mes chéries, envoyez-moi souvent de vos jolies lettres, donnez-moi souvent des détails sur tout ce que vous faites et dites-moi le pro- grès que vous voulez me présenter pour mon cadeau d'arrivée.

Schinznach, août 1853. Vos témoignages d'amitié me sont très doux et contribuent beau- coup à me faire supporter l'absence. Je vais même quelquefois, le

XVII

CCLVIII NOTICE BIOGRAPHIQUE.

croiriez-vous, jusqu'à bénir cette absence qui nie donne l'occasion de recevoir de vos lettres. L'autre jour, non content de les dévorer à leur arrivée, je les mis sous mon chevet pour les relire avant mon sommeil. Vous voyez donc que vous ne sauriez m'en écrire trop, ni montrer tro[) de confiance à votre père Les beaux-arts, la mu- sique et la peinture du moins, auront, je l'espère, avec le temps des représentantes distinguées chez mes fdles. Quant à la poésie, il y en a toujours assez dans tous les sentiments délicats et honnêtes et dans l'accomplissement des devoirs de famille ; je ne vous en souhaite pas d'autre que celle-là. Sachez admirer celle des ^Tands écrivains: sachez vous plaire dans l'expression vraie et noble de tout ce qui est noble et beau, mettre votre Ame à l'unisson, et vous serez poètes avec eux.

A Madayne et Mesdemoiselles K.

Perroy, 12 juillet 1881. (Anniversaire de sa 80"ie année.)

Que ne puis-je, mes bien chères filles, me partager en trois pour remercier chacune de vous comme je le voudrais, de toutes vos aimables tendresses. (îaressé comme je l'ai été hier à Perroy, je savais bien que je l'étais de même en pensée à St-Gervais, et vos belles fleurs de montagne, que je regrette, ne m'auraient rien appris de plus que ce que vous me témoignez si bien dans vos lettres. Qu'il m'est doux, à mes 80 ans. de me sentir ainsi aimé de tout ce que j'aime, et que je m'endormirai paisiblement si je puis vous laisser ici-bas heureuses comme je le souhaite! S... nous a amené hier fils, fille et petit-fils, et nous sommes allés tous en.semble jouir de cette belle journée sur un magnifique banc que votre grand'maman a fait établir pour moi sur la butte. J'espère qu'à votre retour de St-Gervais vous viendrez vous y asseoir avec nous

Je retourne à mon second volume; tu sais, ma chère H., par l'expérience du premier, tout le travail qu'il va me donner.

A l'une de ses petites-filles en 1882.

Gomment se fait-il que votre grand-papa, qui vous aime tant, ait autant tardé à te répondre? Hélas, ma chère enfant, c'est que les gens qui écrivent des livTes sont d'ordinaire les plus paresseux à

NOTICE biographiqit:. cclix

écrire des It^ltre?. Tel est mon cas, et c'est encore une des raisons pour lesquelles je ne t'encourage point au métier d'écrivain. Ton journal, à la bonne heure. C'est une excellente habitude pour s'exer- cer à réfléchir. Repasser sa journée, se demander en présence de Dieu, qui nous a tracé notre chemin, comment on l'a suivi, quels <levoirs petits ou grands l'on a négligés, comment on peut arriver, à les remplir, le bénir des grâces qu'on a reçues de lui, faire de bonnes réflexions sur les contrariétés qu'on a éprouvées, pour les réduire à leur juste mesure, se demander si on ne se les est point attirées et s'encourager à les surmonter, tout cela est excellent. Puis, à côté de cet examen de soi-même, rien n'empêche de noter les principaux incidents de la journée, les impressions de voyage, des réflexions sur des ouvrages qu'on a lus, les choses de quelque importance qu'on y a apprises. Tout cela est bien, pourvu qu'on n'y mette pas trop de tempsj et qu'une jeune fille n'oublie jamais la tâche particulière que les femmes ont à remplir ici-bas, s'instruire par la pratique des choses du ménage, aider et soulager sa mère, correspondre pour elle dans l'ojcasion, etc., etc. J'apprends avec plaisir que l'histoire moderne t'intéresse; aussi, dans nos soirées, je me promets bien de vous en lire pendant que vous travaillerez avec grand'maraan.

A l'un de ses petits-fils.

19 juillet 1877.

Tu comprends, mon cher enfant, combien à mon âge je m'occupe de l'avenir de mes petits-fils, et combien je serai heureux de les laisser après moi engagés l'un et l'autre dans des carrières honora- bles, et les |)arcourant avec cette persévérance, cette loyauté, cette droiture de co^nr qu'arcompaLriie invariablement la bénédiction de Oieu.

6 novembre 1881.

Rien de plus séduisant mais aussi rien de plus dangereux au sortir des études que de se mettre à savourer les délices du repos et de la délivrance, rien de plus important que de donner aussitôt à son activité une direction précise en rapport avec le but qu'on poursuit. C'est ce que je ne me lassais pas de prêcher à mes élèves devenus bacheliers.

i) novembre 1877.

(larflo-toi de U^ laisser ;ill<i' a r.- découratrements nerveux

CCLX NOTICE BIOGRAPHIQUE.

auxquels les artistes sont sujets. En se mettant au travail, on se- plaint de manquer d'entrain, on se persuade que le lendemain on en aura davantage ; le lendemain on en a moins encore, et ainsi le- temps se gaspille, l'ennui s"en mêle, et l'on ne se croit plus bon à rien. I/entrain ne vient et ne se soutient que par un courageux eilbrt. Chateaubriand disait n'avoir jamais commencé sa journée- sans découragement, mais, en persistant, ne l'avoir jamais terminée sans succès ni contentement de lui-ms^me. Dans mon humble sphère..

j'ai fait la même expérience, et m'en suis toujours bien trouvé

Je l'engage à ne jamais laisser écfiapper les occasions qui pourront se présenter de t'approcher d'hommes distingués par le talent et le caractère... c'est un faible commun chez les jeunes gens timides de ne fréquenter que les personnes d'un accès facile. Fénelon ne cessait de prémunir ses jeunes amis contre cette « humeur particulière, » qui les empêchait de valoir tout leur prix en nuisant à leurs progrès. Voilà bien des conseils, mon cher fils, et tu vois que j"ai soin de les- appuyer d'autorités respectables.

1881. A ton âge, avec un emploi régulier du temps, on a bientôt repris 'son niveau. Il n'en est pas de même lorsqu'on a comme moi attendu l'âge de quatre-vingts ans pour reviser et faire imprimer un cours, de quatre années. Chaque jour, en présence de cette masse de feuilles à mettre en ordre je compte les minutes qui me restent. N'importe, mon cher ami, poursuivons l'un et l'autre notre œuvre avec (con- fiance, et cette persévérance même, indépendamment du résultat que nous en attendons, nous profitera à tous deux ; à toi, pour y gagner une nouvelle provision de forces précieuses pour ta vie en- tière, à moi, une sérénité d'esprit qui manque volontiers aux vieil- lards oisifs.

Une dernière enfin à un arrière-petit-lils. écrite huit jours avant sa mort :

16 février 1886.

Apporte toujours plus d'attention à tes leçons et à tes devoirs. Travaille aussi ton caractère qui a besoin d'être assoupli. Sois pour ceux qui t'entourent un bon camarade, un fils dévoué, un excellent frère.

Une large aisance permettait à l'écrivain de se livrer

NOTICE BI0C4R AFRIQUE. CCLXI

librement et tout entier à sa besogne professionnelle, puis d'aller jouir dans la belle saison, avec les siens, des char- mes de nos campagnes qu'ils goûtaient tous. En hiver, de 1849 h 1885, pendant 36 ans, M. etMn'« Chastel occupaient le même appartement, à. la rue du Soleil levant, ainsi -nommée parce qu'elle est tournée vers le plein nord. Des <]eux fenêtres de son modeste cabinet de travail, l'historien de l'Église pouvait contempler l'austère façade du temple de St-Pierre. et cette chapelle des Macchabées, aujourd'hui réparée, mais qui si longtemps, partagée en deux étages, servait aux auditoires de Belles-lettres et de Théologie'. Il apercevait, au niveau de la sienne, la chambre haute il enseigna pendant vingt ans. Les vacances venues, on quit- tait ce peu gai, peu lumineux appartement d'hiver, pour telle ou telle campagne. D'abord ce fut Russin. propriété de la famille de M"^« Chastel jusqu'en 1856. Porchat en vantail la terrasse, d'où le regard d'un côté se posait sur les forêts rapprochées du Jura, de l'autre, descendant les sinuosités de la vallée de la London, rivière capricieuse qui se jette dans les flots encore si bleus du Rhône, s'allait égayer aux couleurs dorées des flancs rocheux du Salève. Plus lard, pour se rapprocher de la ville, M. et M'"** Chastel louèrent une des ailes de ce château de Vernier le pédagogue et philanthrope F.-M.-L. Xaville avait naguère établi son excellent pensionnat, et qu'occupaient après lui son fds Louis Naville et son gendre le pasteur Eugène Picot. venait souvent leur frère Ernest Xaville. Enviable assem- blage de familles distinguées, le travail n'était suspendu que par les entretiens réconfortants d'une sincère amitié. En 1869, enfin, M""* Chastel ayant hérité d'une campa- gne <à Perroy, au-dessus de RoUe, c'est qu'ils passèrent de longs mois, pendant les dernières années de leur vie. La maison s'ouvre d'un côté sur le village, de l'autre sur «ne galerie et une terrasse d'où l'on jouit d'une des plus

* Voir la photographie à la fin de l'appendice.

CCLXII NOTICE BIOGRAPHIQUE.

belles vues de la Suisse. Les montagnes de la Savoie s'échelonnent jusqu'au Mont-Blanc, au-dessus de ce lac incomparable qu'ont vanté tour à tour, comme s'il leur appartenait, Voltaire, Byron, Lamartine, et auquel tous nos poètes de la Suisse romande ont, dans leurs chants, prêté leur âme, tant ils l'aimaient. Au pied de ces pentes de la rive suisse chargées de riches vignobles, le Léman découpe une suite de golfes pittoresques, et épand sa grande nappe mobile et moirée de tant de couleurs ondoyantes jusqu'à la cité genevoise, jusqu'aux rochers de Meillerie. Vaste panorama qui, plus (ju'aucun paysage, parle du charme enveloppant de la nature, elle sert de cadre à l'un des foyers de la civilisation : splendides hori- zons du ciel qui invitent à la contemplation des horizons non moins beaux du règne de Dieu. Plus d'une fois, anciens élèves du vénérable professeur, nous y avons été accueillis avec une bonne grâce parfaite, nous nous sommes prome- nés autour du village, devant ce grand espace lumineux qui répand je ne sais quelle sérénité dans les pensées. C'est que Chastel est venu rédiger en bonne partie les cahiers de son Histoire du christianisme, c'est qu'il a traversé plus d'une atteinte de la maladie, arrêté pour un temps, mais jamais découragé. Certainement le travail, son compagnon ordinaire depuis la première jeunesse, soutenait le vaillant octogénaire.

« Une fois son grand ouvrage terminé, dit M"'^ Chastel, il aurait, semble-t-il, eu le droit de prendre quelque repos, mais il eût été malheureux de vivre dans l'inaction, et il s'etïrayait même de n'avoir plus au-devant de lui une tâche déterminée à remplir. Que faire donc ? Il continua à donner quelques leçons d'histoire à ses petites-filles^ puis il se mit à relire assidûment ses chers classiques latins, forcément négligés depuis longtemps, enfin il entreprit de se mettre un peu au courant des gigantesques progrès que les sciences naturelles avaient faits depuis le temps de sa jeunesse. Tout absorbé par d'autres idées, il n'avait pu

NOTICE BIOGRAPHIQUE. CCLXni

les suivre. Ce fut pour lui un objet d'étude fort attrayant et qui lui réservait de nombreuses surprises. Mais l'his- toire religieuse de l'humanité gardait toujours la première place dans ses préoccupations. II se tenait autant que pos- sible au courant, et continuait quotidiennement à réunir des notes sur ce grand sujet. » C'est neuf jours avant sa mort que nous l'avons vu prendre la plume avec entrain pour discuter une question aussi particulière que celle du rôle politique de M"'^ de Maintenon.

Au surplus, il moissonnait jusi|u'au bout les fruits de ses veilles. Une récompense qui ne le toucha pas moins que la décoration de la Légion d'honneur, ce fut la collation en 1882 du grade de docteur en théologie par l'université de Strasbourg ( Academia Wilhelma argentinensis") : et la satis- faction qu'il en éprouva fut d'autant plus grande, qu'un de ses collègues partageait avec lui cette faveur'. Dans l'inté- rieur de la famille, c'étaient les mariages de sa petite- fille et de ses deux petits-fils. Ainsi s'écoulait dans une paix féconde cette verte vieillesse, (jui ne pâtissait d'au- cune autre infirmité que d'une demi-surdité. La piété de Chastel l'affranchissait peu à peu des agitations en s'éle- vant. Ses pensées comme ses regards se dirigeaient en

* De ce diplôme en latin, sijrné par le doyen de la Faculté de théologie, Henri Jules Holtznnun, nous extrayons les lignes sont énumérés les titres qu'on lui a reconnus ù ce grade honorilique :

Felicis scienliartim hum'imrum. divinarumque conjugii. acu- tum indagatorem strenuum assertorem. histotife ecdesiasticteexplo- ratorem diUgenti<simum. uanutorem lucidissimum. lectionibus et libris scriptis xque clantm. doctrina et exemplo. auspicatissi- mtim studiosir jiiveututis ducem.

Dans la même solennité académique, M. Hugues OItramare. doyen de la Faculté de théologie de Genjve, traducteur du Nouveau Tes- tament et interprète de l'Epître de saint Paul aux Romains, rece- vait un dipl(jme pareil, contenant les lignes suivantes :

De ecclesia et litteris optime vieritum. novi testamenli in pa- triam Unguam lertendi. autorem doetissimum et elegautissimum. dodriiiie eiangeliae maxime paufinx srrutatorem sagacissimum. interpretem candissimum. oratorem gravissimum. eloquentiss lande et apud populares et apud exteros celebratum.

CCLXIV NOTICE BIOGRAPHIQUE.

haut. Il vaquait silencieusement à la prière et songeait à l'avenir éternel. Mais toujours étranger aux rêveries sté- riles, il cherchait pour s'édifier et édifier les autres, les livres la méditation chrétienne ne sort pas d'une saine mysticité, et le prohlème de l'au delà est abordé avec autant de lucide raison que d'ardent espoir. Tels lui pa- raissaient ceux de Miss Cohbe, l'amie de Parker. Aussi traduisit-il ses prières qu'il intitulait Seal avec Dieu, pour les publier en 1881. Plus tard, il dotait notre langue des méditations sur la Vie à venir de cette chrétienne émi- nente. et il en voyait paraître la première édition.

Au commencement de l'année 1886. il se proposait quelque nouveau travail semblable. Rien ne faisait prévoir sa fin. car il avait surmonté un rhume qui n'avait point inquiété les siens, et que le docteur A. Binet avait soigné de son mieux, alors même que le patient disait : «Il est temps que je m'en aille. » Comme on trouvait qu'il parlait un peu fort : « Laissez-moi. répondait-il, jouir de ma voix pendant que je l'entends ! » Le 24 février, après son tour ordinaire sur la promenade de la Treille, il fit encore h ses petites-filles cette leçon (pi'elles aimaient tant. Vers deux heures de l'après-midi, on entra dans son cabinet et on le trouva mort. Un caillot de sang s'était arrêté au cœur. Devant lui. était ouvert son Nouveau Testament à la page se lit cette parole du Maitre* : Veillez, puisque vous ne savez quel jour notre Seigneur doit venir. Tenez-vous prêts, car le Fils de l'homme viendra à l'heure vous n'y

penserez pas Heureux le serviteur que le Maître à son

arrivée trouvera prêt !

Quand on jette un dernier coup d'œil sur l'ensemble de la vie d'Etienne Chastel, elle laisse une triple impression produite par ces trois caractères qui la résument : unité, dignité, bonheur.

Év. Matthieu, XXIV.

NOTICE BIOGRAPHIQUE. CCLXV

II est assez rare qu'une existence longue et occupée offre dans ses destins, ses ambitions et ses etïorts. l'aspect de l'unité. On le comprend. Car que ne faut-il pas pour cela? Un concours, qui ne se rencontre pas fréquemment, des circonstances, des aptitudes et de la volonté. Or. voici un homme qui sent de bonne heure sa vocation, et, dans le domaine étendu et varié du ministère et de la théologie, se détermine immédiatement et sans hésitation pour l'bis- toire de l'Église. Ses facultés natives et sa préparation littéraire sont tout à fait adaptées à ce travail. L'histoire, bien que vaste, est pourtant une étude sutïîsammenl déli- mitée pour qu'on puisse s'y renfermer, ce qui ne se pour- rait dire également de la théologie spéculative. Encore faut-il que son choix une fois fait, le chercheur y reste, et n'aille pas prendre tel des innombrables chemins latéraux aisément il s'irait perdre. Eh bien! Chastel (jui dès l'origine a senti la grandeur et l'utilité de la tâche qui l'attirait, a compris aussi la nécessité de s'y consacrer tout entier, sans se laisser entraîner à tant d'appels divers que, dans une cité et une Église comme la nôtre, on ne se gêne pas d'adresser à tout homme capable et de bonne volonté. Il a su s'enfermer dans son cabinet et sa chaire de professeur et dire : j'y suis, j'y reste.

Celte unité, cette tenue de l'esprit imprime à une vie même modeste, un certain cachet de dignité extérieure, que préservera seule, il est vrai, la tenue du caractère moral. Qu'appelle-t-on dignité? N'est-ce pas tout d'abord l'empire de la règle? Une vie cba(]ue devoir est rempli consciencieusement, la réflexion préside à tout, l'ordre enveloppe tout, rien n'est livré au hasard, aux fougues du tempérament, aux caprices de l'imagination, aux passions que font naitre et que justifient en quelque mesure les luttes d'idées et de partis, en un mot, une vie réglée par la sagesse. Mais la sagesse de l'esprit pourrait bien s'affaisser, s'aplatir, si elle n'était soutenue par l'indé- pendance du caractère, par celte fermeté de conviction

CCLXVI NOTICE BIOGRAPHIQUE.

qui, sans intransigeance mais sans lâche compromis, dit franchement ce qu'elle croit vrai et bon, et s'y tient. On peut rencontrer, il est vrai, tel homme convaincu duquel on ne sera pas tenté de dire : il a de la dignité; cette qua- lité ne supporte pas la compagnie de la raideur et de l'orgueil. Pour rester de bon aloi, elle a besoin de deux ingrédients préservateurs, la bienveillance pour les autres et la modestie personnelle. Cliastel avait l'une et l'autre, et on le sentait. Qui. en considérant sa personne et sa carrière, n'a pas dit : Il a de la dignité, cet homme-là !

Sa vie, enfin, nous olîre une image du bonheur. Quoi ! le bonheur dans une existence aussi monotone, s'écoulant au milieu des livres, dans l'étude du passé ou la contempla- tion désintéressée du présent ! diront ceux auxquels il faut, pour se sentir vivre, del'inlluence sur les hommes, les com- pétitions de l'ambition, ou même la lutte pour la lutte. Qui a raison? Le bonheur est chose personnelle. Bien avisé est celui qui sait le trouver sur le chemin les circon- stances l'ont engagé, et qui réussit à le retenir sans vio- lence, avec une douce obstination. Telle fut la disposition de notre ami. A sa manière, qui paraîtra cei'tainement bonne à beaucoup de nos lecteurs, il fut heureux. Récapi- tulons. Des épreuves, sans doute; mais combien, et des plus cuisantes, lui furent épargnées ! Un objet de recher- che des plus beaux, des plus attrayants, des plus édifiants, l'histoire du christianisme; un travail assidu, continu, mais sans surcharge, sans précipitation, sans excès, prati- qué comme un devoir et savouré comme une jouissance, conduit jusqu'au bout, après s'être poursuivi dans les conditions dont Chastel a dit lui-même : « rien de favorable au travail comme le bonheur cherché et trouvé dans la famille; » des encouragements nombreux dans l'opinion de juges très compétents et dans l'estime respectueuse et alïectueuse de tant d'élèves; une santé qui allait s'atfer- missant par la régularité même de l'emploi de forces d'abord chancelantes, à travers plus de quatre-vingts an-

NOTICE BIOGRAPraQUE. CCLXVII

nées ; le privilège si rare de conserver toutes ses facul- tés jusqu'au dernier moment; tout à l'entour, de tendres et vigilantes affections; au-dessus de sa tête, ce rayon d'En-haut qui tombe d'un ciel habituellement invoqué et déjà s'entr'ouvrant. et qui répand sur les travaux, les dou- leurs, les joies, les soupirs et les aspirations, la douce clarté, la pénétrante chaleur de l'idéal moral et de l'espé- rance religieuse, sous le miséricordieux sourire du Père céleste. Comment ne pas appeler heureuse une de ces longues existences pieuses, dont un des plus grands poètes a dit : « Tandis que les adolescents se fatiguent et se lassent, et que les jeunes hommes chancellent, ceux qui se contient en l'Éternel renouvellent leurs forces. Ils courent et ne se lassent point; ils marchent et ne se fati- guent point. Comme les aigles, ils prennent leur vol vers le ciel. »

APPENDICE

I

Correspondance de M. Frédéric Passy avec E. Chastel.

Des diverses correspondances d'E. Cliastel avec quel- ques hommes distingués, sa veuve n'en a destiné à la publicité que deux, et encore partiellement. L'une avec Ed. Laboulaye ^deux lettres de chacun des correspondants) a paru dans les Étrennes chrétiennes, 1887; l'autre, avec M. Frédéric Passy, doit trouver sa place ici. En etTet le volume des Mélantfes contient dans ses dernières pages deux articles du professeur sur la Ligue internationale de la paix et sur sa première assemblée à Paris, en 1868; et la note finale mentionne une lettre du plus zélé des pro- moteurs de cette ligue, à laquelle se rapportent les deux articles. Cette lettre, nous la transcrivons ci-aprés, en y joignant quelques autres du même correspondant et les réponses de Chastel, et nous les rangeons toutes dans leur ordre chronologique.

Ezy, près Ivry la Bataille, 10 novembre 1835. Monsieur,

Je prends la liberté de vous faire adresser nn exemplaire d'une brochure sur la Contrainte et la Liberté, formée d'une réunion d'ar- ticles qui ont paru dans le Journal des Économistes. Lorsque, il y

CCLXX APPENDICE.

a quelques mois, je terminai ce travail, je connaissais de réputation votre livre sur l'Influence de la Charité; je l'avais même dans ma bibliothèque, mais je ne l'avais pas lu encore, et j'ignorais à quel point avait été rempli, dans ce livre, le programme que j'avais la témérité d'esquisser. Je viens de le lire, et je vous dois, Monsieur, avec de nouvelles et importantes connaissances, d'avoir senti croître en moi dans une grande mesure une conviction queje croyais com- plète. Je vous dois surtout de croire davantage à l'utilité d'etïorts si noblement encouragés par l'exemple et le succès des vôtres, et c'est avec une véritable et bienfaisante émotion que je repasse en mon cœur vos si fermes et si pathétiques exhortations. C'est comme expression de ce sentiment que je vous prie de recevoir l'œuvre peu importante que je vous adresse. Je ne me fais aucune illusion, je vous l'assnre, sur la distance qui sépare, conune mérite et comme efficacité, des assertions presque exclusivement philosophiques de l'exposition savante et irréfutable des faits; mais, du moins, je me sens dans la même voie que vous. Et si j'éprouve une joie profonde à m'y voir devancé avec tant d'éclat, et à voir mes convictions les plus vives soutenues par de plus dignes et de plus forts que moi, je me dis que ces plus dignes ne verront peut-être pas sans intérêt que d'autres, quoique de loin, sentent et pensent comme eux, s'eflbr- cenl de marcher sur leurs traces et de porter le même drapeau.

C'est dans cet espoir, Monsieur, et comme satisfaction des senti- ments sous l'empire desquels m'a laissé la dernière page de votre livre, que je me permets de vous écrire, et de vous adresser la bien sincère expression de ma respectueuse admiration.

Frédéric Passv.

Genève, 27 novembre I800.

Je ne pouvais ambitionner pour mon livre un suffrage plus flat- teur que celui que vous daignez en termes si obligeants m'exprimer dans votre lettre. Je suis heureux et fier de me trouver d'accord avec vous sur ces graves questions. Mais il faut rendre à chacun ce qui lui est dû, et si j'ai réussi à concilier à votre gré l'intérêt des malheureux avec les droits des classes mieux partagées, je le dois en grande partie aux généreuses inspirations de la nouvelle école économique française, dont vous êtes un des pins éclairés et des plus nobles représentants.

L'article de M. de Montégnt que j'avais lu précédemment m'avait

APPENDICE. CCLXXI

paru, je lavoue, d'un triste augure paur l'avenir de cette école. Est-il possible, me disais-je, que notre siècle en soit encore là, et qu'on ne trouve d'autres remèdes aux plaies de notre société que la contrainte et la tyrannie? Votre ouvrage m'a pleinement rassuré; j'y ai vu ces déplorables principes aussi complètement qu'éloquem- ment réfutés, et la sainte cause du progrès et de l'ordre par la liberté soutenue de la manière la plus victorieuse. Si j'en crois mes impressions, elle doit être gagnée auprès de tous vos lecteurs. Puisse-t-il en être de même de celle de la liberté religieuse dont, en passant, vous vous faites aussi le courageux champion !

Soutfrez, Monsieur, (jue je vous remercie des deux heures déli- cieuses que votre ouvrage m'a fait passer. J'aurais désiré vous olïrir en retour celui que vous avez daigné honorer de votre estime. Per- mettez-moi du moins de vous adresser le précédent. Veuillez l'ac- cepter comme un faible gage de n)a reconnaissance et de mon admiration, etc.

E. (Ihastki..

Ezy. G décembre 1855.

....J'ai reçu avec bien de la joie, tout en n'acceptant qu'une partie des éloges qu'elle contient, l'apiirobation que vous voulez bien donner à ma défense de la liberté. Il n'y a pas longtemps que j'ai osé me faire un des défenseurs publics de cette sainte cause ; mais il y a longtemps que mes aiïecfions lui sont acquises.

On m'a demandé. Monsieur, pour le Journal des économistes, un article sur votre livre de la Charité, qui, je crois, n'y a pas été apprécié encore, et je me suis proposé de satisfaire un de ces jours ce désir. Votre lettre, trop flatteuse, étant postérieure à ma réponse à cet égard, je ne craindrai jias d'être influencé par des considérations étrangères à mon premier et libre jugement. Ce n'est pas, d'ailleurs, une critique ni une censure qu'on peut attendre de moi : un tribunal supi*ême a prononcé sur vous depuis long- temps. Ce que l'on voudrait, et ce que je voudrais faire, c'est la mise en lumière, à l'aide de votre livre si plein de recherches, de la concordance des enseignements de l'économie politique, de ceux de l'histoire et de ceux de la religion. C'est un beau program- me, et, même en quelques pages, on peut l'esquisser utilement. Il répond pleinement à mes sentiments. L'un de mes déplaisirs les plus vifs est de voir si souvent les économistes injustes ou exclu-

CCLXXII APPENDICE.

sifs à l'égard de la religion, et les théologiens hostiles à l'économie politique. Et c'est l'accord inaltérable de l'une et de l'autre dans votre ouvrage, ce respect de la justice et ce sentiment de la charité si bien alliés, qui m'a surtout charmé.

Recevez de nouveau. Monsieur, avec mes remercieuieiits, l'ex- pression de ma respectueuse admiration.

Frédéric Passy.

Désert de Retz, près St-Germain en Laye, 10 septembre 1856. Monsieur,

Vous m'avez jugé digne de lire votre Histoire de In destruction du paganisme dans l'Empire d'Orient

Je ne suis pas assez historien pour que mon approbation puisse

être de quelque prix, et je ne me hasarde pas à juger votre livre. Des témoins plus compétents m'en garantissent l'exactitude, et il porte avec lui tous les caractères de la bonne foi qui inspire la con- fiance. Je me suis donc borné à y cherher l'instruction et l'intérêt, et je les y ai trouvés, l'un et l'autre, au delà de ce que j'attendais.

Permettez-moi aussi de vous dire que j'ai été vivement frappé du vrai libéralisme de vos convictions religieuses. Vous me félicitiez, il y a quelques mois, d'avoir soutenu en passant la liberté de cons- cience : si j'osais vous louer à mon tour, je vous féliciterais au- jourd'hui de la manière énergique et ferme dont vous revendiquez cette liberté. Nous n'appartenons pas à la même communion ; mais il y a une chose qui nous unit, c'est la foi dans la raison, premier fondement de toute croyance. La raison, de même que la liberté, est bien proscrite aujourd'hui ; il me semble pourtant que tout ce qu'on lui oppose n'est rien sans elle, car c'est à elle qu'appartient la prééminence; pour défendre ses opinions, comme pour attaquer celles de ses adversaires, c'est elle qu'il en faut app9ler. Quand est-ce, hélas ! que les hommes, avides de vérité, la chercheront en commun, plus anxieux de s'éclairer les uns les autres que de se déchirer, et .se tiendront compte les uns aux autres de leurs efforls divers, au lieu d'en faire un sujet de division et de scandale? Je n'espère pas voir ce beau résultat, même dans la sphère plus élevée se tiennent les philosophes et les esprits vraiment religieux ; et le mot de Tertullien : non est religionis cogère reîigionem, ne sem- ble pas près d'être appliqué en France. Mais si lents que soient les

APPENDICE. CCLXXm

progrès de la tolérance véritable, de celle qui se fonde snr le res- pect du droit d'autrui et non snr l'indifférence, je ne pnis m'emp**- cher d'avoir confiance dans cette sainte cause. Je voudrais pouvoir la servir efficacement, et, à défaut de cette satisfaction, je me réjouis quand je la vois servie par des champions tels que vous.

Veuillez agréer

Frédéric P.\ssy

Genève, 21 octobre 18o6. Monsieur,

Vous avez bien voulu entreprendre et poursuivre jusqu'au

bout la lecture de mon ouvrage, Cest plus d'honneur que je n'avais le droit d'espérer pour lui. En vous l'adressant, je ne voulais que vous offrir un gage de ma considération et de mon respect ; je sen- tais qu'à part ce qu'il renferme en faveur de la liberté religieuse, le sujet qu'il traite n'a qu'un intérêt scienlifique assez spécial.

On n'en peut dire autant, Monsieur, de vos publications. C'est mieux que des articles d'économie politique, ce sont des considéra- tions de morale sociale de l'intérêt le plus actuel et de l'ordre le plus élevé, présentées dans un style saisissant de clarté et de force per- suasive. Un de mes jeunes compatriotes, qui ignorait nies relations avec vous, mais qui avait lu ces articles dans le Journal des Écono- mistes, m'en parlait dernièrement avec une admiration que je sais partagée par bien d'autres. Ainsi l'influence de vos ouvrages se fait sentir plus loin peut-être que vous ne le supposiez. Quel bien ne doivent-ils pas produire en France, et quelle autorité n'y aurait pas aussi, sortant d'une plume comme la vôtre, la défense de la cause qui nous est chère à tous deux !

Vous touchez à la fin de votre lettre une idée qui m'occupe sou- vent, et sur laquelle je désire insister à mon tour. Oui, Monsieur, nous appartenons à des communions différentes, et, dit-on, ennemies ; et pourtant il me semble que sur le grand chapitre de la religion nous sommes bien près de nous entendre. Serions-nous les seuls dans ce cas? Pour le moment l'âpreté de certaines prétentions sacerdotales, en excitant les justes défiances des protestants, a réveillé Tantagonisme entre les deux cultes. Mais ni ces prétentions ni cet antagonisme ne sauraient s'éterniser. Pour être protestant ou catholique à la manière des exclusifs des deux partis, il faudrait rétrograder de deux siècles ou aller vivre au fond d'nn désert. Si je ne me trompe, nous tou-

xvm

CCLXXIV APPENDICE.

chons aux cleniières pliases d'un combat qui n'a que trop duré, et qui lie tardera pas h se vider ou tout au moins à changer de nature. Un jour viendra, je l'espère, l'on ne parlera plus ni de catholiques ni de protestants, mais une phalange de chrétiens progressifs recrutés dans les deux camps, et unissant aux lumières transmises par le christianisme les vérités acquises par la réflexion et la science, luttera avec un succès toujours croissant contre tout parti ennemi de la religion, de la liberté, et du progrès. Tel est l'avenir, encore lointain peut-être, auquel, ainsi que vous, j'ai foi, par cela mt'^me que j'ai une foi entière en la Providence. Quant à l'inditférence un trop grand nombre de nos contemporains restent plongés, soit par tempérament, soit par système, se complaisant dans un état qui ne résout rien, qui laisse tout en question, c'est avec joie que je la vois, dans votre lettre, stigmatisée comme elle le mérite, et il n'es! pas à mes yeux de meilleur augure pour l'avenir de la France, que de voir dans ses revues et ses journaux les plus accrédités, les questions religieuses abordées à la fois avec indépendance et avec cet intérêt sérieux qui leur convient.

Vous êtes. Monsieur, au nombre de ces excellents esprits sur les- quels tous les amis du progrès ont les yeux fixés etdontl'intluence sur l'opinion peut être immense. C'est ce qui m'engage à vous con- fier de si graves intérêts, et m'excusera, je l'espère, auprès de vous, de vous avoir si longtemps entretenu d'idées qui me sont chères.

Agréez, etc.

E. CIhastel.

Désert de Retz, près St-Germain, 12 juillet 1867.

Monsieur, En ce moment même, nous dit-on, à la suite du Tir fédéral, se doit faire en Suisse une énergique démonstration de sentiments pacifiques. Je souhaite que cette démonstration ait lieu en effet, et qu'elle soit aussi sage que vigoureuse. Je souhaite surtout qu'elle ne soit pas purement passagère, mais qu'elle devienne le point de départ d'une action constante et soutenue en faveur de la cause de la paix générale. C'est dans ce but que je prends la liberté de m'adresser à vous, pour vous recommander, et vous prier instam- ment de recommander à vos compatriotes, la Ligue internationale de la Paix, dont je vous adresse les circulaires. Déjà plusieurs de vos compatriotes sont avec nous, mais ce n'est pas assez. Il nous

APPENDICE. CCLXXV

faut une large et imposante liste d'adhésions; il nous faut un co- mité suisse, il nous faut de la publicité dans les journaux suisses

Aidez-nous de vos lumières, de vos conseils, de votre influence ; dites-nous à quelles portes il faut frapper, ce que nous devons faire, ce que nous devons éviter : nous vous en serons profondément reconnaissants.

Vous me direz peut-être, et l'on vous dira : Mais il se prépare à Genève un congrès international de la paix, dont linitiative est venue de France. C'est vrai, et parmi les hommes qui s'en occu- pent, il en est que je connais et que j'honore. Toutefois ce congrès de Genève n'est pas notre Ligue, et ne la remplace pas, à mon avis. C'est la manifestation d'une partie des hommes qui aiment la liberté et la paix, de ceux qui les comprennent de préférence d'une cer- taine façon et sous certaines formes: ce n'est pas la grande et impo- sante armée de tous ceux, sans acception de parti, qui sont d'ac- ■cord avec nous sur ce point. Il est temps que les honnêtes gens se lèvent pour protester contre la guerre. C'est cette grande armée de la paix que nous voulons former, et dans ses rangs nous ne voulons qu'un mot d'ordre : l'aujour de la paix et la haine de la guerre.

Agréez, Mnn>;i.'iii-, etc.

Frédéric Passy.

lAqne uiiti iiaifiiKiw ri jitrmanente de (a Paix. Secrétariat, 18, rue Roquépine.

Paris, 25 mai 1868. Cher Monsieur, Nous tenons, le lundi 8 juin, à Paris, notre première assemblée générale de la Ligue de la Paix. On expédie les lettres de convo- cations et Tordre du jour.

En les attendant, pouvez-vous faire annoncer dans la presse suisse ce grand et important fait, d'une réunion de notre Ligue à Paris. Nous vous en serions bien reconnaissants.

Votre dévoué,

Frédéric Passy.

1873. Nous avons lu avec un vif intérêt, Mme Passy et moi, votre notice sur J.-J. Tayler. Quelques passages sur l'influence des fem-

CCLXXVI APPENEUCE.

mes m'ont beaucoup frappé : l'idée qui s'y trouve indiquée, de l'avantage de la société des femmes pour le développement de l'es- prit et de la moralité surtout, est k mon avis d'une extrême impor- tance, et l'une de celles que nous aurions le plus besoin de voir comprendre dans notre pays. Je ne crois pas que rien soit plus funeste que la séparation des sexes, érigée à peu près en habitude, comme elle l'est chez nous, et je range ce préjugé parmi ceux dont la France, ce pays de routine, a le plus souffert...

Frédéric Passy.

Il La fête da 7 mai 1879.

Quelques anciens élèves genevois du professeur Ciiastel s'étaient, au iirinlemps 1879, souvenus que le 40%inniver- saire de ses cours approcliait. Ils constituèrent un comité pour en préparer la célébration, et adressèrent, par la plume de M. E. Strœhlin, à tous leurs collègues dans le pastoral à Genève, la circulaire que voici :

Genève le 10 mars 1879. Monsieur et cher collègue,

Vous savez que, le 7 mai de cette année. Monsieur Chastel célé- brera le quarantième anniversaire de son professorat. Ses travaux historiques lui ont valu depuis longtemps l'estime du monde scien- tifique ; la bienveillance et l'élévation de son caractère lui ont gagné toutes les sympathies. Aussi nous a-t-il paru opportun de ne pas laisser passer complètement inaperçu un événement également inté- ressant pour l'Université et l'Église protestante de Genève. Nous nous adressons donc avec confiance à tous les anciens élèves gene- vois de Monsieur Chastel pour leur demander leur amical concours.

Nous avions d'abord songé à un portrait de l'éminent historien, qui un jour peut-être aurait rejoint dans les salles de la Bibliothèque ceux d'autres Genevois illustres, et ce n'est que devant la volonté nettement manifestée du destinataire que nous avons renoncé à ce projet. Aujourd'hui noire choix est tombé sur un album qui con-

APPENDICE. CCLXX\^I

tiendiaif, avec nos photographies, une adresse exprimant les senti- ments d'affection et de reconnaissance gravés dans tons les cœurs

Il conviendrait d'organiser pour la remise de ce cadeau une réunion suivie d'un modeste repas, nous réitérerions de vive voix nos vœux à notre cher et honoré maître.

Veuillez agréer, Monsieur et cher collègue, l'assurance de notre affectueux dévouement.

Hugues Oltramare, pasteur et professeur. François Guili.ehmet. pasteur. Auguste Bouvikr. professeur. Albert Fhelndlkr. pasteur. Louis (^Hoisv, pasteur. Ernest Struehlix. D^ théol.

P. S. Les personnes qui adhéreraient an projet sont priées d'en- voyer avant le 1er avril leurs photographies, format carie de visite, avec leur signature au revers, chez M. Ernest Strœhlin.

On y répondit favorablement de tous les côtés, et la fête fut célébrée conformément au programme avec un remar- quable entrain. A quelques mots près, nous empruntons la Semaine religieuse du 17 mai un compte rendu sym- pathique et très complet de ce jubilé académique et ecclé- siastique. Nous le faisons suivre de toutes les adresses qui furent lues avant le baniiuet et de quelques fragments de la pièce de vers humoristique qui en fit le dessert :

Le 7 mai dernier, les anciens élèves genevois de M. le professeur Etienne Chastel se réunissaient autour de lui, à l'hôtel de Russie, pour célébrer le 40'»e anniversaire de son installation dans la chaire d'histoire ecclésiastique de notre Faculté nationale. Il s'agis- sait de remettre au vénérable professeur un témoignage sensible des sentiments de respect et d'affection qu'il a fait naître dans ses nombreuses générations d'élèves, tant par sa bienveillance et l'aménité de son caractère, que par la rare distinction de son ensei- gnement.

La première idée de cette touchante manifestation est due à M. le professeur Bouvier, et un Comité, composé de MM. Bouvier, Choisy, Freundler, Guillermet, Oltraniare et Strœhlin, en avait pré- paré avec soin tous les détails. 71 ecclésiastiques de notre Église avaient répondu à son appel et pris leur place dans l'album photo- graphique ; 52 étaient présents au banquet, et les autres, empêchés

CCLXXVIII APPENDICE.

par l'absence nu par des motifs graves, avaient envoyé au Comité leur sympathique adhésion. On avait invité le Bureau du Sénat académique et des représentants de la Société d'histoire et d'archéo- logie, ainsi que M. Œttinger, l'artiste décorateur de l'album. Cinq étudiants^ ayant à leur téfe le préteur de l'Auditoire de théologie, représentaient la génération actuelle des élèves de M. Chastel, tandis que 6 anciens pasteurs, et parmi euxunoctogénaire, M. Henry père, rappelaient la période d'études antérieure à 1839.

A 7 heures, la fête commençait par une séance dans un des salons- de l'hôtel. M. le professeur Olframare, debout à côté du héros de la fête, lui a en (juelque sorte présenté l'assemblée et expliqué le but de la réunion. M. Choisy a lu ensuite au nom des anciens élèves une adresse destinée à apprécier la carrière de l'honorable profes- seur et à rendre hommage à son caractère et à son talent.

Les mêmes pensées ont été reproduites sous une forme plus con- cise dans une seconde adresse lue [)ar M. Guillermet et suivie de la remise de l'album. La décoration de cet album, qui fait le plus grand honneur au talent de M. OEttinger, se compose sur la cou- verture du chiffre de M. Chastel, VE en argent, le C en or, entre- lacés et entourés d'ornements emblématiques avec cette inscription : à M. E. Chastel, ses élèves reconnaissants, 1839-1879.

La première page de l'album reproduit cette inscription dédica- toire, et les trois artistes qui l'ont conçue et exécutée ont représenté en aquarelle, avec un goût parfait, en haut les tours de St- Pierre, au-dessous la Bible ouverte, puis à droite et à gauche de gracieux ornements de feuillage portant les titres des deux ouvrages de M. Chastel, jadis couronnés, l'un par l'Institut de France, l'autre par l'Académie française. A l'intérieur sont disposés par rang d'âge les portraits photographiques des anciens élèves, depuis ceux qui ont maintenant touché la soixantaine jusqu'à ceux qui n'ont pas encore quitté les bancs de l'Auditoire de théologie.

Profondément ému, M. Chastel a accepté ce don, en renvoyant, avec une noble modestie, à ceux qui avaient successivement, pen- dant 40 années, entoure sa chaire, à leur sympathie, à leur zèle pour l'étude, la plus grande part des éloges décernés à son ensei- gnement.

M. P. Vaucher s'est levé alors pour présenter à M. Chastel les vœux de l'Université, et lui annoncer sa nomination comme docteur honoraire es lettres, haute distinction que méritent ses travaux dans, le domaine de l'histoire.

APPENDICE. CCLXXIX

Après une adresse empreinte de finesse et de cordialité, lue par M. Roberty, au nom des étudiants actuels, M. le prof. Bouvier a présenté une étude sur la chaire d'histoire ecclésiastique de notre Faculté depuis son origine, étude dont la principale partie était naturellement consacrée à M. (^hastel et à ses ouvrages. C'est une monographie à ajouter à celles que notre Faculté de théologie doit déjà à la plume de noire archiviste ecclésiastique.

Enfin, MM. Stro'hlin et OItramare ont lu des adresses venues du dehors : celle de Lausanne, signée par trois professeurs genevois, MM. Viguet, Dandiran et Gautier ; celle de Strasbourg, suivie d'une lettre spéciale de MM. Reuss et Cunitz ; celle de la Faculté de Mon- tauhan, signée par M. Bois, et celle de la Faculté de Paris, signée par tous les professeurs.

Il semblait que c'était tout; mais non, une nouvelle surprise était réservée à l'honorable professeur et à l'assemblée ; M. Coulin se lève et, s'approchant de M. Chastel, lui annonce qu'informé de la fête de ce jour, et sur la proposition de M. Le Rover, le gouver- nement français lui décerne la décoration de la Légion d'honneur, pour les services rendus à l'Église réformée de France en la per- sonne de plusieurs centaines de ses pasteurs qui sont venus succes- sivement se ranger autour de sa chaire d'histoire ecclésiastique.

L'heure était venue de prendre place au banquet, qui fut ouvert par une prière de M. Choisy. M. Freuiuller accepta les fonctions de major de table, et- après avoir exposé le but de la réunion et con- staté l'accord parfait de sentiments qui reliait ce soir-là tant d'hom- mes d'opinions et d'Ages divers, porta le toast à la Patrie, et ouvrit ainsi la porte à une série de discours que nous sommes forcés d'énumérer simplement, pour ne pas allonger outre mesure notre récit : Toast à M. Chastel, par M. OItramare, président du Comité; poème pétillant d'esprit, le Concile dex six, composé et lu par M. L. Tournier ; toast de M. Coulin à l'Université et réponse de M. Vogt, vice-recteur, qui, avec humour, sollicite pour lui-même le grade de docteur en théologie; poésie de M. L. Rœhrich; toast de M. Naef, modérateur, à la Faculté de théologie, et réponse de M. OItramare, doyen de la Faculté; poésie de M. Maystre; toast de M. Strœhlin, aux études historiques; de Ch. Le Fort, au nsm de la Société d'his- toire, à M. Chastel historien, et à MM. Baum et Cunitz; de F. Guiller- met, à la Faculté des lettres, et réponse de M. P. Vaucher ; de Bou- vier, professeur, réponse à M. Vogt, sur l'accord fréquent à Genève

CCLXXX APPENDICE.

de la théologie et des sciences naturelles, puis toast aux Églises de France; réponse de M. Gaujoux, pasteur fraudais, qui a porté un toast à la Faculté de théologie et à Genève, sa seconde patrie. Enfin, pour terminer^ M. Freundler a remercié tous ceux qui avaient ap- porté à la fête leur bienveillant concours, avec mention spéciale du graveur de l'album, M. Georges OEttinger.

Nous avons donné quelque étendue à notre compte rendu de cette fête, dans la pensée que ces détails intéresseraient les anciens élèves de notre Faculté, qui exercent leur ministère à l'étranger. 11 nous a paru convenable aussi de faire ressortir autrement que par une brève mention l'entière réussite d'une manifestation que méritait à tous égards celui qui en a été l'objet, et qui, chose rare, malgré les divergences d'opinion de tous ceux qui y ont pris part, a rencontré une adhésion unanime et s'est accomplie sans froisser aucunement les sentiments intimes des assistants. Ce fait est un nouvel hom- mage rendu au caractère du vénérable professeur que notre Faculté s'honore de posséder dans son sein.

Adresse du Comité de la fête du 7 mai 1879 /' M. I»" professeur Etienne Chastel K

Monsieur et cher professeur,

Vos anciens élèves n'ont pas voulu laisser passer le quaran- tième anniversaire de votre nomination à la chaire d'histoire ecclésiastique, sans vous témoigner leur reconnaissance pour l'ensei- gnement que vous leur avez donné. Sans jamais voiler vos opinions et vos sympathies personnelles, vous nous avez présenté un tableau des destinées de l'Église chrétienne, conçu dans un esprit sinon de neutralité, du moins d'impartialité. Les grandes figures qui sont la gloire de l'Église universelle, les conquêtes sur le paganisme ellec- tuées à chaque époque par les missionnaires de l'Évangile, le grand mouvement des Missions èvangéliques au XlX^e siècle, ont trouvé chez vous un historien fidèle et sympathique. La tâche plus délicate de montrer les progrès et les reculs des conceptions dogmatiques aux divers âges de l'Église, ne vous a ni rebuté ni intimidé.

L'impression générale que nous avons remportée de ces études

' Rédigée par L. Choisy.

APPENDICE. CCLXXXI

entreprises sous votre direction, a été bienfaisante. Maintes fois vous nous avez ilonné sans y viser un cours d'apologétique chré- tienne. A travers les .querelles de personnes parfois mesquines, et les dissenssions de doctrines parfois subtiles, nous avons pu suivre la marche ascendante du Royaume de Dieu sur la terre. Ce n'est donc pas seulement pour l'instruction reçue que nous vous adres- sons nos remerciements, c'est aussi pour l'eflel très salutaire que notre piété a remporté de votre enseignement.

Tout en appréciant la substance de vos leçons, nous ne sommes pas restés insensibles au mérite de la forme sous laquelle \ ous saviez nous peindre les hommes et les siècles d'autrefois. Vos cours conçus d'après un plan méthodique, d'une clarté parfaite, précis jusque dans les détails, et rédigés d'une plume élégante, nous ont fait aimer la branche de théologie que vous aviez charge de nous exposer.

Que ces appréciations ne soient pas le fait d'un attachement natu- rel à la personne de notre professeur, c'est ce que prouvent vos deux ouvrages couronnés à Paris, l'un par l'Académie française, l'autre par l'Institut. S'il nous était permis d'énoncer ici un timide regret, nous nous demanderions pourquoi notre ancien professeur, après ces heureux débuts n"a plus voulu cueillir de palmes analogues, dans le champ des lettres savantes? Pourquoi faute de concours faisant appel à sa science, sa modestie s'est-elle contentée de publier quatre utiles manuels sur l'histoire de l'Église, sans élever encore un monument plus considérable et plus imposant de ses travaux dans ce domaine? Notre littérature française protestante oftre. à cet égard, des lacunes que mieux que personne vous pourriez comhler, surtout pour l'époque du moyen Age, et pour les temps modernes.

Permettez-nous de vous dire eulin le souvenir aifectueux que nous conservons, non seulen)ent du professeur d'histoire ecclésiasti- que, mais aussi de notre devancier dans la carrière, de l'homme auprès de qui plusieurs d'entre nous ont trouvé, à l'occasion, et longtemps après l'Age des études, conseils, encouragements et amitié.

Nous savons, cher Monsieur et vénéré professeur, ce que coûte à votre modestie une démonstration comme celle qui nous rassemble aujourd'hui. Mais vous ferez taire vos scrupules, en considérant qu'il y a pour nous une satisfaction légitime à vous témoigner nos sentiments de respect et d'affection, et un plaisir à vous en olfrir

CCLXXXII APPENDICE.

la preuve sous la forme d'un album qui vous rappellera les traits (le vos anciens élèves.

Genève 7 mai 1879.

Signé : Louis J. Choisv past. ; H. Oltram.\rk past. et prof. ; Aug. Bouvier , Ernest Strœhlix D^ thèol ; F. (^uillermet past. ; Albert Freundler.

Adresse des anciens Étudiants genevois de la Faculté '.

Genève le 7 mai 1879. Cher et vénéré professeur,

Vos anciens élèves genevois veulent profiter du quarantième anniversaire de votre professorat dans la faculté de Tbéologie pour vous exprimer leurs sentiments de gratitude, de respect et d'affec- tion.

Nous avons pensé qu'un album contenant nos vœux collectifs, vœux attestés par la signature de chacun de nous et renfermant nos cartes photographiques, serait reçu par vous avec une sympathie égale à l'empressement que nous mettons à vous l'offrir.

Cet hommage ne vous est pas adressé par une fraction de vos disciples, mais par tous ceux qui ont eu Tavantage de profiter de votre enseignement, h quelque opinion dogmatique qu'ils se rattachent.

Nous vous sommes reconnaissants de ces cours lucides, savants, impartiaux, consciencieux, qui ont éclairé pour nous le vaste champ de l'histoire de l'Église.

Nous vous sommes reconnaissants du goût que vous avez su développer chez vos élèves pour les sciences historiques, lesquelles ont pris de nos jours un essor que vous avez largement encouragé comme initiateur.

Nous vous sommes reconnaissants des ouvrages que vous avez publiés, ouvrages si honorables pour vous, pour notre Faculté, pour Genève, et qui, partout appréciés, deux fois couronnés, vous engageront, nous en avons l'espoir, à livrer à l'impression les pré- cieux manuscrits que vous possédez encore.

C'est d'un cœur unanime que vos anciens élèves, aujourd'hui vos

' Rédigée par F. Guillermet.

APPENDICE. CCLXXXni

frères en Jésus Clirist, implorent sur vos travaux, sur votre per- sonne, sur votre famille, les abondantes bénédictions de Dieu.

Ont signé :

MM. Hugues Oltramare, past. et prof., doyen de la Faculté de Théologie; Louis- J. Cho:sv, F. Guii-lkr.met, Aug. Bouvier, Albert Freundler, Ernest Strckhlin, Df théol., F. Bungener, M. Doret, Charles Martin, E. Barde, F. Coulin, F. Naef, L. Braschoss,. F. Bordier, Erne.st Martin, J.-J.-L. Vali.ette, H. Heyer, C. Rey- .MOXD, J.-J. Gourd, H. Maystre, C. François, J. Richard, Th. Cla- PARÈDE, L. Thomas, L. Tournier, Bret, .1. Goetz, Wuarin, A. Guil- LOT, Henri Ferrier, P. Vaucher, D. Delétra, H. Champendal, Balavoine, Louis-Lucien Rochat, E. Henry, F. Chaponnière,.

E. Mittendorf, a. Hirschgartner, L. Boissonnas, Franc. Bordier,

F. Chalumeau, P. Bonneton, A. Th<>.mas, C. 0. Viguet, Lucien Gautier, Alexis Bruno, E. D.\ndiran, Elie Le Coultre, Ernest Xavii.le, David Tissot, Aug. Chantre.

Adresse des étudiants de la Faculté.

Monsieur et cher professeur,

L'Auditoire actuel de théologie veut aussi .s'unir au\ témoignages de sympathique admiration que le quarantième anniversaire de votre professorat fait naître dans le cœur de tous ceux qui ont eu le pri- vilège d'entendre vos leçons attachantes sur l'histoire de l'Église chrétienne. Mes camarades et moi, Monsieur, nous tenons à vous exprimer ici notre jeune atlection et notre reconnaissance pour le maître à qui nous devons tant.

Aujourd'hui, dans le discrédit momentané sont tombées les- études théologiques, il est précieux, pour ceux qui veulent s'aven- turer dans la carrière, d'avoir sous les yeux une vie comme la vôtre^ exclusivement dévouée à la recherche de la vérité et à en marquer la trace à travers les siècles. Peu de leçons aussi éloquentes qu'ui» pareil exemple. Et maintenant. Monsieur, vous qui savez découvrir la véritable pensée des hommes en étudiant leurs écrits, vous sau- rez, nous n'en doutons pas, deviner sous la forme imparfaite des paroles que nous vous adressons, tout ce que nos cœurs vous sou- haitent et tous les vœux que nous formons pour que longtemps^ encore, vous puissiez consacrer, au service de nos chères Eglises-

€CLXXXIV APPENDICE.

protestante^, votre science consonnnée et votre ardeur qui ne s'éleint

pas.

Le préteur de l'Auditoire de théologie,

J. -Emile Roherty. Genève, 7 mai 1879. (Suivent les signatures des étudiants.)

Le Recteur à M. le professeur Etienne Chastel.

Genève, le 12 mai 1879.

Monsieur et très honoré collègue, L'Université de Genève a voulu se joindre à la fête de famille qui vient de célébrer le quarantième anniversaire de votre professorat. Elle vous a conféré le grade de docteur honoraire es lettres. Vous le méritiez, Monsieur, non seulement pour vos rares qualités d'his- torien, de critique, et d'érudit, mais pour la valeur littéraire de vos ouvrages. Agréez cet hommage qui vous est otfert par le vote «nanime de vos collègues, en témoignage de leur vive sympathie *t de leur haute considération. Au nom de l'Université, que vous avez servie si longtenq)s et si dignement, le Recteur vous remercie «t vous salue.

Marc Mo.NMKR.

Adresse des professeurs genevois de théologie à Lausanne.

Monsieur et très lionoré professeur. Au moment vos anciens élèves genevois se réunissent autour <le vous pour vous exprimer leur reconnaissance, leur affection et leurs vœux à l'occasion du quarantième anniversaire de votre pro- fessorat, retenus à Lausanne par des occupations impérieuses, nous nous sentons pressés non seulement de participer en pensée •et de cœur k cette solennité, mais de vous témoigner positivement la part que nous y prenons. Après avoir été vos disciples, appelés à devenir à notre tour vos collègues et à vous suivre dans la car- rière où vous marchez si fermement devant nous, nous avons été placés mieux que d'autres peut-être pour apprécier votre enseigne- ment, l'esprit que vous y apportez, les méthodes que vous y appli- quez. Vous nous avez donné des exemples de largeur, d'indépen- dance, de travail intense et persévérant, d'élévation de pensée, et

APPENDICE. CCLXXX\r

nous sommes heureux de vous voir dans votre âge avancé donner les mêmes exemples aux étudiants qui se succèdent autour de la chaire que vous occupez si dignement.

Nous demandons à Dieu qu'il vous continue et vous multiplie ses bénédictions, qu'il entoure de ses grâces votre vieillesse, et qu'il vous soutienne constamment de sa miséricorde et de sa puissance spirituelle.

Recevez, très cher et honoré professeur, les salutations respec- tueuses de vos anciens élèves, aujourd'hui professeurs de théologie à Lausanne.

Lausanne, le 7 mai 1879.

0. ViGUET ; E. Dan'diran ; Lucien Gautier.

Adresse de la Faculté de Montauban.

4 mai 1879. Monsieur et honoré collègue,

Nous avons appris que la Faculté de théologie de Genève se pro- posait de fêter la quarantième année de votre professorat.

La Faculté de théologie do Montauban a désiré s'associer de loin aux sentiments et aux vœux qui vous seront exprimés en cette cir- constance.

C'a été un privilège et un honneur pour la F'aculté de Genève de posséder pendant ces quarante années un professeur de votre science et de votre caractère.

Mais vous avez servi et honoré le protestantisme tout entier, et,^ en particulier, le protestantisme français. Ils .sont nombreux, en effet, les pasteurs de France qui sont venus s'asseoir à vos pieds. Celui qui trace ces lignes a été de ceux-là ; il n'a jamais oublié vos savantes leçons, ni votre aflfectueuse bienveillance, acquise à tous les étudiants français.

Au nom de tous les professeurs de la Faculté de théologie de Montauban, je vous prie d'agréer, Monsieur et honoré collègue, l'expression de la respectueuse sympathie et de la haute estime que nous ressentons pour vous. Xous demandons à Celui qui donne à l'Église ses docteurs et les lui conserve, de renouveler vos forces- et de vous remplir d'une mesure nouvelle de son Esprit.

Au nom de la Faculté de Montauban :

Le Doyen : C. Bois.

€CLXXXVI APPENDICE.

Adresse de la Faculté de théologie protestante de Paris.

Paris, 5 mai 1879. Monsieur, très honoré collègue,

Nous avons appris avec joie que vos anciens élèves, à l'unani- mité et sans distinction d'opinions, s'ap[)rétent ;i célébrer, le 7 mai prochain, votre quarantième anniversaire de professorat à la Faculté nationale de théologie de Genève. Héritière des traditions de la vieille Faculté française de Strasbourg, qui, depuis la Réformation jusqu'à nos jours, a soutenu avec la vôtre des relations fraternelles, la jeune Faculté de théologie protestante de Paris est heureuse de s'associer, par la présente adresse, à cette fête de jubilé, l'Uni- versité de Genève va rendre hommage à l'un de ses maîtres les plus consciencieux, les plus impartiaux et les plus savants.

Si la Providence vous a, hélas, cruellement éprouvé dans vos af- fections les plus chères, en revanche elle vous ahéniahondamnienl, en vous donnant de former de nombreuses générations de tils spiri- tuels, de vaillants ministres du Saint-Évangile, animés, comme vous, du plus pur esprit de Jésus-Christ. Plaise au Dieu tout- puis- sant et tout-juste, de vous accorder la plus douce récompense que puisse envier un historien, celle de voir la jeunesse, cette avant- garde de la postérité, ratifier les jugements de l'Académie française, qui, par deux fois vous a honoré de ses couronnes. .

Veuillez agréer. Monsieur et très honoré collègue, avec nos vœux pour l'heureuse réussite de votre jubilé du 7 mai 1879, l'assurance Ae notre dévouement fraternel.

Le doyen de la Faculté :

F. LiCHTENUERGER.

A. Sabatier, prof.; A. Matter; E. Menegoz; Philippe Berger; G. Bonet-Maury, chargé du cours d'histoire ecclésiastique; Ed. Vaucher ; Edmond Stapfer ; Maurice Vernes ; L. Massebieau ; S. Berger.

Adresse de la Faculté de Strasbourg.

3 mai 1879. Monsieur et très vénéré collègue. Des relations si intimes ont uni pendant de longues années les

APPENDICE. CCLXXXVII

Facultés de théologie de Genève et de Strasbourg, des sentiments personnels d'une afTection si cordiale resserraient ces liens, que nous ne pouvons, malgré les changements survenus dans nos rap- ports extérieurs, que nous empresser de saisir l'heureuse occasion de la belle fête que \ous célébrez ces jours-ci pour témoigner des mêmes dispositions qui nous animent à votre égard.

Vos travaux littéraires ont depuis longtemps déjà porté votre nom au loin, et lui ont assuré une digne place parmi les représen- tants les plus estimés des études liistoriques. Votre enseignement a été béni de tant de succès pour les nombreux élèves qui, venant de la Suisse et de la France protestante, ont eu le bonheur de s'asseoir au pied de votre chaire, que nous nous joignons de grand cfnur à à tous ceux qui viennent vous féliciter de cette longue carrière si dignement remplie.

C'est une période bien riche et bien féconde en progrès, conquis, il est vrai, à force de luttes souvent ardentes, que cette série d'an- nées pendant lesquelles vous avez exercé votre professorat. Vous n'avez cessé de faire preuve d'une conviction inébranlable, d'un attachement sincère aux grandes vérités sur lesquelles se fondent notre Église et d'une foi toujours égale dans la bonne cause que vous défendiez, en même temps que d'une largeur d'esprit que jamais rien n'a pu troubler, et surtout aussi d'une abnégation, d'un dévouement qui ne se sont jamais démentis. Aussi, tous les élèves que vous avez été appelé à initier non seulement à la science, mais aussi aux véritables principes évangélicjues qui doivent guider le ministre de l'Église, tous sans distinction de parti vous sont-ils attachés par un amour et un respect qui sont la plus belle récom- pense de vos ellorts.

Veuillez, Monsieur et très vénéré professeur, permettre à vos collègues de la Faculté de théologie de Strasbourg de se joindre à à tous ceux qui vous entourent dans ce jour de fête intime, pour vous présenter leurs félicitations bien chaleureuses et leurs vœux les plus sincères.

E. ReLSS, SCHMIDT, R. ZlEPFEL, P. LoBSTELN, A. KaYLEH,

A. Krauss, Graf e. Baui)ISsin\, Holtzmann, Cu.mtz.

Avec l'adresse olïicielle de la Faculté de Strasbourg, arrivait une h^tii-e parliciilit're de deux de ses membres. La voici :

CCLXXXVm APPENDICE.

Cher et honoré collègue !

Notre sentiment à nons deux, qui avons eu le bonheur d'entrer avec vous dans des rapports intimes, ne serait pas satisfait si nous nous bornions à joindre nos noms à ceux de nos collègues de la faculté de Strasbourg, qui vient vous offrir l'expression de sa frater- nelle sympathie.

C'est avec un vif et sincère plaisir que nous nous associons aux félicitations que vos compatriotes vous adressent aujourd'hui, à l'occasion du quarantième. anniversaire de votre carrière académi- que, parcourue avec l'aide de Dieu avec un si parfait dévouement et de si heureux succès. Sans doute, en ce jour, ce qui vous tou- chera de plus près et ce qui vous récompensera le plus richement de votre zèle et de vos travaux, ce seront, après le témoignage de voire propre conscience, les honm)ages de vos élèves et les preuves de leur reconnaissance et de leur respect ; ce sera l'affection de vos collègues qui ont travaillé et qui travaillent encore avec vous k la même o'uvre, et qui ont pu constater plus immédiatement les fruits qu'ont fait mûrir votre enseignement et votre paternelle amitié pour la jeunesse réunie autour de votre chaire ; ce sera enfin, l'estime de vos concitoyens, qui de tout temps ont su apprécier avec tant de disceniement les services rendus à la science, et qui ont toujours été eux-mêmes au premier rang de ses promoteurs.

Cependant nous aimons à croire que nous aussi, vos vieux amis de Strasbourg, qn'un intérêt commun à nos deux villes et au protes- tantisme tout entier a si souvent conduits dans nos murs, nous serons, après tous les autres, les bienvenus pour vous serrer la main, pour vous réitérer l'assurance de nos sentiments les plus af- fectueux et pour vous offrir le tribut de nos vœux. C'est grâce à l'accueil bienveillant et empressé dont vous et tant d'autres savants distingués de Genève vous nous avez honorés, que nous sommes en quelque sorte devenus vos concitoyens, et que nous avons pu si facilement poursuivre des travaux qui nous sont devenus d'autant plus chers, que vous avez su et voulu nous en faire oublier les fati- gues et les ennuis par votre cordiale hospitalité et les nombreuses preuves d'amitié que vous n'avez cessé de nous donner.

Nous n'avons pas besoin de vous assurer que nous garderons l'eligieusement le souvenir des heureuses relations qu'il nous a été donné d'entretenir avec vous et votre respectée famille, depuis une longue série d'années. Si quelque chose en ce moment vient mêler

APPENDICE. CCLXXXIX

d'amers regrets à l'expression de nos sentiments, c'est que vous ne puissiez plus voir à côté de nos noms celui de l'excellent ami '. du Hdèle compagnon qui, s'il vivait encore, se serait joint à nous de cœur et d'âme.

Plaise au Seigneur île vuus conserver longtemps encore à tous ceux qui vous sont chers et qui vous chérissent, ainsi qu'à l'acadé- mie dont vous êtes l'une des gloires.

Vos tout dévoués : Ed. Reuss ; E. Cunitz.

StrasboinL'. r,> -> mai 187'.).

Nous plaçons ici une lettre du savant L.-LI. Halm. qui, dan.s la pensée de son auteur, eût parvenir à l'ancien iiililinilipiiiir»^ à l;i mrfiie date (jue !<*> ndre.sses :

Stuttgart, iO mai 1879. Très honoré Monsieur,

Ce n'est qu'aujourd'hui que j'ai connaissance du jubilé que vous avez célébré le 7 mai dernier. Permeflez-moi de me ranger au milieu de ceux (|ui vous ont offert leurs félicitations, et de vous exprimer l'intérêt le plus sincère que je prends à tous les honneurs dont on vous a entoure^ et que vou.s méritez à si juste titre.

Agréez le souvenir reconnais.sant des aimables services que vous

m'avez rendus lors de la publication de l'histoire dos hérétiques du

moyen âge et en particulier des Vaudois. Je ne suis pas sûrement

le seul que vous ayez secouru ainsi, ni le seul qui vous voue une

reconnaissance sincère.

Agréez, etc.

f..-r. Hahn. tli.-ol. pt phil. Dr.

M. Chastel remercie les donateurs de l'album en ces termes :

Messieurs, chers amis et frères, J'ai besoin de vous témoigner combien m'avait été précieuse dès l'abord l'expression des sentiments affectueux que mes collègues

' G. Baum, un des trois éditeurs des Calvini opéra.

XIX

CCXC APPENDICE.

irif? transmirent de votre part. Cette simple expression eût com|)lète- meut suffi à mon cœur, et je ne me sentais pas le droit d'espérer davantage. Vous avez voulu cependant y joindre un témoi{,'nage de plus de votre bon souvenir. J'en suis doublement touché et recon- naissant. J'en serais même glorieux, si je n'avais soin de le renvoyer à sa véritable adresse, et de rapporter au doyen d'Age de notre Faculté et de notre Université, l'hommage que vous daignez adresser au professeur.

Dans cet album si gracieusement ollert, et dont la riche garniture cadre mal avec la simplicité que j'avais recommandée, ce que j'ap- précie surtout c'est le contenu, c'est cette réunion de portraits qui me fait revivre au milieu de vous, et repasser devant moi tant d'heu- res heureuses, nous nous entretenions ensemble des sujets les plus graves, les plus propres à nous c;ipliver. Quanta cet enseigne- ment que vous grailliez en termes si flatteurs, personne ne sait mieux que moi ce qui lui manquait. Mais s'il a eu quelque valeur, c'est à vous qu'ill'a en bonne partie. Ce qui m'a constamment sou- tenu, encouragé, c'était votre bon accueil, c'était l'intérêt avec lequel vous me paraissiez le suivre, même dans les parties les plus arides, même dans celles votre avis pouvait ne pas se rencontrer avec le mien. Vous saviez que tout ce que j'attendais de vous, c'était votre loyal examen, et que, jaloux de ma liberté, je me faisais un devoir d'autant plus strict de respecter la vôtre. En tout cas, Messieurs, je suis heureux du parti que vous m'assurez avoir retiré de nos entretiens, heureux d'apprendre qu'étant resté si inférieur à mes prédécesseurs, à mes collègues et au plus grand nombre d'entre vous, quant aux services rendus à notre Église, en ce point-là du moins, je n'ai pas été pour elle un serviteur inutile.

Puis, au banquet, il porte le toast suivant :

Messieurs, Je n'ai jamais été improvisateur, et ce n'est pas à mou âge qu'on le devient. Mais mon cœur me fournira bien encore q lelques mots de reconnaissance pour cette belle fête préparée h mon occasion, et pour les souhaits alfectueux que vous m'avez adressés. Recevez à votre tour tous les miens. Dieu veuille bénir chacun de vous, dans votre santé, dans votre famille, dans vos travaux, dans vos carrières diverses, enfin dans ces églises, dans ces paroisses que vousdesser-

APPENDICE, CCXCI

vez si honorablement. Permettpz-nioi de comprendre dans ces vœux ceux de vos anciens condisciples aujourd'hui disséminés dans toute la France, et que vous suivez sans doute avec le même intérêt que moi dan? la situation difficile se trouve leur Église, telle qu'elle réduit de jour en jour le nombre de ceux qui se destinent h la servir.

Joignez-vous à moi dans le toast que je porte à notre Université, représentée ici, en l'absence de son aimable et bien-aimé recteur, par le bureau qu'il préside, à notre Consistoire, à notre corps pasto- ral et à son digne modérateur, enfin h. la patrie et à notre chère Église nationale que nous n'en séparons point. Ses destinées sont aujourd'hui en d'autres mains que les nôtres. Dieu veuille qu'elles ne soient pas tranchées trop prématurément ; mais, avant tout, ses destinées sont dans nos n)ains à tous. Quoi qu'on ordonne de ses rapports avec l'État, elle restera vraiment nationale, si elle est l'Église de tous, ouverte à tous ceux qui veulent s'y édifier et la servir, si elle a pour lien, non pas l'unité trompeuse des formules, mais l'union des cœurs, le support mutuel, la liberté reconnue .'i tous, enfin, comme le voulait saint Paul, l'amour fraternel et la paix avec tous ceux qui invoquent le Seigneur d'un cœur pur.

Enfin le piquant poème de M. Toiirnier dont voici le thème. Découverte d'un parchemin contenant l'histoire d'un concile..., à Genève (premier fragment), concile sans disputes, sans victimes, réuni autour d'une table, dans la concorde et la gaîté ! invraisemblable, quand on se rappelle les autres, et pourtant réel ! Il s'agissait de fêter un nouvel Eusèbe dont on trace le portrait (second fragment ci-des- sous). Aveu : le parchemin est une fraude pieuse, mais la légende est de l'histoire; c'est la fête de ce jour.

Histoire d'un concile.

Rassurez-vous, Messieurs, je n'ai point la pensée

De venir vous narrer ici Le concile de Trente ou celui de Nicée

Le moment serait mal choisi,

L'historien plus mal encore,

Et le professeur que voici,

Me voyant m'enferrer ainsi,

CCXCII APPENDICE.

M'oirrirait en riant quatre fjrains d'ellùbore. Non, non. D'ailleurs, là-dessus tout est dit, fc^t je prétends, sans modestie, A cette illustre compagnie N'apporter que de l'inédit, De l'inédit à faire envie Aux Dutour, aux Henri Bordier, Aux Roget, aux Charles Dardier, Même aux Gaberel, je parie, De l'inédit, bref, à faire jaunir, Aussi jaunes que leurs pancartes, Tous les chercheurs de vieilles chartes Du présent et de l'avenir. Juj;ez-en, Messieurs ; le Concile Dont je viens vous entretenir,

Il s'est tenu dans notre ville

Vous souriez, vous demandant Si je mo. moque ou si je rêve. Ni l'un ni l'autre, cependant; Il s'agit bien d'un Concile à Genève, Et d'un concile protestant. Oui, Messieurs, et c'est ma découverte unique Dont je vous parlais à l'inslant. Vous en aurez la preuve sans réplique Dans un antique |>archemin Qui, dans certain encan, m'est tombé sous la main. Et fait du dit Concile un récit authentique. Manuscrit précieux que pourrait envier

A bon droit plus d'un bouquiniste. Et qu'à mon cher ami Bouvier, Notre sympathique archiviste, J'ai résolu de confier. Vous voyez bien. Messieurs, vous auriez tort de rire. A la bonne heure, allez-vous dire. Mais alors expliquez comment Sur un pareil événement A pu se taire notre histoire? Car nul n'en a rien dit, et, même de nos jours,

C'est une chose assez notoire. Le professeur Chastel l'ignore dans son cours.

APPENDICE. CCXCllI

L'explication est facile.

Ce silence tient simplement

A ceci, que notre Concile,

A nul nutre ne fut semblable, heiireuseraent.

Mais j'y songe, Messieurs : peut-être,

Avant de poursuivre, il faudrait

Tenter de vous faire connaître L'homme éminent, le cher et vénérable maître,

Qu'à fêter on se préparait.

Essayons ici son portrait.

Fils de ses œuvres, à l'étude De bonne heure il s'était consacré tout entier. Amassant son trésor et, dans la solitude,

Par un labeur austère et rude,

Se frayant son propre sentier. Il s'était ainsi fait une vaste science,

Et comme sa suprême loi. En cela comme en tout était la conscience.

Science du meilleur aloi. L'hisloire de l'Église était son vrai domaine :

C'est que, rencontrant sa veine, 11 sï'tait signalé par d'importants travaux,

Par des œuvres de longue baleine. Ouvrant sur plus d'un iK)int des horizons nouveaux.

Aussi, de notre coin de terre

Son nom franchissant la frontière. Dans le monde savant était connu partout.

En Allemagne, en Angleterre,

En Hollande, en France, surtout.

d'une illustre récompense

Notre historien genevois Avait vu œuronner ses écrits par deux fois,

Dont l'un, son chef-d'œuvre, je pense.

Ce livre de haute science

Et de vivante piété. l'écrivain, pour peindre avec fidélité

La (charité des premiers âges. Avait trempé lui-même, en en trarant les pages,

Sa plume dans la charité.

CCXCIV APPENDICE.

Professeur, à son cours d'histoire, Un cnseigiionient fort, grave, plein d'intérêt,

Depuis cpiarante ans attirait

Et captait son auditoire

Charmé du fruit qu'il en tirait. Sa parole était sohre et plutôt contenue;

Mais, sous l'apparente froideur, On sentait à sa voix parfois soudain émue Circuler une intime et profonde chaleur,

Comme un feu couvant sous la cendre.

Par exemple, il fallait l'entendre Racontant les héros, les martyrs protestants :

Il ne pouvait parler longtemps

Des galères ni des Cévennes, Sans que son cœur entier vibrât dans ses accents : Le vieux sang huguenot houilloimait dans ses veines. Ecrivain, il avait, nous dit-on, avant tout.

Cette belle clarté française Qui répand sa lumière admirable partout,

Et sa plume, toujours à l'aise. Joignait au naturel l'élégance et le goftt.

Point de faus.ses couleurs; son style

Toujours transparent et facile

Se contentait tout simplement De refléter l'idée avec son mouvement.

Mais cette onde pure et tranquille Avait aussi son sourd bouillonnement.

Et tout à coup le flot du style, S'élevant sans effort quand venait le moment,

Sans perdre de sa transparence.

Atteignait, sans qu'on sût comment, La plus haute et parfois la plus mâle éloquence.

Mais tout cela, c'est le talent ; Et c'est surtout de l'homme et de son caractère

Qu'à présent je voudrais vous faire

Un portrait un peu ressemblant.

Je vais l'essayer, en tremblant.

C'était une figure austère,

Un de ces hommes d'autrefois,

Un de ces anciens Genevois

APPENDICE. CCXCV

Comme, hélas ! on n'en voit plii< mt'^p.

Gardant avec fidélité,

Comme un trésor héréditaire,

Les fortes vertus de naguère

Et l'ontique simplicité.

Mais nulle raideur, au contraire!

Sons cet aspect un peu sévère

Que de vraie amabilité,

D'humilité, de modestie,

Quel fond de tendre sympathie

Et de véritable bonté !

Sensible au moindre témoignage

DalTection ou d'intérêt, Quel bon sourire alors éclairait son visage,

Votre ujain, comme il la serrait !

Oui, la bouté, la bienveillance,

Peut-être était-ce le trait

Qui dominait tout, quand j'y pense;

C'était avant tout un cœur chaud, D'une chaleur cachée au plus profond de l'âme,

Et, loin d'en affaiblir la flamme. L'âge chez loi l'avait fail grandir bien plutôt. Ses élèves surtout en savaient quelque chose. Eux qui de sa maison pouvaient franchir le seuil

A toule heure et pour toute cause, Sûrs d'y trouver toujours un sympathique accueil.

Eux qu'il suivait dans leur carrière.

Les guidant, les encourageant, Avec un intérêt si tendre et si louchant.

Et qui, plus tard, regardant en arrière, N'y pouvaient rien trouver de plus doux, de meilleur Que le cher souvenir de leur vieux professeur !

Tel était donc, Messieurs, en somme. Si du moins je n'ai pas trop manqué sou portrait, L'homme éminent, l'excellent homme. Qu'à fêter on se préparait.

SOMMAIRE DE LA NOTICE BIOGRAPHIQUE SUR E. CHASTEL

Dédicace de Madame C. Chastel ix

Introduction xi

I. L'étudiant. Sa famille. Genève sous la Restau- ration. Le Réveil. L'Auditoire de théologie xv

IL Le ministre. Voyages. L'abbé Lambruschini ; Adolplie Monod; M*-'"" Grégoire; J.-J. ïaylor, etc. Mémoire inédit xxxiv

III. Lepasteuivet le citoyen. La paroisse de Sain/ '^/^ ^ "-^-y ~ Gervais. La Bibliothèque publique. Évangéliques ;

Libéraux ; Unitaires., f t^f'.-.^fj. lix

IV. Le professeur. ï]n face de l'Église ; en face de

/ ) ^'^f ^S ^ l l'État. La Faculté do théologie: collègues; élèves. xciii

V. L'historien et le théologien. Jugements sur ses œuvres diverses; Sa conception de l'histoire ; Ses doctrines. I*lan idéal d'une histoire de l'Eglise. Evolution de la théologie genevoise cxxiv

VI. L'homme et le chrétien. Caractère. Amis. Famille.

Derniers jours ccxlii

APPENDICE

I. Correspondance de M. Frédéric Passy avec E. Chastel. cclxix II. La fête du 7 mai 1879 cclxxvi

ERRATA

Piges. Ligoes.

XX, 1.5. 16, au lieu de l'humeur remuante et voyageuse, lisez le naturel remuant

ot voyageur. Lxvni, 2i», au lieu de espérances, lisez expériences. t.xxiii, 21, au lieu de 1819, lisez 1820. xci, 15, au lieu de Isidore, lisez Isidor. Cl, 18, au lieu delà., lisez la.

cxL,iii, dernière, avant page 238, lisez Conf. sur l'Hist. du Christ., t. II. CL,, 23, au lieu de rétracterons, lisez retracerons.

CLiii, 29, au lieu de nous soulage ot nous soulage, lisez se soulage et nous etc. eux, 16, au lieu de Résumé et CoiiclusioDS, lisez Résumé et Conclusion. CLx, 23, au lieu de le, lisez la. ciiXxvi, dernière, au lieu de 26, lisez 27.

LES

INQUIÉTUDES TERRESTRES

SERMON PRÊCHÉ A GENÈVE EN 1833

LES INQUIÉTUDES TERRESTRES

Ne soyez point en souci pour le lendemain. (Matth. VI, 34.)

C'est chez rhoinme une belle et précieuse faculté que celle de la prévoyance. C'est pour lui un beau pri- vilège de n'être point, comme la brute, borné à l'étroit horizon du présent, mais de pouvoir, comme Dieu même, étendre son regard sur l'avenir, vivre dans des temps qui ne sont point encore, embrasser d'un coup d'oeil l'ensemble de son existence.

dràce à cette faculté l'homme dispose en quelque manière de sa destinée. Il force les événements à le servir, il voit les maux avant qu'ils arrivent, et tantôt parvient à les éviter, tantôt s'apprête à les recevoir, et prend des mesures pour n'en être point trop accablé. De même lorsqu'il a pourvu aux besoins du jour, au lieu de se livrer à l'indolence, il songe à ceux du lendemain, aux jours, aux années qui suivent; il pense à ses enfants, aux enfants de ses enfants; de

4 LES INQUIÉTUDES TERRESTRES.

ces efforts soutenus, cette activité non interrompue, ces progrés sans limites qui distinguent notre espèce. C'est en un mot à la prévoyance que l'humanité doit en par- tie sa force et ses plus glorieux développements.

Mais quel est le privilège dont l'homme n'abuse? Quel est le bienfait de Dieu qu'il ne fasse tourner à son préjudice ? Quel est l'aliment salutaire qu'il ne trouve moyen de convertir en poison ? Ce don de la pré- voyance, si précieux pour qui en use avec sagesse, il est des caractères malheureux, des esprits malades, qui s'en font une source intarissable de tourments. Ce regard qu'il leur est donné de jeter sur l'avenir, au lieu de le porter calme, confiant, résigné, comme dans le do- maine d'un maître bienfaisant, ils le portent soucieux, plein d'inquiétude et de défiance; ils ne l'envisagent, cet avenir, qu'à travers un voile sombre ; ils n'y voient pour leur partage que malheurs, que privations, que bouleversements ; au moindre signe de danger ils s'alar- ment sans motif et sans mesure ; il semble qu'à chaque instant la terre soit prête à manquer sous leurs pas.

Cette maladie si commune dans notre siècle, parti- culièrement dans notre pays, et dont nous portons jus- que sur nos traits la mélancolique empreinte, cette ma- ladie a des racines profondes dans notre cœur : elle tient à un criminel oubli de Dieu, et à un attachement excessif aux choses de ce monde. On ne peut donc es- pérer de la voir entièrement disparaître, que lorsque l'homme aura brisé ses idoles et placé ses affections

LES INQUIÉTUDES TERRESTRES. 5

est son véritable trésor. Nous ne sommes point en- core à la veille d'une si heureuse conversion.

Essayons toutefois par quelques sérieuses réflexions, sinon de nous guérir de tontes nos inquiétudes, au moins de nous prémunir et de nous fortifier contre elles. Voyons si quelques paroles de raison et de piété ne pourront nous engager à modérer nos craintes, à nous confier en Dieu et à lui remettre les soucis du lendemain.

I

Peu de travers de l'âme se présentent sous un aspect plus bizarre que celui que je me propose de combattre aujourd'hui.

J'entends parler d'un homme qui rassemble autour de lui tous les éléments de bonheur que l'on peut sou- haiter ici-bas : ses entreprises ont réussi, sa famille prospère, ses enfants promettent d'être un jour sa cou- ronne ; il a de la santé, de l'aisance, des amis, de la réputation, des succès. Je m'attends à le trouver rayon- nant de joie, occupé sans cesse à bénir la Providence ; je m'apprête à me réjouir avec lui de son bonheur.

Quel n'est pas mon étonnement en le voyant rongé de craintes et de soucis, flétrissant chacun des avanta- ges qu'il possède par la crainte d'en être privé ! Sa

6 LES INQUIÉTUDES TERRESTRES.

santé ! Tout jeune qu'il est, ne découvre-t-il pas qu'il a déjà perdu de sa vigueur, qu'il ne peut espérer long- temps encore échapper aux infirmités? Ses enfants ! Comment faire fonds sur la durée d'une vie à peine commencée, et en supposant que la mort les épargne, que de dangers, que d'écueils leur bonheur et leur vertu peuvent échouer ! Ses biens I Dans ce siècle de convulsions politiques, ne sufTit-il pas d'un seul jour pour renverser les fortunes les mieux établies? Ses succès ! L'envie n'est-elle pas toujours prête à les lui ravir ? Ainsi tout revêt à ses yeux une teinte de tris- tesse. Je n'envisageais que les biens dont il jouit ; pour lui, il n'est occupé que des maux qui peuvent l'atteindre ; je ne voyais autour de lui que sujets de joie ; lui-même n'y voit que sujets d'inquiétude et de tourment.

Inconcevable disposition d'esprit I

Mais quand votre avenir serait aussi sombre que vous vous le figurez, pourquoi vous en inquiéter au point de troubler, d'empoisonner votre bonheur pré- sent?

Dieu vous a préparé une coupe dont le fond peut- être recèle un peu de lie : pourquoi remuer cette lie et corrompre par son mélange un breuvage délicieux ? Il vous a accordé un jour serein qui sera peut-être suivi d'un peu d'orage : pourquoi en obscurcir le ma- tin par la perspective du soir? Pourquoi vous enve- lopper d'avance de crêpes lugubres? Pourquoi jeûner et vous affliger pendant que l'époux est encore avec

LES INQUIÉTUDES TEURESTRES. 7

VOUS ? N'est-ce pas de la folie ? N'est-ce pas pis encore ? N'est-ce pas de l'impiété ? N'est-ce pas flétrir à dessein les dons de Dieu, comme pour vous décharger du far- deau de la reconnaissance ? N'est-ce pas le défier de ja- mais réussir à faire votre bonheur? N'est-ce pas res- sembler à ces ingrats qui n'acceptent un bienfait que de mauvaise grâce, en songeant au moment il leur sera redemandé ?

Ahl jouissez avec plus de sagesse et plus de piété, tout à la fois, des biens dont la bonté de Dieu vous comble. Jouissez-en pendant qu'ils sont encore à votre portée. Le moment ne viendra que trop tôt d'en regretter la perte. Combien vous vous reprocherez alors de ne pas leur avoir souri pendant qu'ils vous souriaient I Combien vous regretterez tant de doux moments qu'il vous était permis de savourer, et que vous aurez trou- blés par vos inquiétudes !

Je dois en convenir cependant. Quelque funeste que soit cette disposition d'esprit, quelque atteinte qu'elle porte à votre bonheur actuel, si elle servait ou à détourner, ou seulement à affaiblir les maux dont vous êtes menacés, loin de la blâmer, je l'approuverais. J'approuve un homme qui, ne se laissant point éblouir par la prospérité, tourne de temps en temps ses yeux sur l'avenir, pense aux changements de fortune qui peuvent survenir, se familiarise d'avance avec l'idée du malheur, se demande il trouvera des armes pour le repousser ou de la constance pour le souffrir.

8 LES INQUIÉTUDES TERRESTRES.

Mais qu'y a-t-il de commun entre cette prévoyance ferme et calme qui pense aux maux pour se préparer à leur faire face, et cette autre prévoyance inquiète, ma- ladive, qui n'y songe que pour se les exagérer? A quoi servent ces tourments? De quels maux peuvent- ils vous préserver ? Quelles pertes peuvent-ils adoucir ? Combien de coudées peuvent-ils ajouter à votre taille? Autant une sage prévoyance inspire à l'homme de lumières et d'énergie pour résister au malheur, autant ces prévisions soucieuses lui ôtent à la fois toute force et toute présence d'esprit, troublent son juge- ment et énervent son courage . Celui-ci toujours trem- blant à l'idée de quelque revers n'ose rien tenter, rien entreprendre, et languit toute sa vie dans une dé- plorable oisiveté. Celui-là, pour éviter un malheur éloigné qu'il croit déjà sur ses pas, se jette dans des mesures désespérées qui ne font que précipiter sa ruine. Un troisième détruit sa santé par les soins exagérés qu'il ne cesse de prendre pour la conserver. Le monde enfin n'est plein que de malheureux qui se perdent par leurs inquiétudes; l'histoire, dont chaque page nous re- trace les succès de l'homme courageux, nous montre aussi constamment les revers de l'homme pusillanime, et nous voyons dès ce monde même s'accomplir la me- nace du Sauveur : Celui qui voudra conserver sa vie la perdra.

Loin de nous donc, chrétiens, ces inquiétudes que notre Maître a si justement condamnées. Si le malheur

LES INQUIÉTUDES TERRESTRES. 9

doit fondre sur nous, attendons-le de pied ferme. Gardons notre âme dans sa sérénité, afin de la trouver saine et forte au jour de l'épreuve. Armons-nous d'une sage prudence ; mais chassons des craintes excessives qui ne sont bonnes qu'à ternir notre présent et à com- promettre notre avenir.

II

Jusqu'ici je me suis placé dans votre point de vue: j'ai supposé que les maux que vous redoutez devaient vous atteindre en effet ; je les ai supposés aussi terribles que votre esprit se les figure ; et j'ai cherché à vous montrer que, dans ce cas même, votre devoir serait de modérer des inquiétudes plus propres à aggraver votre sort qu'à l'adoucir.

Mais ce point de vue, je me suis placé avec vous, est-il le véritable? Et d'abord, vous demanderai-je, ces épreuves que vous redoutez vous menacent-elles en effet ? >''est-ce point un de ces vains rêves qui troublent si souvent votre imagination ? N'est-ce point une de ces fausses alarmes qu'elle vous a si souvent données ?

Que sont en réalité la plupart de ces maux qui sont l'objet de vos craintes ? Quel degré de terreur doivent- ils légitimement vous inspirer ?

10 LES INQUIÉTUDES TERRESTRES.

Envisagés dans le lointain, ils vous paraissent insup- portables. Après avoir vécu dans l'aisance et le bien- être, il vous semble que vous ne pourriez jamais vous accoutumer aux soucis de la pauvreté. Du poste hono- rable que vous occupez et vous êtes entouré de con- sidération et d'hommages, il vous semble que vous ne pourriez, sans être profondément blessé dans votre amour-propre, tomber dans l'abandon et le délaisse- ment. Vous frémissez à l'idée d'une longue maladie l'ennui, le dégoût, la souffrance se partageraient vos jours.

Cependant regardez ceux de vos semblables qui ont été exposés avant vous à ces diverses épreuves. La plu- part, non seulement s'y soumettent, mais encore les supportent sans en paraître accablés, ils ne repoussent pas toute distraction, le sourire n'est point entièrement exilé de leurs lèvres. Vous-même, repassez celles que vous avez endurées dans le cours de votre vie. Combien n'en est-il pas qui, de loin, vous inspiraient un mortel effroi, et pour lesquelles vous avez trouvé néan- moins des forces, une patience inattendues.

C'est que Dieu y a pourvu dans sa bonté.

En exposant l'homme à des maux inévitables, il lui a donné en même temps la faculté de les souffrir. Il l'a doué d'une souplesse merveilleuse qui lui permet de se plier à tous les changements de condition, et, comme il l'a rendu propre à vivre sous tous les cUmats, il l'a rendu propre aussi à supporter toutes les situations.

LES INQUIÉTUDES TERRESTRES. II

Ce front, qui dans la prospérité s'élève et semble voii- loir toucher au ciel, est capable aussi, quand il le faut, de se courber sous le joug du malheur. Ce cœur, qui s'enfle comme une voile au vent propice du bonheur, et dont il semble alors que rien ne puisse combler les désirs, s'abaisse et s'humilie lorsqu'il est atteint par l'adversité. L'homme en un mot sait mettre ses besoins, son ambition au niveau de sa nouvelle fortune et finit par regarder comme un état naturel la vie de privations qu'il redoutait le plus.

Puis, non content de le rendre capable de sup- porter les maux, Dieu allège ces maux eux-mêmes pour les accommoder à la faiblesse humaine, il les en- toure pour lui de toutes sortes d'adoucissements et de compensations. Lui cache-t-il le soleil de la prospérité, bientôt il fait luire à ses yeux l'étoile de l'espérance. Le livre-t-il aux soucis du présent, il écarte au moins de lui ceux de l'avenir ; et tandis qu'au milieu de ses greniers remplis, plus d'un riche rêve la disette, il fait souvent rêver au pauvre l'abondance et la joie. Que ne fait-il pas encore ? Il appelle à son aide les mortels et met sa pitié dans leurs cœurs, il les force en quelque sorte à servir auprès de leurs frères ses vues bienfai- santes. 11 ménage à l'infortuné des appuis, à l'affligé des consolateurs. Il a préparé enfin un baume pour toutes les souffrances : il a mis partout le soulagement à côté du mal, afin, comme dit l'Ecclésiaste, que l'homme n'eût pas à se plaindre de lui. Hélas !

12 LES INQUIÉTUDES TERRESTRES.

dans ses aveugles inquiétudes, l'homme perd de vue trop souvent de si tendres soins ; il pense avec effroi aux maux qui le menacent, et il oublie les soulagements dont ces maux seront accompagnés ; il se demande avec anxiété : de quoi me nourrirai-je ? de quoi me vêti- rai-je ? Comme si celui qui revêt l'herbe des champs, et sans la permission duquel il ne tombe pas un passe- reau à terre, pouvait abandonner le chef-d'œuvre de ses mains ; comme si celui qui a fait le corps n'avait pas le pouvoir de le vêtir ; comme si celui qui a donné la vie était en peine pour la conserver.

Mais que dis-je ? N'y a-t-il donc que des consola- lions, des adoucissements à faire espérer à l'homme qu'effraie la perspective du malheur ? N'est-il aucun bien sur lequel il puisse compter au milieu du naufrage qui menace toutes choses ? N'est-il point de rivage il puisse fixer son ancre avec assurance, point de val- lée où il puisse planter sa tente sans risquer de la voir emportée par les vents?

Ces biens impérissables, ces biens qu'aucun orage ne peut enlever, qu'aucun naufrage ne peut engloutir, c'est à toi, chrétien, qu'il est donné de les connaître. Un grand apôtre l'a dit : Les choses visibles ne sont que pour un temps; les invisibles sont éternelles. Transporte-toi dans ce monde nouveau que saint Paul ouvre à tes regards. Perds de vue ce corps fragile et ces plaisirs d'un jour ; descends dans ton âme immor- telle : affections épurées, nobles et pieuses méditations.

LES INQUIÉTUDES TERRESTRES. 13

enthousiasme religieux, douce paix de la conscience, plaisirs inépuisables du perfectionnement, voilà les biens que peut renfermer cette âme, ils sont à toi, ils t'appartiennent en propre, et rien ne peut te les ravir. Prends maintenant ton vol, quitte cette terre, séjour de vanité et de mort, visite ces régions éternelles une place t'est préparée ; contemple cet héritage incor- ruptible qui t'attend, ces trésors que les vers et la rouille ne rongent point, que les voleurs ne percent ni ne déro- bent, cette gloire future sans proportion avec tes souf- frances du temps présent. Éléve-toi enfin au-dessus des mondes passagers, pénétre dans le sein de ton Dieu ; contemple sa beauté, sa bonté infinies, son amour im- mense, qui, pour se manifester, n'a pas besoin des biens imparfaits qu'il t'offre sur la terre, mais se fait sentir directement à l'âme fidèle, se communique à elle sans intermédiaire, et qui, au sein même du malheur, l'inonde d'une ineffable joie.

0 chrétien I que sont maintenant pour toi tous les accidents, toutes les vicissitudes de ce monde visible? Que sont tous ces maux dont la perspective t'efîrayait ici-bas ? Ce qu'est pour l'habitant des montagnes la vaine fumée qu'il voit s'élever de nos demeures. Que le mondain s'inquiète de son avenir, je le com- prends ; les biens qu'il connaît sont en si petit nombre et de si courte durée ! Quand il a nommé santé, riches- ses, honneurs, plaisirs, il a tout énuméré, et tout cela, un souffle peut le faire disparaître. Mais toi, que peux-

14 liES INQUIÉTUDES TERRESTRES.

tu craindre du temps ? Ne puises-tu pas ta force en Dieu et n'as-tu point pour toi l'éternité?

Oui, tu peux jeter un coup d'œil assuré sur les misè- res de ce monde; tu peux fouiller sans crainte dans les entrailles de l'avenir, et défier d'avance tous les maux qu'il te réserve. Que la maladie vienne à fondre sur toi, qu'elle enlève à ton palais ses jouissances, à tes mem- bres leur vigueur, à tes yeux le glorieux spectacle de cet univers ; elle ne t'ôtera pas le spectacle plus glo- rieux encore du monde invisible ; l'homme intérieur prendra en toi une santé et une force nouvelles à me- sure que l'homme extérieur se détruira. Que la for- tune capricieuse t'enlève tes trésors, elle ne pourra te ravir le fonds de vertus que tu auras placé sur l'autre vie. Qu'elle te frappe d'un coup plus cruel ; que tes plus doux liens soient brisés par la mort; ta vie, je l'avoue, sera décolorée, ce monde ne t'offrira plus qu'un désert ; mais aussi ne sera-ce plus dans ce monde que tu vivras, ton âme prendra son vol vers le séjour qu'habitent ceux que tu aimes, et s'y unira avec eux par des liens toujours plus intimes. Enfin que tout te manque à la fois ; que l'édifice de ton bonheur terres- tre s'écroule de toutes parts ; tu as de quoi braver en- core l'ange de la destruction. Dieu te reste, ce Dieu qu'on ne perd jamais que lorsqu'on l'abandonne. Dieu te reste avec son amour, et cet amour, qu'est-ce qui pourra t'en séparer ? Sera-ce l'affliction ? Sera-ce l'an- goisse? Sera-ce la persécution, le péril ou l'épée? Non :

LES INQUIÉTUDES TERRESTRES. 15

rien au monde, ni la mort, ni la vie, ni le présent, ni l'avenir, ni aucune créature ne peut te séparer de l'amour de ton Dieu.

Voilà sur quoi repose la tranquillité du chrétien fidèle. Voilà les biens dont la possession doit le rassurer contre toutes les menaces de l'avenir.

Pour nous, chrétiens encore chancelants, si nous ne les goûtons que faiblement, nous serons sans doute longtemps encore la proie des inquiétudes terres- tres. Mais puisque nous en connaissons le remède, travaillons du moins sans relâche à nous en guérir. Développons en nous, suivant le conseil de saint Paul, une pleine démonstration, une vive représentation des choses invisibles ; vivons dans l'attente des biens que nous a révélés l'Évangile, et puissions-nous ainsi, por- tés et soutenus sur les ailes de la foi, nous élever de plus en plus vers cette atmosphère, paisible et sereine, les soucis de la terre ne pénétrent jamais !

EXCELLENCE DE LA DOCTRINE DE JÉSIS

SERMON PRÊCHÉ EX 1833

EXCELLENCE DE LA DOCTRINE DE JÉSUS

Tandis qu'il parlait ainsi, une femme de la foule, élevant la voix, lui dit : Heureux le sein qui t'a porté, heureuses les mamelles qui t'ont allaité ! Mais plutôt, reprit Jésus, heu- reux ceux qui écoutent la parole de Dieu et qui la mettent en pratique !

(Luc XI, 27-28.)

Les Évangiles sont pleins des témoignages d'admira- tion que la doctrine et les discours de Jésus arrachaient à ses compatriotes. Dès l'âge de douze ans, nous le voyons, dans le temple de Jérusalem, charmer les doc- teurs par la profondeur de ses questions, par la justesse et la vivacité de ses réponses. Dix-huit ans plus tard, lorsqu'il reparaît pour commencer son ministère et se met à enseigner dans les synagogues, un murmure d'étonnement s'élève parmi ses auditeurs ; ils se deman- dent d'où lui vient tant de sagesse : N'est-ce pas là, disent-ils, le fils du charpentier, celui dont les frères et les sœurs habitent au milieu de nous ? Tout en s'éton-

20 EXCELLENCE DE I^ DOCTRINE DE JÉSUS.

nant, ils ne peuvent s'empêcher de lui rendre témoi- gnage et d'écouter avec ravissement les paroles pleines de grâce qui sortent de sa bouche. Il était, nous dit l'un des évangélistes, honoré dans toute la Judée, et sa renommée se répandait rapidement dans les pays voisins. Paraissait-il aux portes d'une cité, le peuple sortait enfouie pour l'entendre, le suivait pendant de longues marches, et célébrait au retour celui qui venait de parler si excellemment. Les agents du Sanhédrin eux-mêmes, ces hommes serviles que les sacrificateurs apostaient pour le saisir, oubliaient en l'écoutant leur funeste message, et, interrogés sur ce qu'ils n'ame- naient point Jésus, répondaient pour se justifier : Jamais homme n'a parlé comme cet homme.

Mais parmi ces témoignages rendus à notre Maître, l'un des plus touchants peut-être, sinon le plus éclatant, c'est celui qui nous est rapporté dans notre texte, c'est ce cri d'enthousiasme qu'une femme juive laissa un jour échapper de ses lèvres au moment Jésus ache- vait un de ses discours : « Heureux le sein qui t'a porté ! Heureuses les mamelles qui t'ont allaité ! » Que cette exclamation est vive ! Qu'elle est naturelle dans la bouche d'une femme ! Qu'elle rend bien le sentiment que les contemporaines de Jésus devaient éprouver en l'écoutant ! C'est pour lui-même qu'un homme ambi- tionne la renommée et les succès ; plus modeste et plus^ dévouée, une femme les ambitionne pour ceux qui lui appartiennent. Est-elle épouse, elle cherche sa gloire

EXCELLENCE DE LA DOCTRINE DE JÉSUS. 21

dans le mérite de son époux ; est-elle mère, elle la cherche dans celui de ses enfants. C'est sur eux qu'elle concentre tout son amour-propre. Qu'elle est heureuse et fiére, à la vue de leurs talents et de leurs vertus, de penser que c'est elle qui les a portés dans son sein, qui les a nourris de son lait ! Quelle joie rayonne dans ses yeux, lorsqu'elle entend prononcer leurs louanges ! Voyez le bonheur de Marie, quand Siméon lui prédit les glorieuses destinées de son fils ! Écoutez le cantique d'action de grâces que l'amour maternel lui inspire. El plus tard, lorsque ces destinées commencent à se réa- liser, voyez avec quel orgueil elle paraît en jouir ! Oui, si les fils d'Israël durent ambitionner alors la gloire de Jésus, toutes les femmes de Jérusalem durent envier le bonheur de Marie.

Hélas! savaient-elles bien ce qu'elles enviaient? En effet, plus les dons que Dieu accorde à ses enfants sont relevés, plus lourde aussi est la tâche qu'il leur impose, plus terribles sont les obstacles qu'il place sur leuj- chemin, plus amer est le calice qu'il leur donne à boire. Ceux qu'il charge ici-bas de l'accomplissement de ses plus beaux desseins, il les expose aux plus rudes atteintes de la haine et de l'envie ; il n'y a point de grandes œuvres sans de grands dévouements ; et de même que Samson n'avait pu détruire les Philistins qu'en succombant avec eux sous les débris de leur temple, c'était de son sang que Jésus devait sceller la délivrance ^tle salut du genre humain. Bientôt s'accomplira pour

22 EXCELLENCE DE LA DOCTRINE DE JÉSUS.

Marie la seconde prédiction de Siméon. Bientôt une épée lui transpercera l'âme. Bientôt, ce fils qui faisait sa joie et son orgueil, sera condamné, maudit, traîné sur le Calvaire. Femme juive ! porteras-tu encore envie à la mère de Jésus ? Quand tu la verras, au pied de la croix, attendre son dernier soupir et compter toutes les. minutes de son agonie, t'écrieras-tu encore : heureux le sein qui t'a porté ? Ne t'écrieras-tu pas plutôt : heu- reuses les stériles !... A moins que, par une force d'âme dont Marie fut peut-être incapable, t'élevant au-dessus des angoisses maternelles et l'associant à la pensée qui dictera le sublime sacrifice de Jésus, tu n'envies, même à ce prix, la gloire d'avoir enfanté le Sauveur des hom- mes.

Mais n'anticipons point sur ces scènes qui vous seront retracées dans la suite'. C'est lorsqu'aprés vous avoir raconté toutes les circonstances du supplice de Jésus on vous annoncera son exaltation glorieuse, que, pesant ensemble cette gloire et ces humiliations, ce mar- tyre et cette récompense, vous jugerez si le sort de Marie était ou non à envier. Pour aujourd'hui, ne considérons dans l'exclamation de la Juive que le senti- ment d'admiration qui l'animait au moment elle lui échappa.

' Le discours de M. Chastel faisait partie d'une suite de médi- tations bibliques (dite sermons de Congrégations) que les pasteurs de l'Église de Genève prononçaient, chacun à son tour, le jeudi matin dans la chapelle de l'Auditoire.

EXCELLENCE DE LA DOCTRINE DE JESUS. 23

Ce sentiment, qui de vous à sa place ne l'eût éprouvé? Supposez-vous pour quelques instants au nombre des contemporains et des auditeurs de Jésus. Transportez- vous à l'époque il parut, au milieu des circonstances dans lesquelles il enseigna. Qu'était alors, je ne dis pas les honteuses superstitions des païens, mais la religion juive elle-même, qu'était-elle devenue entre les mains des sacrificateurs et des scribes '?

Une doctrine desséchante, d'où toute vie spirituelle et morale était bannie, l'esprit de la Loi était étouffé sous la lettre, les plus saints commandements étaient dénaturés par les interprétations des docteurs ; la piété réduite à quelques actes extérieurs, à quelques prières machinales, la charité restreinte dans les bornes les plus étroites, ces deux vertus mises sans cesse en oppo- sition ; les devoirs de l'amour filial lui-même subordon- nés aux intérêts sacerdotaux ; les encouragements ter- restres les plus grossiers donnés à la vertu ; le pécheur, tantôt terrifié par la crainte d'un juge impitoyable, tan- tôt égaré par l'espoir sacrilège d'un pardon sans amen- dement ; l'homme enfin, laissé dans l'incertitude sur son avenir, instruit à désirer pour tout bien quelques prospérités temporelles, et ainsi le malheur sans conso- lation, la vertu sans ressort, le juste sans espérance.

C'est au milieu de ces ténèbres que Jésus apporte le flambeau de sa doctrine. La religion, jusques alors morte et comme pétrifiée, reprend vie entre ses mains. A ce tissu de rites froids et formels, il substitue le

24 EXCELLENCE DE LA DOCTRINE DE JÉSUS.

culte libre et pur de l'amour, celui qui ne se rend ni à Garizim ni à Jérusalem, mais dans le sanctuaire de l'âme. A ce vain balbutiement et à ces longues redites que les Juifs prenaient pour des prières, il substitue la prière du cœur, cette prière courte mais complète, qui s'élève au Père commun des hommes pour lui deman- der avant toutes choses l'avancement de son règne et l'accomplissement de sa volonté. Chez lui la piété n'est plus séparée de la charité, il les unit, il les fait découler d'une source commune, il veut que l'amour de Dieu se montre par l'amour des hommes, il veut que l'amour des hommes procède de l'amour de Dieu. Il agrandit même la charité, il la fait sortir des limites la resserraient l'égoïsme et les préjugés du peuple juif. Ton prochain, dit-il à l'homme, c'est le Samaritain aussi bien que le Juif; c'est celui qui ne t'a jamais fait de bien et de qui tu n'as rien à attendre, c'est celui- même qui t'a voulu nuire, c'est ton ennemi aussi bien que ton ami.

Non content d'élever si haut l'idéal de la vertu, Jésus en purifie les motifs ; ce n'est plus l'espoir de quelque récompense mondaine qu'il propose à ses dis- ciples ; c'est la gloire de ressembler à Dieu, c'est le suprême bonheur de jouir de sa présence. S'il effraie le pécheur par la crainte des justes châtiments de ce Dieu, en même temps il l'encourage par le souvenir de sa clémence, il lui annonce le pardon gratuit promis au pécheur repentant, et en le remettant sur le droit che-

EXCELLENCE DE LA DOCTRINE DE JESUS. 25

min, il lui montre son Père céleste lai-même qui vient à sa rencontre, l'embrasse plein de joie et met en oubli le passé.

Enfin c'est Jésus qui, en dévoilant à l'homme ses immortelles destinées, l'a rendu non pas insensible, je l'avoue, mais, ce qui vaut bien mieux, supérieur à tou- tes les épreuves, à toutes les tribulations de cette vie ; c'est lui qui a osé débuter par ces paradoxes sublimes : Heureux les affligés ! Heureux les pauvres I Heureux ceux qui pleurent ! Heureux ceux qui, pour la cause de la justice, sont maudits et persécutés !

Que d'élévation, et en même temps que de profon- deur, que de sagesse ! Quelle majesté, quelle harmonie dans l'ensemble de cette doctrine, quelle beauté, quelle perfection dans ses détails !

En admirant ce diamant de haut prix, ne semblera- t-il point puéril d'en examiner la monture ? Et toutefois la forme des enseignements de Jésus lui était tellement propre ; elle portait une empreinte si vive et si carac- téristique, et en même temps elle était si parfaitement assortie à l'intelligence et aux besoins de ceux auxquels il s'adressait, qu'elle mérite de fixer un instant notre attention.

Écoutez-le parler au peuple : quelle admirable clarté dans ses enseignements ! Quel art inouï de captiver l'esprit de ses auditeurs, de les faire rentrer en eux- mêmes, de faire servir à leur instruction les moindres événements, les moindres circonstances. Quelle variété

2 G EXCELLENCE DE LA DOCTRINE DE JESUS.

inépuisable d'images et d'emblèmes, tantôt familiers, tantôt poétiques et gracieux, mais toujours d'une jus- tesse merveilleuse !

Au milieu de cette foule attentive, on remarque des hommes qui semblent ne point partager l'enthou- siasme général. A peine Jésus a-t-il achevé de parler que des pharisiens s'approchent de lui, et, sous prétexte de s'éclairer, lui adressent des questions captieuses et recourent à mille artifices pour le mettre en défaut. Avec quelle présence d'esprit alors, et avec quelle adresse il leur propose à son tour des questions aux- quelles ils ne savent que répondre, retourne contre eux cette loi qu'ils lui opposent, les place constamment dans l'alternative de blasphémer ou de se contredire eux- mêmes ; puis, lorsqu'il les a réduits au silence, avec quelle hardiesse, quelle force nouvelle, il presse la vérité qui était l'objet de leurs attaques, et tombe à coups redoublés sur leur hypocrisie et leur corruption ! Mal- heur à vous, scribes ! Malheur à vous, pharisiens !

Mais ce Jésus, si véhément contre les ennemis de la vérité, voyez-le avec le pécheur humilié qu'il espère convertir. Quelle onction, quelle douceur, quelles tou- chantes avances : Zachée ! hâte-toi de descendre, car il faut que je loge aujourd'hui dans ta maison. Voyez-le encore avec ses apôtres, avec ces hommes simples qui s'étaient donnés à lui : quelle patience à les instruire, et sur le point de les quitter, quelle effusion àans ses recommandations et dans ses adieux ! Je ne

EXCELLENCE DE LA DOCTRINE DE JESUS. 27

cite point, car il faudrait tout citer. Supposez- vous donc, je le répète, au nombre des contemporains et des auditeurs de Jésus ; n'eussiez-vous pas été ravis comme eux à l'ouïe d'une doctrine tellement supérieure à leur siècle et néanmoins si parfaitement mise à leur portée ? N'eussiez-vous pas été comme la femme juive pénétrés d'attendrissement et d'admiration en l'écou- tant?

Dix-huit siècles sont écoulés. Ce n'est plus de la bou- che même de Jésus que nous recueillons ces enseigne- ments ; le prestige que leur prêtaient sa physionomie et sa voix ne les entoure plus ; la langue qu'il parlait n'est plus la nôtre, les emblèmes dont il se servait ne sont plus en rapport av.ec nos mœurs et nos usages. Son langage toutefois est encore pour nous plein de grâce, d'énergie et de fraîcheur, si bien que nous souffrons à peine de voir ses pensées revêtues d'au- tres expressions que de celles dont il se servit lui- même.

Dix-huit siècles sont écoulés ; le plus ignorant des hommes de notre temps en sait plus peut-être que n'en savait alors le plus éclairé des scribes ; toutes les scien- ces ont marché à pas de géant : leur reine, la philosophie, a profité de leurs découvertes. Et cependant la philoso- phie, quels qu'en soient le prix et les incontestables pro- grés, n'a rien produit, jusques à présent, qu'on puisse mettre à côté de l'Évangile, rien qui soit, tant s'en faut, la hauteur de la doctrine de Jésus. Jésus-Christ est

28 excellencf: de la doctrine de jésus.

toujours à la tête de la civilisation. Son Évangile est demeuré le code à la fois le plus parfait et le plus popu- laire, le plus clair et le plus profond de la morale reli- gieuse, le livre chéri de tout homme qui se connaît en vraie beauté, le livre qu'on admire toujours davantage à mesure qu'on s'éclaire, le livre dont on ne se lasse jamais, le livre qui enchante les philosophes et qui édifie les simples, le livre qui a le plus avancé, et qui avance le plus encore le développement du genre humain. Quelle n'est donc pas sa valeur pour qu'il ait pu soutenir ainsi l'épreuve des siècles ! Quels trésors de sagesse son auteur n'a-t-il pas recevoir, pour enrichir de sa plé- nitude tant d'apôtres, tant de docteurs, tant de grands esprits qui confessent lui devoir la meilleure partie de leur gloire ! Dans quelles profondeurs n'a-t-il pas puiser, pour se trouver ainsi en avant des âges les plus éclairés !

Que dans ses enseignements tout ne soit pas égale- ment à notre usage ni à notre portée, qu'il s'y rencon- tre plus d'une grave difficulté, le nier, ce serait nier l'évidence, et faire reposer notre foi à l'Évangile sur un fondement qui lui manquerait tôt ou tard. Mais ces dif- ficultés fussent-elles beaucoup plus nombreuses, et n'y eût-il, pour les racheter, que trois ou quatre de ces traits que tant de pages de l'Évangile nous présentent, n'y eût-il que le sommaire de la Loi, la parabole de l'en- fant prodigue, celle du Samaritain, je me proclame- rais avec orgueil l'admirateur et le disciple de Jésus;

EXCELLENCE DE LA DOCTRINE DE JESUS. 29

n'y eût-il que l'Oraison dominicale et la prière de Geth- sémané, l'Évangile serait encore à mes yeux le premier de tous les livres.

Nous nous sommes laissé entraîner trop longtemps peut-être à partager l'enthousiasme de la femme juive. Prêtons maintenant l'oreille à la réponse du Sauveur.

Si .Jésus, en donnant son Évangile au monde, n'avait voulu qu'attirer sur lui les hommages de ses contempo- rains, il y aurait eu dans ce concours de peuple qui se pressait pour l'entendre, dans ce concert d'admiration dont il était l'objet, et jusque dans ce cri involontaire, sorti d'une bouche naïve, de quoi satisfaire l'ambition d'un chef de parti.

Mais vous savez si Jésus rechercha jamais la gloire qui vient des hommes ; si ce vain bruit de popularité, si flatteur pour un amour-propre vulgaire, le trouva jamais sensible un seul instant. Souvent au milieu de ses plus grands succès, et lorsque le peuple ravi vou- lait le couronner roi, au milieu de cette foule en extase, il faisait tout à coup tomber comme la foudre une parole dure et choquante qui révoltait ses préjugés, et tandis qu'enflammée de courroux elle se dispersait, lui, tou- jours calme, demandait aux disciples demeurés fidèles : Et vous, ne voulez-vous pas aussi vous en aller ? Est-ce ainsi que parle un homme qui recherche les hommages de ses semblables?

.Jésus n'était point non plus un philosophe, un mora-

30 EXCELLENCE DE LA UOCTKIN'K DE JESUS.

liste qui se proposât seulement d'instruire les hommes, ou d'approfondir avec eux les grandes questions qui intéressent la religion et l'humanité. Ce n'était ni un Platon enseignant paisiblement sur le cap Sunium, ni l'un de ces docteurs qui, dans les écoles de Jérusalem ou de Capernaum, dissertaient savamment sur quelque point de la Loi. Sa mission était plus relevée. Il venait instruire, sans contredit ; c'était même là, comme il le dit lui-même à Pilate, l'essence de son ministère ; mais il venait instruire afin de régénérer. Il était la lumière et la vérité, mais il était aussi la vie ou plutôt il appor- tait la vie par la lumière ; il venait éclairer les esprits afin de sauver les âmes, il venait dissiper l'erreur pour terrasser plus sûrement le péché. « Convertissez-vous, » voilà l'exhortation qu'il fait entendre, voilà la mission qu'il vient remplir. Dans son enseignement, rien de spéculatif, rien pour la curiosité, rien pour une contem- plation oiseuse et stérile. Rarement l'entendrez-vous expliquer, disserter ; sans cesse au contraire il presse, il conjure ; non, ce n'est pas le titre de docteur qui lui convient, il est plutôt le bon berger qui va chercher la brebis égarée, l'ami qui donne sa vie pour ses amis, le Sauveur enfin qui vient au prix de son sang arracher les âmes à l'empire du péché ; ce sont les titres qui conviennent à Jésus.

Que lui importait donc que les hommes recueillissent et admirassent ses paroles, s'ils ne les faisaient servir à leur salut? Que lui importait qu'on glorifiât le médecin.

EXCELLENCE DE LA DOCTRINE DE JESUS. 81

si l'on repoussait le remède, qu'on l'appelât Seigneur, Seigneur, si l'on négligeait de lui obéir ? Savez-vous, disait-il, à qui est semblable celui qui écoute mes paro- les sans les mettre en pratique ? Il est semblable à un homme qui a bâti sur le sable, et dont la maison s'écroule bientôt. Celui qui a mes commandements et qui les garde, c'est celui-là qui m'aime. Ma mère et mes frères, ce sont ceux qui font la volonté de mon Père qui est au ciel.

C'est dans le même sens qu'il répond à la femme juive. Sans repousser son enthousiasme, il l'encourage à ne point s'en tenir à une admiration stérile, mais à montrer sa foi par ses sentiments et par ses œuvres. « Heureux, dis-tu, le sein qui m'a porté et les mamelles qui m'ont allaité : heureux plutôt ceux qui écoutent la Parole de Dieu et qui la mettent en pratique. »

Ne sommes-nous plus coupables aujourd'hui de l'in- conséquence que Jésus reprochait à ses contemporains? Combien en est-il parmi nous qui, non contents d'ad- mirer la doctrine du Sauveur, y conforment sérieuse- ment leur conduite? Nous admirons Jésus, lorsqu'il met en évidence la vie et l'immortalité par son Évangile : agissons -nous, pensons -nous habituellement comme des êtres immortels? L'attente des biens célestes mo- dére-t-elle, comme elle le devrait, nos chagrins, nos soucis, notre ambition pour la vie présente ? Nous l'admirons, lorsqu'il dit : « Ne craignez point ceux qui n'ôtent que la vie du corps, » et cependant, qui de

32 EXCELLENCE DE LA DOCTRINE DE JESUS.

nous ne demeure esclave des jugements des ihommes, et n'est prêt à déserter la vertu même, si la louange ne l'accompagne pas? C'est une chose pénible à dire, mais que le spectacle de l'Église ne justifie que trop, hélas I on peut aimer l'Évangile, être capable d'en discerner les beautés, on peut professer pour lui la foi la plus implicite, l'admiration la plus profonde, et cependant ne faire que peu de progrés dans les vertus qu'il recom- mande. On peut être un héros dans la connaissance de l'Évangile, et un enfant dans l'observation de ses pré- ceptes ; on peut l'avoir sans cesse entre les mains, et ne point l'avoir dans le cœur ; on peut savoir ce qu'il prescrit contre chaque passion, et n'en savoir dompter aucune. Rien en un mot de plus commun que d'enten- dre préconiser l'Évangile ; rien de plus rare que de voir des hommes qu'il ait entièrement convertis.

Quoi donc! Y aurait-il en nous de l'hypocrisie? Notre admiration pour la parole de Dieu serait-elle jouée? Non, il faut nous rendre cette justice ; l'admiration de la plu- part d'entre nous est sincère. Mais il s'y joint tant de légèreté, tant d'irréflexion, si peu de véritable concen- tration, que ce qui frappe l'esprit, ne pénétre point jus- (ju'au cœur ; et saint Jacques nous a bien dépeints, lorsqu'il nous a comparés à un « homme qui regarde- rait son visage dans un miroir, et qui, après s'être regardé, s'en irait et oublierait aussitôt quel il était.»

D'ailleurs, convenons-en, notre paresse s'accommode volontiers de ce christianisme facile, qui n'exige de nous

EXCELLENCE DE LA DOCTRINE DE JESUS. 33

aucun effort. Rien de plus aisé, que des professions de foi et des exclamations d'enthousiasme ; rien de plus aisé, que de s'extasier devant les préceptes de l'Évan- gile, d'en admirer l'élévation, la sagesse, et, à la pein- ture frappante de quelque vice qu'on a remarqué chez ses frères, de s'écrier : que cela est vrai ! que cela est profond ! Mais il est moins facile et surtout moins satis- faisant de tourner le miroir de son côté et de s'y recon- naître ; il est moins facile de vaincre ses habitudes et de réformer son propre cœur.

Ledirai-je? l'admiration même, que plusieurs pro- fessent pour l'Évangile, sert à les rassurer sur le peu d'obéissance qu'ils lui prêtent ; en se comparant à ceux qu'ils voient renier Jésus, ils se savent tant de gré de le confesser eux-mêmes, qu'ils ne vont point au delà. Ils se consolent peut-être en secret, de n'être ni parfaite- ment bienveillants, ni parfaitement loyaux, ni parfaite- ment justes, par la pensée qu'au moins ils sont chré- tiens ! Quel abus de mots, et quel étrange renversement d'idées ! Être chrétiens sans faire ce que Christ nous commande, chrétiens, quand notre justice dépasse à peine celle des pharisiens et des scribes. Ah ! Jésus ne met pas à si bas prix l'honneur d'être son disciple : ce n'est pas assez de lui dire Seigneur, Seigneur, pour entrer dans le royaume des cieux.

Une science mal dirigée dans les Écritures est aussi une des causes qui frappent de stérilité la foi de plu- sieurs d'entre nous. Quelquefois, à force d'approfondir

34 EXCELLENCE DE LA DOCTRINE DE JÉSUS.

les parties obscures de ce livre, à force de se complaire dans les études auxquelles il peut donner lieu, on perd le goût de ce qu'il renferme de clair et de prati- que ; on oublie que l'Évangile a été adressé aux sim- ples ; on semble n'y plus voir un recueil de préceptes à observer, mais bien de problèmes à résoudre, et ne plus chercher dans sa lecture une source d'édifica- tion pieuse, mais un pur exercice d'intelligence et de pénétration.

Enfin il n'est pas jusqu'au zèle des chrétiens pour la propagation de l'Évangile, qui, s'ils n'y prennent garde, ne les dispose quelquefois à une admiration plus expan- sive et plus bruyante, qu'efficace et sanctifiante pour eux-mêmes. Or, s'il est vrai (jue l'Évangile ne puisse être trop connu, si le chrétien ne peut déployer trop d'efforts pour en répandre autour de lui l'heureuse influence, c'est ici cependant qu'il est permis, ou pour mieux dire qu'il est prescrit, de songer d'abord à soi- même. En travaillant à la conversion d'autrui, nous devons avoir soin de travailler à la nôtre, et ce n'est pour aucun de nous l'affaire d'un instant. D'ailleurs pour disposer les hommes à recevoir l'Évangile, est-il une autre voie que de commencer par l'observer soi- même ? Quel accueil pensez-vous qu'il eût reçu à sa naissance, si Jésus n'eût donné lui-même l'exemple des vertus qu'il recommandait ? Quel accueil pensez-vous que le monde lui fasse aujourd'hui, si ceux qui travail- lent à le répandre ne règlent sur lui, les premiers, leurs

EXCELLENCE DE LA DOCTRINE DE JÉ8U8. 35

sentiments et leurs mœurs ? « Vous me donnez ce livre pour me convertir ; mais vous a-t-il converti vous- mêmes ? Vous dites qu'il doit servir à vaincre mes pas- sions ; mais a-t-il vaincu les vôtres ? Si ce remède n'a pas agi sur vous, de quel droit m'en vantez-vous l'excel- lence ?» Voyez à combien d'objections nous prêtons le flanc, lorsque avant de conformer notre conduite à l'Évangile, nous cherchons à le faire adopter aux autres hommes. Ah ! c'est en le traduisant chez nous en bons sentiments et en sainte vie que nous le ferons aimer et honorer par toute la terre. C'est en faisant briller devant les hommes la lumière de nos bonnes œuvres, que nous les porterons à glorifier notre Père qui est au ciel.

Voilà ce qui fit l'éloquence et le succès des premiers disciples de Jésus ; ils ne se bornaient pas à l'annon- cer ; ils le faisaient revivre en eux ; ils reproduisaient en eux sa fidèle image ; leur vie à elle seule était une prédication ; c'était à la sainteté de leurs mœurs, à leur détachement des choses de la terre, à leurs senti- ments d'amour fraternel, bien plus qu'à leurs discours, qu'on les distinguait ; et souvent, à défaut d'autres indices, c'étaient leurs vertus seules qui les dénonçaient à leurs persécuteurs.

Que ce soit à cette marque aussi qu'on nous recon- naisse, qu'on nous distingue. Le vrai chrétien, c'est celui qui revêt le mieux l'esprit de son maître ; c'est cette femme dont parle Jésus, qui écoute la Parole de Dieu et qui la met en pratique. Avec un sens exquis, elle

36 EXCELLENCE DE LA DOCTRINE DE JÉSUS.

discerne dans l'Évangile ce qui est à son usage, elle y cherche ce qui convient le mieux à sa situation ; elle y puise des leçons pour la conduite de sa vie ; elle en fait son conseiller et son appui ; jamais elle ne le quitte sans être devenue meilleure ; et son amour pour les enseignements de son maître paraît ensuite par sa sérénité, par sa douceur, par sa constance et sa fidélité dans la pratique de ses devoirs. Bénie soit cette femme qui, sans y songer, répand ainsi autour d'elle le doux parfum de l'Évangile, qui le prêche par sa conduite, et sait allier à la modestie de son sexe la franche profes- sion qu'elle doit au christianisme. C'est elle que Jésus appelle heureuse ; c'est elle qu'il accueillera un jour avec les saintes femmes de l'Écriture, et présentera à son Père en lui disant : voici ma mère, voici ma sœur» Comme elle, mes frères, choisissons la bonne part ; et que la semence de vie soigneusement recueillie en nos cœurs y produise une abondante moisson de vertus I

DE LA

PRÉDICATION EN ITALIE

DE LA PRÉDICATION EN ITALIE

I

J'ai lu dernièrement dans une revue anglaise (Foreign Quartniy Reriew) un travail fort intéressant sur la pré- dication italienne. Cet article, en me rappelant les ob- servations que j'avais faites et les détails que j'avais re- cueillis moi-même sur ce sujet pendant mon séjour en Italie en 1827, m'a donné l'idée de les mettre en or- dre, et de les offrir à vos lecteurs*, comme un supplé- ment aux remarques de l'auteur anglais.

Il est rare que les prédicateurs en Italie soient atta- chés au service d'une église particulière, pour laquelle ils aient en même temps à remplir des devoirs pasto- raux. Ce sont plus communément des membres d'or- dres religieux, dominicains, capucins ou jésuites, qui sont appelés tantôt-dans une ville, tantôt dans une au- tre pour y prêcher pendant un temps déterminé. Ils

' Lettres au rédacteur du Protestant de Genève, 15 février 1834.

40 LA PRÉDICATION EN ITALIE.

ont, par exemple, un ou deux carêmes composés d'avance, et vont, prédicateurs itinérants, les débiterune année à Milan, une autre à Rome, une autre à Flo- rence, dans telle ou telle église paroissiale qui les a loués pour cela.

On devine aisément l'influence qu'une semblable cou- tume doit avoir sur la prédication.

Ailleurs l'orateur chrétien s'adresse à des hommes qu'il connaît, au milieu desquels il vit, dont il a étudié les opinions, les penchants, le caractère, à des hom- mes auxquels il s'est affectionné par les soins pastoraux qu'il leur rend et qu'il a véritablement à cœur d'amé- liorer et d'instruire ; sa prédication doit donc avoir cet à propos, cette spécialité, qui fait la vie de l'éloquence ; elle doit se dépouiller de tous les lieux communs, de tous les faux brillants oratoires, et gagner de jour en jour en onction et en solidité. Les prédicateurs italiens au contraire ne composant point en vue d'un auditoire déterminé, doivent nécessairement parler d'une manière vague et sans intimité ; ils doivent régler leur composi- tion bien plus sur les préceptes de l'art que sur les be- soins de leurs auditeurs. Aussi trouve-t-on généralement dans leurs discours plus de rhétorique que de véritable éloquence, plus d'esprit que de raison, plus d'imagina- tion que de sentiment, une chaleur qui vient de la tête plus que du cœur. Leurs arguments, leurs développe^ ments, au lieu d'être puisés dans le fond même du su- jet, appropriés aux caractères des hommes auxquels ils

LA PRÉDICATION EN ITALIE. 41

s'adressent, semblent presque uniquement calculés en vue de l'effet oratoire. Tout occupés de plaire à des auditeurs, qu'ils ne peuvent en si peu de temps espérer de convertir, ils cherchent tantôt à les étonner par des raisonnements ingénieux et subtils, tantôt à les éblouir par des descriptions brillantes, tantôt à les captiver par la singularité de leurs récits, tantôt enfin à les égayer par de vraies bouffonneries, pour lesquelles on sait que le bas peuple italien a un goût particulier.

C'est surtout dans les explications familières de l'Écriture sainte, qu'ils se laissent aller à ce dernier penchant. Les explications, qu'on appelle lezioni, se font le dimanche après vêpres, devant un auditoire assez peu instruit, et il est d'usage que, pour le tenir éveillé et attentif, le prédicateur se serve du langage le plus familier, et saisisse toutes les occasions tant soit peu plausibles de le faire rire. J'assistai à Rome, dans l'église des Jésuites (il Gesù), à une de ces lezioni sur la vocation de Moïse. L'orateur, d'ailleurs homme d'es- prit et de talent, et que j'avais entendu quelques jours auparavant prêcher d'une manière très convenable, prit ce jour-là un ton différent. Je demande la permission de traduire littéralement quelques phrases de son discours.

« Moïse dit à Dieu : Comment parlerai-je aux Israélites, moi dont le langage est si peu exercé ? Le bon Dieu fut si indulgent, qu'il ne se courrouça point contre Moïse, mais lui dit : Eh! bien, j'enverrai avec toi ton frère Aa- ron qui est un prédicateur très habile (uno speriissimo

42 LA PRÉDICATION EN ITALIE.

sermonatore) . A quoi Moïse répondit : Ah ! Seigneur, daignez envoyer un autre à ma place. Pour le coup, mes frères, il est difficile d'excuser Moïse ; aussi le Sei- gneur se mit quelque peu en colère contre lui » {unpoco, unpoco s'iiicolleri). Moïse revient ensuite chez Jéthro, son beau-père, et voici en quels termes le jésuite dé- peint son entrée : « A l'arrivée du secrétaire et lieute- nant de Dieu, je vous laisse à penser quelle foule, que d'illuminations, que de bruit, je ne dirai pas d'artille- rie (elle n'était pas encore connue), mais de cornemu- ses, de flûtes, de chalumeaux. Moïse refuse tous ces honneurs, et impatient d'accomplir sa mission part im- médiatement pour l'Egypte. » Ici se place un long trait de moquerie contre le récit des rabbins. « Les rabbins, dit-il, ne sachant comment concilier l'humilité de Moïse avec tout l'éclat qu'ils attribuent à leur législateur met- tent toute cette pompe et cette magnificence sur le compte de son âne, dont ils font un âne incomparable, la bête la plus élégante et la plus gracieuse, un âne tel que la nature, après l'avoir créé, désespérant d'en re- faire un semblable, en brisa le moule ; cet âne, selon eux, était le même qui avait porté le bois pour le sa- crifice d'isaac ; et non contents de mettre ainsi quatre cents ans sur le dos de ce bel animal, ils le font vivre dès le temps du déluge, prétendant aussi que c'était celui qui avait porté le bois pour construire l'arche : bien plus, ils prolongent sa vie jusqu'aux temps du Mes- sie qui le montera pour entrer en triomphe à Jérusa-

LA PRÉDICATION EN ITALIE. 43

Jem. » Et notre prédicateur continua assez longtemps sur ce ton faisant rire aux éclats son auditoire : « Mais laissons, dit-il à la fin, laissons toutes ces balivernes des rabbins (rabbinesche fanfalucche). Je ne lésai por- tées dans cette chaire de vérité que pour vous montrer dans quel aveuglement Dieu précipite ceux qui se révol- tent contre lui, etc » Et ici il se relevait par un as- sez beau mouvement oratoire, mais il faut avouer que le reste de son discours ressemblait bien moins à une périphrase qu'à une véritable parodie des Livres saints.

Les sermons ordinaires de carême, qui se prêchent dans le cours de la semaine, le matin et devant un au- ditoire plus choisi, sont généralement d'un ton plus dé- cent, d'un style plus soigné et composés avec plus d'art, quoique on y retrouve encore trop souvent au milieu de beautés véritables la trace des défauts que nous avons signalés.

Je citerai comme échantillon quelques fragments des sermons que j'ai entendus à Florence pendant le ca- rême de 1827.

Le prédicateur de la cathédrale, prêchant sur le par- don des offenses, faisait valoir trois considérations à l'appui de ce devoir : I ° Dieu nous le prescrit tendre- ment comme un Père ; 2" il le veut en qualité de Dieu ; 3** il l'exige en qualité de juge. Dans la première partie, après avoir rappelé l'obéissance de la fille de Jephté aux ordres de son père, et représenté que Dieu demande de nous un sacrifice bien moins douloureux ,

44 LA PRÉDIOATION EN ITALIE.

il ajoutait : « Vous direz peut-être que ce serait humi- liant pour vous d'endurer des offenses de la part de vos frères. Je réponds à cela, que Dieu lui-même vous ordonnant de pardonner, et l'opprobre d'un fils rejail- lissant nécessairement sur son père, il en résulterait que Dieu lui-même serait couvert d'opprobre, ce qui ne peut être admis. » Voici comment il passait à la seconde partie : « Mais laissons la tendresse, puis- qu'elle ne peut vous émouvoir, et ajoutons que Dieu vous ordonne la clémence en sa qualité de Maître. Pour savoir quelle est l'autorité du Tout-Puissant, adressez- vous au ciel adressez-vous à la terre..... adressez- vous à la mer qui s'est ouverte pour laisser passer son peuple fidèle, et s'est ensuite refermée pour engloutir les méchants, etc., etc. »

Je préférai à ce rhéteur insignifiant de la cathédrale, un capucin qui prêchait à Saint-Laurent, et qui, tout ri- dicule qu'il était quelquefois, avait au moins du na- turel, de la poésie et une certaine onction. Voici quel- ques traits de l'un de ses sermons : « Je viens vous entretenir du paradis ; mais comme on ne peut rien dire de précis là-dessus, pardonnez-moi si, laissant de côté toute règle et toute méthode, je m'élance à la nage dans cette mer qui n'a ni fond ni rive. » Alors il dé- peint une âme qui vient de sortir de sa prison corporelle, et qui, conduite par son ange gardien, traverse les es- paces et arrive à la Jérusalem céleste. elle trouve d'abord ses parents et ses amis, mais surtout elle trouve

LA PRÉDICATION EN ITALIE. 45

la Vierge à qui elle tient ce discours : « Il m'est enfin donné, ô Vierge ! de contempler votre beau visage et de baiser à loisirvos belles mains.» Elle rencontre Jésus, et s'écrie avec un Père de l'Église : « Oh ! que béni soit le péché qui m'a valu un tel Rédempteur. » Enfin, elle voit, sur un trône de lumière, les trois personnes unies en une même essence, essence divine résoute, mais non séparée en trois hypostases ; et la vue de ces hy- postases, et ce mystère du nombre un et du nombre trois confondus, la jettent dans un ravissement profond. Ce n'est pas tout ; en même temps que l'âme contem- ple Dieu, elle se transforme en lui, Dieu la pénétre tout entière, en sorte qu'elle devient une image parfaite de la divinité. L'orateur comparaît assez pittoresquement cette transformation à celle que subissent certaines images, qui en présence du soleil se revêtent de ses brillantes couleurs. « Mais tout ce que je vous dis là, ajouta-t-il, n'est que l'esquisse la plus imparfaite de ce que vous verrez vous-même dans le paradis, et peut- être en vous souvenant de mon sermon, direz vous comme la reine de Saba : tout ce qu'on me racontait de ce pays-ci était vrai, mais on ne m'en avait dit que la moindre partie. Alors si, comme je l'espère, vous me rencontrez dans ces régions, vous me direz sans doute : Vous me parlâtes bien faiblement du paradis, et moi je vous répondrai que je vous en avais prévenus. »

Un autre sermon de ce capucin sur l'amour de Dieu, se terminait par une péroraison vraiment pathétique :

46 LA PRÉDICATION EN ITALIE.

« Si l'homme, disait-il, aime le beau, s'il aime le bon, comment n'aimerait-il pas Dieu qui est la beauté et la bonté même. Un chrétien ne pas aimer Dieu ? S'il est vrai que tu ne l'aimes pas, écris sur cette croix (dé- signant d'un geste le crucifix), écris sur cette croix Dieu a versé pour toi son sang précieux, sur ces fonts baptismaux, il t'a lavé de la tache originelle, sur le tribunal de la pénitence, tant de fois il te revêtit, pé- cheur que tu étais, du manteau de l'innocence, écris : je n'aime pas Dieu ; puis sors de cette éghse et de la congrégation des fidèles, etc., etc. »

Mais de tous les prédicateurs que j'entendis à Flo- rence à cette époque, aucun ne me parut plus forte- ment empreint du cachet italien qu'un dominicain nommé, si je ne me trompe, le père Jabulot, qui prê- chait le carême à la chapelle du grand-duc. Je remar- quai entre autres un sermon qu'il fit sur ce texte : Jésus pleura. Voici son début : Lagrime care, preziose la- grime del mio Gesù, vi adora, ma non v'intendo. Lar- mes chéries, précieuses larmes de mon Jésus, je vous adore, mais sans vous comprendre. Naguère, ô mon Sauveur, vous ne pleuriez pas sur le fils de la veuve de Naïn, qui venait d'expirer, et aujourd'hui vous pleurez sur Lazare déjà enseveU et livré à la corruption. Larmes chéries, précieuses larmes, etc. Cependant un passage de saint Augustin vient m'éclairersur le sens de ces lar- mes de Jésus, c'est que le fils de la veuve de Naïn, en- core animé d'une empreinte de vie, lui représentait la

LA PRÉDICATION EN ITALIE. 47

mort dn juste, tandis que Lazare, déjà en état de pu- tréfaction, est pour lui l'emblème de la mort du pécheur, tourmenté en son corps par la maladie, en son cœur, par le souvenir de ses crimes, en son esprit, par la crainte de l'enfer. C'est donc de la mort du pécheur que je viens vous entretenir. » Et en effet tout le reste du discours ne fut plus qu'une peinture du pécheur mou- rant ; peinture frappante, ou plutôt véritable drame, dont le prédicateur remplissait tour à tour chaque rôle. Il représentait d'abord le pécheur sur son lit de mort, ne pouvant admettre l'idée qu'il faut mourir, et compa- rait le trouble qui l'envahit à son heure dernière, à l'agi- tation soudaine de certaines horloges au moment l'heure va sonner, tandis qu'auparavant elles chemi- naient avec tant de calme, qu'on s'apercevait à peine de leur marche. Tout à coup au milieu des plaintes du mourant, la mort fait entendre sa voix : Dispose, dis- pose, lui crie-t-elle ! Il appelle les hommes de loi, il essaie de leur dicter ses dernières volontés : Je laisse... il me faut donc laisser ; jquand à peine je commence à jouir 1 0 mort, ô mort que vous êtes cruelle ! On appelle le curé qu'il n'avait jamais voulu voir auparavant. Le curé arrive, mais il feint un mal de tête, une crise qui l'empêche de se confesser pour le moment. 11 se résout enfin ; le prêtre lui montre le crucifix, lui parle du par- don qu'il peut obtenir encore, lui dit qu'il doit tâcher au moins de bien mourir. Mais sa conscience lui ré- pond : Pour qui a mal vécu, il n'y a point de sainte

48 LA PRÉDICATION EN ITALIE.

mort. On sait que Gédéon et ses soldats, combattant les Madianites, étaient arrivés de nuit dans leur camp, tenant des flambeaux cachés dans des cruches, et que tout à coup, brisant les cruches et agitant leurs flam- beaux, ils avaient jeté l'épouvante parmi leurs ennemis. Ainsi au moment le corps se dissout, les lueurs de la conscience se réveillent et jettent l'épouvante dans l'âme du pécheur. Alors le malheureux se désespère, il maudit et ses parents qui ont négligé de lui donner une éducation chrétienne, et ce monde incrédule il a eu le malheur de naître, et ces sociétés secrètes qu'il a fréquentées, et les temples mêmes qu'il a profanés, les sacrements et le sang du Christ et Dieu lui-même. On lai apporte le saint viatique, au son des cloches, à la lueur des torches ; il se trouble, il se détourne avec horreur : éloignez ces prêtres ; plus de chants, plus de prières ! Enfin le prédicateur peint au naturel les derniers moments du pécheur, sa voix qui s'éteint, ses yeux qui se ferment, ses extrémités qui se raidissent, son dernier souffle qui s'exhale ; et au même instant, dit-il, son âme déjà séparée du corps est descendue en enfer. Puis, comme s'il baissait la toile : Questo è il fine délia predica sulla morte del peccatore et il ter- mine par une courte et vive péroraison.

Indépendamment du talent qui brillait dans cette prédication et dont je n'ai pu donner qu'une bien fai- ble idée, je fus singulièrement frappé du débit pittores- que et animé de ce religieux, et de l'elTet qu'il produi-

LA PRÉDICATION EX ITALIE. 49

sait sur ses auditeurs. Les prédicateurs protestants, et particulièrement les Anglais, n'ont aucune idée de ce langage d'action dont les catholiques tirent un si grand parti. Renfermés dans une solennité uniforme et sou- vent monotone, ils osent à peine hasarder quelques gestes par manière de contenance, ou s'ils se permet- tent davantage à cet égard, ce sont de grands mouve- ments qui ne peignent rien, n'ajoutent rien à l'expres- sion et ne servent qu'à accompagner la cadence de la parole. Ils se privent ainsi d'un des moyens oratoires les plus puissants. Combien l'intelligence des auditeurs n'est-elle pas aidée, combien leur attention n'est-elle pas plus fortement fixée, quand la physionomie, les regards, les gestes, les attitudes de l'orateur leur tra- duisent à mesure toutes ses paroles, quand une panto- mime naturelle et significative vient suppléer à ce qu'il peut y avoir d'incomplet dans la composition, remplir les silences, marquer les transitions, appuyer sur ce qui vient d'être dit, préparer ce qui va suivre, renfor- cer, adoucir ou limiter la pensée, donner enfin au dis- cours les nuances et l'expression que la musique ajoute à la poésie. Combien en même temps l'organe du pré- dicateur n'est-il pas soulagé par ce langage supplémen- taire. C'était par ce moyen, observe M. de Bonstetten, que les anciens orateurs pouvaient, en plein air, ha- ranguer une multitude immense ; leur jeu était si ex- pressif, que quand on était trop loin pour entendre leur discours, on le voyait pour ainsi dire. Les prédicateurs

4

50 LA PRÉDICATION EN ITALIE.

italiens modernes usent de la même ressource, et en écoutant les plus distingués d'entre eux, on comprend toute l'importance que Cicéron donnait à raction ora- toire.

Il est bon d'observer néanmoins que cette sorte de débit ne supporte pas la médiocrité, et que ces gestes expressifs, quand ils sont multipliés sans discernement et sans choix, ôtent à la récitation toute dignité, la rendent triviale et même ridicule. C'est un écueil dans lequel les prédicateurs, dont je viens de citer l'exemple, tombent assez fréquemment. Je n'en ai connu qu'un petit nombre qui fissent exception à cette observation générale. L'un d'eux est le dominicain de la chapelle du grand-duc dont j'ai déjà parlé. Un autre est le prédi- cateur de l'église Saint-Luc, à Venise, vanté avec rai- son dans la revue anglaise citée plus haut. Sa composi- tion, assez commune par la pensée, mais intéressante par les détails, était relevée par un débit aussi noble que touchant. Il ne prêchait point du haut d'une chaire, mais debout, sur les degrés du maître-autel ; et cette position lui permettait de déployer sans affecta- tion toute la dignité de sa prestance et la grâce de son maintien. C'est un usage un peu barbare, il faut l'avouer, que celui qui astreint l'orateur chrétien à s'en- fermer dans une chaire étroite et incommode, d'où, et pour peu qu'il s'anime, il semble vouloir se précipiter sur ses auditeurs. Au reste, cette coutume existe aussi en Italie, sauf de rares exceptions.

I^ PRÉDICATION EN ITALIE. 51

Telles sont les principales observations que j'avais à ajouter à celles de l'auteur anglais touchant la forme de la prédication en Italie. Il me reste quelques remar- ques à faire sur un objet plus important, je veux dire sur le fond des idées, et des doctrines que dévelop- pent les prédicateurs : ce sera le sujet d'une prochaine étude.

II

Dans un article précédent, j'ai considéré les prédica- teurs italiens, principalement sous le point de vue de la récitation et du style. J'entrerai ici dans quelques dé- tails sur le fond des doctrines qu'ils apportent en chaire, et en général sur l'esprit et les tendances qui les diri- gent.

Quelques-uns des sermons qu'on entend de nos jours en Italie sont loin, il faut l'avouer, d'en donner une idée fort avantageuse. Qu'on assiste par exemple aux panégyriques des saints, qui se prononcent le jour de leur fête. On n'y trouve le plus souvent qu'un misé- rable assemblage de fables et de superstitions. Le pré- dicateur, pour célébrerdignement son héros, développe, amplifie tous les miracles et toutes les vertus que la lé- gende lui attribue, et l'entoure d'une telle auréole de puissance et de perfections, qu'à peine enreste-t-il pour

52 LA PRÉDICATION EN ITALIE.

Jésus-Christ et pour Dieu lui-même. C'est ainsi que dans un panégyrique de saint Joseph qui m'a été com- muniqué, un prêtre napolitain attribuait à l'époux de Marie, la sainteté la plus parfaite, la dignité la plus merveilleuse, et la prééminence la plus inouïe ; et rien n'était plus curieux que les développements qu'il don- nait à ces trois points.

Mais c'est surtout dans les panégyriques de la vierge Marie que les prédicateurs italiens franchissent d'ordi- naire toutes les bornes de la raison et des convenances. Tantôt ils lui adressent les mêmes compliments que Pé- trarque adresse à Laure dans ses sonnets, gran donna, belle vergine, aima donzella. Tantôt ils lui appliquent tigurément les symboles et les types de l'Ancien Testa- ment : ils voient en elle l'échelle de Jacob, l'arche mystique, la verge d'Aaron qui fleurit quoique dessé- chée, la Sagesse qui a créé le monde et qui existait avant les siècles. Tantôt ils la mettent sans façon au- dessus de l'Étre-Suprême, prétendant que Dieu lui a cédé tout ce qu'il y a d'aimable et de miséricordieux dans ses fonctions et ne s'est réservé pour lui-même que ce qu'elles ont de sévère et de plus rigoureux. Quelques-uns, comme le R. P. Finetti, jésuite, appro- fondissant le mystère de conception miraculeuse, en- trent à ce sujet dans des détails assez profanes, pour ne rien dire de plus. D'autres enfin mendient pour elle, ou du moins sous son nom, de la manière la plus éhon- tée ; témoin ce curé de Montenero, qui prêchant sur

LA PRÉDICATION EN ITALIE. 53

l'enfer, un jour consacré à la Vierge, termine ainsi son discours : « Mes Frères, vous venez d'entendre ce que c'est que l'enfer; eh ! bien, vous irez là-bas tous tant que vous êtes (tutti, tutti), si vous ne faites chacun, aujour- d'hui même, un cadeau à la Madone de Montenero.»

Hàtons-nous de le dire cependant, on aurait tort de juger la tendance de toute la prédication italienne sur de semblables échantillons. Les sermons ordinaires du carême et de l'Avent, pour lesquels l'orateur est maître du choix de son sujet, renferment en général une doc- trine plus raisonnable et plus édifiante. J'ai ouï parler d'un ancien professeur de Catane qui, appelé à prêcher l'Avent dans l'église du séminaire, prit pour texte la parabole du Samaritain, et s'attacha, dans neuf sermons consécutifs, à faire ressortir toutes les leçons de tolé- rance et de charité que cette parabole renferme.

De nos jours, plusieurs prédicateurs en ItaUe font des efforts louables et quelquefois hardis pour spiritualiser le culte et les doctrines catholiques. Un professeur de théologie toscan s'avisa, il y a quelques années, de combattre en chaire les grossières notions que l'Église donne du purgatoire. Il soutint que ce n'était pas un feu véritable comme on l'enseigne généralement, et que les peines que l'homme y subit sont d'une nature toute morale, etc. C'était oser beaucoup dans un pays le principal revenu du clergé repose sur les fondations faites en faveur des âmes du purgatoire. Aussi le pré- dicateur fut-il vivement censuré et menacé d'une des-

54 LA PRÉDICATION EN ITALIE.

titution. Mais comme il avait du crédit et des protec- teurs en haut lieu, il se tira d'affaire, et plusieurs auditeurs ne craignirent pas de lui témoigner leur satis- faction de ce qu'ils avaient entendu. Ce feu, disaient- ils, les avait toujours embarrassés, et ils étaient char- més d'apprendre que ce n'était qu'une métaphore.

Le prédicateur de Santa-Felicità à Florence, en 1 827, insista fréquemment et de la manière la plus édifiante, sur les véritables conditions du salut. « Ne croyez pas, disait-il à ses auditeurs, que vos Pater et vos Ave Maria suffisent pour vous obtenir le pardon de vos fautes ; il faut vous corriger, il faut vous convertir, il faut revêtir un cœur et un esprit nouveaux. »

C'était dans cette même église de Sainte-Félicité que devait débuter, l'année suivante (1828), un orateur qui promet de relever l'éloquence de la chaire en Italie, et de lui imprimer une nouvelle tendance plus évangéli- que et plus pure. Cet orateur est l'abbé Barbieri, ci- devant professeur de rhétorique à l'université de Pa- vie. Plus prudent que quelques-uns des hommes que nous venons de mentionner, il attaque rarement de front les dogmes superstitieux de son Église ; il se con- tente de les laisser dans l'ombre, tandis que, dans des développements pleins de sens, d'éloquence et de piété, il s'attache au contraire à mettre en relief les grandes vérités et les grands devoirs du christianisme. Son suc- cès à Florence en 1828 et à Milan en 1830 a été pro- digieux. D'autres prédicateurs avant lui avaient attiré,

LA PRÉDICATION EN ITALIE. 55

peut-être, un aussi grand concours de peuple ; mais il a eu de plus qu'eux la gloire de ramener au pied de la chaire chrétienne des philosophes, des esprits forts qui s'en éloignaient depuis longtemps *. Au reste, ne l'ayant point entendu moi-même, je rapporterai ici le sentiment d'un excellent juge en cette matière, M. Raphaël Lam- bruschini * : « Ce fut un beau jour, dit-il, que celui Barbieri monta pour la première fois dans une des chaires de la capitale, pour nous dire des choses que nos cœurs n'oublieront jamais. Barbieri a le senti- ment le plus exquis de la beauté et de la vérité de la religion. Il connaît parfaitement, et il aime tendrement les hommes auxquels il parle ; c'est pour cela qu'il a été compris, c'est pour cela qu'il a ramené tant d'âmes au bien ; et son succès a fait voir que, pour être plus éclai- rée, notre génération n'en est pas moins disposée à la piété. Celui qui est assez malheureux pour ne voir dans la religion qu'un hors-d'œuvre inutile, ou tout au plus qu'un frein pour contenir le peuple, les passions et les intérêts humains, celui-là doit être assez indiffé- rent sur la nature des enseignements qui se donnent au nom de la rehgion. Si l'on y voit au contraire un élan

' Voyez Foreign Quarterly Beview, t. 2. State of religion in Italy.

' C'est l'auteur des réflexions sur l'éloquence de la chaire, qu'on a lues avec tant d'édification dans V Anthologie de Florence^ tome 27, et qui ont été traduites en français dans le recueil pro- testant intitulé : Religion et Christianisme, t. 1.

56 LA PRÉDICATION EN ITALIE.

de notre amour vers la beauté éternelle, si l'on y voit l'ordre, la paix, la loi vitale et en même temps la nourriture de nos âmes ; si l'on ne sépare point la reli- gion de la morale, de la charité et du bonheur, alors on ne peut que gémir toutes les fois qu'on entend pro- clamer en son nom des maximes qu'elle abhorre ; mais aussi l'on ne peut que se réjouir et lever vers le ciel des mains reconnaissantes, lorsqu'on entend prononcer au nom de Jésus des paroles de sagesse et d'amour. Les hommes les écoutent, ces paroles; tous les cœurs s'en émeuvent, et reçoivent avec avidité la doctrine de lumière, la loi d'amour et de liberté. »

« C'est un succès de ce genre que vient d'obte- nir Barbieri. Que le peuple accoure en foule entendre un prédicateur, qu'il l'applaudisse et l'exalte comme un orateur éminent, le peuple peut être dans l'erreur, car il juge alors, et ses jugements, influencés par mille cir- constances, sont bien souvent récusables. Mais qu'un auditoire choisi écoute, immobile et en silence, et comme saisi des choses qu'il entend ; qu'il en recon- naisse la justesse ; qu'au sortir de l'église, réfléchissant sur ces maximes, il les trouve applicables et commence à les aimer ; il ne se trompe plus alors, car il ne juge plus, il sent en lui-même le mérite de l'orateur, il en est lui-même la preuve vivante. Il ne s'agit plus alors d'un succès de parti, d'un enthousiasme passager, il s'agit d'un effet que la vérité seule peut produire et qu'elle produit toujours quand elle est claire.

LA PRÉDICATION EX ITALIE, 57

importante, dite à propos, et exprimée avec sympa- thie*. »

L'exemple que l'abbé Barbieri vient de donner, et le succès qu'il a obtenu, nous rassurent un peu sur l'avenir religieux de l'Italie. Depuis longtemps ce pays est menacé d'une crise d'impiété semblable à celle qui se déclara en France à la fin du dernier siècle. Déjà sous la domination d'un clergé ennemi de toute lumière et de tout progrès, des sentiments hostiles à la religion sont presque universellement répandus parmi les gens éclairés. La classe supérieure cache sous un respect ap- parent pour les formes, l'indifférentisme le plus pro- fond. Quant au peuple, entièrement étranger comme il l'est à toute instruction religieuse, sa piété n'a d'au- tre appui que le système ecclésiastique actuellement en vigueur ; qu'une secousse politique vienne à renverser ce système, et l'on verra disparaître, chez la majorité de la nation italienne, toute espèce de sentiment reli- gieux. Mais si, prévenant cette crise, quelques ecclé- siastiques distingués s'appliquaient à répandre du haut de la chaire des idées saines et relevées sur la religion, si Barbieri trouvait des imitateurs, si un catholicisme épuré, tel que celui des Manzoni, des Pellico, était ha- bituellement prêché en ItaHe, peu à peu les hommes instruits se réconcilieraient avec lui ; la piété du peu-

' Antologia fiorentina, t. 29, 1828. Quaresimale del Barbieri a Santa Félicita.

58 LA PRÉDICATION EN ITALIE.

pie en s'éclairant gagnerait en solidité et les grands principes de l'Évangile survivraient au naufrage de la superstition.

Tel est l'immense bienfait qu'une prédication, sage et éloquente la fois, pourrait procurer à l'Italie; elle pourrait, en épurant les idées religieuses, sauver le sentiment religieux. Les suppôts de la cour de Rome n'épargneront rien, sans doute, pour empêcher cet es- poir de se réaliser. Que leur importe le sentiment reli- gieux, pourvu qu'ils conservent en paix leurs bénéfi- ces? et ils savent bien que le maintien de leurs riches prébendes dépend de celui de la superstition. Il faut s'attendre à les voir se liguer contre tout homme qui montrera quelque indépendance et quelque lumière. Mais que les Italiens amis de leur pays se liguent à leur tour, que sentant toute l'importance de la religion pour la régénération intellectuelle du peuple, ils soutiennent et encouragent de leurs suffrages les ecclésiastiques éclai- rés ; ils feront ainsi plus qu'on ne croit pour l'avenir de l'Italie ; et l'on pourra espérer de voir un jour ce beau pays améliorer ses institutions civiles et religieuses, sans traverser, comme la France, un abîme de sang et d'impiété.

COMPTE RENDl DU JUBILE DE GENEVE

DANS LES JOURNAUX ÉTRANGERS

1835

COMPTE RENDU DU JUBILE DE GENÈVE

iVos concitoyens, après s'être rendu compte de leurs émotions pendant le jubilé, après les avoir renouvelées par la lecture des documents relatifs à cette fête, sont curieux sans doute de connaître les impressions et les souvenirs qu'en ont rapportés chez eux les ecclésiasti- ques étrangers. C'est pour satisfaire cette curiosité bien légitime que nous leur offrons ici l'extrait de deux re- lations, publiées récemment, l'une dans un journal alle- mand {Àllgemeine Kirchen-Zeilung): l'autre dans une revue anglaise {The Christian Reformer).

L'auteur de cette dernière relation, M. James Yates^ appartenant à l'une des communions dissidentes de l'Angleterre, nous apprend lui-même qu'il n'est venu chez nous comme député d'aucune Église ; mais que, informé plusieurs années à l'avance de la célébration de notre anniversaire, il s'était promis de s'y rendre, et de saisir cette occasion pour s'instruire de l'état des Églises réformées du continent. Pendant son séjour au milieu.

62 JUBILÉ DE 1835.

de nous, il a oublié sa qualité d'étranger, sans quitter son rôle d'observateur, il s'est fait en quelque sorte un des nôtres ; il a pris part à toutes nos fêtes, à celles de la campagne comme à celles de la ville, aux divertisse- ments de nos enfants, comme aux graves réunions des ecclésiastiques, à la joie de nos rues resplendissantes, comme aux services solennels de nos temples ; et il a écrit tout cela avec un sentiment d'afïection et quelque- fois d'attendrissement dont nous ne pouvons qu'être infiniment touchés. Nous ne le suivrons point dans des détails connus de tous nos lecteurs, nous passerons éga- lement sous silence les témoignages flatteurs qu'il adresse à notre population et à ses conducteurs spiri- tuels. Il est cependant une ou deux de ses observations que nous demandons la permission de traduire, parce que dans son opinion elles caractérisent essentiellement l'état de la religion à Genève.

« Dans l'esprit des Genevois, dit-il, il existe une inti- me union entre les sentiments de la piété et ceux du patriotisme. Leur Église étant vraiment nationale, leur religion étant constamment appliquée à les diriger dans l'accomplissement de leur devoirs particuliers et publics, l'amour de leur pays devient un sentiment aussi sacré et aussi profond que plein d'enthousiasme ; leurs devoirs envers Dieu se confondent dans leur esprit avec l'obéis- sance aux lois, avec l'amour de la paix, de la liberté, du bon ordre, en un mot, avec tout ce qui peut contri- buer à la prospérité et à la véritable gloire de leur pays. »

JUBILÉ DE 1835. 63

M. Yates en assistant, le jour du jubilé, au service religieux de l'église de Chêne, y vit pour la première fois notre célèbre économiste et historien de Sismondi. qui en était l'un des auditeurs les plus assidus. Ce fait lui suggère l'observation suivante : « Je dois mentionner, dit-il, une remarque qui m'a souvent frappé : c'est que je ne connais aucun pays les hommes distingués par leurs talents montrent plus de respect pour la religion qu'à Genève. En France, la religion est trop souvent un objet d'indifTérence ou de mépris, non seulement pour les hommes qui occupent les sommités de la science. mais encore pour la classe infiniment plus nombreuse de ceux qui ont reçu une éducation tant soit peu lettrée ou philosophique. C'est le résultat naturel de tout sys- tème religieux fondé sur le mensonge ou sur l'ignorance. Mais quand la religion, au contraire, prend la liberté spirituelle et la vérité pour appuis ; quand le christia- nisme recherche l'examen et l'acceptation volontaire de chaque intelligence ; quand il se présente aux hommes comme une institution pratique, destinée à les rendre bons et heureux et à les préparer pour cette éternité qu'il leur révèle ; alors les plus beaux génies ne crai- gnent plus de lui vouer leur respect et leur amour, en reconnaissant que c'est lui qui élève et qui ennoblit leur intelligence et non cette intelligence qui lui ajoute au- cun éclat. C'est ainsi que je m'explique la faveur dont la religion jouit à Genève auprès des classes éclairées.»

Telles sont les principales observations que notre ju-

64 JUBILÉ DE 1835.

bile suggère à M. Yates. Puissent-elles être fondées; puisse chacun y trouver l'expression fidèle des disposi- tions religieuses de nos concitoyens.

L'article allemand renferme moins de détails locaux que celui que nous venons de citer ; il s'attache moins à décrire le côté poétique et émouvant de la fête, et par il olïre peut-être moins d'intérêt à la majorité des lecteurs. Mais en revanche, le nom distingué de son auteur, M. le docteur Bretschneider, et la portée des con- sidérations qu'il renferme, le recommandent tout par- ticulièrement à notre attention. C'est plus que le simple récit d'une solennité ; c'est un coup d'œil étendu jeté sur l'état de l'Église protestante, sur les progrés religieux de notre époque ; c'est un chapitre d'histoire ecclésias- tique générale, auquel le jubilé de Genève sert de texte et d'occasion.

L'observateur a besoin d'utiliser de temps en temps de semblables circonstances pour se rendre compte de son siècle. Les changements que le temps amène dans les sentiments religieux des masses s'opèrent d'une ma- nière si insensible, parfois si peu régulière, qu'il est en général assez difficile de les juger. Ils ne se trahissent guère que par des symptômes plus ou moins obscurs, par des démonstrations plus ou moins partielles. Il faut, pour les mettre au grand jour, quelque événement solen- nel qui réunisse les hommes, qui ébranle les masses, qui les force à se prononcer ; alors seulement on pourra reconnaître d'une manière positive l'esprit et la tendance

JUBILÉ DE 1835. 65

du siècle, mesurer le progrés qui s'est opéré dans les idées, apprécier le travail silencieux du temps. Le jubilé que nous venons de célébrer a été l'une de ces époques caractéristiques. Que de choses ne nous a-t-il pas appri- ses sur nous-mêmes ! que de révélations précieuses ne lui devons-nous pas sur le retour prononcé de notre population vers les idées religieuses, sur les racines profondes que notre église nationale conserve dans les mœurs et les sentiments du peuple, sur les immenses progrés qu'a faits parmi nous l'esprit de tolérance ! Aux yeux de M. Bretschneider, notre jubilé a révélé des faits encore plus importants, des faits qui n'intéressent pas seulement notre église, mais le protestantisme tout entier. Il est temps de le laisser parler lui-même.

« C'est une heureuse idée, dit-il, qu'a eue le clergé de Genève, d'inviter à l'anniversaire, qu'il voulait célé- brer, les députés de toutes les églises protestantes. C'était proclamer que ces églises, 'malgré les difTérences qui les distinguent, ont entre elles un véritable lien qui en forme un seul corps, qu'elles sont unies dans les principes qu'il est le plus essentiel de maintenir. Le ju- bilé offrait une occasion de ranimer chez les protestants le sentiment de cette unité en rassemblant leurs dépu- tés à la même fête. Genève pouvait à juste titre se consi- dérer comme le centre naturel d'une semblable réunion, puisque c'est de son sein que la réformation s'est répan- due jadis, en France, en Ecosse, en Angleterre, en Hol- lande, et même dans quelques parties de la Suisse et de

66 JUBILÉ DE 1835.

l'Allemagne. Dans le domaine de rintelligence,ce n'est pas l'étendue ou la richesse des villes qui détermine leur rang ; c'est la valeur des génies cju'elles ont pro- duits, c'est la profondeur de l'influence morale qu'elles ont exercée. Ainsi sous le rapport intellectuel, Athènes demeura la première ville de la Grèce et même, sous l'empire romain, resta la capitale des sciences.

« L'invitation adressée aux églises de la confession d'Augsbourg, et la présence de leurs députés ont pro- clamé aussi ce grand fait : c'est que les communions réformée et luthérienne ont renoncé pour jamais à cet esprit de rivalité qui les anima jadis l'une contre l'autre, et qu'elles tiennent à soutenir des rapports fraternels, malgré la différence de quelques doctrines et de quel- ques formes de culte.

« Qui ne se féliciterait de voir accomplie une réconci- liation que tant d'efforts répétés pendant trois siècles n'avaient pu opérer? Nous devons cet heureux change- ment au progrés des lumières religieuses, dont l'in- fluence pour la paix et l'union du monde chrétien se montre ici dans tout son jour.

« Mais il est un troisième fait encore plus important peut-être, qui ressort de la célébration du jubilé de Ge- nève et qui donne à cette fête une grande valeur historique. Elle se présentait comme une question solen- nelle adressée au monde protestant, pour savoir si la science théologique, qui tient compte des lumières acqui- ses et répandues successivement depuis trois siècles, est

JUBILÉ DE 1835. 67

acceptée par la majorité des Églises ; ou bien si, comme le prétendent les sectateurs de l'ancienne théologie, les doctrines de Calvin et de Luther doivent régner encore dans toute leur raideur et leur immobilité. La présence d'environ deux cents députés de toutes les fractions du protestantisme a été la réponse à cette question. ^

A cette occasion, le docteur Bretschneider rend compte de l'état intérieur de notre Église, des attaques qu'elle a eu à soutenir de la part du méthodisme, du refus de ce parti de prendre part au jubilé, de ses menées clandesti- nes pour provoquer celui de quelques églises étrangères, de son succès auprès des Classes du canton de Vaud et du clergé d'Ecosse ; il cite comme échantillon de cette hostilité la réponse de ce dernier, à laquelle il compare celle des consistoires français, particuUérement de celui de Nîmes. « C'est ainsi, ajoute-t-il, que le jubilé de Ge- nève a fourni à beaucoup d'églises l'occasion de se pro- noncer contre la théologie intolérante du méthodisme.»

M. Bretschneider s'occupe également des écrits et des démarches hostiles du clergé catholique de notre canton ; et, après avoir signalé ainsi les obstacles que de ces deux côtés on a cherché à susciter contre nous, il donne un simple récit des fêtes patriotiques et religieuses de notre Jubilé ; c'est raconter notre triomphe.

« La part que la population genevoise a prise à cette fête a été, dit-il, cordiale et complète, et l'on ne savait qu'admirer le plus, ou de la foule immense qui rem- plissait les temples, ou du pieux recueillement qu'on y voyait régner. »

68 JUBILÉ DE 1835.

Le député allemand termine son article par un compte rendu succinct des conférences ecclésiastiques. Il n'a pu assister à la dernière, mais il a su de quelle manière nous y avions été traités à son occasion, et quel crime on nous a fait de tendre une main fraternelle à lui et à ses collègues. Il ne paraît pas, du reste, s'émouvoir beaucoup des anathémes du jeune révérend irascible, et la manière dont il a appris qu'ils avaient été accueillis lui fournit une comparaison piquante entre le temps de Servet et le nôtre.

« En somme, conclut-il, cette fête, d'un bouta l'au- tre, prouve avec la dernière évidence le peu de chance qu'ont aujourd'hui les méthodistes et leurs alliés d'exer- cer une influence sérieuse et durable et d'inoculer à notre siècle l'intolérance du seizième. Que les fauteurs de ces croyances arriérées cessent donc de leur prodi- guer inutilement leur argent et leur crédit, et compren- nent que leurs efforts ne peuvent servir qu'à amener une réaction en sens contraire. Le temps des anathémes est passé ; on est las aujourd'hui de vaines querelles ; et ce (|ue le méthodisme a de mieux à faire pour se recom- mander auprès des gouvernements sages et du pubhc éclairé, c'est de renoncer à ses attaques contre les lu- mières du siècle, de se tenir en repos, et de joindre à l'extérieur de la piété de véritables vertus chrétiennes. Que ceux qui, dans un excès de zèle mal entendu, ne cessent d'anathématiser leurs frères, d'exciter le trou- peau contre ses pasteurs, écoutent saint Paul, leur

JUBILÉ DE 1335, 69

apôtre favori, lorsqu'il exalte la charité, et lorsque, indi- quant les caractères de cette vertu, il déclare qu'elle ne condamne point, qu'elle ne soupçonne point le mal. Qu'ils l'écoutent encore, quand il blâme ceux qui divi- nisent des docteurs humains (1 Cor. v. 3), et qu'ils cessent dans leur zèle aveugle d'élever un Luther, un Calvin, au-dessus de Jésus-Christ. Qu'ils cessent enfin de discréditer l'Évangile auprès des enfants de ce siècle, de fournir des sujets de triomphe au catholicisme et des armes à l'incrédulité. »

DISCOURS

PRONONCÉ A l'ouverture DU

COURS D'HISTOIRE ECCLÉSIASTIQUE

LE 7 MAI 1839

DISCOURS

DOUVERTURE A L'AUDITOIRE DE THÉOLOGIE

Messieurs.

En m'asseyant pour la première fois dans cette chaire, que mon vénérai)le prédécesseur a occupée si longtemps, j'éprouve avant tout le besoin de m'associer aux regrets dont vous l'avez accompagné dans sa retraite, et aux sentiments profonds d'attachement qu'il laisse dans vos cœurs. Qui est mieux placé que moi, Messieurs, pour comprendre et partager de tels sentiments '? Ce sont ceux que je lui vouai moi-même, dés l'instant je devins son disciple; c'est dans son enseignement, clair, judicieux, riche de faits intéressants, que je puisai pour la première fois le goût de la science que j'ai depuis lors constam- ment cultivée, et chaque jour m'a fait mieux apprécier l'heureuse influence qu'il exerçait sur ses élèves, et les rares secrets qu'il possédait pour gagner leurs cœurs. Que de grâce, d'aménité, de bonté dans son accueil!

74 DISCOURS d'ouverture

Sous ses cheveux blancs, qui commandaient le respect, (|ue de jeunesse et que de vie ! Quelle admirable droi- ture d'esprit et de caractère ! Ayant lui-même inauguré cette prédication simple, pratique, animée, qui con- vient à notre siècle, quels utiles conseils il était en état de donner à cet égard à ses élèves ; avec quel tact exquis il appréciait leurs essais oratoires; que de vérité, que de profondeur souvent dans ses jugements brefs et concis !

Oui, regrettez-le. Messieurs : vous pourrez vivre bien des années encore et rencontrer peu d'hommes qui lui ressemblent ; mais féUcitez-vous d'avoir été appelés à le connaître et conservez toute votre vie le souvenir de ses précieuses directions.

Pour moi, qui sens si vivement tout ce qui me man- que pour le remplacer auprès de vous, ce n'est pas non plus sans inquiétude que je mesure l'étendue de ma tâche et le champ presque sans bornes de la science à laquelle je suis chargé de vous initier. J'espère toutefois, autant que Dieu m'en accordera les forces, ne vous point laisser trop au-dessous de son niveau actuel ; je m'efforcerai de vous faire connaître les travaux les plus importants dont elle s'est enrichie de nos jours, surtout en Allemagne.

En attendant, je crois devoir, dans ce premier entre- tien, vous exposer brièvement mes vues sur l'enseigne- ment qui m'est confié, vous indiquer l'utilité principale que l'histoire de l'Église me paraît offrir au pasteur et

A l'auditoire de théologie. * 75

au théologien , les fruits que je désire vous faire recueillir de son étude et, en conséquence, l'esprit dans lequel je me propose de m'y livrer avec vous.

L'utilité la plus directe qu'offre pour vous l'histoire de l'Église consiste évidemment dans les connaissances positives que vous êtes appelés à y puiser. A cet égard. Messieurs, est-il nécessaire que j'entre avec vous dans de longs détails ? Vous sentez combien ces connais- sances vous sont indispensables, combien il serait hon- teux pour le ministre de Jésus-Christ de n'être instruit que vaguement des destinées de la religion dont il doit être l'organe, de la société dont il aspire à devenir un des conducteurs. Vous savez que l'histoire ecclésiastique se lie étroitement à toutes les autres branches de vos études : à la théologie systématique, par l'histoire du dogme, à Tapologétique, par l'exposé des effets que le christianisme a produits sur l'humanité, à l'exégèse des saints livres, par les documents qu'elle nous fournit sur l'époque et les circonstances ils ont été écrits, à la théologie pratique, enfin, qui lui emprunte pour appuyer ses préceptes un recueil innombrable d'observations et d'expériences. Ce que l'histoire politique est pour les conducteurs des États, l'histoire ecclésiastique l'est pour ceux qui se destinent au gouvernement de l'Église, un manuel, un guide sans lequel ils ne peuvent en quelque sorte faire un pas.

Mais, ce ne sont pas seulement des connaissances positives, ce n'est pas seulement de la science que vous

76 DiscoGRS d'ouverture

devez puiser dans l'étude de l'histoire ecclésiastique.

Cette étude me paraît encore éminemment propre à

développer en vous deux dispositions, l'une religieuse,

l'autre intellectuelle, qui, à différents degrés, vous

seront indispensables dans l'exercice futur de votre

ministère.

I

Vous vous destinez, Messieurs, aux saintes fonctions d'ambassadeurs de Christ ; vous voulez être les conti- nuateurs de son œuvre, les propagateurs du message de paix, de salut et de bénédiction, qu'il est venu apporter^ au genre humain. Pour cela, la première condition que vous devez remplir, la première qualité que l'Église a droit d'attendre de vous, c'est de revêtir, autant que cela est donné à la faible humanité, l'esprit et les senti- ments de votre maître. Jésus vous l'a dit lui-même : « Hors (le moi, vous ne pouvez rien produire. Comme le « sarment ne peut porter des fruits s'il ne demeure atta- « ché au cep, vous de même vous n'en pouvez porter si « vous ne demeurez en moi. »

Et n'est-ce pas ce qu'éprouvent tous les jours ceux qui sont chargés du soin des âmes? Serviteurs inutiles, tant qu'ils ne font que revêtir extérieurement la livrée de leur maître, ils ne deviennent réellement ses minis- tres que lorsqu'ils sont animés, de ce dévouement pour

A l'auditoire de théologie. 77

Dieu, de cette ardente charité pour les hommes qui dis- tinguent le souverain Pasteur. Alors seulement ils font le bien parce qu'ils ont véritablement à cœur de le faire ; alors seulement ils trouvent le chemin des âmes parce que l'amour et l'humilité les y font pénétrer sans effort ; alors seulement, une vraie sympathie s'établit entre eux et leur troupeau;' alors seulement leurs paroles conso- lent, éclairent, fortifient parce qu'elles leur sont dictées par l'esprit de force, de lumière et de consolation.

C'est là. Messieurs, ce que vous éprouverez lorsque vous serez revêtus des fonctions du ministère. Mais en attendant que votre propre expérience vous dirige à cet égard, et de peur que ce ne soit peut-être aux dépens du troupeau qui vous sera confié, l'expérience des siè- cles passés est chargée de vous en instruire. En parcou- rant les annales de l'Église, vous y verrez à chaque page briller cette grande vérité, que si les talents, le génie, la puissance suffisent pour gouverner des États, l'Église en aucun temps n'a fleuri et prospéré que sous l'influence de l'esprit qui l'a fondée.

Vous verrez les premiers ordres religieux, aussi long- temps que cet esprit se conserve dans leur sein, conver- tir, civiliser les nations barbares, opérer chez elles des prodiges qui nous étonnent. Bientôt leurs richesses se multiplient, leur pouvoir temporel augmente, il semble que leur influence sur les peuples doive s'accroître dans la même proportion, et c'est alors au contraire que les peuples se détachent d'eux pour se prosterner devant

78 DISCOURS d'ouverture

la besace d'un pauvre religieux qui a pris l'humilité du Sauveur pour modèle. Vous verrez l'Église d'Orient répandue dans les plus belles contrées du monde, héritière des sciences, des arts, de la civilisa- tion de l'ancienne Grèce, soutenue par le sceptre des successeurs de Constantin ; mais bientôt la faveur du souverain lui devient plus chère que celle de son maître ; elle abdique aux pieds du pouvoir la noble fierté de l'épouse de Jésus-Christ et expie par dix siècles de décrépitude et de stérilité ce volontaire esclavage. Vous verrez enfin l'Église de Rome aux deux périodes extrêmes de sa fortune ; vous la verrez au siècle de Grégoire le Grand, lorsque, armée encore d'une' simple houlette, elle veillait d'un cœur maternel sur les desti- nées du monde chrétien, entourée alors de l'amour et des bénédictions des peuples ; puis vous la verrez au siècle de Léon X, lorsque ceinte d'une triple couronne, ayant des rois pour sujets, elle élevait à sa gloire le plus beau temple de l'univers, vaincue par qui ? par quelques hommes obscurs, qui n'ont d'autres armes à lui opposer que l'épée de l'esprit et le bouclier de la foi.

Mais, à côté de ces exemples si propres à vous faire salutairement réfléchir, que de modèles propres à enflam- mer votre émulation vous sont offerts dans les annales de l'Église. Sans parler du Sauveur lui-même, dont lavie forme le magnifique frontispice de cette histoire, sans parler de ceux auxquels il conféra de ses mains le

A l'auditoire de théologie. 79

sacerdoce, quelle glorieuse suite de pasteurs, de doc- teurs, de martyrs, animés aussi de son esprit, mais dont les vertus plus humaines seront plus accessibles à votre faiblesse et vous serviront comme d'échelons pour vous élever jusqu'à lui ! On je me trompe, Messieurs, ou les traits de ces héros de la chrétienté, empreints dans votre mémoire, se replaceront d'eux-mêmes sous vos yeux quand Dieu vous appellera à la conduite des âmes ; l'esprit plein de ces modèles et d'un idéal de vertus sacerdotales que vous voudrez atteindre, vous serez moins sujets à vous livrer au relâchement, moins facilement satisfaits de vos faibles efforts, moins enclins à vous autoriser de l'exemple des pasteurs négligents. En vivant dans l'intimité des plus dignes conducteurs de l'Église, vous vous pénétrerez peu à peu de leur charité et de leur zèle, vous vous exercerez à marcher comme eux de vertus en vertus, à vous approcher sans cesse de la mesure parfaite de la stature de Jésus-Christ.

Bien que ce soit le fruit le plus précieux que vous deviez recueillir de l'histoire de l'Église, son étude vous est nécessaire aussi sous un second point de vue ; plus qu'aucune autre elle peut vous donner cet esprit de dis- cernement, cette sûreté et cette élévation de coup d'œil dont vous aurez besoin, pour juger les opinions et les partis et pour reconnaître les besoins de votre siècle.

Oui, Messieurs, grâce à elle vous ne serez point des spectateurs inattentifs ou inintelligents des événements rehgieux de nos jours. Habitués à réfléchir sur les faits

80 DISCOURS d'ouverture

passés, à exercer sur eux votre jugement, à rechercher leurs causes, à suivre leurs conséquences, à les considé- rer dans leur ensemble et leur enchaînement, vous apporterez le même esprit à l'examen des faits contem- porains, vous envisagerez de plus haut votre propre siècle, vous en discernerez mieux le caractère, le génie, vous reconnaîtrez mieux les plaies qui le travaillent et les remèdes qu'il convient d'y apporter.

Dès lors, dans les diverses fonctions de votre mi- nistère, vous ne marcherez plus au hasard, vous saurez la route que vous devez tenir, celle vous devrez con- duire votre troupeau, les institutions que vous devrez seconder, les tendances que vous devrez favoriser, les vérités, les devoirs sur lesquels vous devrez insister de préférence. Vous saurez surtout ce qu'exige de vous la situation critique la religion se trouve encore. In- struits par l'expérience des siècles précédents, plus vous aurez à cœur de raffermir le christianisme, plus vous comprendrez la nécessité de ne le replacer que sur des /fondements inébranlables. Ainsi vous ne chercherez point à ressusciter d'anciens formulaires, d'imparfaits symboles que leurs défenseurs eux-mêmes sont obhgés d'abandonner lambeau par lambeau ; vous ne croirez point ranimer la foi par cela seul que vous repousserez la raison et la science. Mais d'un autre côté aussi vos efforts pour l'épuration du christianisme ne vous feront point planter éternellement vos tentes dans le champ stérile de la discussion et de la critique ; vous ne trans-

A l'auditoire de théologie. 81

formerez point en un tissu de négations une religion éminemment vivante et positive et l'on ne vous verra point uniquement occupés à démolir, dans un siècle il s'agit avant tout de réédifier.

Ce même discernement, que vous aurez puisé dans l'étude des siècles passés, vous servira aussi de nos jours à juger les opinions et les partis. Accoutumés à voir passer sous vos yeux tant de doctrines, tant de sys- tèmes, tant d'églises, tant de sectes de toute déno- mination, accoutumés à les soumettre à votre examen, à faire dans chacune la part du bien et du mal, du vrai et du faux, à comprendre le rôle qu'à leur insu peut-être elles remplissent dans les desseins de la Providence, vous envisagerez avec la même impartialité, avec le même calme, les partis qui se divisent aujourd'hui le monde chrétien ; vous ne vous laisserez ni séduire par leurs flatteries, ni effrayer par leurs anathémes ; vous rendrez justice à tous sans devenir les esclaves d'aucun, et vous saurez conserver au milieu d'eux une attitude élevée et indépendante. Enfin, voyant la lenteur et néan- moins la sûreté des progrès accomplis jusqu'à ce jour dans le domaine religieux, vous comprendrez que, si Dieu dans le gouvernement du monde ne règle point son pas sur notre impétuosité, il ne trompe point nos ver- tueux efforts ; vous acquerrez ainsi la patience qui sait attendre et le courage qui sait persévérer.

82 DISCOURS d'ouverture

II

Vous avoir exposé, Messieurs, les principaux fruits que vous devez recueillir de l'histoire de l'Église, c'est vous avoir indiqué suffisamment l'esprit dans lequel je me propose de la traiter avec vous.

Je m'attacherai sans doute avant tout à vous donner des connaissances positives; je m'efïorcerai, autant que le permettra le temps restreint qui nous est assigné, de n'omettre aucun fait qu'il vous importe réellement de connaître, aucun de ceux qui ont influé véritablement sur les destinées du christianisme, aucun de ceux qui peuvent jeter quelque clarté sur les autres branches de la théologie.

Mais convaincu de l'utilité de l'étude philosophique de l'histoire, persuadé que ce n'est qu'en jugeant les faits, en les comparant entre eux et s'élevant par aux lois générales d'où ils dépendent, que l'on peut en reti- ^rer d'utiles leçons pour le gouvernement de l'Église, je 'ne me bornerai point à vous les raconter, je ne m'as- treindrai point à les exposer dans un ordre strictement chronologique ; je m'attacherai plutôt à vous faire démê- ler leurs causes, saisir leurs rapports, suivre leur enchaî- nement, de manière qu'il reste dans votre esprit une idée aussi nette que possible de la marche du christia- nisme et de l'ensemble de ses destinées.

A l'auditoire de théologie. 83

Enfin ce côté philosophique de l'histoire de l'Église ne me fera point perdre de vue son côté édifiant, et les événements ne me feront point oublier les hommes. Je saisirai au contraire avec empressement toutes les occa- sions qui s'offriront à moi de vous retracer le caractère, la vie, les travaux de ceux qui ont joué quelque rôle important dans l'Église ; je rechercherai avec vous le se- cret de l'influence qu'ils y ont exercée, en m'efforçant de faire servir à votre instruction leurs défauts et leurs erreurs aussi bien que leurs vertus.

Tel est. Messieurs, le dessein que je me propose, telles sont les vues qui présideront à mon enseignement. Ah ! si je pouvais ainsi le rendre vraiment profitable à vous-mêmes et au ministère que vous devez exercer ; si je pouvais, de concert avec mes honorés collègues, for- mer pour l'Église une génération de ministres fidèles, éclairés, et qui fibres de tout joug humain n'appartins- sent qu'à Jésus-Christ, aucune charge ne me semble- rait plus belle que celle qui vient de m'être confiée. Croyez, Messieurs, qu'aucun effort ne me sera pénible pour contribuer à ce grand résultat; croyez qu'au dedans comme au dehors de mon enseignement je serai heureux de diriger vos travaux et de vous guider dans la sainte carrière que vous aspirez à par- courir.

Il va sans dire que pour cela votre concours m'est nécessaire. Mais à cet égard vous m'avez déjà prévenu et les assurances que j'ai reçues de vous m'ont été d'un

84 DISCOURS d'ouverture

favorable augure '. Heureux le professeur à qui ses élè- ves viennent d'eux-mêmes exprimer leur vif désir de s'instruire profondément dans la science qu'il doit leur enseigner 1 Je sais donc d'avance, Messieurs, que je puis compter sur vous. Je sais que vous apporterez à cet en- seignement toute l'attention, toute la gravité qu'il exige. Je sais que je trouverai en vous des hommes dignes de recueillir et de méditer les sérieuses leçons de l'histoire de l'Église, et que même dans les parties les plus ari- des de cette science (car quelle est la science dont le champ tout entier présente un égal attrait) vous ne vous relâcherez en rien du zèle qui vous anime. Je sais tout cela, Messieurs, et je ne vous ferai point l'injure de vous adresser ici des recommandations que vos propres en- gagements rendent superflues.

Ne croyez point du reste que vos études théologi- ques, quelque loin que vous les poussiez, risquent d'éteindre eu vous ces sentiments de piété vive et pro- fonde dont vous éprouvez également le besoin. Tel se- rait leur effet je l'avoue, si vous perdiez de vue le grand but auquel elles doivent vous conduire, si vous n'y voyiez que des études oiseuses, dont l'unique résultat serait de laisser dans votre mémoire quelques dates, quelques noms et quelques faits. Mais si vous les regardez comme une préparation indispensable à l'exercice de votre

^ M. Chastel fait ici allusion à une lettre que lui adressèrent les étudiants en théologie au moment de sa nomination.

A l'auditoire de théologie. 85

ministère, si d'avance vous placez devant vos yeux l'usage que vous serez sans cesse appelés à en faire, les hautes leçons que vous devez y recueillir; si vous y cherchez des armes pour répondre à ceux qui vous attaqueront sur le terrain de la science, des arguments pour combattre le doute chez les âmes chancelantes : si, en un mot, vous vous rappelez continuellement que vos études ont pour objet direct l'avènement du règne de Dieu, et que, dans cette persuasion, vous vous y livriez avec une ardeur infatigable, ne crai- gnez point qu'elles dessèchent votre cœur. L'amour de Dieu, de quoi se nourrit-il sinon des dévouements et des sacrifices qu'on s'impose pour le servir ? L'illustre Origène ne crut point étouffer en lui les sentiments pieux dans lesquels il avait été élevé, lorsqu'à un âge bien plus avancé que le vôtre, il se livrait à des travaux dont la seule énumération nous effraie ; mais c'étaient à ses yeux autant d'armes qu'il rassemblait pour la cause de l'Évangile , et le savant ne nuisit chez lui ni au chrétien, ni au prédicateur, ni au martyr. Il en sera de même pour vous, Messieurs; chaque effort généreux que vous ferez pour acquérir les talents et les connaissances nécessaires à votre vocation, chaque moment que vous déroberez à l'oisiveté, au plaisir, à des lectures frivoles, pour le don- ner à la méditation des hautes vérités que vous devez prêcher, chaque progrès enfin que vous ferez dans le chemin de la vraie science, seront autant de degrés par lesquels vous vous rapprocherez de Dieu, autant de ga-

86 DISCOURS d'ouverture

ges que vous lui donnerez de voire futur dévouement à son service. Une expérience constante prouve que les étudiants zélés et consciencieux font plus tard les bons pasteurs, et rien n'est plus profond que ce mot de notre maître : « Celui qui a été fidèle dans les petites choses « le sera aussi dans les grandes. »

Genevois, mes chers concitoyens, qui, dans la ville même de la réformation, aspirez à en porter la bannière, songez aux noms glorieux de ceux qui l'ont illustrée pendant ces trois siècles, songez au poids de renommée que vous aurez à soutenir, songez à cette Église qui a toujours été un des plus beaux lustres de la patrie, et dont la patrie veut pouvoir toujours se glorifier.

Et vous, qui ne nous êtes pas moins chers et qui, éloignés de votre pays natal, avez plus de droit encore, s'il est possible, à notre bienveillance et à nos soins ; enfants de cette Église de France à laquelle tant de souvenirs nous lient, dont les destinées sont les nôtres, et peut-être aujourd'hui celles du monde chrétien tout entier, songez aux grands desseins pour lesquels Dieu la réserve, au grand rôle auquel elle est appelée et aux qualités éminentes qu'il faut pour la diriger. Déjà, Messieurs, elle a les yeux sur vous ; elle veut savoir quels conducteurs elle aura un jour à sa tête ; elle veut savoir si, dans les rudes combats qu'elle doit soutenir, vous serez dignes de porter devant elle l'arche sainte et de la défendre contre les attaques de l'erreur, du fanatisme et de l'incrédulité.

A l' AUDITOIRE DE THEOLOGIE. 87

Mais ce qui doit, Messieurs, vous inspirer à tous une crainte salutaire, c'est que Dieu lui-même a les yeux sur vous. De son regard perçant il sonde le fond de vos cœurs ; il pénètre vos intentions, vos efforts ; il connaît vos dispositions les plus secrètes, et dés ce moment il an- nule ou ratifie l'appel que vos églises vous adresseront. Marchez donc comme étant continuellement sous ses yeux, que sa pensée vous soit constamment présente, qu'elle préside à tous vos travaux et soit pour eux et pour vous une source intarissable de bénédictions? A lui soit l'honneur, la louange et la gloire au siècle des siècles !

JEAN-CONRAD ESCHER

DE LA LINTH PORTRAIT D'UN RÉPUBLICAIN

PAR

J.-J. HOTTIXGER

JEAN- CONRAD ESCHER

DE LA LINTH

La biographie que nous annonçons était impatiemment attendue en Suisse. Entreprise successivement par trois hommes distingués, compatriotes et amis de C. Escher, le bourgmestre Usteri, Albert Rengger, ancien ministre de la république helvétique, et Meier, conseiller d'État, qui, tous trois, sont morts avant d'avoir pu mettre en œuvre les matériaux qu'ils avaient rassemblés, elle vient enfin d'être achevée par M. J.-.I. Hottinger, de Zurich ^

La famille Escher, une des plus anciennes de Zurich, se divisa de bonne heure en deux branches, celle des Escher de Luchs, qui fut anoblie dès le quinzième siè- cle ; c'est à elle qu'appartient, si je ne me trompe, l'un des magistrats actuels de cette ville ; l'autre, celle des

' Cette étude a paru dans la Bibliothèque Universelle (mai 1852).

'' M. Hottinger est l'auteur de plusieurs ouvrages justement es- timés, entre autres d'une vie de Zwingle, traduite en français par M. A. Humbert de Neuchâtel.

92 JEAN-CONRAD ESCHER.

Escher de Glas, demeura dans la bourgeoisie, mais fournit à Zurich et à la Confédération elle -même beau- coup de citoyens honorables et utiles.

A cette dernière branche appartenait Jean-Conrad Escher, le 24 août 1767. Destiné à aider son père dans la direction d'une manufacture de soie très floris- sante, ainsi qu'à occuper un jour quelque poste dans la magistrature, il fut placé successivement au collège et à l'École des Arts de Zurich. Autant il avait montré peu d'ardeur pour l'étude des langues anciennes qui se fai- sait alors de la manière la plus aride, autant il surprit ses maîtres par ses rapides progrès à l'école industrielle et par son aptitude pour les arts, surtout pour le des- sin. Dés l'âge de sept ans, il sentit s'allumer en lui, avec l'admiration pour les œuvres de Dieu, les premiè- res flammes du patriotisme. Il attribuait le développe- ment précoce de ces deux sentiments aux leçons plei- nes de vie qu'il avait reçues d'un de ses premiers maî- tres, le pasteur Salomon Hirzel.

En 1783, son père l'envoya pour apprendre le fran- çais, d'abord à Morges, puis à Genève, l'une de ses sœurs était déjà, dans un pensionnat. La tenue des livres, qui lui était enseignée chez un négociant de notre ville, n'occupant qu'une faible partie de son temps, on le remit, pour perfectionner ses études scien- tifiques, aux soins d'un jeune ecclésiastique, M. J.-P. Vaucher, plus tard pasteur dans notre Église et profes- seur d'histoire ecclésiastique dans notre Académie, et

JEAX-COXRAD E8CHER. 93

qui exerça, dit M. Hottinger, une influence décisive sur l'esprit et le cœur de son élève.

Laissons Escher lui-même raconter la nature des rapports qui s'établirent entre eux :

i< M. Yaucher, dit-il, avait environ quatre ans de plus que moi. Il devait, chaque jour, me donner une leçon de philosophie. Sa physionomie un peu sévère eut d'abord pour moi peu d'attraits ; l'enseignement qu'il me donnait sur quelques portions abstraites de la logi- que me séduisait moins encore ; je fis tout mon pos- sible pour m'en délivrer, mais sans pouvoir y réussir, et ce fut un bonheur pour moi ; car, à mesure qu'il avançait, surtout lorsqu'il fut entré dans le champ de l'histoire naturelle, je pris tous les jours plus de goût à ses leçons et finis par me lier avec lui d'une véritable amitié. Quoique le plan de son enseigne- ment ne fût pas bien systématique, la forme en était parfaitement appropriée à mes besoins intellectuels. M. Vaucher m'était si supérieur en facultés et en connaissances, qu'il me fallait un certain effort pour suivre ses explications, et comme la leçon se tournait peu à peu en entretiens familiers et affectueux, je m'ac- coutumais à exposer mes propres idées, à peser ses objections, et j'apprenais ainsi à examiner par moi- même. C'est à cet enseignement, malheureusement trop court, que j'ai en grande partie le développement ultérieur de mon intelligence. Mais, indépendamment de cet avantage que je retirai des leçons de M. Vaucher,

94 JEAN-CONRAD ESCHER.

les liens d'amitié toujours plus intimes qui se formèrent entre nous, furent pour moi, sous d'autres rapports, d'un prix inestimable. La haute moralité qui le distin- guait, la générosité éclairée de ses sentiments eurent sur les miens l'influence la plus salutaire. Je m'habituai à considérer mon maître comme un idéal moral auquel je m'efforçais d'atteindre, et dans les luttes que j'eus à soutenir avec mes passions, son souvenir m'aida plus d'une fois à remporter la victoire. En même temps, son pur et noble patriotisme réchauffait le mien et lui im- primait une direction plus élevée. »

Exemple encourageant pour l'instituteur vraiment attaché à sa vocation ! Lorsque avec cette chaleur d'âme, cette bienveillance expansive qui le caractérisait, Vau- cher se faisait l'ami d'un jeune homme qu'il était sim- plement chargé d'instruire, lorsqu'il exerçait sur lui ce noble ascendant, savait-il qu'il contribuait à former pour la Suisse un citoyen des plus distingués, et pour Genève, un ami des plus constants et des plus sincères* ?

^ La plupart de nos lecteurs connaissent sans doute le recueil de sermons de J.-P. Vaucher, publié en 1842, et la préface pleine d'intérêt que ses fils y ont jointe. Ils connaissent aussi l'éloquente préface que lui-même a mise à son grand ouvrage sur les Mœurs des plantes et sa Notice nécrologique sur Conrad Escher, insérée dans ce recueil {Bibliothèque Universelle, mars 1823). En la re- lisant, ils jugeront par eux-mêmes de la profondeur de l'attache- ment que ne cessèrent de se porter ces deux amis. « J'ai reçu, dit M. Vaucher, de ses lettres pendant quarante années, souvent tous les mois, et jamais je n'en ai vu aucune qui ne renfermât quelque vue. grande et patriotique, et quelque encouragement à la

JEAN-CONRAD ESCHER. 95

De retour à Zurich, Escher en repartit au bout de peu de temps pour visiter la France, l'Angleterre. l'Al- lemagne ; il fit un séjour de plusieurs mois à l'Univer- sité de Gœttingue; de il se rendit en Italie, et après l'avoir parcourue, il revint à Genève par le Mont-Cenis. Il prenait note, jour par jour, de tout ce qu'il voyait, des impressions que les hommes et les choses faisaient sur lui ; ces impressions, consignées dans son journal de voyage, dont M. Hottinger cite plusieurs extraits, dénotent chez Escher un cœur honnête et pur, un ju- gement sain, un esprit ouvert et avide d'instruction, mais en même temps fermement attaché aux souvenirs, aux mœurs simples et aux institutions de sa patrie. L'extrait suivant fera juger des sentiments qui l'ani- maient à son retour :

« Je saluai avec transport ce jour (21 août 1788), je devais revoir mon pays et embrasser dans ma chère Genève ma jeune sœur et mon ami Vaucher. Nous traversions un charmant paysage, mais mon imagina- tion était occupée de tout autre chose que de ce que je

pratique du bien. Il y régnait un entraînement secret, une fran- chise helvétique, un certain ton héroïque et patriarcal, et surtout une effusion d'âme et une tendresse d'amitié qui ne manquaient jamais de m'émouvoir et de me disposer à devenir meilleur. Je les lisais à mes amis qui les écoutaient avec un recueillement religieux et qui en éprouvaient les mêmes sentiments. C'est pourquoi je les conserve comme un dépôt précieux, et tant qu'elles seront auprès de moi, et que je pourrai les relire, je n'aurai pas perdu entière- ment mon ami. >

96 JEAN-CONRAD ESCHER.

voyais. Vers midi je reconnus les premiers coteaux du Saléve, et cette vue ne fit qu'accroître mon impatience. Cheminant à grands pas devant la voiture, je portais avidement mes regards de colline en colline, espérant toujours découvrir le lac de Genève, et toujours trompé dans mon attente. Enfin, vers les cinq heures, je l'aper- çus, ainsi que la riante ville assise sur ses bords. Quelle joie à cet aspect ! Là, me disais-je, commence la terre suisse. Voilà les rivages de l'heureux pays de Vaud, voilà les rochers du Jura et la Dôle qui les domine I Le plus ardent patriotisme embrasant mon cœur, je fis à ce moment le serment solennel de me consacrer à mon pays. Puis vinrent se retracer à moi les jours que j'avais passés sur les bords ravissants de ce beau lac. Je décou- vrais au loin Morges et Aubonne, près desquelles j'avais fait jadis, le soir, tant de promenades solitaires. Genève surtout, avec ses hauts clochers, attirait mes re- gards. Je reconnaissais Saint-Antoine et croyais distin- guer la demeure de l'ami vers lequel mon cœur s'élan- çait plein de reconnaissance. La beauté de la soirée ajoutait au charme de ce retour. Le Saléve et les mon- tagnes d'alentour brillaient au coucher du soleil, et le lac, resplendissant comme un miroir, complétait cet admirable tableau. Mon imagination prenait son vol au delà de ces montagnes, auprès de mes amis de Berne, et jusqu'à ma bien-aimée Zurich. Cependant la voiture m'avait rejoint, j'y montai ; nous fîmes rapidement le reste du trajet. Je palpitais de joie en entrant dans Ge-

JEAX-CONRAU ESCHER. 97

néve ; dés mon arrivée, je courus voir ma jeune sœur, que j'y avais laissée presque enfant, et que je trouvai fort grandie. Bientôt Vaucher vint nous rejoindre, et mit le comble à ma joie par ses chauds embrassements. »

Après une courte excursion à Montpellier, auprès de sa sœur aînée, Escher, passant par Berne, retourna à Zurich, le 21 novembre de la même année : « Et maintenant, pour toujours à toi, ô mon pays I » s'écria- l-il en le revoyant. C'est par ces mots qu'il clôt le journni de ses voyages.

Escher tint parole. Fixé désormais dans sa ville na- tale par les occupations commerciales de son père, au- quel il fut associé, et bientôt par les liens du mariag le plus heureux, il ne songea plus, dans ses moments de loisir, qu'à se mettre en état de payer un jour s:i dette à la patrie. Dans ce but, il poursuivait avec ardeur ses études de mathématiques, de philosophie, de poli- tique, d'histoire naturelle. Il faisait, quelquefois seul, plus souvent avec ses amis Lavater, les deux Renggei', Usteri, Kastofer, des excursions géologiques dans les Alpes. II était un des membres les plus actifs de la So- ciété helvétique des sciences naturelles, et de celle de bienfaisance. Mais convaincu que la vie la plus occupée ne peut être utile au dehors qu'autant qu'elle est bien réglée au dedans, il s'appliquait sans relâche à amého- rer ses sentiments par un consciencieux examen de lui- même. C'était chez lui, dit M. Hottinger, le fruit d'une tendance religieuse éminemment pratique, qui, sans

98 JEAN-CONRAD E8CHER.

méconnaître pour l'homme le besoin du secours divin, attendait surtout ses progrés vers le bien, de sa vigi- lance et de ses efforts. C'était aussi le fruit de l'étude assidue qu'il faisait alors de la philosophie de Kant. Ce stoïcisme moderne se développant, comme l'ancien, à une époque de matérialisme, pour retremper les âmes amollies, pour raffermir les principes moraux, pour rattacher aux vérités fondamentales de la religion les esprits tourmentés par le doute, cette philosophie de Dieu, de l'immortalité et du devoir, devait plaire à l'âme sérieuse d'Escher, et le prépara puissamment à servir son pays pendant la période orageuse de la révolution française.

La Suisse, menacée par les redoutables luttes qui se livraient sur ses frontières, était plus tristement encore travaillée par les dissensions qu'excitait la propagande révolutionnaire. Toutes les institutions anciennes étaient mises en question. Jamais Escher n'avait aimé les privi- lèges, même ceux dont il profitait ; toujours il avait dé- testé l'oppression ; il reconnaissait que des réformes politiques étaient nécessaires en Suisse ; mais il eût voulu les voir amenées paisiblement par le progrès des idées, et non extorquées par des révolutions. En 1 793, il donna un cours gratuit destiné à répandre chez ses concitoyens de saines notions de politique. Les sages tendances libérales qu'il y manifesta fixèrent sur lui le suffrage de ses concitoyens. En 1 798, il fut élu à Berne membre de l'Assemblée constituante. La nouvelle Con-

JEAN-CONRAD E8CHER. 99

stitution une fois adoptée, il fut élu membre du Grand Conseil helvétique, pendant que son ami Usteri devint membre du Sénat. Fixés ensemble à Aarau, siégea d'abord le gouvernement central, ils publiaient, chaque jour, accompagné de leurs remarques, le résumé des délibérations de ces deux corps, et s'efforçaient de faire prévaloir contre le despotisme démocratique les princi- pes d'une liberté éclairée. Tant que l'aristocratie était demeurée au pouvoir, Escher n'avait cessé de lui prê- cher la clémence pour les patriotes égarés. Il ne montra pas moins de courage à défendre les patriciens détrô- nés contre les exactions et les violences des vainqueurs. Souvent en butte lui-même aux accusations des deux partis, parce qu'il était avant tout du parti de la vérité et de la justice, il ne laissait pas cependant de com- mander l'estime de tous, et, lors de la translation du gouvernement central à Lucerne, il fut nommé président du Conseil législatif. Ce fut pour lui le sujet d'une grande anxiété. Il reconnaissait dés longtemps que dans les circonstances critiques se trouvait la Suisse, sous le contre-coup des mouvements qui agitaient les États voisins, le magistrat le plus ferme et le plus dévoué était plus souvent entraîné par les événements qu'il n'était en état de les dominer et de les conduire. Mais, tant que le suffrage de ses compatriotes lui imposait le fardeau des affaires publiques, il ne se croyait point li- bre de s'v soustraire. « Seulement, dit M. Hottinç^er. quand les plaies de la société déchiraient son cœur, il

100 JEAN-CONRAD ESCHER.

allait chercher des consolations au sein de la nature, il se réfugiait dans la pensée de son Créateur, et s'atta- chait avec d'autant plus d'ardeur à la loi morale, qu'il la voyait autour de lui plus méconnue, »

Enfin, l'Acte de Médiation vint assoupir pour quel- que temps les troubles de la Suisse. Lors du renouvel- lement des autorités publiques, qui eut lieu à cette oc- casion, Escher, dont les services étaient devenus moins nécessaires, écarté du Grand Conseil de Zurich, parles uns comme libéral, par les autres comme aristocrate, put en sûreté de conscience dire adieu à la politique. Avec quel délice alors il rentra dans la vie privée, et savoura les joies du foyer domestique ! Mais il ne s'ac- corda pas longtemps ces innocents loisirs. Jamais, au contraire, il ne se montra plus actif pour le bien public, jamais il ne rendit plus de services à son canton et à la Suisse entière que depuis qu'il fut devenu étranger aux affaires du gouvernement. Éloigné, par l'heureux oubli de ses concitoyens, de ces assemblées délibérantes tant d'hommes utiles s'usent souvent en pure perte, se consume dans de vaines luttes do paroles un temps précieux, Escher put concentrer ses facultés et ses forces sur les œuvres auxquelles il était le plus propre, et où' le succès dépendait avant tout de ses efforts. Indépendamment des fonctions diverses qu'il accepta dans les sphères de la bienfaisance, de l'éducation populaire, de l'enseignement supérieur, c'est alors qu'il entreprit comme véritablement sien, comme lui

JEAN-CONRAD E8CHER. 101

étant en quelque sorte assigné par la Providence, ce grand ouvrage de la canalisation de la Linth, auquel il a son glorieux surnom.

Dés ses premières courses minéralogiques en Suisse, en 1 793, son attention s'était fixée avec autant de tris- tesse que d'étonnement sur les ravages de ce torrent. En voyant sur un espace de plusieurs lieues carrées, une plaine naguère fertile, changée en un marais, d'où disparaissaient d'année en année toutes traces de cul- ture, en voyant ces villes inondées et prêtes à s'écrou- ler, ces habitants décimés par la disette et les maladies, il avait recherché et bientôt découvert le remède à ce lléau. Il s'agissait de creuser un double canal qui con- duisît les eaux de la Linth dans le lac de Wallenstadt, et déchargeât celui-ci dans le lac de Zurich. Mais c'était un ouvrage tout à fait disproportionné aux ressour- ces des cantons limitrophes. Escher s'efforça d'y inté- resser autant que possible le peuple suisse tout entier.

En 1796, il exposa ses vues dans le Républicain, qu'il rédigeait de concert avec Usteri. En 1803, il pré- senta à la Diète le plan d'une société d'actionnaires à former dans ce but. Enfin, en 1807, ayant réuni un assez grand nombre de souscripteurs, il put mettre sé- rieusement la main à l'œuvre. Les conseils dilatoires, les décourageants pronostics ne lui manquèrent pas ; et, en effet, il rencontra des obstacles de toute nature, dans l'apathie des autorités locales, dans l'indiscipline des ouvriers, dans le mauvais vouloir des propriétaires,

102 JEAN-CONRAD ESOHER.

souvent aussi dans l'insuffisance des fonds. Mais ces obstacles qui en eussent rebuté tant d'autres, il les sur- monta tous à force de persévérance, et, à tout prendre, il trouva plus facile de creuser un lit au torrent le plus fougueux, que de contenir les passions humaines déchaî- nées, et put répéter en terminant son œuvre, ce qu'il écrivait à un ami en la commençant : « J'aime mieux dessécher les marais que de gouverner à Zurich. » Pendant plus de huit années, cependant, chargé seul de cette immense tâche, pour la suivre, il dut abandon- ner ses affaires ; il se fixa au milieu de cette contrée dé- solée, dans une petite cabane qu'il s'était fait construire, bravant les dangers dont il voulait préserver ses conci- toyens, surveillant les travaux d'une aube à l'autre, mettant lui-même au besoin la main à l'œuvre, et tout cela sans vouloir accepter jamais, je ne dis pas le moin- dre émolument, mais la plus légère indemnité. Le dés- intéressement, il est vrai, était encore compris en Suisse, le dévouement gratuit à la chose publique n'y rendait pas encore un citoyen ridicule ou suspect. Escher se trouva amplement payé par la reconnaissance des populations qu'il avait sauvées, et plus encore peut- être par la confiance de celles qui recouraient à lui dans les mêmes dangers. Du reste, aucun vain orgueil ne se mêla jamais à sa joie. Il partageait la gloire de ses succès avec tous ceux qui l'avaient secondé de quelque manière. Il en faisait honneur avant tout à sa digne compagne, dont le dévouement, dans l'intérieur de sa

JEAN-CONRAD ESCHER. 103

famille, lui avait permis de se dévouer lui-même sans arriére-pensée aux intérêts de son pays.

« Rappelle-toi, écrivait-il en 1816 à l'une de ses lilles, ce que je te disais un jour du bien que peut faire, dans une position subordonnée, toute personne fidèle- ment attachée à ses devoirs. Si ta mère n'eût déployé tant de soin dans le gouvernement de sa maison, dans l'éducation de ses enfants, aurais-je pu vivre ainsi éloi- gné de chez moi, et me consacrer tout entier à une œuvre qui assure pour des siècles la prospérité d'une contrée? Certes, ta bonne mère ne se doutait pas que ses vertus domestiques aideraient un jour à sortir de leurs marais les pauvres habitants de Wesen et de Wal- lenstadt. »

Les travaux de la Linth n'étaient pas encore achevés, lorsque l'empereur Alexandre en entendit parler à son passage à Zurich, dans l'automne de 181 4. Sur les ren- seignements plus détaillés que lui donna Capo d'Istria,il en témoigna son admiration à Escher, dans une lettre datée de Vienne, à laquelle celui-ci répondit avec autant de modestie que de noblesse. C'est à peu prés de la même époque que datent ses rapports et sa correspon- dance avec l'archiduc Jean d'Autriche et avec sir Stratt- fordCanning, alors ambassadeur d'Angleterre en Suisse. L'estime qu'il sut inspirer à ces illustres personnages, en fixant leur attention sur son mémoire relatif à la di- sette de 1816, valut à la Suisse un secours considéra- ble de la Russie et de l'Angleterre. Alexandre envoya cent mille roubles.

104 JEAN-CONRAD ESCHER.

Cependant la Suisse s'était reconstituée. Trois nou- veaux cantons lui avaient été adjoints, parmi lesquels celui de Genève. Nos lecteurs nous sauront gré sans doute de leur faire connaître quelques-unes des ré- flexions d'Escher sur cet événement :

« Votre réunion à la Suisse, écrit-il à Vaucher, n'a pas été accueillie par tout le monde avec la même joie ; on redoute l'esprit turbulent dont vous avez fait preuve dans le dernier siècle. Pour moi, je ne partage point ce sentiment, et votre entrée dans le corps helvétique me cause, au contraire, une vive satisfaction. La masse d'instruction et de lumières, que vous apportez à la Con- fédération, est pour elle d'un haut prix ; et vous, qui avez éprouvé ce que c'est que d'être soumis à un monar- que absolu, vous ne pouvez manquer d'être de bons Suis- ses. »

Un peu plus tard, son ami, au retour d'un voyage à Zurich, lui ayant témoigné son admiration pour la simphcité des mœurs de cette ville, Escher lui répond :

« Une différence assez notable, il est vrai, se remar- que entre votre manière de vivre et la nôtre : nos mœurs sont plus simples et plus bourgeoises ; elles sont à peu prés ce qu'étaient les vôtres, il y a un siècle. Cette différence s'explique par l'étendue de notre territoire, comparé au vôtre, lequel, beaucoup trop restreint pour votre activité, vous a poussés dés longtemps aux entre- prises commerciales, aux voyages, aux spéculations sur les fonds étrangers. Quant à l'esprit public que vous

JEAN-CONRAD ESCHER. 105

louez en nous, c'est un effet de cette simplicité i^ême, et aussi celui du caractère particulier de notre vie poli- tique. Nos gouvernants ne reçoivent que de faibles sa- laires. Les magistratures inférieures, quoique nombreu- ses, ne nous coûtent presque rien. Ellessont, pour la plu- part, confiées à des propriétaires qai, se faisant honneur du caractère public dont ils sont revêtus, se montrent d'autant plus disposés à servir l'État de leur temps, de leurs talents et de leur bourse. Tel est l'esprit que, dès mon enfance, j'ai rencontré dans ma famille, et vous, mon ami, pendant mon séjour à Genève, vous n'avez pas peu contribué à le cultiver en moi. Vous ne cessiez, je m'en souviens encore, de me rappeler que, si ma po- sition était meilleure que celle de bien d'autres, je ne devais point l'attribuer à mon propre mérite, mais me faire un devoir d'autant plus étroit de me rendre utile âmes semblables et à mon pays. Cette maxime, em- preinte par vous dans mon cœur, m'a puissamment en- couragé dans l'entreprise j'ai trouvé le plus grand bonheur de ma vie. Au reste, si, jusqu'à présent, l'es- prit public a été plus développé à Zurich qu'à Genève, maintenant rendus à l'indépendance et unis à la Suisse, vous allez bientôt, sous ce rapport, rivaliser avec nous. « En tout cas, gardez-vous d'illusions trop flatteuses sur notre compte. La joie que vous cause votre entrée dans la Confédération vous dispose à nous croire meilleurs que nous ne sommes ; vous apprendrez à nous mieux connaître, et peut-être, vus de plus près, perdrons-

106 JEAN-CONRAD E8CHER.

nous un peu dans votre estime. 11 serait fâcheux qu'alors vous vous montrassiez aussi prompts à nous condamner que vous l'êtes aujourd'hui à nous admirer. Nous sommes un assemblage fortuit et quelque peu étrange de vingt- deux États très différents les uns des autres, et dont la plupart, malheureusement, n'ont pas à leur tête des hommes également distingués. De souvent, dans nos rapports mutuels, de l'égoïsme, de l'inconséquence et d'autres faiblesses humaines, dont notre histoire, dans les derniers siècles , n'offre que trop d'exemples. Bien souvent, une majorité sage a été forcée de pher devant une minorité peu intelligente. Toutefois le lien ne s'est point rompu, et son maintien est le principe fondamen- tal de notre politique. Que chacun s'efforce de faire prévaloir les mesures qu'il croit sages ; mais si elles sont rejetées, qu'il se console par la pensée que la par- faite sagesse n'est nulle part. S'il se trouvait un seul État la folie n'eût jamais accès, il serait depuis longtemps le maître de tous les autres ; or cette domi- nation absolue serait justement le pire de nos maux. » Escher fut pour nous un bienveillant introducteur auprès de nos confédérés ; il saisit avec empressement toutes les occasions de Uer Genève au reste de la Suisse. Lors de la réunion de la Société des Sciences naturelles à Saint-Gall, en 1819, il lit à nos savants l'accueil le plus hospitalier et le plus affectueux. La même année , il reçut nos députés au Jubilé de la Ré- formation de Zurich, et montra tout le prix qu'il met-

JEAN-CONRAD E8CHER. 107

tait à voir se resserrer les liens entre les deux Églises. Nous recommandons à nos lecteurs le détail de ces so- lennités patriotiques et religieuses, auxquelles Escher prit une vive part.

Son activité ne reculait devant aucun fardeau. Dés 1814, il avait consenti à rentrer dans l'administration, et avait accepté son élection au Petit Conseil de Zurich. En 1816, il se montra un des plus zélés pour le soula- gement de la disette. Dans les deux années suivantes, il étudia avec quelques savants les moyens de corriger \d cours de la Reuss, de dessécher les marais d'Anet, de préserver de nouvelles inondations la vallée de Ba- gnes, de prévenir les ravages terribles que menaçait de causer un jour la destruction d'une colline peu élevée qui sépare le Rhin du bassin de la Limmat. En 1818, il concourut à la fondation d'une école agricole d'enfants pauvres, sur le modèle d'Hofwyl. En 1822, nous le voyons encore occupé de recherches, dans les montagnes rhétiennes, pour la correction du cours de la Sarine. Mais tant de travaux menés de ft'ont, après toutes les fatigues qu'il avait déjà essuyées, achevèrent d'user un tempérament naturellement robuste, et abrégèrent une vie qui, moins bien remplie, se serait prolongée sans doute jusqu'à un âge avancé. Atteint de maux doulou- reux dont il ne se dissimulait point, mais dont il était loin de regretter la source, il languit pendant près d'un an, puisant encore des distractions dans le travail et dans l'étude, des consolations et des espérances dans un sentiment religieux toujours plus profond.

108 JEAN-CONRAD ESCHER.

C'est pendant cette maladie qu'il reçut dernière visite de son ami : « Je le vis, dit M. Vaucher, à Louë- clie, je passai deux jours avec lui, dans des entre- tiens pleins de tristesse et de charme. Il prévoyait déjà sa fin, mais il l'envisageait sans peine, et je ne pus l'en- gager, ni à me suivre à Genève pour consulter nos mé- decins, ni à changer quelque chose au plan de vie qu'il

suivait et qu'il appelait son devoir Sa grande âme

triomphait de ses épreuves, et sans se permettre aucune plainte, sans perdre même un instant cette sérénité qui avait fait son caractère habituel, il persévérait dans son plan de vie et trompait ainsi ses amis et sa famille sur la gravité de sa maladie. Quand il ne put plus aller au Conseil, il s'y fit porter en litière, et huit jours avant sa mort, qui eut lieu le 9 mars 1822, il y parla avec une force et une clarté d'esprit qui frappèrent tous les assistants. »

Telle est la noble vie que M. Hottinger s'est chargé de nous raconter. Si le principal mérite d'un biographe est de faire connaître à fond le caractère et les sentiments de son héros, il est impossible de mieux atteindre le but. Grâce à son récit constamment intéressant et animé, grâce aux nombreux fragments inédits qu'il cite des mémoires, desjournaux et de la correspondance d"Escher, fragments aussi heureusement amenés que judicieuse- ment choisis, on apprend à connaître ce digne citoyen, comme si l'on eût vécu dans son intimité, et l'on se sent pénétré pour lui d'une vive syjnpathie. Nous re-

JEAN-COXRAD ESCHER. 109

grettons de ne pouvoir citer, même par de courts ex- traits, une foule de détails qui nous ont vivement cap- tivé. Les scènes de la première jeunesse d'Escher, le journal de ses excursions en Suisse, celui de ses voyages, ses jugements souvent remarquables sur les hommes et les institutions, le tableau de ses études, ses rapports avec les savants de son pays, le développement et les phases diverses de sa pensée religieuse, les circonstan- ces de sa maladie et de sa mort, les honneurs éclatants, quoique un peu tardifs, que la Diète helvétique rendit à sa mémoire \ voilà, ainsi que beaucoup d'autres déjà indiqués plus haut, des récits propres à captiver toutes les classes de lecteurs.

Enfin cet ouvrage a le mérite de répondre parfaite- ment à son titre, et au but de l'auteur, qui a été de nous offrir, dans la personne de C. Escher, l'idéal réa-

' Entre autres honneurs, elle fit graver sur les rochers du Bi- berlikopf, en face du pont de Ziegel qui traverse le canal de la Linth, l'inscription suivante :

lO. COSRADO. ESHERO.

LlXDEMAGICO.

PALroiBVS. SICCATIS.

DE. PATRIA.

BE\E. MERrro.

Ob. CIVES. SERVATOS.

Honoris, et. virtutis. causa.

populus. helveticus.

Ex COSVEXTrS. decreto

posriT MDCCCXXXII. Suivent deux autres inscriptions en allemand.

110 JEAN-CONRAD E8CHER.

lise d'un vrai républicain, c'est-à-dire d'un citoyen aussi moral qu'éclairé, voué avec un entier désintéres- sement au bien de la patrie. Sous ce rapport, nous con- naissons peu de livres plus utiles à méditer, dans les temps actuels ; il serait à désirer qu'une traduction mît celui-ci à la portée des lecteurs de la Suisse française. En attendant, remercions M. Hottinger d'avoir consa- cré ses talents à nous retracer un si beau type et faisons des vœux pour que la Suisse soit digne un jour de revoir à sa tête beaucoup de semblables citoyens.

A cette biographie, M. Arnold Escher a joint un ap- pendice sur les travaux géologiques de son défunt père, et M. Pestalozzi, ingénieur en chef, un mémoire sur les travaux hydrotechniques de la Linth, orné d'une carte fort détaillée. Ces deux appendices qui, pour les savants, ajoutent un nouveau prix à l'ouvrage, sont malheureusement peu de notre compétence. Qu'il nous soit permis, cependant, de donner au moins un rapide aperçu du premier.

Escher appartenait à cette classe de naturalistes pour lesquels le doute est préférable à l'erreur, et qui se dé- vouent à la recherche de la vérité, sans se laisser jamais entraîner à l'esprit de système.

L'enseignement qu'il avait reçu à Gœtlingue sur la minéralogie, avait été plus propre à le détourner de cette étude qu'à lui en inspirer le goût ; mais le specta- cle de la chaîne des Alpes, qu'il avait sans cesse devant les yeux, nourrissait chez lui un ardent désir d'en con-

JEAN-CONRAU ESCHER. 111

naître l'ensemble. « L'aspect de la grande chaîne des Alpes, écrit-il à l'archiduc Jean d'Autriche ', que nous contemplons depuis nos collines rapprochées, appelait tellement mon attention, que je formai le projet de dresser le plan topographique de ces montagnes entas- sées les unes sur les autres dans un chaos apparent. Je les parcourus dans tous les sens, je trouvai partout des chaînes subordonnées les unes aux autres, des couches correspondantes; je reconnus un ordre général, et dés lors je m'appliquai, aussi bien que j'en suis capable, à l'étude de nos grandes montagnes. »

Pour se préparer à cette carrière scientifique, Escher trouva bien peu de ressources dans sa ville natale ; les savants naturalistes de Zurich s'étaient voués à d'autres branches ; les collections, bien que remarquables pour cette époque, ne se composaient guère que de pétrifi- cations qui ne pouvaient encore fournir aucune lumière sur les faits géologiques ; il fut donc réduit à étudier la minéralogie dans des manuels et au moyen de collec- tions particulières, et pour la géologie, il en puisa les premières notions dans les écrits de l'école de Werner, et surtout dans les voyages de Saussure.

' Le goût de ce prince éclairé pour l'histoire naturelle, et sur- tout pour la géologie, le mit en rapport avec Escher, lorsqu'on 1815, après le siège d'Huningue, il se rendit à Zurich siégeait alors la Diète helvétique; il s'établit entre eux une correspondance relative aux principaux problèmes géologiques dont on s'occupait alors.

112 JEAN-CONRAD ESCtIER.

Ce qui ajouta promptement un grand intérêt et une grande valeur h ses observations, ce fut le soin qu'il prit de représenter fidèlement les flancs ou le profd des montagnes, ainsi que le panorama du sommet il était parvenu ; c'était un excellent moyen de s'orienter dans le système si compliqué des Alpes, représenté d'une manière si incomplète et souvent si fautive dans.les cartes d'alors. « Cette sorte de dessin, dit-il, me facilita beau- coup l'étude des Alpes, parce qu'on obtient par quel- ques belles coupes de couches, qu'il n'est pas toujours possible d'observer sur place ; mais à la maison on s'aperçoit que les dessins les plus soignés laissent encore bien des choses à découvrir, auxquelles on ne pense pas sur les hauteurs, lorsqu'on est en pleine jouissance du magnifique spectacle de nos montagnes.»

Escher apportait aussi une grande attention à la na- ture minéralogique des roches, d'autant plus qu'alors elle était considérée, après leur position relative, comme l'élément le plus essentiel pour déterminer l'âge des couches. Il aimait à suivre le mode de destruction et de décomposition des diverses espèces minérales, et les difîérences qui en résultaient pour l'aspect et la forme des montagnes, dans leur partie végétale ; le mode de formation des cônes et des collines de débris, la nature des cailloux roulés et la manière dont ils avaient été transportés, leurs dépôts dans les lits des fleuves et au fond des lacs. Il reconnut de bonne heure que ces di- vers faits forment un élément très important dans l'éco-

JEAN-CONRAD E8CHER. 113

nomie de la nature, et il raconte que cette étude l'occupa dés Tannée 1793.

Escher observait également la topographie des con- trées qu'il traversait, et qui étaient alors bien peu con- nues ; il déterminait avec le baromètre la hauteur des points remarquables ; il s'attachait à interroger les ha- bitants sur leur genre de vie, leurs mœurs, et ne négli- geait point l'étude de l'administration locale, ni celle des positions militaires, en vue de la défense du pays.

De retour de ses courses, il consacrait ses premiers loisirs à étiqueter exactement ses échantillons de miné- raux, à mettre au net ses dessins et ses plans de mon- tagnes, ainsi que les observations consignées dans son journal ; c'est évidemment grâce à l'exactitude avec la- quelle, dés le commencement, il observa la nature, et au soin qu'il apporta à ses rédactions, qu'Escher a ses connaissances profondes en géologie.

Comme, de 1791 à 1822, il faisait chaque année de plus ou moins grandes excursions dans les montagnes, et que chacune d'elles enrichissait ses observations géo- logiques, il forma peu à peu trois collections qui se complétaient l'une l'autre, et qui consistent en 1430 grandes feuilles de notes, en 900 dessins de montagnes de diverses dimensions, en dix mille échantillons de mi- néraux. Ces derniers étaient distribués en cinq classes :

a) terrain primitif,

b) calcaire des Alpes, e) formation du Jura,

8

114 JEAN-CONRAD ESCHER.

d) grès et molasses,

e) produits des mines,

ceux-ci étaient rangés dans l'ordre géographique.

Une carte annexée au volume, et qui est due aux soins de M. Arnold Escher fils, présente un aperçu des voyages faits en Suisse par son père. L'examen de cette carte, joint à ce qui vient d'être exposé, montre qu'Escher passait avec raison pour être celui de ses contemporains qui connaissait le mieux la constitution géologique de notre pays.

Cependant, lorsqu'il fut invité par ses amis et quelques géologues à publier une esquisse du système général des Alpes suisses, il s'y refusa en disant : « Mes con- naissances sur les Alpes se réduisent à pouvoir rectifier les idées erronées que l'on se fait de leur constitution; mais aussitôt que je dois exposer une manière de voir plus saine, des difficultés insurmontables m'arrêtent.» Toutefois il ne s'exprimait point ainsi par décourage- ment, car voici les conclusions d'une de ses lettres écrite à la même époque : « 11 faudra donc encore des recherches attentives de tout genre, avant d'être en état de donner un aperçu satisfaisant, si l'on ne veut pas concevoir un système qui ne soit d'accord avec la na- ture que sur quelques points, et qui, pour le reste, serait bâti en l'air. Cependant si, d'un côté, on doit se garder de toute précipitation, on ne doit, pas non plus, de l'autre, se laisser dérouter par les anomalies qu'on a découvertes; mais il faut poursuivre, avec un

JEAN-CONRAD E8CHER. 115

courage réfléchi, les traces d'un ordre supérieur qui existe indubitablement. »

Ce que nous venons de dire suffira, ce nous semble, pour faire comprendre à nos lecteurs la nature et l'étendue des travaux d'Escher, et surtout l'esprit qui les a dirigés. C'est aux géologues qu'il appartient de recueillir le fruit de ses longues et fidèles observations et d'en tirer les conséquences.

ADRESSE AU PRÉSIDENT

DE

L'ALLIArsCE CHRÉTIENNE UNIVERSELLE

ADRESSE AU PRESIDENT

DE

L'ALLIANCE CHRÉTIENNE UNIVERSELLE

Messieurs,

Instruits par votre circulaire du mois de décembre dernier de la fondation d'une Alliance chrétienne uni- verselle, dont le comité directeur doit siéger à Paris, nous venons vous exprimer notre entière sympathie pour cette association, qui nous semble répondre à quelques-uns des besoins les plus sérieux de l'époque actuelle.

Pendant les trente ou quarante ans de paix dont l'Europe vient de jouir, des causes qu'il serait trop long d'énumérer ici ont rapproché de plus en plus les diverses populations chrétiennes, et mis en présence des partis et des cultes, qui depuis trois siècles étaient parqués dans des États différents.

On ne peut se le dissimuler: le premier résultat de ce contact a été peu favorable à la paix religieuse. Ce

120 ADRESSE AU PRESIDENT

rapprochement, en réveillant de funestes souvenirs, a ré- veillé aussi les haines, la méfiance. Les controverses du XVI"^ et du Xyil""^ siècle, qui avaient paru éteintes dans l'indifférence du XVIIP^ et dans les préoccupations poli- tiques du commencement de celui-ci, se sont ranimées dès 1815 avec une aigreur, quelquefois avec une vio- lence inattendues. Aux antipathies confessionnelles, se sont jointes les antipathies de races ; les vieilles natio- nalités menacées se sont mises en défense ; de tristes agressions s'en sont suivies. Les esprits tolérants eux- mêmes, pour ne pas paraître déserter leur drapeau menacé, se sont vus entraînés, malgré eux, dans des luttes qu'ils déploraient.

Cet état de tension sans doute ne saurait durer tou- jours; le temps fera son œuvre, le rapprochement pro- duira à la longue ses effets accoutumés. La liberté reli- gieuse une fois solidement garantie, tous les partis, rassurés sur le maintien de leurs droits, en même temps que frustrés de tout espoir d'une domination tyrannique, quitteront peu à peu leur attitude hostile et céderont aux sympathies naturelles qui les portent à s'unir. Quelle n'est pas à cet égard la puissance d'un sentiment reli- gieux vif et pur ! Quel est le chrétien, à quelque dénomi- nation qu'il appartienne, qui ne connaisse, dans d'autres Églises, des hommes avec lesquels il serait heureux de s'unir pour adorer et pour prier? Quel protestant pieux ne s'est édifié avec Pascal et Fénelon? Quel catholique éclairé ne s'édifierait avec Vinet, avec Channing?

DE l'alliance chrétienne UNIVERSELLE. 121

D'ailleurs depuis trois siècles, il s'est opéré et s'opère chaque jour dans le sein des partis une décomposition graduelle qui facilitera leur fusion. Les barrières con- fessionnelles s'abaisseront ; les anciennes classifications s'effaceront, pour laisser agir les affinités de choix ; il y aura encore des divisions sans doute, mais elles chan- geront de nature; elles n'existeront plus entre des Églises, des cultes, dont l'opposition n'enfante que des haines stériles, mais entre des vues, des tendances di- verses, dont la lutte est indispensable au progrès.

Tel est l'avenir vers lequel nous marchons indubita- blement. Mais en attendant qu'il puisse se réaliser, qu(! de tristes conflits, que de collisions funestes, peut-être même sanglantes, pourraient résulter de l'antagonisme .actuel, si on ne lui opposait les efforts réunis de tous les amis de la charité !

C'est, Messieurs, ce que vous venez d'entreprendre; et il vous a fallu quelque courage pour vous jeter entre des partis acharnés, au risque de détourner sur vous les coups qu'ils se portent. Sans déguiser les diver- sités d'opinion, sans chercher à concilier ce qui est inconciliable , vous montrez aux chrétiens sincères le terrain qui leur est commun et sur lequel il dé- pend d'eux de s'unir. Vous dressez entre les camps l'étendard autour duquel se grouperont, peu à peu, toutes les âmes à la fois sérieuses et pacifiques. Ce qu'on a fait naguère pour quelques sectes protestantes, vous le faites pour tous les partis chrétiens, en procla-

122 ADRESSE AU PRESIDENT

mant un symbole qui n'a rien d'exclusif pour aucun d'eux et qui, dans sa compréhensive brièveté, met à la fois en relief les sentiments indispensables au vrai dis- ciple de Jésus-Christ et les croyances fondamentales d'où ces sentiments découlent : « amour de Dieu Créateur et Père de tous; amour des hommes, ses enfants et ses créatures immortelles ; amour pour Jésus, fils de Dieu et sauveur des hommes, et, par cela même, pour le Livre saint qui nous retrace sa vie et nous transmet ses révélations. »

Au demeurant, nous le savons, Messieurs, en invitant les membres de l'Alliance à proclamer avec vous ces grandes vérités et ces grands devoirs, vous n'entendez point qu'ils se déclarent indifférents sur le reste. Vous n'appelez aucun d'eux à quitter le culte, vers lequel ses sympathies le portent de préférence; vous laissez à chacun sa position et son infiuence, dans l'Église parti- culière à laquelle l'attachent ses convictions. Vous faites plus : vous reconnaissez, qu'entre les questions qui di- visent aujourd'hui les chrétiens, il en est plusieurs d'une haute importance et sur lesquelles chacun a le droit, non seulement de se former une opinion, mais encore de la professer, de la propager, de la défendre, par tous les moyens que l'Évangile avoue. Vous n'excluez ni les recherches, ni la discussion, ni le légitime et loyal prosélytisme; mais vous tracez la limite sacrée qu'ils ne doivent jamais franchir ; vous voulez qu'en s'éclairant sur les points qui les divisent, les chrétiens

DE l'alliance chrétienne UNIVERSELLE. 123

ne perdent jamais de vue les vérités fondamentales qui les unissent, le but commun vers lequel tous font pro- fession de tendre, ce qu'ils se doivent les uns aux autres comme disciples d'un même sauveur et enfants d'un même Dieu. Enfin, tandis que des écrivains, des journalistes, et ce qui est plus inconcevable encore, des ministres de la religion travaillent à réchaufïer le levain d'un aveugle fanatisme, tandis (jue de prétendus amis de la liberté religieuse, tout en faisant beaucoup de bruit pour elle, déclarent ne vouloir la défendre qu'avec et pour ceux qui pensent comme eux, vous plus généreux, vous la défendrez avec tous, pour tous, et au besoin contre tous. Vous travaillerez à former en faveur de ce droit sacré, de ce principe capital de la civilisation moderne, une opinion puissante, compacte, capable en un mot d'étoufïer les clameurs du fanatisme et de paralyser ses elîorts.

Ce n'est pas le seul bien qu'on peut attendre de l'Alliance chrétienne. Trop souvent jusqu'ici, lorsqu'on voulait réunir, dans les sociétés philantropiques ou sa- vantes, des hommes appartenant à des communions diverses, on était obligé en quelque sorte de bannir la religion du cercle de leurs entretiens et de leurs travaux. Dans les recherches, auxquelles il semble qu'on ne puisse se livrer, sans faire éclater son enthousiasme pour la sagesse et la bonté divines, dans des œuvres que la pensée de l'Être Éternel peut seule diriger, soutenir, vi- vifier, dans des établissements d'instruction le pre-

124 ADRESSE AU PRÉSIDENT

lïiier besoin est de tourner vers Lui les jeunes intelli- gences, enfin dans des réunions du but le plus relevé et dont la plupart des membres certainement portaient Dieu dans leur cœur, à peine Dieu était-il nommé ; on semblait d'un commun accord écarter ce saint nom, comme s'il eût réveiller à l'instant toute l'animosité des luttes confessionnelles. Il n'en sera point ainsi dans l'association que vous venez de fonder. Ses membres, réunis sous le regard de Dieu, au nom de Jésus, et sous les auspices de l'amour mutuel, sauront qu'ils peuvent, sans danger pour la paix, s'entretenir des grands sujets de la religion et de la morale chrétiennes ; l'enseignement donné dans vos écoles sera profondément religieux sans être intolérant ni étroit. Vos publications populaires, enrichies de tout ce que l'esprit de Christ a inspiré de sanctifiant aux docteurs chrétiens de tous les lieux et de tous les temps, édifieront les membres de toutes les communions religieuses. Les agents de vos comi- tés de bienfaisance exerceront ce ministère at large, que le digne et pieux Tuckerman avait inauguré dans Boston, en portant indistinctement à tous les malheu- reux sans appui les secours spirituels et temporels de la charité.

L'AUiance chrétienne doit servir encore d'une autre manière la cause de la religion.

Par l'efïet du mouvement des esprits dont nous par- lions tout à l'heure, bien des chrétiens aujourd'hui, sans rompre ouvertement avec l'Église dans laquelle ils

DE l'alliance chrétienne UNIVERSELLE. 125

sont nés, ont cessé de lui appartenir de cœur. Plusieurs même, et le nombre en est plus grand qu'on ne pense, ne trouvant parmi les communions existantes aucune qui satisfasse pleinement leurs sentiments, ou réponde parfaitement à leurs besoins, peut-être aussi repoussés par l'exclusivisme de quelques-unes d'entre elles, aban- donnent le culte chrétien, demeurent étrangers à toute profession, à toute manifestation religieuse, et finissent trop souvent par grossir la foule des sceptiques ou des indifïérents. C'est à vous. Messieurs, par la largeur de votre symbole, à les arracher à ce dangereux indivi- duahsme. Tous leur offrez un terrain neutre, où, sans aucun sacrifice d'opinion, ils pourront ensemble et avec les autres chrétiens, s'occuper de pensées et d'œuvres chrétiennes, faire le bien, travailler à l'avancement du règne de Dieu ; vous leur assurez les bienfaits et les joies de la communion religieuse ; vous rendez l'essor à des sentiments, qui autrement risqueraient de s'éteindre dans l'isolement et l'inaction.

Quelque précieux néanmoins que soient ces avantages et d'autres encore, inhérents à votre œuvre, vous ne pouvez vous flatter qu'ils soient dès l'abord appréciés du grand nombre, vous devez vous attendre à rencon- trer de divers côtés des contradictions, tout au moins de l'incrédulité et de la froideur ; mais que tout cela ne vous décourage point. Votre œuvre est essentiellement une œuvre d'avenir, et c'est l'avenir qui se chargera de vous justifier. Ce que vous vous proposez de faire, le

126 ADRESSE AU PRESIDENT

temps Je ferait sans vous, mais il le fera bien mieux avec vous. Les chrétiens entreront avec plus de con- fiance, marcheront avec plus de sécurité, dans la route que vous leur aurez ouverte. Puissiez-vous insen- siblement les amener à comprendre combien le zèle qui fait aimer est plus excellent devant Dieu que le zèle qui fait haïr ! Puissiez-vous les pénétrer assez de l'es- prit de Christ pour que, planant au-dessus des diflerences qui les séparent, ils se sentent unis en Lui comme les membres d'un môme corps, comme les brebis d'un même troupeau, sous la houlette du même berger.

Pour nous, Messieurs, si la position des partis reli- gieux à Genève nous paraît pour le moment peu favo- rable à la formation d'une branche de votre Association, persuadés du moins de l'excellence de cette institution, convaincus du bien qu'elle est destinée à produire, nous avons voulu par la présente adresse vous donner un témoignage public de notre sympathie et vous offrir chacun le concours de nos efforts.

Nous déclarons en conséquence approuver pleine- ment les vues qui ont présidé à la fondation de l'Alliance chrétienne universelle et adhérer aux principes qui lui servent de base.

M. AcHARD, juge de paix.

A. Archinard, pasteur.

Bedot, pasteur, membre du Consistoire.

E. BoNNEViLLE, pharmacien.

F. Chapuis, pasteur.

DE l'alliance chrétienne UNIVERSELLE. 127

E. Chastel, prof, de théologie. A. Cherbuliez, professeur. CouGNARD, avocat.

J. CouGNARD, pasteur. G. -H. DuFOUR, général.

C. FiGuiÈRE, docteur.

J.-B.-G. Galiffe, D' en droit, maire. A. -P. Humbert, notaire.

F. JOLY.

L. de Manuel.

A. de Morsier, anc. conseiller d'État.

D. MuNiER, prof, de théologie. J.-L. Peschier, maire. Eugène Picot, pasteur.

L. Senn, docteur en médecine.

E. Tesseyre, pasteur. Louis Vaucher, professeur. J.-J. Weber, ancien pasteur.

F. Vernes-Prescott. J. VioLLiER, pasteur.

Genève, février 1854.

L'ÉGLISE ROMAINE

CONSIDEREE DANS SES

RAPPORTS AVE': LE DÉVELOPPEMENT DE L'HUMANITE

C0NFÉRENCP:S PHÊCHÉES a GENÈVE en 18o6

L'ÉGLISE ROxMAINE

PRIÈRE

0 notre Dieu et notre Père ! nous nous élevons tous ensemble a toi pour mettre sous ta bénédiction et sous tes saints auspices les méditations auxquelles nous venons nous livrer. Tous les jours nous sentons mieux la vérité de cette parole : que si tu ne bâtis toi-même la maison, c'est en vain que l'homme travaille à l'édifier. Oui, divin architecte, tout ce qui n'est pas entrepris selon les plans de ta sagesse, exécuté selon tes lois éternelles, ouvrage sans consistance,, s'écroule et périt. Rien de durable que ce qui procède' de ton esprit et se fait pour ta gloire. Toute œuvre d'homme se fane comme l'herbe ; toi seul subsistes d'âge en âge, et ce que tu prends sous ta garde participe seul à ton éternité.

Oh ! qu'heureux est l'homme qui, travaillant avec toi et pour toi, sent ton souffle divin qui l'anime et donne l'accroissement à son œuvre ! Bienheureux celui qui sème une moisson que tu daignes récolter ! Joyeux,

132 PRIÈRE.

il confie sa semence à la terre, sûr que, même sous la neige et les frimas, ta puissance la garde, ton œil la couve, et qu'un jour ton soleil la fera lever et mûrir.

C'est dans ces sentiments et dans cette confiance que nous venons à toi. Seigneur ! C'est sur toi, et sur toi seul, que nous voulons nous appuyer. Nous nous tour- nons vers ta face, afin qu'elle nous éclaire ; nous implorons ta grâce, afin qu'elle nous dirige et nous fortifie. Préside toi-même au milieu de nous, afin que nos paroles, animées de ton esprit, puissent servir aux progrés de la vérité, au bien des âmes, à l'édification de ton Église et à l'avancement de ton régne par Jésus- Christ !

PREMIÈRE CONFÉRENCE

« Lui-même a établi les uns apôtres, les autres prophètes, les autres évangélistes, et les autres pasteurs et docteurs, pour travailler à la perfection des saints, aux fonctions de leur ministère et à l'édification du corps de Christ, jusqu'à ce que nous soyons tous par- venus à l'unité de la foi et à la pleine con- naissance du Fils de Dieu, à l'état d'homme fait et à la mesure parfaite de la stature de Jésus-Christ ; afin que nous ne soyons plus des enfants flottants, emportés par le vent de toutes sortes de doctrines, par la tromperie des hommes et par leur adresse à nous enve- lopper dans l'erreur; mais que joignant la vérité à la charité, nous croissions à tous égards en Christ qui est notre chef. »

Épître de saint Pacl aux Éphésiens, IV, 11-15.

On chercherait en vain dans l'Évangile, à phis forte raison partout ailleurs, une plus belle définition de l'Église et du ministère chrétien que celle que vient de nous donner l'apôtre saint Paul. Quoi de plus conforme 6n efïet à tout ce que nous connaissons des desseins de

134 l'église romaine.

Dieu pour le développement de l'humanité? Dieu qui, après nous avoir créés à son image, nous élève comme un père élève ses enfants, qui, dès l'économie présente, fait concourir à cette éducation toutes les phases, toutes les vicissitudes de notre existence, tous les milieux dans lesquels il nous place, la famille, la société, ce monde tout entier, les lumières dont il nous y entoure, les bienfaits, les épreuves, les châtiments qu'il nous y dis- pense ! Dieu, qui, pour mieux nous révéler ce que nous devons être pour lui plaire et lui ressembler, a placé Jésus au milieu de nous, comme sa propre image empreinte dans l'humanité, qui a daigné enfin, selon saint Paul, compléter ce bienfait par l'institution de l'Église ! Il en a fait une partie essentielle de son plan pour l'éducation spirituelle du genre humain. Mère sainte, royale tutrice, elle doit continuer par ses ministres l'œuvre de salut commencée ici-bas par son divin époux ; elle doit tra- vailler sur le même plan que lui à l'édification de la maison spirituelle que Dieu se bâtit, s'efforcer de réta- bhr, de perfectionner de plus en plus, chez ses enfants, l'image de leur Père céleste, de les élever enfin, comme dit l'apôtre, « à la mesure parfaite de la stature de Jé- sus-Christ. »

Chacun de nous en conviendra, une Église qui rem- plirait ce beau rôle, qui répondrait à cet idéal, qui, sans se ralentir un instant, travaillerait de la manière la plus efficace à instruire, à sanctifier les peuples chré- tiens, à « les faire croître à tous égards en celui qui

PREMIÈRE CONFÉRENCE. 135

est leur chef, » offrirait par le titre le plus incontes- table à notre respect et à notre adhésion.

Il ne faut donc pas s'étonner que l'Église romaine, parmi ceux dont elle se pare, prétende aussi s'attribuer sans partage ce rôle glorieux, i entendre ses panégy- ristes, c'est à elle et à elle seule que le genre humain doit toutes les vérités religieuses dont il est actuellement en possession ; tous les pas qu'il a faits dans la moralité, c'est à elle seule encore qu'il en est redevable ; et, comme tous les progrès dans la vérité et la sainteté en amènent de proportionnés dans la civilisation, c'est par elle seule aussi que les peuples chrétiens ont pu croître, grandir et prospérer jusqu'à cette heure. Seul auteur, nous dit-elle, de la civilisation chrétienne dans le passé, elle en est le seul artisan efficace dans le présent, le seul possible dans l'avenir. Elle soutient en un mot, je vous cite les propres paroles d'un de ses apologistes les plus renommés, elle soutient qu'elle « est, conformé- « ment au tableau de saint Paul, la vierge sainte et « sans rides, toujours essentiellement et nécessaire- « ment à l'abri de l'erreur, de la corruption et du « vice. »

En d'autres temps, peut-être, on eût pu se dispenser de discuter de telles assertions. Dans les premières an- nées de ce siècle, lorsque toute froissée des commo- tions de la fin du siècle précédent, plus tard encore, lorsque, consternée de la seconde chute d'un trône sur l'appui duquel elle avait compté, elle semblait borner

136 l'église romaine.

désormais ses vœux à la liberté, et ne réclamer rien de plus que sa place au soleil, on pouvait, tout en appuyant une demande si juste, ménager des illusions inofïensi- ves, prendre peu de souci de prétentions qui se main- tenaient dans la sphère des théories et des abstractions. Aujourd'hui ses prétentions sont moins déguisées et moins modestes. Fiére d'avoir traversé sans naufrage les nouvelles crises par lesquelles la société vient de passer, enivrée des hommages intéressés que lui prodi- guent ceux qui veulent l'associer à leur politique, ce ne sont plus de simples droits, ce sont des privilèges exclu- sifs qu'il lui faut ; ce n'est plus qu'à bien plaire qu'elle veut souffrir à côté d'elle d'autres institutions que les siennes ; non contente de vouloir régner seule sur les peuples catholiques, elle prétend de nouveau soumettre à son joug ceux qui l'ont secoué il y a trois cents ans ; elle n'aspire enfin à rien moins qu'à la domination uni- verselle ; et vous savez avec quelle ardeur, par quels moyens et par quelles alliances elle marche aujourd'hui vers ce but.

11 est manifeste dès lors qu'aucun des titres qu'elle invoque ne saurait être aujourd'hui envisagé avec indif- férence. Comme dans quelques pays déjà, l'appui de la loi et du pouvoir lui est acquis, il importe qu'à son su- jet l'opinion publique soit éclairée. Il faut examiner ses prétentions à la lumière de l'histoire. Il faut recher- cher jusqu'à quel point elle a tenu, jusqu'à quel point elle est en état de tenir encore les magnifiques promes-

PREMIÈRE CONFÉRENCE. 137

ses qu'elle fait aux peuples. Il faut que son passé et son présent nous répondent de son avenir.

C'est l'important sujet que je désire aborder avec vous, au risque de ne pouvoir tout au plus que l'effleu- rer dans ces courts entretiens. iNous examinerons suc- cessivement et rapidement ensemble ce que l'Église ro- maine a fait jusqu'à présent pour l'éducation religieuse, l'éducation morale, l'éducation sociale de l'humanité, jusqu'à quel degré de vérité, de moralité, de civilisa- tion elle l'a conduite ; et, d'après cet examen, nous ju- gerons de l'attitude que doivent revêtir à son égard les peuples chrétiens et le nôtre en particulier.

Aucun de vous, j'en suis assuré, ne s'étonnera du choix que nous avons fait d'un tel sujet. S'il est une question actuelle, inévitable, pressante, c'est celle que nous venons de nous poser. Aucun de vous, non plus, je l'espère, pas même ceux que cet examen pour- rait froisser, ne se méprendra sur nos intentions et ne nous accusera de vouloir soulever des débats per- sonnels et irritants. Dans le camp d'où s'élèvent contre notre Église des agressions si menaçantes, se trouvent enrôlés par la naissance ou par l'éducation des hommes auxquels nous lient, non seulement des sentiments d'es- time, de respect ou d'afïection, mais encore d'étroites et profondes sympathies religieuses. Loin de nous tout blâme indirect qui pourrait les atteindre et les blesser. Ce n'est donc point sur les membres de la communion romaine, c'est sur cette Église seule, envisagée comme

138 l'église romaine.

institution, comme système de gouvernement religieux, que porteront nos jugements. Ce système lui-même, nous nous proposons de l'étudier avec toute l'équité dont nous serons capable. Quand la conscience ne nous en ferait pas un devoir, la nature même de cette discussion nous en ferait une loi. Ce ne sont pas nos as- sertions qui changeront la position des partis. Si l'Église romaine est en effet ce qu'elle prétend être, si sa cause est celle du progrés moral et religieux, nul doute que dans les desseins de Dieu l'avenir ne lui appartienne, et toutes nos atfirmations ou nos réticences ne pour- raient le lui fermer ; nous n'aurions fait que nous trom- per nous-même. Ainsi donc, autant qu'il nous sera possible, envisageons impartialement toutes les faces de la question. Rendons justice, même à qui nous la refuse, et prions Dieu de nous éclairer de sa vérité, et de nous diriger constamment par son esprit !

Bien que les évêques de Rome, à raison surtout de l'importance de cette ville et de l'antique origine de son Église, aient exercé de bonne heure une influence considérable dans le monde chrétien, cette influence fut assez longtemps contrebalancée par l'éclat ou l'anti- quité d'autres Églises, par l'ascendant d'autres évêques, par l'autorité des princes, par celle des conciles. Ce n'est guère que depuis la fin du sixième siècle que, demeurée en Occident presque seule debout sur les rui- nes de l'Empire, Rome, encore imposante par ce nom

PREMIÈRE CONFÉRENCE. 139

qui avait fait trembler le monde, pleine d'un prestige que subissaient les barbares mêmes qui l'avaient vain- cue, forte aussi, et ajuste titre, du souvenir de ses anciens services, réussit à soumettre peu à peu l'Europe chré- tienne et réunit sous son autorité toutes les Églises d'Occident en un seul corps qui porta dés lors le nom (VÉglise romaine.

C'est donc depuis la fin du sixième siècle que nous devons étudier l'influence de cette Église sous le triple aspect que nous avons annoncé, et, dés aujourd'hui, sous le point de vue des progrés dans la vérité reli- gieuse.

Les efforts généreux qu'elle avait faits jusqu'alors pour la propagation du nom chrétien, elle les poursuivit avec plus ou moins d'ardeur et de succès depuis cette époque. C'est par elle que l'Angleterre et l'Italie, uu moment séparées du faisceau de l'Église par de nouvel- les invasions, y furent solidement rattachées. Lorsqu'au nord et à l'est de l'Europe, le christianisme commença à franchir ses anciennes limites, à pénétrer dans les fo- rêts de la Germanie et dans des régions plus lointaines encore, des missionnaires soutenus par ses ressources, investis de ses pouvoirs, portèrent la bannière de la Croix jusqu'à l'Elbe, à la Vistule, et aux rivages les plus septentrionaux de la Baltique. C'est de chez elle encore que partirent au moyen âge ces moines qui, avec une naïve, mais louable témérité, s'aventurèrent dans les contrées musulmanes, au cœur même de la haute

140 l'église romaine.

Asie, et au seizième siècle cet intrépide religieux qui mérita le surnom d'apôtre des Indes, et tant d'autres qui, jusqu'à nos jours, en ont été les dignes imitateurs.

Que, dans ces travaux apostoliques de l'Église de Rome, l'ambition se soit plus d'une fois mêlée au zèle, que le désir d'étendre son empire, de réparer ses pertes, d'écarter ou de supplanter des Églises rivales, ait sti- mulé ses efforts, ces motifs qui affaiblissent, sans doute, qui ternissent même quelquefois l'éclat des mis- sions romaines, ne doivent pas nous en faire mécon- naître les heureux fruits. Rien de ce qui a servi à pré- parer sur la terre le règne du vrai Dieu, rien de ce qui a fait connaître aux hommes, ne fût-ce que le nom de Jésus-Christ, ne doit nous trouver ingrats ou indiffé- rents. Nous ne saurions oublier que, sans les efforts de Rome, le culte des honteuses divinités païennes eût peut-être dégradé longtemps encore une partie de notre Occident.

Je vais plus loin. Si les peuples qu'elle convertit n'eurent d'abord qu'une connaissance très imparfaite du Dieu de l'Évangile, s'ils méconnurent ses attributs souverains, sa toute-puissance, sa paternelle bonté, au point de n'oser s'approcher de lui qu'avec un cortège de médiateurs et l'appareil propitiatoire d'un sacri- fice'; s'ils le traitèrent comme un monarque terrestre, qui tient à la décoration et à l'étiquette plus qu'aux sen- timents du cœur ; s'ils mirent leur confiance en des re- liques, des images, de l'eau bénite, des signes de croix.

PREMIÈRE CONFÉRENCE. 141

plutôt que dans la protection invisible du Dieu Très- Haut, nous ne pensons pas que le reproche en doive peser sur Rome seule. Leur eût-elle porté un christia- nisme parfaitement pur et dégagé de toutes ces prati- ques, ils eussent été, sans doute, au moins dans les premiers temps, hors d'état de le comprendre. On sait assez quelle est, chez des peuples enfants, la force des anciens préjugés et la longue résistance qu'ils opposent à ceux qui veulent les éclairer.

Mais que fait en pareil cas le missionnaire, l'institu- teur dévoué ? Tout en attendant son élève, il ne cesse pas de l'instruire ; il ne se met à sa portée que pour l'élever peu à peu à son propre niveau ; il ne se prévaut point de sa paresse ni de sa lenteur pour le laisser dans l'ignorance ; il le guide pas à pas, mais jusqu'au bout, dans la science à laquelle il doit l'initier. Il fait mieux encore : comme il ne sera pas toujours à ses côtés pour le diriger et l'instruire, il s'applique à mûrir son juge- ment ; il l'exerce, par le développement graduel de ses facultés, à discerner lui-même le vrai du faux ; il sait que le plus grand service qu'il puisse lui rendre, c'est de le mettre en état de se passer un jour de son minis- tère. C'est ainsi qu'il prouve son désintéressement, sa conscience et son zèle.

Voilà ce que Dieu attendait de son Église. Il lui don- nait à convertir des peuples idolâtres, afin qu'elle en fît un jour des chrétiens, à élever des peuples enfants, à condition qu'elle en fît un jour des hommes.

142 l'église romaine.

Est-ce ce qu'elle a fait?

Eh ! comment l'am^ait-elle pu, avec les nouveaux con- ducteurs qu'elle s'était donnés? Il n'était plus, le temps de l'apostolat primitif. Il n'était plus, même le temps des grands docteurs, des illustres évoques des premiers siècles. Depuis que l'Europe convertie avait cédé à l'Église la meilleure partie de son territoire et continuait à l'enrichir chaque jour de ses offrandes, depuis que ses prélats étaient devenus de véritables princes, portant sceptre et couronne, battant monnaie, rendant la jus- tice, siégeant dans les cours et les conseils des rois, les charges ecclésiastiques, jadis refusées par les hommes les plus éminents, à cause de la responsabilité qui s'y attachait, étaient briguées maintenant par les ambitions les plus vulgaires, données en cadeau à des courtisans, en apanage à des rejetons de nobles familles ; louées ou vendues comme des fermes, elles étaient exploitées comme des fermes. L'ignorance, la mondanité, un ma- térialisme honteux endossaient la robe du lévite, s'in- stallaient dans lachaire épiscopale ; des prêtres, incapa- bles de comprendre même l'ofTice qu'ils récitaient, de- venaient pasteurs des peuples; la tribune sacrée, ou se taisait, ou ne retentissait plus que d'absurdes légendes. Des deux ordres que Jésus avait laissés en quittant la terre : « Instruisez et baptisez, » le clergé n'accomplis- sait plus que le second et le plus facile. A peine quel- ques paroles de l'Évangile étaient-elles prononcées de- vant le peuple, dans une langue que le peuple ne com-

PREMIÈRE CONFÉRENCE. 143

prenait point ; pour tout moyen d'instruction, il n'avait que de grossières images, pour tout culte que des céré- monies où il n'apportait qu'une curiosité stupide. d'où il n'emportait que des espérances trompeuses ou de su- perstitieuses terreurs.

Ce que l'Église ne faisait point, le laissait-elle faire à d'autres ? Cette instruction chrétienne qu'elle ne répan- dait point, permettait-elle aux uns de la donner, à ceux-là de la recevoir? Cette vérité qu'elle n'enseignait plus, permettait-elle du moins à d'autres de la recher- cher ?

Vous allez en juger :

Nous sommes au douzième siècle. La plus triste moi- tié du moyen âge est franchie. Des jours plus heureux commencent à luire sur l'Europe. Les hordes barbares, qui la parcouraient en la couvrant de sang et de ruines, se sont enfin converties et fixées ; les âmes ne sont plus glacées par la crainte ; les esprits ranimés, sortis de leur torpeur, s'élancent avec ardeur dans toutes les routes qui leur sont ouvertes ; et bientôt, fatigués de l'instable et du passager, se mettent à chercher Dieu par le cœur, par l'intelligence, dans la nature, dans la révélation.

Voici des chrétiens qui, non contents de croire, veu- lent se rendre compte des fondements de leur croyance ; qui, passifs jusqu'alors dans l'étude de la rehgion. veu- lent exercer sur elle les forces naissantes de leur pen- sée. Mais si, pour satisfaire leur raison, ils venaient à

144 l'église romaine,

s'écarter sur quelque point de la foi reçue ; s'ils venaient à reconnaître la faiblesse de quelques-uns de ses appuis ? L'Église inquiète les surveille ; au moindre signe de dis- sidence, elle les arrête ; et, pour couper court à toutes leurs hardiesses, elle imprime sur tout ce qu'elle a en- seigné, défini jusqu'alors, le sceau de l'infaillibilité. Que maintenant ils discutent s'ils le veulent, pourvu qu'ils se soumettent ; qu'ils entassent raisonnements sur rai- sonnements, pourvu qu'en dernier résultat ils concluent comme elle et ne sortent pas du cercle qu'elle leur a tracé 1 Vous avez ouï parler de ces malheureux enchaî- nés dans une roue qu'ils font tourner sans cesse, sans avancer eux-mêmes d'un pas. Voilà le mouvement que l'Église laissait aux esprits, l'essor qu'elle permettait à la pensée. La scolastique, si élevée dans son premier vol, n'était plus qu'une gymnastique stérile, une car- rière parcourue sans but, l'instrument de la vérité prostitué à l'erreur, l'art de raisonner employé à tuer la raison.

Voici d'autres chrétiens, las aussi de ne croire que sur autorité, mais dont l'intelligence est moins avide de comprendre que leur cœur n'a soif d'aimer. Leur vive sensibilité n'a plus besoin d'être excitée par les pompes du culte, ni soutenue par les paroles du prêtre. Ils veu- lent prier eux-mêmes, s'unir à Dieu sans intermédiai- res, l'adorer dans le sanctuaire de leur âme, s'élever à lui, le saisir par un élan spontané d'amour et de foi. Quel noble essor ! Mais aussi quel danger pour l'Église !

PREMIÈRE CONFÉRENCE. 145

Si l'on vient à Dieu par d'autres sentiers que par ceux qu'elle a tracés, que deviendront ses revenus et ses pri- vilèges? Point de paix non plus pour ces chrétiens fer- vents, s'ils n'abdiquent à ses pieds leur indépendance ! Rien sans le prêtre. Qu'ils se passent de Dieu plutôt que du prêtre !

« Les perfections invisibles du Très-Haut, dit saint Paul, se voient comme à l'œil nu dans ses ouvrages. » Pour connaître ce qu'il est, il suffit de considérer ce qu'il a fait. Voici donc une troisième catégorie de chré- tiens qui, attirés par le charme inexprimable de la na- ture, et non contents des merveilles qu'elle étale aux yeux de tous, aspirent à pénétrer ses secrets, à sonder ses profondeurs, à découvrir ses lois mystérieuses, sûrs d'y voir étinceler de nouveaux rayons de la splendeur divine. Mais s'ils venaient à découvrir dans la nature

un Dieu différent de celui que l'Église adore ! Eux

aussi lui deviennent suspects; et, pour ameuter contre eux la foule ignorante, elle les dénonce comme des artisans de maléfices, des suppôts de Satan, des agents de l'esprit des ténèbres.

Enfin, voici des chrétiens qui, pour savoir ce que le Maître a enseigné, veulent interroger le Maître lui- même. Ce sont les vrais précurseurs de la réforme pro- testante ; ce sont les disciples de Waldo, de Wiclef, de Jean Huss. Ils savent qu'un Livre existe sont conte- nus les oracles des prophètes et la doctrine des apôtres, la vie du Sauveur est retracée, ses discours rappor-

10

146 l'église romaine.

tés par ceux-mêmes qui en ont été les témoins. Mais ce Livre leur est fermé, écrit dans une langue inconnue. Ils veulent le connaître ; ils veulent contempler en per- sonne ce Jésus dont ils portent le nom et les insignes, entendre cette voix elle-même dont ils n'ont recueilli jusque-là que de vagues et lointains échos. Quel vœu plus naturel, plus légitime ! quel droit plus imprescrip- tible pour des chrétiens ! Ils se font traduire des frag- ments de ce Livre ; bientôt, ravis de ce qu'ils y décou- vrent, de ce qu'ils apprennent, ils veulent répandre ce nouveau trésor ; et, comme ils n'ont pour cela ni le se- cours de la presse, ni autour d'eux un public lettré, avides de faire partager les sentiments que cette lecture a fait naître en eux, ils vont de lieu en lieu lire et ex- pliquer aux fidèles les oracles de la Parole sainte. Mais, à la lumière de cette Parole, le peuple jugera, il juge déjà la doctrine et la vie de ses prêtres. Rome ne l'en- tend point ainsi. Qui êtes-vous? dit-elle à ces nouveaux évangélistes. Pour enseigner, est votre mission, sont vos titres? Nos titres, c'est cet ordre du Maître adressé à tous ses disciples : « Allez prêcher l'Évan- gile. » Nous vous le défendons. 11 vaut mieux obéir à Dieu qu'aux hommes, Nous vous excommu- nions. — Nous n'en serons pas moins membres de la communion des saints, citoyens de l'Église invisible. - Nous disperserons vos assemblées, nous détruirons vos livres. C'est la parole du Christ que vous détruirez. Devant cette perspective Rome ne recule point.

PREMIÈRE CONFÉRENCE. 147

Deux conciles du treizième siècle publient les décrets suivants qui n'ont jamais été abrogés : « Nous défen- ^< dons à tous laïques d'avoir chez eux les livres de « l'Ancien et du Nouveau Testament. Nous défendons « à toute personne de les lire en langue vulgaire. « Et si quelque prêtre ou laïque en avait chez lui une « version, que, dans le terme de huit jours, il In livre « à l'évêque pour être brûlée, sous peine d'être tenu « pour suspect d'hérésie; » c'est-à-dire, si nous l'en- tendons bien, traduit devant le Saint-Office. Et là, selon l'abominable procédure de ce tribunal, interrogé sur les dépositions de témoins inconnus, les plus intéressés peut-être à sa ruine, jugé par des moines impitoyables qui vivaient des biens confisqués aux condamnés, tor- turé jusqu'à complet aveu, enseveli dans un cachot, et de là, s'il ne rétractait ses hérésies réelles on suppo- sées, traîné au bûcher, périssaient avec lui par di- zaines, par centaines, les martyrs de l'Évangile. Et si le bourreau ne pouvait suffire à tant de besogne, c'était l'affaire d'une croisade : au signal de Rome une armée de catholiques fidèles fondait, le fer et la flamme à la main, sur les lieux signalés comme des repaires d'hé- rétiques. Ainsi furent saccagées tant de fois les retraites des héroïques Vaudois, celles des nobles frères de Mo- ravie et de Bohême.

En est-ce assez pour vous faire connaître le génie de Rome? Faut-il compter encore les milliers et les mil- liers de victimes qui, depuis trois cents ans, partout

148 l'église romaine.

elle est demeurée maîtresse, ont expié dans les suppli- ces le crime d'avoir osé penser, adorer, lire la Bible, recourir à la grâce de Dieu sans le prêtre ? Rien sans le prêtre : telle était l'éternelle devise de Rome. A chacune des avenues de la science, elle plaçait des gardes au glaive flamboyant pour en fermer l'accès.

Est-ce là, je le demande, cette discipline sous laquelle devait se poursuivre, se compléter l'éducation chrétienne des peuples ? Ces prêtres ne représentent-ils pas plutôt ces docteurs de la Loi contre lesquels tonnait Jésus parce que, « tenant les clefs de la science divine, ils n'y en- traient point, et n'y laissaient point entrer? »

L'Église romaine n'essaye guère de nier le système de contrainte que nous venons de lui reprocher. Elle ne nie point non plus (et comment le pourrait-elle ?) les rigueurs exagérées auxquelles ce système l'a conduite. Mais elle essaye de les justifier par des raisons de né- cessité et de devoir. « Fallait-il, dit-elle, par une liberté hors de saison, mettre en péril l'unité de la foi? Fallait- il livrer la chrétienté à ce chaos d'opinions et de doc- trines où sont plongés tous les peuples sortis de ma tu- telle? Fallait-il, faut-il jamais laisser déchirer le corps sacré dont Christ est le chef, et qui doit être un comme lui ? »

L'unité de la foi : voilà sans doute un magnifique but. Saint Paul le met lui-même devant nos yeux comme l'un de ceux auxquels doivent aboutir les travaux du ministère chrétien. Mais l'unité que Rome nous vante

PREMIÈRE CONFÉRENCE. 149

et qu'elle veut nous vendre à si haut prix, est-ce bien celle qui entre dans les desseins de Dieu? Rome ne confond-elle point ici deux choses aussi différentes en réalité qu'elles sont semblables en apparence, l'unité et l'uniformité?

L'unité, nous la trouvons partout dans les œuvres de Dieu, l'uniformité nulle part. Au contraire, ce qui nous ravit le plus dans le spectacle de la création, c'est, avec l'admirable unité de l'ensemble et du plan, l'infi- nie diversité des parties et des détails. Le rayon qui glisse sur l'émail des prairies s'y reflète en mille et mille nuances variées. Dans les espèces, le même type, modifié à l'infini, donne lieu à autant d'êtres, de formes, de propriétés, de natures différentes, et qui, par cette diversité même, concourent chacun à l'harmonie du tout. Ce qui est vrai du monde physique est également vrai du monde intellectuel, du monde moral. Dans l'humanité, qui présente des caractères généraux si marqués et partout les mêmes, vous ne trouverez pas deux peuples, deux familles, deux individus qui, pour les facultés, la manière de juger, de sentir, ne présen- tent entre eux quelque différence profonde ; et, chose merveilleuse, c'est de ces différences mêmes que Dieu se sert, pour lier étroitement, autant que pour faire avancer le corps social. L'intelligence cherche une force qui la seconde, la force une intelligence qui la dirige ; la fermeté un contrepoids dans la douceur, la douceur un appui dans la fermeté. De la différence des points de

150 l'église romaine.

vue, du choc des opinions jaillit l'étincelle qui allume et entretient le flambeau de la vérité. Partout l'indivi- dualité est un moyen d'union, une condition de progrès, autant qu'un symptôme de vie ; l'uniformité ne se trouve que dans la mort.

Et en serait-il autrement dans le monde religieux ? L'uniformité, partout ailleurs impossible, serait-elle possible dans les choses de la foi? Et Dieu, ici en dés- accord avec lui-même, aurait-il attaché à cette condition le progrès, l'unité, le salut de son Église?

Saint Paul, du moins, ne pensait pas ainsi, quand il disait aux chrétiens de Corinthe, que « le corps n'est pas « un seul membre, mais l'assemblage de membres di- « vers qui tous sont nécessaires les uns aux autres ; « que de même, dans l'Église, quoiqu'il y ait un seul « esprit, un seul Seigneur, un seul Dieu, il y a une in- « finité de dons, de ministères, d'opérations; que, sur « le fondement posé par Jésus, les uns construisent « avec de l'or, d'autres avec du bois, d'autres avec du « chaume, sans que l'unité de l'édifice soit rompue, « et que tous les disciples de l'Évangile, qu'ils l'aient « reçu par Céphas, par Paul ou par Apollos, doivent se « considérer comme un en Christ. »

Mais quelle est cette unité de la foi dont il fait briller à nos yeux la perspective? Est-ce l'exacte uniformité des opinions, ou l'unité de l'esprit, la conformité du but? L'unité par la contrainte, l'ignorance ou l'apathie, ou l'unité par la liberté et le progrés? L'unité d'un

PREMIÈRE CONFÉRENCE. 151

troupeau que son berger tient renfermé dans l'étable, ou celle du troupeau qu'il mène sur la montagne, à la re- cherche des herbes savoureuses, à la conquête de l'air et du soleil? L'unité d'une armée régulièrement alignée pour la parade, ou celle d'une troupe vaillante que son chef conduit à l'assaut ? Tant que dure la pénible ascen- sion , elle s'écarte , se disperse en tous sens ; le plus alerte prend le chemin direct, le plus lent s'engage dans des sentiers détournés. Mais si les forces sont inégales, le but est le même, une même ambition anime ces guer- riers, un même drapeau les dirige, et, arrivés au som- met, ils se retrouvent ensemble sous leur bannière et sous l'œil de leur chef. Il en est ainsi des chrétiens qui, d'un commun effort, sinon du même pas et par la même route, tendent sous la direction de Jésus vers la vérité et la perfection.

A cette glorieuse unité que saint Paul nous propose, préférez-vous celle que Home voudrait nous imposer? Oh ! alors que n'êtes-vous nés au dixième siècle ! C'était l'heureux temps pour les amis de l'uniformité. Point d'hérésie alors, car nul ne pensait ; point de différences d'opinion, car nul n'avait d'opinion en propre ; les âmes pétrifiées n'opposaient pas la moindre résistance aux oracles de l'Église ; Rome gouvernait paisiblement ce royaume du silence, de l'ignorance et de la nuit.

Cette paix de l'engourdissement, âge d'or pour elle, siècle de fer pour nous, ne pouvait durer tou- jours. Comme, à l'approche du printemps, les oiseaux

152 l'église romaine.

de l'air reprennent leur essor et chantent l'Éternel dans leurs mille langages, aux premières lueurs de vie intellectuelle qui brillent sur l'Europe, les âmes se ré- veillent, le libre cri des consciences se fait entendre. Rome alors prend l'alarme, ce bruit de vie l'importune, ces accents l'étourdissent ; il faut étouffer ces voix in- solentes ; les cachots se creusent, les glaives s'aiguisent, les bûchers s'allument, mille hécatombes humaines sont immolées sur l'autel de l'unité, Rome règne encore une fois paisiblement... sur des morts. Mais ô fatalité ! ces cendres mêmes se raniment, de ces troncs mnlilés sortent partout de vigoureux rejetons ; ce ne sont plus quelques voix éparses, ce sont des concerts de voix qui protestent, des peuples entiers qui réclament et qui bientôt vont conquérir la liberté. 0 Rome ! ne vois-tu pas le sceptre t'échapper? Ne vois-tu pas dans ton pro- pre sein se glisser ces divisions, ces dissidences que tu crois étouffer ailleurs? Penses-tu nous en imposer par un prétendu accord de croyances, qui chez tes doc- teurs n'est tout au plus qu'à la surface, chez tes peuples n'est que l'accord dans l'irréflexion et l'indifférence? Renonce, renonce k ta chimère. N'espère plus pas- ser le niveau sur les intelligences. Résigne-toi à des différences que Dieu supporte, qu'il a lui-même vou- lues, qui ne sont un mal que pour l'âme faible qu'elles scandalisent, ne divisent que les esprits haineux ou im- patients, les tardifs qui ne peuvent souffrir d'être devan- cés et les forts qui ne savent attendre, ne troublent en-

PREMIÈRE CONFÉRENCE. 153

fin que les Églises et les États qui s'obstinent follement à vouloir l'uniformité à tout prix. Reprochez au pro- testantisme ses divisions, lorsqu'elles viennent d'étroi- tesse ou de despotisme ; quant à ses diversités, loin d'en rougir, il s'en fait gloire. Ah ! que ne peut-on nous en reprocher de plus nombreuses encore ! Elles prou- veraient du moins que la foi de chacun de nous lui ap- partient, que c'est bien lui qui croit, et non d'autres qui croient pour lui.

Mais je t'entends, ô Rome I Tu ne gémis pas seule- ment sur les divisions de l'Église, tu t'apitoies sur le sort de tant d'âmes, que l'indépendance et de fausses lumières, dis-tu, égarent loin du droit sentier. Tu crains qu'affranchies de ton autorité, privées de ton flambeau, de ton appui, elles ne soient « comme des enfants flot- tants, emportés par le vent de toutes sortes de doctri- nes, » livrées pour jamais au doute, à l'incrédulité et à mille pernicieuses erreurs.

Rassure-toi. A défaut de maîtres, elles trouveront des guides, qui, sans chercher à dominer sur les hérita- ges du Seigneur, paîtront son troupeau avec fidélité, avec affection ; qui, se reconnaissant eux-mêmes failli- bles, apporteront d'autant plus de soin à s'éclairer afin d'éclairer leurs frères, qui ne contraindront point les consciences, ne commanderont point la foi d'une voix impérieuse, mais par des raisons persuasives et par leur propre exemple l'inspireront d'autant mieux, et éviteront d'autant plus sûrement l'erreur, qu'ils provo-

154 L EGLISE ROMAINE.

queront de toutes parts, sur ce qu'ils enseignent, la réflexion et l'examen.

L'erreur ! Mais, pour n'y point tomber, suffit-il de s'en déclarer incapable? Si parfois la réflexion nous égare, n'est-ce pas aussi elle qui nous ramène? Si un premier examen ne nous montre souvent qu'une face des choses, un examen plus approfondi ne supplée-t-il pas à ce que le premier avait d'incomplet? Si le régime de la liberté voit naître des erreurs, le régime de la com- pression et de rétoufl"ement n'en fomente-t-il pas de plus dangereuses, soit qu'elles proviennent de l'autorité elle-même, soit qu'émanant d'une autre source, et ré- duites à se cacher, elles échappent au contrôle de l'opi- nion? Chez nous de fausses opinions peuvent éclore sans doute ; elles éclosent, mais elles passent, chassées par la raison et !a conscience publique. Ailleurs nous en voyons naître de plus fâcheuses qui demeurent, parce qu'elles ne trouvent ni dans les esprits assez de lumiè- res, ni dans les âmes assez de ressort pour leur résis- ter.

Vous craignez encore, dites-vous, qu'à force d'exa- miner on n'en vienne à ne plus croire. Vous vous for- gez en imagination je ne sais quelle échelle fatale, qui de la négation du moindre article de la foi catholique, irait par tous les degrés du doute et de l'incrédulité plonger dans l'abîme de l'athéisme.

Quelle idée vous formez-vous donc de cette religion dont vous vous dites les appuis ? Quoi ! vous feriez à

PREMIÈRE CONFÉRENCE. 155

Jésus-Christ l'injure de prétendre que, s'il vient à nous sous les simples traits qu'il revêt dans l'Évangile, s'il ne se présente appuyé sur votre autorité et soutenu de vos anathémes, il ne trouvera sur la terre qu'indiffé- rence et mépris ! Quoi ! l'on ne pourra concevoir des doutes sur le pouvoir imaginaire de vos saints, sans être conduit à nier aussi la puissance suprême ! Quoi I mon âme altérée de Dieu ne saurait le trouver ni dans ce monde qui est plein de lui, ni en elle-même il respire, tandis que le cerf pressé de la soif sait trouver le courant des eaux !

L'examen , mortel ennemi , sans doute , de toute croyance mal fondée, n'en assure que mieux le régne de la vérité. Il ne retranche les branches mortes que pour donner plus de vigueur aux branches saines et fécondes. La foi vraiment durable, la seule efficace pour régler nos penchants, c'est celle dont notre âme s'est pleinement approprié l'objet, qui par nos médita- tions individuelles et sérieuses s'est incorporée en nous, s'est unie, entrelacée au tissu de nos sentiments, de nos réflexions, de nos expériences. Voilà pourquoi Jésus appuyait chacun de ses enseignements par ces para- boles qui surpassaient en force et en clarté les plus frappantes démonstrations. Voilà pourquoi saint Paul instruisait sans relâche; pourquoi, après avoir donné du lait aux enfants, il donnait de la nourriture solide aux adultes, appelait ses frères à juger par eux-mêmes de la vérité de ce qu'il leur disait, et ne voulait leur parler

156 l'église romaine.

que comme à des personnes intelligentes. Il savait que la foi librement acceptée et fortifiée par les luttes inté- rieures est seule capable de résister aux attaques du dehors.

Mais quelle confiance avoir en celle qui est imposée, reçue par obéissance, manteau d'emprunt jeté sur les épaules, faible arbrisseau planté à la surface du sol ? Allez l'exposer au souffle du monde, aux orages des passions, aux assauts de l'impiété ; et vous verrez ce qu'elle vaut et ce qu'elle dure. Eh 1 ne comprenez-vous pas que la contrainte, par laquelle vous croyez l'assurer, est précisément ce qui la rend suspecte; que le doute, qui si souvent sert à enraciner une croyance libre, tue une foi de commande ; que cette foi sans consistance se dissout et s'évapore au moindre rayon de lumière? les dogmes les plus superstitieux sont mis au même rang que les vérités les plus saintes, les pratiques les plus puériles prescrites avec la même rigueur que les plus importants devoirs, je conçois que la moindre pierre détachée de l'édifice le fasse crouler de fond en comble. Aussi voyez l'Italie, où, dés le moment de la renaissance, une impiété licencieuse envahit tous les rangs. Voyez la France, à la mort de ce roi qui en avait violemment proscrit l'examen et la réforme. La veille, il s'applaudissait de régner enfin sur une nation toute catho'ique ; le lendemain, que trouva-t-on? Une nation athée, chez laquelle vérités et erreurs, Évangile et tra- dition, vertus des reliques et merveilles de la Provi-

* PREMIÈRE CONFÉRENCE. 157

dence, objets tout à l'heure d'un même respect déri- soire, furent bientôt confondus dans un commun pris. Tout ce qui se piquait de penser, de réfléchir, S9 ligua contre une puissance qui avait étoufte la pensée ; la philosophie, proscrite au nom de la religion, tint à honneur de se montrer irréligieuse ; on ne voulut plus voir dans le christianisme qu'un instrument de la ty- rannie sacerdotale, on le rendit responsable de tous les abus accrédités sous son nom; on ne s'arrêta enfin, qu'après avoir détruit le culte, abattu les autels, dé- trôné Jésus-Christ, et jusqu'à Dieu lui-même.

La foi proscrite, se réfugia-t-elle alors ? Le chris- tanisme honni, conspué, trouva-t-il des défenseurs? Chez les disciples de la réformation. seulement le ré- gne de la religion put se maintenir à côté du régne des lumières. De nos églises protestantes sortirent ces lumi- neuses apologies qui lui ramenèrent les esprits longtemps aliénés et lui réconcilièrent la philosophie elle-même. Partout l'opinion n'est redevenue chrétienne qu'au mo- ment où la pensée est redevenue libre. Et si, de nos jours, l'Église catholique a fourni au christianisme des défenseurs qu'il avoue, ils le diront, s'ils sont sincères, ce n'est pas au Vatican, c'est dans l'Évangile lu, médité avec le cœur, c'est dans leur conscience et leur raison librement consultées, qu'ils ont puisé leurs meilleurs arguments.

Glorifions donc, et que tous les amis du christianisme glorifient avec nous, ceux qui les premiers, à travers

158 l'église romaine.

mille périls et mille souffrances, travaillèrent, l'Évan- gile à la main, à l'émancipation des nations chrétiennes. En les délivrant d'une tutelle négligente d'abord, puis égoïste, enfin oppressive et tyrannique, en leur rendant leur antique héritage, en leur rouvrant le trésor qui leur avait été si longtemps fermé, ils les arrachèrent à leur native ignorance, les initièrent à la connaissanci3 du Dieu de l'Évangile, et en épurant, en éclairant la foi, ils élevèrent d'avance la digue la plus puissante contre l'impiété.

Après eux, glorifions ceux qui, marchant sur leurs traces, souvent au prix des mêmes périls, des mêmes souffrances, poursuivent aujourd'hui cette œuvre d'af- franchissement. Aidons-les à répandre ces pages saintes dont Rome a si grand peur, à en infiltrer malgré elle le suc bienfaisant dans ses veines; à faire pénétrer la lu- mière dans tous les lieux d'où elle la repousse, à élever des sanctuaires à la vérité partout elle fait régner l'erreur.

Nous-mêmes enfin conservons à tout prix et ne nous lassons pas de faire valoir le trésor que nous tenons de nos ancêtres. En nous appropriant les légitimes conquê- tes de tous les siècles, travaillons sans relâche à étendre le domaine de la vérité. Avant tout, montrons-nous les dignes héritiers des auteurs de la réforme. Que l'œuvre du progrès qu'ils ont inaugurée ne recule, ni ne s'arrête entre nos mains. Ajoutons sans cesse de nouvelles assi- ses à l'édifice spirituel de Dieu ; souvenons-nous que

PREMIÈRE CONFÉRENCE. 159

la foi ne périt jamais par l'excès, mais par le défaut des véritables lumières ; qu'ainsi jamais nous ne ferons as- sez d'efïorts pour affermir en nous, pour répandre au- tour de nous la connaissance du vrai Dieu. Oh ! puisse cette connaissance, sans laquelle toute science est vaine, tout progrès illusoire, toute piété chancelante, croître incessamment dans le monde, et le couvrir un jour tout entier I

160 l'église romaine.

DEUXIÈME CONFÉRENCE

Vous avez appris de lui à abandonner votre première conduite, à vous dépouiller du vieil homme, qui se corrompt par les passions qui le séduisent, à vous renouveler dans votre esprit et dans votre entendement, et à vous revêtir du nouvel homme créé à l'image de Dieu, dans une justice et dans une sainteté véritables.

Épître de saint Paul aux Éphésiens, IV, 21-24.

Dans l'Évangile, si tout procède de la foi, tout aspire à la sanctification. Chacune des vérités que Jésus nous révèle est destinée à devenir en nous, par le renouvel- lement de notre esprit et de notre entendement, un principe de régénération pour notre âme. S'il nous parle de son union avec Dieu, c'est afin que nous deve- nions un avec lui par la volonté et, par l'amour, comme il l'est avec son Père. S'il fait luire à nos yeux les biens de la vie future, c'est afin qu'épris de ces biens éter- nels, là doit être notre trésor, nous élevions aussi nos cœurs. S'il nous humilie devant le Dieu de justice

DEUXIÈME CONFÉRENCE. 161

et de sainteté, c'est afin que pénétrés du sentiment de notre misère, nous ne perdions pas un instant pour notre conversion ; s'il fait briller en même temps les richesses de sa clémence et de sa grâce, c'est afin que, laissant derrière nous le poids décourageant de nos péchés, et le souvenir plus décourageant encore de nos rechutes, nous retournions avec confiance vers ce Père miséricordieux, qui déjà nous tend les bras, vient à notre rencontre, et soutiendra nos pas jusqu'à la maison paternelle. En un mot, nous ne trouvons, dans l'Évan- gile, aucune vérité qui ne soit pour nous le germe d'une vie nouvelle ; aucun rayon de lumière qui, en même temps qu'il éclaire nos esprits, ne serve à purifier nos cœurs. Puis, comme d'un sol renouvelé sortent par la culture des fruits meilleurs et plus abondants, du nouvel homme engendré en nous par la foi sortent aussi, non pas assurément sans notre volonté et nos efforts, mais au contraire, selon saint Paul, par une application zélée et une vigilance soutenue, au lieu des œuvres mauvaises que produisait le mauvais trésor de notre cœur, des œuvres que Dieu approuve et qu'il dai- gne récompenser, parce qu'elles sont faites pour lui. Rétablir en nous l'image de celui qui nous a créés, faire mourir en nous le vieil homme qui se corrompt par les passions qui le séduisent, nous revêtir du nouvel homme formé à la ressemblance de Dieu dans une sainteté véri- table, nous approcher ainsi de plus en plus de la suprême

féhcité qui ne réside qu'en la perfection suprême,

11

162 l'église ro'maine.

faire croître en un mot sur la terre l'arbre glorieux de la sanctification, dont la racine est la foi, dont les fleurs et les fruits sont les bonnes œuvres, tel est le but de la mission que Jésus est venu remplir ici-bas, et que son Église est chargée de continuer après lui. De ce titre de Sainte, sous lequel elle fut de bonne heure désignée, comme consacrée, mise à part poui- élever les hommes dans l'imitation du Fils de Dieu.

C'est sous ce nouveau point de vue que nous avons à étudier l'action de l'Église romaine. Nous l'avons consi- dérée dans l'éducation de l'homme religieux : considé- rons-la dans l'éducation de l'homme moral. Et n'oublions pas que, s'il nous importe à cet égard de la connaître et de la juger, c'est surtout afin de nous affermir nous- mêmes dans la bonne voie.

A ce mot de sanctification que nous venons de pro- noncer tout à l'heure, Rome élève de nouveau ses am- bitieuses prétentions : « Qui plus que moi, dit-elle, a travaillé et travaille encore à cette œuvre excellente ? N'entretiens-je pas auprès de chaque fidèle un directeur, chargé de le conduire, de le soutenir dans la voie du salut, de guérir une à une toutes les maladies de son âme ? N'ai-je pas établi ce saint tribunal de la péni- tence, devant lequel le pécheur vient, avec une honte salutaire, se décharger du fardeau de ses transgressions? Quel moyen de conversion plus efficace? Et, quand au but, qui élèvera plus haut que moi l'idéal de la sainteté?

DEUXIÈME CONFÉRENCE. 163

N'exhortai-je pas les chrétiens à vivre autant que possi- ble, dés ici-bas, de la vie des anges, à renoncer même aux biens, aux affections, aux joies que leur permet l'Évangile? N'ai-je pas fixé des temps, le jeûne, la retraite sont comme autant de pas dans le rude sentier de la perfection chrétienne ? Ne puis-je pas enfin comp- ter par milliers les martyrs que j'encourage à la mor- tification et au renoncement? »

Tels sont les nouveaux titres sur lesquels Rome fonde ses prétentions au gouvernement des âmes. Examinons d'abord celui des deux auquel elle attache le plus de prix.

Rome ne tarit pas sur les bienfaits du confessionnal. Elle énumére toutes les fautes que la crainte de ce tri- bunal a prévenues, toutes les consciences qu'il a éclai- rées, toutes les réparations, les restitutions qu'il a obtenues, toutes les réconciliations qu'il a opérées, les conseils qui y ont été donnés par de sages directeurs. Mais elle ne nous dit pas combien, auprès de confes- seurs moins respectables, de funestes directions ont été reçues, combien d'habitudes de déguisement et de men- songe ont été contractées, combien d'âmes innocentes ont été initiées au mal par des questions imprudentes, combien de pécheurs indiscrètement rassurés, combien de consciences faussées, égarées ou souillées. Eh ! com- ment éviter de tels écueils ? Pour recevoir de la bouche de tant de coupables l'aveu obligatoire de tant de fautes; pour en apprécier la gravité d'après les circonstances

164 l'église romaine.

et les intentions; pour pénétrer sûrement dans les secrets replis du cœur; pour sonder, sans risquer de les enve- nimer, ces plaies de la conscience qui réclament une main si délicate, si exercée; pour apporter à ces fonc- tions qui se renouvellent chaque jour toute l'attention, toute la gravité, toute l'impassibilité qu'elles exigent, pour tenir ces assises, plus redoutables encore pour le juge qui y préside que pour le pécheur qui y comparaît, il faudrait, je ne dis pas un ange, mais plus qu'un ange ; et le prêtre n'est qu'un homme, et souvent, hélas I un homme disposé à faillir. En dévoilant ici les abus du confessionnal, tels qu'ils se montrent partout il n'est pas surveillé par une opinion sévère, en nous bornant même à recueillir sur ce point les aveux des conciles et des papes, nous tracerions un tableau sur lequel vous ne pourriez jeter les yeux sans frémir. Laissons à d'autres cette tâche ingrate ; plaignons plutôt les tristes victimes du rôle auquel l'Église les condamne ; et, sans nous arrêter à l'imperfection des instruments qu'elle emploie, étudions l'esprit de l'institution elle-même.

Qu'est-ce que le pécheur vient chercher, qu'est-ce que l'Église elle-même l'invite à chercher au tribunal de la pénitence ? Des ressources pour résister à ses pas- sions? Non, mais l'absolution des fautes que ces passions lui ont fait commettre. Le moyen de détruire en lui la racine du péché ? Non, mais celui de s'exempter des peines que le péché mérite. Ce n'est pas un vicieux qui veut se corriger, c'est un coupable qui veut se faire

DEUXIÈME CONFÉRENCE. 165

absoudre. Il est moins avide de conversion que de par- don ; il craint nioins Dieu qu'il ne redoute l'enfer. L'Église lui a dit que telle faute qui par elle-même mé- riterait les flammes éternelles, avouée au prêtre, ne méritera plus que les feux passagers du purgatoire; que sans le prêtre il serait perdu à jamais; que par le prêtre il peut être absous. La peur le conduit devant le prêtre. Maintenant, que fera celui-ci ?

Sans doute il se récusera ; il dira au coupable : « Qui suis-je pour te juger ? C'est au grand Législateur, c'est à celui qui sonde les cœurs et les reins, à prononcer ta sentence. Puisse-t-il avoir pitié de toi Il fut un temps en effet le prêtre, après avoir reçu l'aveu, et prescrit la pénitence, se bornait à prier Dieu pour le pécheur. Dés le treizième siècle, l'Église osa davantage. Usurpant résolument la place du souverain Juge, elle se crut en droit d'offrir au pécheur l'appât d'un pardon assuré. Elle fit prononcer au prêtre ces mots d'une sacrilège audace, qui de nos jours encore retentissent dans tous les confessionnaux : « Je t'absous. »

Avant de prononcer cette parole inouïe, le prêtre, pensez-vous, prendra au moins du temps. Il voudra, autant que cela est possible à un simple homme, s'assu- rer que la condition indispensable du pardon est remplie ; et, si l'Église primitive, avant d'admettre à la sainte table le pécheur qui en avait été exclu, lui imposait quelquefois des années entières d'épreuves, à plus forte raison, avant de lui promettre la remise des peines de

166 l'éolise romaine.

l'autre vie, exigera-t-il des gages non équivoques de la durée de son repentir. Mais non ; le pécheur reçoit son absolution immédiate, et, sauf des cas particulière- ment graves, aussitôt qu'il s'est déclaré contrit de sa faute, et qu'il a promis d'accomplir la pénitence exigée, le prêtre doit l'absoudre, et cette absolution, ainsi l'a décidé l'Église, est ratifiée au Tribunal de Dieu.

Tandis qu'une passion coupable ravage, souille encore son cœur, y porte le trouble et l'angoisse, crée en lui un enfer anticipé, pendant qu'il expie si cruellement sa persistance dans le mal, l'Église ignorance extrême des voies du salut I Étrange médecin qui arrête la crise d'où dépendait la guérison et, en endormant la douleur, s'imagine ôter le mal !), l'Église l'entretient de paix et d'impunité. Dieu, par les tourments que sa passion lui cause, veut le forcer à rompre avec elle ; il veut, par la honte, le désespoir qu'elle inflige à son misérable cœur, lui faire dire enfin: «Je partirai, je retournerai vers mon père ; » jusqu'à ce qu'il soit parti, il le poursuivra par l'aiguillon du remords ; et l'Église au contraire lui dit : Rassure-toi, tu es absous, reste et satisfais simple- ment pour ta faute.

Et quelles sont ces satisfactions, ces pénitences, qu'elle exige du pécheur, et qui l'exempteront des peines à venir ? Sont-ce des actes propres à le faire réfléchir sur la nature et l'origine de sa faute ? Sont-ce, comme la restitution au quadruple que s'imposa Zachée, des sacrifices propres à amortir sa passion, des remèdes

DEUXIÈME CONFÉRENCE. 167

violents, destinés à mater son orgueil ou son avarice? Peut-être, si le directeur a le sentiment de son devoir, et le pénitent le discernement de son mal. Mais l'Église n'en exige pas tant. Ici encore c'est le coupable qui souvent dicte des lois à son juge. Entre plusieurs pénitences, il peut se faire prescrire la moins gênante pour lui : pour chaque chute ou rechute dans son péché favori, quelque pratique insignifiante ou quelque sacri- fice de peu de valeur, quelque aumône s'il est riche, quelque jeûne s'il est pauvre, des retraites, des neu- vaines, des chapelets s'il est oisif, des pèlerinages s'il a le dégoût de la vie sédentaire.

Que dis-je? aux yeux de l'Église, la pénitence n'est pas même une obligation personnelle imposée au pé- cheur. Pourvu qu'une compensation soit offerte à Dieu pour chaque offense, il ne considère pas qui la lui offre. Pourvu que l'Église soit satisfaite. Dieu doit se tenir pour satisfait. Il suffit donc au pécheur de trouver quel- qu'un qui veuille s'acquitter à sa place. Or Jésus n'est-il pas prêt, chaque fois que le prêtre le réclame, à renou- veler sa passion ex{)iatoire sur l'autel ? L'Église elle- même n'a-t-elle pas à sa disposition tous les trésors de mérite qu'ont amassés, par leurs souffrances volon- taires, les martyrs et les illustres pénitents de tous les siècles? N'a-t-elle pas à ses ordres des légions de moi- nes, qui par leurs prières et leurs jeûnes de chaque jour rachèteraient les péchés du genre humain tout en- tier? A elle l'entreprise générale des satisfactions. Qae

168 l'église romaine.

le fidèle pauvre de son propre fonds, s'empresse donc de lui acheter, au tarif de la chancellerie romaine, autant de mérites qu'il lui en faudra pour couvrir ses fautes ; qu'il lègue par testament, s'il ne veut donner de son vivant, de quoi payer des messes pour son salut et celui des siens, ou enfin que, dès ce moment, il se procure par quelque large offrande une indulgence plénière pour toutes ses transgressions passées, présentes et à venir.

Et un pécheur qui aime son péché ne profiterait pas de ces maximes débonnaires ! Et il songerait à se con- vertir, quand on lui offre de si commodes équivalents ! Et il ne rouvrirait pas chaque jour un compte qu'il dé- pend de lui de solder chaque soir 1 Ou plutôt, il ne tien- drait pas ouvert une fois pour toutes un compte que ses héritiers ou d'autres solderont à sa place ! Et l'on ferait fonds sur son avarice pour dompter son orgueil ou sa sensualité I Oh ! que l'Église le connaît mieux, lorsqu'elle spécule au contraire sur son orgueil et sa sensualité pour lever des tributs sur son avarice IjOui, le pécheur n'a plus à gémir, à se frapper la poitrine ; il peut, comme le Pharisien, se présenter tète haute dans le temple et dire à Dieu : « Je jeûne deux fois la semaine, je donne la dîme de tout ce que je possède, » puis le cœur vide de justice, de miséricorde et de fidélité, tout plein au con- traire de mauvaises convoitises, s'en retourner satisfait dans sa maison. La doctrine des œuvres méritoires est de nouveau proclamée, ou plutôt dépassée. Jésus appor-

DEUXIÈME CONFÉRENCE. 169

tait le baptême d'esprit et de feu ; l'Église se contente du baptême d'eau, de temps en temps rafraîchi par un baptême simulé de pénitence. Du pardon gratuit assuré au pécheur repentant, elle est revenue au pardon vendu et acheté, sans foi ni repentance ; elle ménage, elle choie, elle courtise en nous le vieil homme que Jésus voulait faire mourir.

Je sais toutes les justifications auxquelles l'Église a recours pour détourner d'elle ce reproche : Il faut bien sauver les âmes du désespoir, sous peine de les voir se précipiter au plus profond de l'abîme ; et d'ailleurs, il est bien entendu que l'absolution n'est accordée qu'au pécheur vraiment contrit de sa faute, et serait nulle de soi, s'il avait trompé son confesseur sur l'état de son âme. Quelle excuse ! Comme si, pour le pécheur résolu de s'amender, le meilleur préservatif contre le désespoir n'était pas la promesse évangélique du pardon gratuit, et comme si le pécheur qui ne veut pas s'amen- der n'était pas le premier à se tromper sur ses propres sentiments, à prendre pour un repentir véritable je ne sais quel regret superficiel et passager ; comme si enfin, ayant reçu son pardon en bonne forme, il allait s'enqué- rir de la légitimité de ce pardon I

Non, non, soyez sincères. Dites, et l'on vous com- prendra, dites, qu'au lieu de chrétiens dociles au joug de l'Évangile, l'Église ne trouva jadis autour d'elle que des hommes grossiers, esclaves de leurs penchants, et que, pour les retenir sous sa tutelle, avant de se mon-

170 l'église romaine.

trer mère sainte, elle voulut se montrer mère complai- sante ; dites qu'aujourd'hui encore, pour toutes les maladies morales, l'homme aime mieux être rassuré que d'être guéri, fuit le médecin qui l'effraie et paie le médecin qui le tranquillise. Soyez encore plus francs. Dites que, sans les fonctions du confessionnal, sans les messes pour le rachat des âmes, sans les indulgences et les compensations pour le péché, des milliers de prêtres resteraient sans emploi, des milliers de couvents sans offrandes, et l'Église privée du plus clair de ses revenus. Dites enfin que c'est par l'appât d'une absolution cer- taine et immédiate qu'elle attire et retient encore tant d'âmes, par la confession qu'elle s'initie dans de pré- cieux secrets, et dirige à son gré la conscience de ceux qui gouvernent les peuples, qu'en un mot le tribunal de la confession est le plus solide piédestal de sa puissance. « Rien sans le prêtre ; » voilà, disions-nous, la première devise de Rome. Aujourd'hui nous pouvons ajouter : « Tout par le prêtre, et tout pour le prêtre. » Le prêtre offre l'absolution, et le pécheur la lui paye. Le prêtre impose des pénitences, et le pécheur s'en rachète à prix d'argent. Heureux le possesseur de grands trésors ! Pauvre Lazare ! Tu n'es pas encore dans le sein d'Abra- ham. Ton purgatoire ne fait que commencer. Garde ta besace. Après avoir mendié ton pain, mendie encore, mendie longtemps des messes et des prières, car tu n'as pas de quoi racheter une seule année de tourments. Et toi, ô riche, qui a reçu ta part de biens

DEUXlÈilE CONFÉRENCE. 171

pendant ta vie, ces biens t'en assurent encore de plus grands après la mort. N'en crois pas Jésus qui te dit que l'entrée du royaume des cieux t'est difficile ; rien n'est impossible à ton or. Lègue abondamment à l'Église, puis vis à ton aise ; mange, bois et te réjouis ; l'Église se charge de régler tes comptes.

Quelle odieuse acception de personnes, et quel scandaleux trafic du salut ! Quelle dérision que ce tri- bunal où des juges prévaricateurs vendaient à l'impéni- tence des brevets d'impunité ! 0 Jésus, étais-tu quand les marchands s'installèrent de nouveau dans le temple ? Ce que Jésns ne fit pas alors, il le fit plus tard. Quand les vendeurs d'indulgences vinrent de Rome exploiter nos contrées, ils trouvèrent sur leur chemin les Luther, les Zwingle, et au signal donné par ces voix courageuses, un long cri d'indignation retentit dans le nord de l'Eu- rope. Il fallut bien alors abolir le marché des conscien- ces. L'éveil était donné ; dans le monde protestant une réforme plus complète ne se fit pas attendre. Le confes- sionnal fut fermé. Les ministres de l'Église ne furent plus les dispensateurs, mais les simples messagers du salut. Le pécheur libre de leur déclarer ses fautes, exhorté à rechercher leurs conseils, dut avant tout ouvrir sa cons- cience au Juge qu'on ne peut ni tromper ni séduire. Il fut instruit à chercher à ses pieds comme David, et cette crainte salutaire qu'inspirent ses jugements, et cette paix qui suit une confession sans réserve, et cette horreur du mal qu'on n'éprouve qu'en face du Dieu saint, et ces

172 l'église romaine.

fortes résolutions que n'attiédissent point les ménage- ments intéressés d'un directeur. Pour guide et règle de ses mœurs, au lieu du manuel des casuistes, on mit en ses mains l'Évangile. Le foyer de la moralité chrétienne fut replacé dans le cœur, ses fondements de nouveau enracinés dans la foi ; l'éducation des consciences reprit la voie du progrès ; et, quelque loin qu'elle soit d'avoir atteint l'idéal que Dieu lui propose, quelques obstacles qui aient de temps en temps retardé sa marche, quelque humblement enfin que chacun de nous doive penser de lui-même, à considérer les choses d'un point de vue général, la supériorité morale des peuples réformés sur ceux qui subissent encore le joug de Rome n'est au- jourd'hui contestée par aucun observateur désintéressé, je dis plus, par aucun catholique sincère.

De tout ce que nous venons de dire, ressortira-t-il que l'Église de Rome n'ait absolument rien fait pour le dé- veloppement moral des peuples? Telle n'est point notre conclusion.

Il y a deux manières d'apprécier un progrès, quel qu'il soit, selon qu'on se place au point de départ ou au point d'arrivée, En nous plaçant au but, en estimant ce que Rome aurait pu et faire pour former les chrétiens à l'imitation de leur Maître, nous avons le droit d'accuser ses lenteurs et ses prodigieux écarts. Mais si nous examinons ce qu'étaient avant leur conversion les peuples dont elle entreprit l'éduca-

DEUXIÈME CONFÉRENCE. 173

tion chrétienne, nous devons reconnaître que sous sa tutelle leurs mœurs subirent d'heureux change- ments. La loi qu'elle n'avait pas su imprimer au fond des cœurs, elle s'efforçait au moins de la faire régner extérieurement ; avec le pouvoir dont elle disposait, et tant que ses intérêts ne lui dictaient pas une conduite contraire, elle réprimait certains désordres en trop fla- grante opposition avec l'Évangile ; elle empêchait la corruption qu'elle tolérait au dedans de faire trop scan- daleusement explosion au dehors. C'est ainsi qu'on vit diminuer sensiblement chez les peuples qu'elle avait convertis les vices les plus grossiers, les plus choquants de la barbarie.

D'ailleurs, si faiblement que Rome laissât briller le flambeau de l'Évangile, quelques rayons égarés ne lais- saient pas de pénétrer çà et là. L'esprit souffle il veut, dit Jésus ; à travers toutes les erreurs il fait sentir sa divine influence ; et comme on voit, hélas ! tant d'enfants de la réforme démentir par leur vie les prin- cipes dans lesquels ils furent nourris, nous le redisons, et nous avons du bonheur à le redire, dans la commu- nion romaine il fut de tout temps des chrétiens supé- rieurs, par leurs sentiments et leur conduite, aux princi- pes qu'elle leur avait inculqués. Au milieu même des ombres du moyen âge, sur ce fond monotone de supersti- tions et de licence, on voitçà et se détacher de nobles physionomies, resplendir des traits d'une vertu tout évangélique. Et de nos jours, qui n'en connaît, parmi

174 l'église romaine.

les disciples du catholicisme, de ces chrétiens qu'un tact heureux prémunit contre le danger de ses maximes, dont la conscience délicate s'approprie le bien, rejette le mal, appelle la sévérité, repousse l'indulgence, s'ar- rête moins aux accommodements qu'il lui offre qu'à la loi qu'il proclame : âmes droites, âmes vertueuses, qui se croient catholiques lorsqu'elles ne sont au fond que chrétiennes, qui à leur insu prient avec nous, avec qui nous prions nous-mêmes, et dont les soupirs et les vœux montent au ciel confondus avec les nôtres !

Reconnaissons-le enfin. Depuis trois siècles, il s'est fait au sein du catholicisme de louables efforts pour rap- procher sa morale de celle de Jésus-Christ. Qui ne rendrait hommage à la pureté des maximes professées par quelques-uns de ses théologiens ? Mais, encore une fois, est-ce à Rome ou à l'Évangile qu'ils les ont em- pruntées? Est-ce l'influence de Rome ou celle de la Réforme qu'ils ont subie, et qui leur a fait tenter ces gé- néreux efforts? Demandez-le à Rome elle-même, qui frappa d'interdit la morale désintéressée de Fénelon, qui flétrit comme trop protestantes les doctrines austères de Port-Royal, et réserva toutes ses bonnes grâces pour l'ordre fameux d'où sortirent les plus notoires et les plus impudents corrupteurs de la morale, ces docteurs qui passaient leurs laborieuses veilles à combiner par quelles distinctions subtiles, par quelles adroites inter- prétations de termes, par quelles savantes directions d'intentions, par quelles profondes restrictions mentales

DEUXIÈME CONFÉRENCE. 175

on pourrait en sûreté de conscience transgresser les plus saints devoirs, tromper, voler, tuer son prochain. Ah 1 quand Jésus s'élevait contre les Pharisiens, ces sépul- cres blanchis, quand il démasquait leurs sacrilèges, ne semble-t-il pas qu'il foudroyât d'avance la morale des casuistes ?

Qu'après cela Rome nous vante les vertus suréroga- toires de ses saints, les austérités surhumaines de ses anachorètes, la rigueur des jeûnes auxquels, en certains jours, elle astreint ses enfants ; nous demanderons comment tant de sévérité peut s'ajuster avec tant de relâchement, comment, tout à l'heure si complaisante pour des penchants que Dieu réprouve, elle ose conseil- ler ou commander des sacrifices qu'il ne demande point, comment tour à tour elle enseigne à éluder la loi du Seigneur, comme trop sévère, puisa la dépasser cumme trop indulgente. N'est-ce pas faire deux fois le mal ? N'est-ce pas, en laissant les uns dans leur impénitence, repaître les autres d'un fol orgueil, comme si ayant fait plus qu'il ne leur est demandé, ils avaient maintenant Dieu pour débiteur ; orgueil funeste qui, comme tant d'autres, mène à l'écrasement, et expose l'homme aux plus lourdes chutes ? N'est-ce pas enfin autoriser cet étrange préjugé répandu chez. les membres de la communion romaine, qu'en vertu de la solidarité qui les unit, ce que les uns font au delà de leur devoir peut compter pour les négligences des autres ; que le renon- cement de quelques-uns sert à expier les excès de la

176 l'église romaine.

plupart ; que le même homme, par les austérités de sa vieillesse, peut effacer les désordres de sa jeunesse et de son âge mûr, et que son abstinence en certains jours peut compenser tout ce qu'il se permet le reste de l'an- née ? Non, non, le christianisme ne connaît rien de pareil. Il n'admet point ces deux morales; l'une pour le moine, l'autre pour l'homme du monde ; l'une pour le carême, l'autre pour le carnaval ; l'une pour le palais, l'autre pour le cloître. Il n'admet qu'une seule morale pour tous les hommes et pour tous les temps.

Voilà ce que comprirent si bien les auteurs de la Ré- forme. En abolissant les vœux monastiques, en rendant les prêtres à la vie de famille, il voulurent que le toit domestique fût pour chaque fidèle, aussi bien que pour le ministre de Dieu, un sanctuaire consacré à la pratique des vertus chrétiennes ; en laissant de côté les ordon- nances arbitraires, les privations, les macérations de quelques jours, ils prescrivirent à chaque chrétien des progrés continus dans la piété, la tempérance et la jus- tice.

Ici donc encore, l'esprit de la Réforme n'est pas autre que celui de l'Évangile. Conformons-nous toujours à cet esprit ; et, comme l'erreur n'est jamais mieux détruite que quand elle est remplacée par la vérité, comme l'essentiel pour nous, je le répète, est moins de savoir en quoi d'autres ont erré que de savoir ce que nous-mêmes devons croire et faire, si nous voulons tirer un véritable profit de cet entretien, récapitulons ensem-

DEUXIÈME CONFÉRENCE. 177

ble, pour les avoir toujours devant les yeux, les carac- tères principaux et trop souvent oubliés de la sanc- tification chrétienne.

La sanctification chrétienne, œuvre divine, en tant qu'elle ne peut se commencer et se poursuivre que sous l'influence de l'esprit de Dieu, est une œuvre humaine, en ce sens qu'elle est parfaitement compatible avec les conditions de notre nature, qu'elle s'accorde avec tous nos penchants légitimes, et ne nous demande point de devenir dés ici-bas de purs esprits. Un peu moins donc aujourd'hui de cette morale transcendante, de cette prétendue perfection, qui peuplait les déserts et les couvents d'hommes voués à des mortifications stériles, et un peu plus de cette commune morale évangélique qui fait accomplir à chacun les devoirs de sa position, qui peuple les cités et les campagnes de vertueux chefs de famille, d'hommes utiles, laborieux et probes 1 Un peu moins de saints à la mode de l'Église, et un peu plus de justes selon Dieu !

Cette sanctification est une œuvre personnelle, à la- quelle assurément les chrétiens sont appelés à travail- ler ensemble sous la discipline de Jésus et dans la communion de l'Église, dans laquelle aussi ils doivent s'aider, s'assister mutuellement, mais dans laquelle nul ne peut se faire remplacer par autrui. Ainsi plus de mérites surabondants et réversibles, plus de perfection

étrangère qui puisse servir à combler le déficit de la

i2

178 l'église romaine.

nôtre, plus d'œuvres de surérogation qui puissent être passées à notre bénéfice ; l'œuvre de chacun ne compte que pour lui seul.

La sanctification chrétienne est une œuvre intérieure, qui doit avant tout s'accomplir dans notre âme, pour en améliorer les dispositions et en purifier les penchants. Sans doute cette amélioration ne peut s'opérer sans que notre conduite extérieure n'en reçoive l'empreinte ; tout bon arbre doit porter de bons fruits. 11 y a plus : rien ne féconde en nous les bons sentiments comme la pratique des bonnes œuvres. Celui qui veut aimer ses devoirs doit commencer par les remplir ; tout noble sacrifice dispose le cœur à en faire de nouveaux ; la bienfaisance développe en nous la charité ; la fuite cou- rageuse des tentations présentes fortifie notre âme contre les tentations futures. C'est le résultat merveilleux des bonnes œuvres, et peut-être leur plus belle récompense. Mais des œuvres qui ne procèdent d'aucun bon mouve- ment et ne laissent dans le cœur aucune disposition sainte, des œuvres tout extérieures, faites peut-être pour donner le change à Dieu, aux hommes, à nous-mêmes, de telles œuvres ont déjà reçu leur salaire. « A quoi bon , dit Jésus, nettoyer le dehors de la coupe, si l'intérieur demeure souillé? C'est l'intérieur qu'il faut rendre net. » C'est notre âme aussi que nous devons purifier, car notre âme c'est nous-mêmes, et c'est en elle, dans les pensées qui l'occupent, dans les penchants qui l'animent, dans les désirs et les atîections qui la possèdent, que

DEUXIÈME CONFÉRENCE. 179

nous trouvons ici-bas, et que nous trouverons dans l'au- tre vie, ou notre tourment ou notre félicité I

La sanctification chrétienne enfin est une œuvre pro- gressive, dans laquelle il n'est permis ni de s'arrêter, ni de s'allanguir. Jamais, à quelque degré de vertu que nous soyons parvenus, nous ne sommes tels que nous pouvons, que nous devons être ; toujours il y a quel- que chose à réformer ou à perfectionner en nous. Il n'est aucun moment de notre vie où, en nous présen- tant devant Dieu, en fixant nos regards sur sa sainteté, nous ne devions nous écrier : « Je suis un pécheur ! » Jamais donc il ne nous est permis de nous reposer sur ce que nous avons fait ; jamais, en nous comparant à nos frères, nous ne devons nous trouver assez avancés dans les voies de la perfection. Toujours, au contraire, en re- gardant à Jésus, nous devons reconnaître que nous som- mes infiniment loin du but, laisser, comme saint Paul, les choses qui sont derrière nous, et courir vers celles qui sont en avant. Une chute vient-elle nous révéler quelque vice ignoré, quelque plaie secrète de notre âme, rentrons en nous-mêmes pour la sonder, allons au Médecin cé- leste, acceptons sans murmure, ou plutôt avec actions de grâces, le châtiment qu'il nous envoie pour la guérir ; et, aidés par cette opération bienfaisante, comptant sur sa miséricorde pour le passé, sur son secours pour le présent, ne cessons jamais de prier, de veiller et de lutter, jusqu'à ce que nous ayons triomphé du mal. A cette molle quiétude dans laquelle Rome entretient ses

180 l'église romaine.

enfants, à cette fausse paix qu'ils achètent par tant de capitulations de conscience, qui ne préférerait cette soif de sainteté qui embrasait l'apôtre, et le faisait voler de combat en combat, de victoire en victoire ! Imitons son héroïque élan ; attaquons, démolissons l'une après l'au- tre toutes les forteresses du vieil homme ; que sur ses ruines Christ vienne habiter en nous, qu'il y croisse, qu'il s'y fortifie, que « transformés peu à peu à son image, élevés par degrés jusqu'à sa stature, nous avancions de gloire en gloire sous l'influence de son esprit ! »

TROISIÈME CONFÉRENCE. 181

TROISIÈME CONFÉRKNCK

est l'esprit du Seigneur, est la liberté.

2"* Épitre de saint Paul aux Corinthiens, in, 17.

Ce n'est pas sans une sorte de scrupule que j'aborde aujourd'hui le troisième point de notre discussion, et que, dans la chaire de Celui dont le royaume n'est pas de ce monde, je viens traiter des questions qui touchent aux intérêts et aux royaumes de ce monde. Ce sont les assertions de l'ÉgHse romaine qui nous entraînent sur ce terrain. Pour justifier la position à laquelle elle pré- tend, jamais peut-être les circonstances politiques et sociales n'ont été exploitées par elle avec autant d'adresse qu'aujourd'hui. Voyant tant d'hommes n'aimer le ciel qu'en vue de la terre, n'apprécier la religion qu'autant qu'elle sert leurs intérêts temporels et pré- sents, elle promet aux peup'es qui se rangeront sous ses lois tous les genres de prospérité, de grandeur et de gloire. Témoin surtout du travail incessant des sociétés modernes, tour à tour pour étendre la liberté et assurer

182 l'église romaine.

l'ordre public, elle se donne à elles comme le plus fi- dèle auxiliaire soit de l'une soit de l'autre. Le vent souffle-t-il à la liberté : elle se glorifie d'être la grande émancipatrice des peuples, et nous signale comme des complices, des suppôts de la tyrannie. Puis, lorsque la société ébranlée demande à se rasseoir, lorsque les in- térêts et les existences menacées réclament de nouveau des gages de stabilité, elle se présente aux hommes chargés de cette mission réparatrice, comme la gar- dienne de tous les grands intérêts sociaux, l'appui de l'autorité, de la famille, de la propriété, et c'est la Ré- forme qu'elle accuse de tous les maux de la désorgani- sation et de la licence.

Flattant ainsi alternativement les peuples et les rois, bénissant l'un après l'autre les sceptres et les arbres de la liberté, mais les yeux toujours et invariablement tour- nés vers ceux qui disposent de la force, elle réclame d'eux, en échange de ses services prétendus, un appui qu'elle craint de ne plus trouver dans les consciences.

Déjà, dans plus d'un État, combien de privilèges abu- sifs ne s'est-elle pas fait octroyer sous ce prétexte! Combien d'inégalités vexatoires n'a-t-elle pas fait con- sacrer à son profit ! Par ses calomnieuses dénonciations, combien de chaires, d'écoles protestantes n'a-t-elle pas fait fermer ! Que d'injustes procès n'a-t-elle pas intentés I Que n'osera-t-elle pas exiger encore ! Quels nouveaux empiétements ne médite-t-elle pas? Et qui sait tout ce que seront prêts à lui sacrifier, ceux qui croiront par

TROISIÈME CONFÉRENCE. 183

se mettre, eux et leur fortune, à l'abri de nouveaux orages !

En faut-il davantage pour nous excuser d'aborder ici ce sujet? Au surplus, dans les régions l'Évangile nous enseigne à planer, et nous aurons soin de nous maintenir, nous n'avons pas à craindre de rencontrer les débats de la politique du jour.

Examinons donc, sans arriére-pensée, quelle a été l'influence de l'Église romaine, soit pour accroître la prospérité des peuples, soit pour assurer chez eux la li- berté et le bon ordre. Et dès l'abord, fidèles à l'impar- tialité que nous nous sommes prescrite, reconnaissons les services qu'elle rendit aux sociétés européennes dans leur berceau.

Oui, lorsque les Barbares, nos grossiers ancêtres, en- vahirent l'Occident, et que, sur les ruines de l'empire qu'ils avaient renversé, ils entreprirent de fonder de nouveaux royaumes, ce fut pour eux une bonne fortune, disons mieux, ce fut l'eflfet d'une dispensation provi- dentielle, de trouver à leur portée une Église qui, à ce qu'elle avait conservé de lumières et d'institutions chré- tiennes, unissait quelques débris de l'ancienne civilisa- tion et put leur en transmettre le bienfait. Tout en les initiant au christianisme, elle les initia de même à la vie sociale. Elle opposa une action plus spirituelle, plus intelHgente à l'action brutale de la force ; elle donna quelques notions de droit à des peuples qui n'en avaient

184 l'église romaine.

encore aucune. En les encourageant à se fixer, en leur enseignant à tirer leur subsistance du sol qui les portait, elle les arracha peu à peu à leurs habitudes de piraterie et de brigandage ; elle arrêta, interrompit du moins ces guerres perpétuelles qui se terminaient le plus souvent par le dépeuplement de toute une contrée. Elle obtint des traitements plus doux pour les prisonniers ; elle re- çut dans l'asile du sanctuaire, elle abrita dans l'enceinte de ses couvents bien des faibles, bien des opprimés vic- times de l'arbitraire. Elle ouvrit aux malades ses hos- pices, distribua le pain de l'aumône à des familles er- rantes et mourant de faim. Elle fonda dans l'Europe moderne les premiers établissements d'instruction ; et c'est en partie à ces services nombreux, qu'elle dut les richesses, le crédit, la puissance presque sans bornes dont elle jouit au moyen âge.

Mais l'enfance n'est que le premier terme de la vie des États. Dieu, qui leur confie le soin des générations successives, veut que, pour se prêter à leur progrès, ils croissent, ils se développent eux-mêmes ; de l'enfance, il les appelle à la jeunesse, de la jeunesse à l'âge mûr, et pour eux, comme pour les arbres de la forêt, il n'y a de vieillesse et de décadence que par la corruption in- térieure ou les chocs violents du dehors.

Jusqu'à quel point l'Église seconda-t-elle ces progrès? C'est l'histoire qui va nous l'apprendre.

Rome avait aidé les nouveaux États de l'Europe à se constituer, elle avait dirigé leurs premiers pas dans la

TROISIÈME CONFÉRENCE. 185

vie politique. Mais lorsque, sentant leurs forces, ils vou- lurent marcher seuls, lorsque, sous la conduite de leurs pouvoirs nationaux, ils voulurent commencer à vivre pour eux-mêmes, à tirer parti de leurs propres ressources, travailler à l'accomplissement de leurs des- tinées, elle leur suscita mille obstacles, mille contrarié- tés. Pour vivre en paix avec elle, il fallait être à elle, ne s'attendre qu'à elle, ne travailler que pour elle, ne consulter en tout d'autre politique que la sienne ; et cette Europe, qu'elle savait si bien unir pour la faire concourir à ses desseins, elle était toujours prête à la diviser pour y rétablir sa domination menacée. Que de guerres injustes et funestes allumées par l'ambition des pontifes ! Que de pouvoirs étrangers vinrent, à leur ap- pel, opprimer tour à tour la malheureuse Italie !

Maîtresse d'immenses domaines, l'Église les faisait valoir pour son propre usage, et l'agriculture en Europe lui dut ses premiers développements. Mais de nouveaux perfectionnements, qui eussent profité à la société tout entière ; mais l'industrie, le commerce, non moins né- cessaires à la prospérité des peuples, et sans lesquels l'agriculture elle-même demeure frappée de stérilité, loin de les favoriser, elle sembla prendre à tâche d'en ar- rêter l'essor. Ses fêtes innombrables, qui avaient été des jours de soulagement et de relâche pour l'esclave, pour le serf, n'étaient que des jours de dissolution et de ruine pour l'ouvrier libre qui vivait de son travail ; ses taxes pesaient lourdement sur les économies du pauvre ; avant

18& l'église romaine.

d'épargner pour son métier, pour son négoce, pour sa famille, il fallait qu'il s'épuisât pour les tributs de tout genre que l'Église levait sur lui ; sans cesse arrêté dans ses projets, entravé dans sa carrière, le découragement s'emparait de lui, et le peu qu'il aurait pu amasser pour le bien-être des siens, il l'engouffrait sans scru- pule dans l'intempérance.

L'Église avait ouvert des écoles elle élevait la jeu- nesse dans ses doctrines, la formait à ses pratiques, et lui communiquait les premiers éléments de l'instruction. Mais, nous l'avons vu, aussitôt qu'à la suite de cette instruction, elle vit poindre l'esprit de réflexion et d'exa- men, tremblant pour sa domination si les lumières ve- naient à sortir du sanctuaire, à se répandre au dehors, tous ses efforts ne tendirent désormais qu'à s'en as- surer le monopole, à faire supprimer tout enseigne- ment rival ou indépendant du sien, à écarter comme impie toute méthode propre à mûrir le jugement, toute étude trop favorable au mouvement de la pensée. Puis, comme il fallait bien satisfaire, tromper du moins cette soif d'instruction qui se manifestait chez les peuples, elle leur distribuait dans ses collèges, au lieu de con- naissances solides, je ne sais quelle science vide et creuse, quel savoir frelaté, afî'adi, en attendant qu'il lui fût permis de les ramener à l'antique ignorance.

Sa charité même, si admirable à tant d'égards, si précieuse surtout dans l'institution et le service des hô- pitaux, était loin cependant d'être dirigée toujours dans

TROISIÈME CONFÉRENCE. 187

le sens le plus favorable aux vrais intérêts des peuples. Elle ouvrait ses asiles à la faiblesse, à l'innocence oppri- mée ; mais elle les ouvrait aussi aux plus dangereux criminels, quand ils consentaient à reconnaître sa juri- diction. Elle nourrissait, à la porte de ses églises et de ses couvents, des foules malheureuses et dénuées. Mais leur enseigner la voie pour sortir de l'indigence, et avant tout pour n'y point tomber; les animer de la généreuse ambition de se suffire à elles-mêmes ; leur faire comprendre cet honorable échange de travaux productifs qui fonde toute richesse individuelle et so- ciale ; rappeler aux parents leurs premiers devoirs, émouvoir leurs entrailles en faveur des infortunés qu'ils enfantaient à la misère en même temps qu'à la vie ; diriger leur activité, la féconder par ses ressources : transformer en artisans laborieux et estimables ces créa- tures dépendantes et trop souvent dégradées ; si. de nos jours, Dieu soit loué 1 l'Église le fait quelquefois, si l'exemple des peuples réformés lui a appris à le faire, elle ne s'en avisait point dans le temps de son absolue domination. Trop d'aisance eût mis les populations en état de se passer d'elle ; elle préférait les nourrir au jour le jour dans leur oisiveté, afin de les trouver tou- jours à ses ordres ; et cette bienfaisance égoïste , en tuant toute initiative, était une nouvelle source d'appauvris- sement et de ruine.

Aussi qu'arriva-t-il lorsque, dans le mouvement ré- formateur du seizième siècle, quelques nations eurent

188 l'église romaine.

réussi à se soustraire à l'influence de Rome ? On vit la balance politique de l'Europe changer presque aussitôt, et la prépondérance passer tout entière du côté des nations affranchies.

Au temps Luther parut, deux puissances occu- paient le premier rang : l'Espagne, maîtresse de l'Océan, récemment enrichie des trésors du Nouveau Monde, l'Autriche souveraine d'un vaste territoire, et exerçant sur notre continent un ascendant sans égal. Un siè- cle à peine s'est écoulé, déjà l'Espagne est abaissée; ses ressources, mises au service de Rome, se sont con- sumées à soutenir ce siège ébranlé ; elle descend rapi- dement vers cet état d'épuisement d'où nous la voyons sortir à peine ; le sceptre des mers lui est arraché, et à qui passe-t-i! ? A l'Angleterre, naguère sa rivale im- puissante, mais à qui la Réforme vient d'infiltrer une vie nouvelle ; à la Hollande, tout à l'heure sa sujette, fou- lée, presque écrasée sous son pied despotique, mais qui soudain, électrisée par la Réforme, s'est redressée d'un énergique effort, a terrassé son ennemie, et conquis tout ensemble l'Évangile, la puissance et la liberté. Un demi-siècle s'écoule encore : c'est maintenant le tour de l'Autriche. Déchue de ses prétentions sur l'Allema- gne, tenue en respect par les États protestants qu'elle avait cru subjuguer, elle voit de jour en jour sa puissance s'amoindrir ; le sceptre du continent lui être arraché, et par qui ? Par la France ; par la France soustraite à la politique espagnole, à demi brouillée avec Rome, al-

TROISIÈME CONFERENCE. 189

liée, au contraire , aux puissances protestantes du Nord, revenue enfin elle-même à des sentiments de justice envers ses sujets réformés. Tant qu'elle demeure fidèle à ces alliances ; tant qu'elle conserve chez elle cette industrie protestante qui l'enrichit, cette science protestante qui l'éclairé, cette moralité protestante qui la fait respecter, elle conserve aussi sa prééminence ; elle est prospère au dedans, imposante, victorieuse au dehors. Aussitôt que, circonvenue par les intrigues de Rome, elle a proscrit de nouveau la Réforme, elle n'a plus que des revers ; ruinée par des guerres désastreu- ses, forcée de signer de honteux traités, elle retombe au second rang ; et, si plus tard elle s'en est relevée, si elle a repris en Europe son ancien ascendant, c'est de- puis le jour où, abaissant chez elle le pouvoir du clergé, elle a proclamé la liberté des consciences. En attendant, les États voisins avaient profité de ses fautes ; l'industrie de ses proscrits avait enrichi la Prusse ; l'Angleterre s'était agrandie de ses colonies ; à la tête d'un im- mense empire, elle régnait à la fois sur la terre et sur les mers, jusqu'à ce qu'une autre puissance, plus libé- rale encore qu'elle-même, soit venue le partager avec elle, et prendre dans le Nouveau Monde cet essor gi- gantesque et toujours croissant dont il est impossible aujourd'hui d'entrevoir les limites.

Quel contraste humiliant, quel démenti aux asser- tions de Rome, quel sanglant arrêt prononcé contre elle dans ces pages de l'histoire ! Chez tout ce qui porte

190 l'église romaine.

son joug, déclin, misère, abaissement; chez tout ce qui lui résiste, élan rapide vers la grandeur et la puis- sance.

Faut-il un trait de plus à ce tableau? Comparez avec nous le sort de deux villes, et pour commencer voyons celui de Rome elle-même ! Depuis qu'elle a cessé d'at- tirer à elle, comme jadis, tout l'or des nations, quelles ressources a-t-elle su trouver dans son propre sein? Quel- les prospérités a-t-elle reçu du trône de ses pontifes? 0 ville déchue, qui n'as su créer autour de toi que le dé- sert, et que le désert semble vouloir envahir, qu'es- tu aujourd'hui, si ce n'est un vaste musée le voyageur vient admirer les débris de ta grandeur détruite, un poste d'observation les armées étrangères viennent camper tour à tour? Toi qui jadis donnais la loi au monde, et qui aujourd'hui la subis de toutes parts, et mendies de tous côtés des appuis, ville qui n'est plus que l'ombre de toi-même, comment l'Église qui S3 dit universelle, est-elle assez humble pour consentir encore à porter ton nom ' ?

Pendant que Rome déclinait ainsi, s'affaissantsousie joug de ses papes, une autre ville, inconnue, ignorée tant

' Le lecteur ne doit pas oublier que ces pages ont été écrites longtemps avant que Rome devînt la capitale de l'Italie et ren- trât par dans la voie du progrès et de la liberté. M. Chastel, dans ses dernières publications, a reconnu les bienfaits que le régime libéral a répandus sur l'antique cité, siège de l'autorité des papes.

TROISIÈME CONFÉRENCE. 191

qu'elle avait été au pouvoir d'un évêque, conquise à la Réforme, sortait tout à coup du néant. Un grand homme, à l'autorité duquel nous ne déférons point sans réserve, mais dont le génie, le zélé, les mâles vertus nous remplissent d'admiration, et dont la mémoire nous est d'autant plus chère qu'elle est aujourd'hui plus mé- connue, Calvin, passe par cette ville ; d'un coup d'œil il reconnaît le rôle que Dieu lui destine. Son plan est tout tracé ; s'il peut s'y fixer, si ses austères lois y sont ac- ceptées, il en fera la ville sainte de la Réforme ; il y ap- pellera de tous côtés ceux qui souffrent pour cette cause ; et, sous la garde de ces hommes éprouvés, à l'abri de ces vivants remparts, il placera le foyer lumi- neux, il fondera le grand séminaire de la foi protestante. Tel est son plan, et vous savez par quel ensemble d'in- stitutions admirables, par quels prodiges de dévouement, d'héroïque persévérance, il l'accomplit. Mais à quoi bon? diront les sages du siècle. Pour ce petit coin de terre, pourquoi tant de soins et tant d'efforts? Pourquoi changer les destinées naturelles de cette ville ? Laissée à elle-même, indifféremment ouverte aux nations voi- sines, elle pouvait devenir sans peine une ville de quel- que étendue, de quelque importance, un commode ren- dez-vous d'affaires et de plaisirs.

Calvin, il est vrai, comprit autrement l'avenir de notre république. Au lieu de cette population de hasard, de cette plèbe épicurienne qui eût rempli son enceinte, il lui fit une population d'élite, recrutée parmi tout ce

192 l'église romaine.

qu'il y avait d'hommes distingués par le caractère et l'intelligence ; d'une ville frivole et dissipée, qu'elle était avant lui, il fit une cité sérieuse, une sorte de Sparte chrétienne, pour qui les intérêts spirituels étaient au premier rang ; d'une bourgade allobrogique, une cité européenne et plus qu'européenne, le centre du vaste mouvement qui transformait alors le monde chré- tien.

Si c'est ce qu'on reproche à notre réformateur, trois siècles ont pris soin de le justifier. Sur ce terrain préparé par la religion et par les mœurs, et comme pour confirmer cette parole, « qu'à celui qui cherche avant tout le royaume du Ciel et sa justice, toutes cho- ses sont données par-dessus, » fleurit, avec une indé- pendance que tous les assauts de la ruse et de la violence ne purent ébranler, tout ce qui assure la prospérité et la bonne renommée d'un peuple : active industrie, ri- chesses bien acquises, noblement employées, savoir so- lide, théologie éclairée et progressive, philosophie reli- gieuse et élevée, noms illustres que l'Europe nous en- viait... Tout cela est déjà loin de nous, nous pouvons donc le rappeler sans être taxés de vaine gloire. Ah ! il est plus aisé de détruire l'œuvre de Calvin que de la nier! Le siècle, plus encore que les hommes, a passé son niveau sur elle. Maintenant nous ne savons ce que Dieu réserve à Genève transformée. Elle peut voir se multipUer à l'infini le nombre de ses habitants, elle peut de ses bras étendus enserrer au loin les deux rives de

TROISIÈME CONFÉRENCE. 193

son lac ; mais assurément, si chez elle doit se dévelop- per quelque nouveau principe de vie spirituelle, si quel- que rôle important lui est destiné dans l'avenir, ce n'est pas de Rome qu'elle le recevra. Rome ne peut lui donner que ce qu'elle a, ce qu'elle donne aux peuples qui marchent sous sa loi, la langueur, la décadence et le marasme.

Au reste, le bien-être, la puissance ne sont pas les seuls, ni même les plus précieux éléments de la félicité des peuples. Il en est deux, plus dignes d'envie peut- être, tous deux également chers aux belles âmes, mais qui au premier coup d'oeil semblent s'exclure l'un l'au- tre, et que bien rarement on est parvenu à réunir, l'or- dre et la liberté; l'ordre, c'est-à-dire l'accomplissement de toutes les obligations réciproques que suppose la vie sociale ; la liberté, c'est-à-dire l'exercice de tous les droits nécessaires au bonheur individuel ; la liberté, qui suppose l'homme maître de lui-même, son activité au- tant que possible dégagée de toute entrave ; l'ordre, qui suppose ses passions enchaînées, réprimées en tout ce qui pourrait nuire à autrui.

Pour assurer aux hommes ce double bienfait, pour accorder ces deux conditions en apparence opposées, la science politique a des recettes dont je ne prétends nullement nier la valeur. Mais la morale chrétienne en a aussi qui, si vous les examinez de prés, vous paraî- tront, je crois, plus sûres encore.

13

194 l'église romaine.

Quand chacun s'imposerait à soi-même les règles que la société doit imposer à ses membres; ffuand cha- cun respecterait chez autrui les droits qu'il veut qu'on respecte en lui; quand chacun réprimerait dans son propre cœur les passions qu'il blâme chez ses ftx'res; quand la maxime, « ne faites aux autres que ce que vous voulez qui vous soit fait;» quand cette maxime, dis-je, connue de la sagesse antique, mais que l'Évan- gile seul a hautement proclamée, serait inviolablement empreinte dans tous les cœurs, l'ordre et la liberté habiteraient ensemble, les droits et les devoirs réci- proques seraient pleinement garantis. Dans une telle société, à peine serait-il besoin de lois et de con- trainte, puisque personne ne songerait à nuire à au- trui. Tout l'appareil compliqué, et si souvent illusoire, des garanties pohtiques, serait superflu. Point de pré- cautions nécessaires contre des chefs (jui se regarderaient comme ministres du Dieu juste et bon ; point de moyens de répression nécessaires contre des citoyens que leur conscience, avant tout, retiendrait dans le devoir. Je le sais, et vous le pensez comme moi, c'est un pur idéal que nous retraçons en ce moment ; tant qu'il y aura des hommes, il y aura des injustices à prévenir et à réprimer. Mais cet idéal n'en est pas moins celui vers lequel nous devons tendre ; ce n'est qu'autant qu'on s'en approchera qu'on fera des pas vers la solution du grand problème social ; l'humanité ne sera heureuse et tranquille, les hommes ne seront à la fois moraux

TROISIÈME CONFÉRENCE. 195

et libres que si la règle de la justice est profondé- ment gravée dans leurs cœurs.

Maintenant cette garantie religieuse et morale, la seule pleinement efficace, laquelle d'entre les commu- nions chrétiennes vous paraît la mieux qualifiée pour l'assurer? Laquelle, selon vous, est la plus propre à lormer des peuples moraux, des peuples justes, et, par cela même, mûrs pour la liberté?

Celle qui niet au premier rang les commandements de Dieu, ou celle qui, à côté, si ce n'est au-dessus d'eux, place les commandements de l'Église ?

Celle qui unit intimement la morale et la religion, ou celle qui ne craint pas de séparer la religion de la morale?

Celle qui laisse briller dans sa plénitude la lumière purifiante de l'Évangile, ou celle qui l'intercepte et l'al- tère par les traditions de ses docteurs?

Celle qui place le foyer de la vertu dans le cœur môme de l'homme, qui, pour améliorer sa conduite, travaille à réformer ses penchants, ou celle qui se con- tente d'une vague moralité extérieure ?

Celle qui prescrit d'une manière absolue ce qui est bien, condamne d'une manière absolue ce qui est mal, pose en principe la responsabilité morale de chaque homme, n'enseigne, pour échapper à la peine du vice, d'autre voie que la conversion, ou bien celle qui use de subterfuges pour braver les principes, qui a des équi- valents pour toutes les vertus, des accommodements

196 l'église romaine.

avec toutes les passions, des absolutions pour tous les péchés, et au besoin des dispenses pour tous les devoirs ?

Et si, non contente de combattre si faiblement, si mollement les mauvais penchants de l'homme, cette Église va quelquefois jusqu'à les exciter pour s'en faire un instrument et un auxiliaire ; si les intérêts qu'elle se vante de protéger, elles les a maintes fois foulés au pieds, pourra-t-elle se dire encore la clef de voûte de l'ordre social? Arrêtons-nous quelques instants sur ce point ; et, puisqu'elle ose imputer au christianisme ré- formé des tendances subversives, puisqu'elle l'accuse de saper par la base les droits de l'autorité, de la pro- priété, de la famille, voyons ce qu'elle a fait elle-même pour les protéger.

L'autorité ! Dans ses rapports avec elle, a-t-elle jamais consulté d'autre règle que son propre intérêt ? Amie de tous les pouvoirs, justes ou injustes, qui con- sentaient à la servir, n'a-t-elle pas conspiré contre tous ceux qui refusaient d'épouser son ambition et ses hai- nes ? S'est-elle fait scrupule d'armer contre eux les plus fougueuses passions ; et, pour ne parler que des temps anciens, n'est-ce pas sous les flots d'une déma- gogie effrénée qu'elle tenta d'engloutir le dernier des Valois et le premier des Bourbons ?

La famille ! En respectait-elle les liens, quand elle faisait d'un seul coup dissoudre tous les mariages qu'elle n'avait pas bénis, vouer à la bâtardise des en-

TROISIÈME CONFÉRENCE. 197

fants issus des unions les plus licites ; quand, pour ac- complir ses conversions sacrilèges, elle séparait de force la femme de son époux, l'enfant de ses parents ; lorsque aujourd'hui même elle ose disputer à un père le droit d'élever son fils dans sa croyance, lorsque, dans les relations les plus intimes et les plus sacrées, elle interpose ses prescriptions arbitraires, sépare ce que Dieu a joint, retient uni ce qu'il sépare, et s'arroge le droit de serrer seule des nœuds dont la loi doit être le premier garant ?

La propriété enfin ! Que d'atteintes criminelles ne lui a-t-elle pas portées 1 Que de passions envieuses et cupides, que de convoitises, que d'instincts spolia- teurs n'a-t-elle pas, au besoin, déchaînés contre elle ! IS'est-ce pas avec ce redoutable levier qu'elle soulevait les peuples contre l'hérésie.? Ces soixante mille hom- mes qu'elle lança du nord de la France contre le midi, la croix en tête, pour châtier les Albigeois, était-ce avec des promesses d'indulgences seulement qu'elle les avait enrôlés? N'y avait-il pas pour le soldat, des villes à piller; pour les chefs, des domaines, des provinces à usurper ? Comment, dans toutes les villes de France, se trouva-t-il à point nommé des égorgeurs pour la Saint-Barthélemy ? « Tuez tout, vous pillerez après, » tel était le mot d'ordre pendant ces nuits fatales. Et ces juges, si ardents répresseurs de l'hérésie, ces cour- tisans si dévoués au roi qui la persécutait, avec quel argent payait-on leur zèle? Dans le Piémont, la Pro-

198 l'église romaine.

vence, le Dauphiné, les odieuses rapines, les atroces exploits des bandes armées contre les Vaudois, ne nous disent-ils pas aussi de quelle sorte de fanatisme on les avait enflammées?

L'Église apprit plus tard ce que l'on gagne à attiser un tel feu. Ces sauvages passions qu'elle avait ameutées contre la Réforme, elle eut un jour à compter cruelle- ment avec elles. La Terreur, dont plus tard elle fut vic- time, ne fut-elle pas l'écho de cette autre Terreur dont elle avait jadis sonné le tocsin ? Instruite par cette dure expérience, nous pensons bien qu'elle a renoncé pour jamais à ses cruels expédients, et qu'au besoin elle y serait contrainte par l'indignation de ses propres en- fants. Mais, après avoir outrageusement violé et fait violer tous les droits, comment ose-t-elle aujourd'hui s'en proclamer la sauvegarde ? Habituée à faire plier tous les principes devant son intérêt, quelles saines no- tions du droit et du devoir, quelle consciencieuse mora- lité peut-elle inculquer aux peuples qu'elle élève ? Nous étonnerons-nous dès lors de les voir, pour la plupart, jouets de la licence, toutes les fois qu'ils ne sont pas comprimés par la force? Nous demanderons-nous pour- quoi jusqu'ici le drapeau de la liberté n'a pu se relever en Italie, sans être presque aussitôt taché de boue et de sang? pourquoi, depuis bientôt quarante ans, l'Es- pagne se débat en vain dans ses chaînes ? pourquoi ses anciennes colonies de l'Amérique du Sud, républiques dérisoires, n'échappent aux mains des pires démago-

TROISIÈME CONFÉRENCE. 199

gues que pour tomber en celles des pires dictateurs? pourquoi ce prétendu État-modèle, fondé par les jésui- tes au Paraguay, se dissipa, s'évanouit au moindre souffle? pourquoi, enfin, la France elle-même n'a pu se reposer encore dans une liberté sage et bien réglée ? Ah! si, au lieu de poursuivre sa chimère d'unité, elle eût laissé, dés les temps anciens, la sève évangélique circuler librement dans ses veines; si, dans ses accès d'aveugle complaisance pour Rome, elle n'eût pas fau- ché comme à plaisir sur son sol les vertus que la Ré- forme y faisait naître, avec plus de grandeur encore peut-être et avec plus de gloire, elle aurait joui de plus de paix et de vraie liberté.

Pourquoi, au contraire, voyons-nous en Hollande, en Angleterre, aux États-Unis, les progrès les plus im- portants s'accomplir presque sans commotions et sans secousses? Pourquoi y voit-on, non point h un degré parfait, sans doute, mais au moins plus que partout ail- leurs, l'amour de la liberté se concilier avec la soumis- sion aux lois, les amours-propres, les intérêts particu- liers se subordonner au bien public ? Tous les voyageurs et les historiens dignes de foi vous le diront : parce que chez ces peuples, grâce à leur éducation, à leurs an- ciennes traditions protestantes, la religion, solidement établie dans leurs âmes, en réprime les convoitises, en règle les penchants, donne ainsi à la liberté son contre- poids le plus heureux, oppose à ses abus le préservatif le plus efficace ! « En même temps, dit un auteur ca-

200 l'église romaine.

tholique distingués que la loi permet au peuple améri- cain de tout faire, la religion l'empêche de tout conce- voir et lui défend de tout oser. La religion qui, chez les Américains ne se mêle jamais directement au gou- vernement de la société, est cependant la première des institutions politiques, et leur facilite singulièrement l'usage de la liberté. »

Ce service éminentque le christianisme réformé rend dès longtemps à l'Amérique du Nord, il est appelé à le rendre de nos jours à tous les peuples qui sont ou veu- lent être libres. Et en quel temps fut-il plus néces- saire ? L'anxiété qu'on éprouve pour un adolescent livré à lui-même sans principes pour le diriger, qui ne l'éprouve à la vue de cette précoce et soudaine émancipation des peuples, qu'une forte éducation mo- rale n'a point préparée, et qui, pleine d'avenir, il faut le croire, est pleine, en attendant, de séductions et de périls? Ces périls, c'est à l'influence de l'Évangile à les conjurer; c'est à elle, tandis qu'on n'entretient les peu- ples que de leurs droits, à les pénétrer du sentiment de leurs devoirs ; à mesure que le frein des lois se relâ- che, à resserrer le frein des principes, à fortifier la loi intérieure ; enfin, à mesure que l'autorité humaine ab- dique, à la remplacer par une autorité plus haute et plus sainte. Si le christianisme romain suffit aux peu- ples esclaves, s'il est, comme on l'a dit, l'amusement

* De Tocqueville, De la démocratie en Amérique.

TROISIÈME CONFÉRENCE. 201

de leur servitude, le christianisme réformé est l'institu- teur des peuples libres, il est l'initiateur, le guide de leur virilité.

Pour remplir cef rôle, pas plus qu'en Amérique, il n'a besoin d'intervenir dans le gouvernement des États, ni de se mettre au service d'aucun pouvoir. Pour influer salutairement sur la société, il suffit de sa présence et de sa libre action au milieu d'elle. C'est en poursuivant sa véritable mission, sa mission spirituelle et sanctifiante, c'est en restant élevé au-dessus de ce monde qu'il ser- vira le mieux les intérêts de ce monde. Mais ce qu'il faut, c'est qu'il y mêle toujours plus intimement le le- vain régénérateur de la Parole ; c'est que, par des res- sources d'éducation, d'édification toujours plus abon- dantes, par le concours toujours plus actif de tous les amis de l'Évangile, il s'empare puissamment de la gé- nération présente; que, par un enseignement toujours plus lumineux, par des accents toujours plus persuasifs, il s'ouvre les consciences, pour y déposer, y féconder les principes du juste et du bien.

Ce qu'il faut surtout, c'est le vivant enseignement de l'exemple ; c'est que ces principes de justice , d'équité, de droiture, que l'Évangile nous aura inspi- rés, chacun de nous les applique scrupuleusement dans sa vie privée et publique ; que l'esprit de Jésus se re- flète chez tous ses disciples ; que la Réforme, en un mot, soit justifiée, soit glorifiée par tous ses enfants ; en sorte que ceux qui ont pu suspecter ses tendances se

202 l'église romaine.

rassurent, et apprennent à voir en elle le meilleur ga- rant de l'ordre social ; et que les peuples qui, pour fonder leur liberté, ont cru pouvoir se passer de ses di- rections, se désabusent, et reconnaissent combien est vraie, dans tous les sens, cette parole de l'apôtre : « est l'esprit du Seigneur, est la liberté 1 »

QUATRIÈME CONFERENCE. 203

QUATRIÈME CONFÉRENCE

Tenez-vous fermes à la liberté que Christ nous a donnée, et vous remettez point sous le joug de la servitude.

Epître de saint Paul aux Galates, v, 1.

Vous savez tous de quelle servitude et de quelle déli- vrance saint Paul fait mention dans notre texte, et quelle est la cause qu'il plaide dans l'épître d'où ce texte est tiré. De ce que le christianisme était sorti du sein de la nation juive, de ce que ses premiers sectateurs avaient été juifs, par conséquent soumis à la loi de Moïse, plu- sieurs concluaient que l'Église n'avait pas le droit de s'en émanciper, que cette loi, même dans sa partie céré- monielle était à jamais obligatoire pour tous les disci- ples de Jésus. Saint Paul, par une simple distinction des temps, met à néant ces prétentions. Tout en recon- naissant que, pour un peuple encore enfant, la loi céré- monielle avait été une discipline bienfaisante, peut-être même nécessaire, il soutient que, par le seul fait de la venue du Sauveur et de la promulgation de la Nouvelle

204 l'église romaine.

Alliance, cette discipline provisoire a été abrogée, que l'héritier, jusqu'alors soumis à des tuteurs, a été éman- cipé, que désormais l'économie de la loi doit faire place au régne de l'esprit et de la grâce ; et s'adressant à ceux dont on troublait la conscience par de vains scru- pules : « 0 vous, leur dit-il, que Dieu vient d'adopter pour ses enfants, par Jésus-Christ, comment vous lais- seriez-vous ramener à ces instructions élémentaires,

assujettir à ces faibles et pauvres rudiments? 0

mes enfants, vous pour qui je sens de nouveau les dou- leurs de l'enfantement, jusqu'à ce que Christ soit formé

en vous tenez-vous fermes à la liberté qu'il vous a

donnée, et ne vous remettez point sous le joug de la servitude. »

C'est une cause pareille que nos réformateurs eurent à défendre, il y a trois siècles.

L'Église de Rome, après avoir amené les peuples chrétiens à un premier degré de lumière, de moralité, de civilisation, oubliant tout à coup l'étendue de la mission qui lui était confiée, avait refusé de les con- duire plus avant ; comme un guide épuisé et haletant, elle s'était arrêtée et leur avait barré la route ; ou plu- tôt, comme un tuteur égoïste et ambitieux, qui ne re- doute rien tant que le moment de l'émancipation, jalouse de tout progrès qui menaçait son empire sur les âmes, elle prétendait les condamner à une perpétuelle minorité, s'en tenir aux grossières instructions, aux im- parfaits rudiments qui avaient gouverné leur enfance,

QUATRIÈME CONFÉRENCE. 205

traiter comme sa propriété inaliénable, s'inféoder à ja- mais les créatures de Dieu, les rachetés de Christ.

La liberté chrétienne était de nouveau en cause : elle trouva de nouveau des défenseurs. De longs et pa- tients efTorts avaient été faits pour concilier l'unité avec le progrès, et épargner à l'Église les maux d'un schisme ; quand l'opiniâtre despotisme de Rome les eut déjoués, le joug fut rompu, et une partie des nations chrétiennes affranchie. S'élevèrent-elles pour cela, du premier élan, à la vérité absolue, à la sainteté accomplie ? De nos joui-s même, peuvent-elles se flatter d'y être parve- nues? Non, assurément; la Réforme ne prétend point avoir atteint la perfection. Mais sa vocation, c'est d'y tendre constamment ; son ambition , c'est d'en approcher sans cesse , d'élever ceux qu'elle dirige à une connaissance toujours plus parfaite de Dieu, à une imitation toujours plus excellente de Jésus-Christ. Sa gloire, c'est d'avoir brisé les entraves, écarté les obsta- cles qui arrêtaient les peuples dans cette voie, de leur avoir rendu l'Évangile, de les avoir mis en communion directe avec Jésus, d'avoir affranchi en même temps leur raison, leur conscience, afin que d'mi cœur libre ils pussent servir l'Éternel. C'est son titre, je le ré- pète, et, aussi longtemps qu'elle y sera fidèle ; née de l'examen et du progrès, tant qu'elle ne reniera point son origine ; qu'au joug dont elle nous a délivrés elle n'en substituera point de nouveau ; aussi longtemps qu'elle ne flattera point l'homme du rêve d'une perfec-

206 l'église romaine.

tion déjà accomplie, mais au contraire l'enflammera d'ardeur par la perspective d'un perfectionnement sans limites ; tant qu'elle ne le privera d'aucun des flam- beaux qui peuvent le conduire à Dieu, ne lui deman- dera l'abdication d'aucune de ses forces spirituelles ; qu'en maintenant l'humanité en possession de ses pré- cédentes conquêtes, elle ne la fnistera d'aucune de ses conquêtes futures ; qu'en la nourrissant perpétuellement des vérités de l'Évangile, elle ne lui fermera l'accès à aucune autre vérité ; en un mot, tant qu'elle se propo- sera pour but de faire grandir continuellement ses en- fants en sagesse et en grâce devant Dieu et devant les hommes ; l'ère de la Réforme sera une ère à jamais bé- nie, et ses droits à l'abri de toute contestation.

Cependant sa cause n'est point toujours gagnée. L'Église de Rome est encore debout ; ses prétentions, qu'on croyait abattues, se sont relevées avec plus de hauteur ; affectant plus de confiance que jamais en son infaillibilité, plus que jamais cramponnée à son immo- bilité, elle menace de nouveau nos franchises chrétien- nes. — Comment les mettrons-nous à l'abri de ses at- teintes ? comment maintiendrons-nous cette liberté que l'Évangile et la Réforme nous ont acquise ? Telle est la question qui s'offre inévitablement à nous, à la suite de nos entretiens précédents. Ne nous séparons point avant de l'avoir discutée, et, s'il se peut, résolue, avec l'aide de Celui qui est la lumière et la vérité.

QUATRIÈME CONFERENCE. 207

Ce que nous avons établi dans nos premiers discours, et ce que nous venons de rappeler tout à l'heure, de la profonde insuffisance de l'Église de Rome dans l'éduca- tion chrétienne des peuples, beaucoup d'hommes, nés et vivant extérieurement dans sa communion, le recon- naissent avec nous. Mais à l'exception de quelques-uns d'entre eux, dont les pieux efforts, bien que dirigés dans un autre sens que les nôtres, ne peuvent être assez loués et auxquels nous sommes heureux de ren- dre ici un public hommage, les membres éclairés de la communion romaine, tout en déplorant avec nous ses prétentions despotiques et ses tendances rétrogrades, ne croient pour la plupart avoir rien à faire pour les combattre. Le genre humain, selon eux, n'est point mûr encore pour l'affranchissement ; mais, le moment venu, l'erreur tombera d'elle-même, les abus, usés par le temps, disparaîtront ; et en attendant, une attitude passive, une indifférence de bon goût, un silencieux dédain, sont les seules armes qu'il soit nécessaire d'op- poser aujourd'hui aux tentatives de Rome.

Bien que cette manière de voir ne trouve, sans doute, que peu de partisans dans notre Église, elle exerce trop d'influence sur ses destinées, elle apporte trop d'obstacles à ses progrès, elle a trop d'importance en- tin dans la question qui nous occupe pour que, avant d'entrer dans des considérations qui nous touchent d'une manière plus directe, nous ne lui consacrions pas au moins quelques instants.

208 l'église romaine.

En l'examinant de près, peut-être y trouverait-on moins une opinion réfléchie et raisonnée qu'une posi- tion prise par insouciance, conservée par un amour excessif de la paix et du repos. N'importe, considérons- la en elle-même, et voyons jusqu'à quel point elle peut soutenir l'épreuve de l'expérience.

Ce n'est pas en effet d'aujourd'hui que cette méthode a été mise à l'essai. Dés longtemps avant la Réformation, l'Église de Rome avait déjà beaucoup perdu de son cré- dit auprès des classes éclairées, l'indifférence était de plus en plus de mode à son égard ; mille contes joyeux égayaient les gens du monde et même la foule aux dépens des prêtres et des moines. Quel progrès véritable était sorti de ? Aucun. On raillait, mais on laissait faire ; on continuait à ménager une Église corrompue, mais riche et puissante ; et les plus prompts à rire de ces abus étaient quelquefois les premiers à en profiter. Un seul cri échappé à la conscience de Luther, un seul éclat de sa fervente indignation fit plus que deux siècles d'indiffé- rence et d'épigrammes. Devant les intrépides attaques du réformateur saxon, devant les innombrables défec- tions qu'entraîna sa rupture avec Rome, il fallut bien que Rome changeât d'allures. La cour papale, tout à l'heure la plus vénale, la plus débordée, la plus scan- daleuse des cours, rappela chez elle la décence et les mœurs. De salutaires règlements firent rentrer dans le devoir la milice cléricale. De nouveaux ordres religieux, secouant l'antique oisiveté du cloître, se vouèrent aux

QUATRIÈME CONFERENCE. 209

œuvres de la charité, aux travaux de l'instruction, de la prédication, de la conversion des âmes. Jamais rÉglise catholique de France, entre autres, ne vit éclore dans son sein plus de talents, de vertus et de zèle que pendant qu'elle eut à lutter contre un parti réformé li- bre et puissant ; c'est à la présence de cette hérésie tant maudite qu'elle doit les institutions et les hommes qui ont répandu sur elle le plus de lustre. L'indiffé- rence, encore une fois, eût-elle mieux réussi? A-t-elle plus de chances de réussir de nos jours ?

Rome craindre l'indifférence ! Mais rien, au con- traire, ne peut mieux servir ses desseins. Elle sait bien que notre siècle ne peut se reprendre de passion pour les dogmes et les pratiques du moyen âge. Tout ce qu'elle désire donc, c'est qu'il ne les examine pas de trop prés. N'étant point contredite, elle se croit ou du moins peut se dire approuvée ; elle compte pour elle tous ceux qui ne se déclarent point contre elle, et, grâce à la foule des neutres, elle peut encore revendi- quer le privilège du nombre. Puis, tandis qu'elle cir- convient les esprits faibles, qu'elle travaille à dompter les esprits indépendants, elle sait que ce ne sont pas les indifférents qui démasqueront ou déjoueront ses me- nées. L'indifférence elle-même lui prépare plus d'une riche proie. Ces enfants, de l'âme desquels un père et une mère négligent de prendre soin, l'Église s'en empare; elle sème dans leurs jeunes cœurs les principes qu'il lui

plaît, et c'est la frivolité, l'insouciance des parents qui

14

210 l'église romaine.

livre à sa discrétion la génération nouvelle. Cet homme qui, pour s'épargner des tiraillements pénibles, a chassé de son cœur les pensées religieuses, a remis à plus tard le soin de son avenir et de son âme, lorsqu'enfin le moment est venu de s'en occuper, lorsque le monde présent se décolore, lorsque la mort frappe à sa porte, qu'elle entre, s'assied à son chevet, et que la terrible question qu'il n'a jamais abordée va être résolue, à quelque prix que l'Église lui vende le calme, la sécu- rité des quelques instants qui lui restent, ce prix, il le payera ; et c'est sur le lit de mort de l'indifférent, au- tant pour le moins que sur celui du dévot, que se signent ces honteux marchés, qui font passer aux mains de l'Église les dépouilles de tant de familles. Laisserait- elle ainsi les âmes dans une apathie qui l'outrage, si elle ne savait d'avance les retrouver ? C'est à cette même impasse qu'elle attend les peuples. Elle les laisse vivre à leur guise dans l'ignorance et l'insouciance des choses du salut ; elle entend sans s'émouvoir leurs propos légers et moqueurs. Mais que quelque fléau sou- dain vienne à frapper de terreur des âmes que la reli- gion n'a point trempées : ou bien que les passions cou- vées pendant ce long oubli de Dieu entrent tout à coup en fermentation, que l'abîme des révolutions s'entr'ou- vre et montre ses effrayantes profondeurs, l'Église est sûre de voir accourir à elle tous les intérêts cons- ternés, et la société abdiquer à ses pieds les libertés les plus précieuses.

QUATRIÈME CONFERENCE. 211

Non, non, l'indifférence ne délie aucun joug, ne brise aucune chaîne ; elle les rive toutes au contraire. Elle est le soutien de toutes les tyrannies ; et c'est sur elle, en particulier, que Ronae fonde aujourd'hui ses plans de domination.

Qu'espèrent donc tant d'hommes, qui se disent amis du progrès, de cette passive neutralité dans laquelle ils se retranchent? Ah ! si leur Église était opprimée, si, comme il y a soixante ans, ses enfants, ses ministres étaient décimés, je comprendrais qu'à la vue de ses malheurs ils oubliassent ses torts, qu'ils ne voulussent point ajouter à son affliction, en désertant une bannière proscrite. Mais lorsque, délivrée de ses fers, elle aspire elle-même à en donner, lorsqu'elle projette l'asser- vissement des peuples, qu'elle menace ouvertement l'Évangile, la liberté, la civilisation, se borner à con- damner silencieusement ses usurpations, c'est s'en ren- dre soi-même complice. Lui demeurer uni sans condi- tion, n'élever aucune réclamation contre ses abus, c'est se courber soi-même et ses frères avec soi, sous le joug qu'elle prépare à tous.

. Dira-t-on encore que le siècle n'est point mûr pour s'y soustraire ? Mais, est-ce avec le silence et l'apa- thie qu'on parviendra à le mûrir? Jusques à quand ne travaillera-t-on que pour le présent? Jusques à quand les générations ne se succéderont-elles que pour répéter chacune à leur tour le refrain de l'égoïsme, pour rejeter les unes sur les autres la tâche d'éclairer,

212 l'église romaine.

d'améliorer, d'affranchir ? JN'avons-nous de devoirs qu'envers nos contemporains ? N'en avons-nous pas aussi envers les races futures ? Jusques à quand donc alléguera-t-on la brièveté du temps et la difficulté de l'œuvre ? Comme si le premier pas n'était pas déjà un progrès, comme si l'œuvre commencée n'était pas, comme on dit, à moitié achevée; comme si enfin, à côté de nous, ouvriers d'un jour, il n'y avait pas un ou- vrier éternel qui travaille avec nous !

Du reste, c'est aux chrétiens dont nous parlons à se tracer à eux-mêmes leur voie derésistance.Si laRéforme, telle que nous l'avons définie, répond à leurs convictions, que, sans regarder derrière eux, ils suivent résolument son étendard. Sinon, qu'ils arborent leur propre dra- peau et que, dans le sein même de leur Église, si leur conscience leur fait une loi d'y rester, leur profession soit conforme à leur persuasion intérieure ; qu'ils imi- tent ces hommes courageux qui, sans quitter ses rangs, lui font entendre aujourd'hui des vérités sévères. Qu'ils se montrent, en un mot, ce qu'ils sont ; qu'ils condam- nent tout haut ce qui leur paraît digne de blâme ; et que l'autorité romaine, ainsi réduite à ses seuls adeptes, forcée dans ses retranchements, n'ait plus de choix qu'entre abdiquer, ou se réformer elle-même.

Mais c'est assez parler aux chrétiens du dehors. J'ai hâte d'en venir à vous, mes chers frères, et à ceux qui, comme vous, sont déjà en possession des bienfaits de la

QUATRIÈME CONFÉRENCE. 213

Réforme. Cette tyrannie, que tout à l'heure nous enga- gions vos frères à secouer, vos pères vous en ont afl'ran- chis ; cette liberté cfue d'autres ont à conquérir, vous n'avez plus qu'à la conserver. Mais pour cela, il faut connaître avant tout les dangers qui la menacent.

Quoique le christianisme romain, produit d'une épo- que d'ignorance, trouve dans son origine même et dans sa résistance au progrés un arrêt de mort pour l'ave- nir, il n'en a pas moins pour le présent des points d'attache encore puissants, des racines encore profon- des. Il en trouve dans l'aveugle faveur des uns, dans l'indifférence des autres ; dans les intérêts, dans les passions ; dans la curiosité enfantine de la foule, qu'il amuse avec ses pompes et ses spectacles ; par-dessus tout, dans cette paresse de l'àme, qui s'accommode d'une foi toute taillée, d'une morale facile, d'un salut tout fait, d'une autorité qui lui ôte la fatigue de penser et d'agir. Enfin, quand il n'aurait plus aucun de ces appuis dans la génération actuelle, quand il ne serait plus à redouter pour aucun autre peuple réformé, pour nous il le serait encore.

Il y a bientôt vingt ans qu'on vous disait du haut de cette chaire : « Avec l'attraction qu'exercent sur les na- tions voisines notre industrie et notre prospérité, avec les engagements que nous avons contractés, avec les traités qui nous lient, notre situation est telle, que, si nous n'y prenions garde, nous pourrions voir, au bout de quelques années, le catholicisme le plus stationnaire

214 l'église romaine.

devenir dominant sur notre territoire, et Genève, autre- fois la rivale de Rome, en devenir la succursale, et en quelque sorte le faubourg'. »

Le danger qu'on vous signalait alors, nous menace- t-il moins aujourd'hui ? Le flot qui montait alors s'est-il arrêté ou retiré? Ses ravages sont-ils aujourd'hui moins à craindre ? Vous savez , au contraire , avec quelle rapidité les événements ont marché, et combien no- tre situation religieuse, déjà si tendue, s'est aggra- vée. Comme l'habitant des bords sablonneux de l'Océan calcule, à une année prés, le moment ses plantations seront envahies par les dunes, on peut prévoir l'époque prochaine, notre population, continuant à se recru- ter du dehors, et d'une manière toujours inégale entre les deux cultes, l'Église romaine aura définitivement chez nous l'avantage du nombre.

Or, partout elle a pour elle le nombre, et surtout où, comme chez nous aujourd'hui, le nombre fait la loi, comment use-t-elle de cet avantage ?

Certes, nous n'aimons pas à prévoir le mal, et nous serions heureux de nous tromper dans nos appréhen- sions. Mais nous ne pouvons ignorer les principes qu'elle affiche, ni fermer les yeux sur ce qui se passe autour de nous. cette Église est maîtresse, et lorsque ses intérêts sont enjeu, quelles sont les ga-

^ Dix-septième conférence sur l'histoire du christianisme, pro- noncée à Genève en 1838 par E. Chastel.

QUATRIÈME CONFERENCE. 215

ranties qu'elle respecte ? Quels sont les articles de loi ou de constitution qui l'arrêtent ? Nous ne sommes pas au treizième siècle, sans doute ; nous ne sommes pas non plus en Italie ; on ne débutera pas avec nous par les incarcérations ni par la violence. Mais les inégalités qu'on pourra voiler sous quelque prétexte honnête, les chicanes plus ou moins légales qui pourront être élevées contre nos droits, les entorses qu'on pourra donner aux lois protectrices de la liberté, les empiétements adroits qui pourront se glisser dans leurs interstices, les délais ou les dénis de justice par lesquels on croira pouvoir nous lasser, les attaques même que, sans se compromettre, on pourra diriger sourdement contre nos écoles ou nos lieux de culte, est-il bien sûr qu'on s'en abstienne? Que dis-je ? est-il bien sûr que le principe même de la liberté religieuse ne fût point effacé de nos codes ? Quand nous voyons dans les récents manifestes de la papauté, ce principe sacré signalé comme le plus grand des maux, comme un fléau dont on ne saurait trop tôt se délivrer, quelle sécurité peuvent nous inspirer des articles de constitution, toujours à la merci d'instructions venues de Rome ? Rien ne sert de nous faire illusion sur te danger. Il faut au contraire l'envisager en face, de peur que sur le bord de l'abîme, pris de vertige, nous ne nous y précipitions en croyant le fuir, La restriction, l'aboh- tion de fait ou de droit de nos libertés religieuses, voilà le péril qui nous menace sous le régime dont nous ap- prochons à grands pas.

216 l'église R01VLA.INE.

Devant cette perspective, et dans l'attente de ce péril, qu'avons-nous à faire ? Préviendrons-nous l'injustice par l'injustice ? Attenterons-nous aux droits de nos conci- toyens, de peur qu'ils n'attentent un jour aux nôtres ? Aux procédés malveillants que nous pouvons craindre, opposerons-nous d'avance des procédés pareils ?

A Dieu ne plaise qu'au moment le protestantisme est menacé parmi nous, nous renoncions précisément à ce qui fait sa gloire I A Dieu ne plaise aussi que nous nous démentions à ce point nous-mêmes ! Dans le temps vous n'aviez en face de vous qu'une minorité impuis- sante, presque imperceptible, vous n'opposâtes à ces provocations que la modération, l'équité, les procédés fraternels. Par vous avez d'avance fermé la bouche à vos calomniateurs, vous leur avez ôté à tout jamais le droit d'imputer à des calculs de prudence humaine ce que vous fîtes et ce que vous ferez par des principes de conscience et de charité. Vous pouvez donc hardiment persévérer dans cette voie. Ainsi justice pour tous, res- pect inviolable pour tous les droits que vous voulez qu'on respecte en vous ; affection cordiale pour tous les gens de bien, confiance, encouragement pour la pro- bité, la vertu, l'honneur, qu'ils se trouvent. Je dis plus, en réservant vos premiers soins pour vos frè- res les plus proches, bienveillance chrétienne et charité pour tous, sympathie et active commisération pour toute souffrance véritable ! Appelleriez-vous cela vous désar- mer? — Non, vous ne prononcerez pas ce blasphème.

QUATKIÈME CONFERENCE. 217

Vous ne croirez pas vous désarmer en mettant le droit, la justice, la bonté, c'est-à-dire Dieu lui-même de votre côté. Consultez votre Maître, consultez ses apôtres ; tous vous diront au contraire que ce sont les vraies armes du chrétien.

Mais à ces armes, ils vous enseignent eux-mêmes à en joindre d'autres.

Lorsqu'aprés les conversions de la Pentecôte, Pierre et Jean, cités devant le sanhédrin, reçurent la défense de prêcher au nom de Jésus : « Nous ne pouvons, ré- pondirent-ils, ne pas dire ce que nous avons vu et en- tendu. » On les renvoie avec menaces ; ils recommencent à annoncer la Parole. On les emprisonne ; à peine sortis de prison, ils recommencent de nouveau. En voyant au début ces deux hommes chétifs traînés devant le tribu- nal, sans cortège pour les protéger, sans avocats pour les défendre, on eût cru leur cause à jamais perdue. Mais qui eût vu bientôt, devant ce tribunal, leur con- tenance ferme et assurée, l'air de résolution simple et sans apprêt avec lequel ils prononçaient ce : « Nous ne pouvons ; » qui eût entendu ensuite la fervente prière que, de retour, ils adressèrent à Dieu pour lui demander son esprit, n'eût plus douté de leur triomphe. Ce triom- phe, le monde entier le contemple aujourd'hui ; c'est celui du christianisme sur la terre.

Eh bien ! pour défendre et faire triompher la Réforme, la même arme est remise entre vos mains : c'est l'iné- branlable constance dans la profession de la vérité ; c'est

218 l'église romaine.

la ferme volonté de ne jamais déserter sa cause, c'est cette ténacité, et, si vous le voulez, cette opiniâtreté dans l'exercice du plus saint de tous les droits. Profes- ser individuellement et en commun vos croyances, les faire enseigner et les enseigner vous-mêmes à vos enfants, les répandre autour de vous par la parole et par la presse, les faire prêcher librement dans vos temples, leur ou- vrir, partout les besoins le requerront, des écoles, des chapelles, des maisons de prières, ce sont vos droits et vous en userez ; vous en userez avec d'autant plus d'ardeur et de persistance qu'on fera plus d'efforts pour vous les ravir. Ces droits vous sont communs à tous ; pour les revendiquer, oubliez toutes les différences qui vous séparent, ne voyez que vos libertés attaquées, levez-vous d'un commun accord pour les défendre, poursuivez-en la restitution par toutes les voies légales et loyales ; vous lasserez l'injustice par vos infatigables réclamations. Et si jamais, ce qu'il faut aussi prévoir, on osait vous ravir ou vos écoles ou vos temples, pour chaque école supprimée fondez-en dix autres ; et, comme ces citoyens qui, dans leur ville forcée par l'ennemi, changent leurs maisons en autant de forte- resses, faites de chacune de vos maisons un temple au Seigneur. Avez-vous calculé tout ce que peut contre une aveugle multitude une poignée d'hommes pleins de courage et de foi ? Voilà votre ressource contre l'inva- sion romaine. Non, la Réforme ainsi défendue ne saurait périr. N'y eût-il que sept mille hommes, n'y en eût-il

QUATRIÈME CONFERENCE. 219

que sept qui n'eussent point fléchi le genou devant Baal, autour d'eux, comme jadis en Israël, se reconsti- tuera la nation fidèle. Pendant que sur notre territoire ils tiendront tète à l'erreur, tout autour de nous la vé- rité poursuivra son chemin, et, après s'être soumis les autres peuples, partout victorieuse, elle reviendra vic- torieuse aussi dans nos murs, s'asseoir sur le trône que votre constance lui aura gardé et y recueillir le fruit de tous vos sacrifices.

0 Dieu ! nous ne doutons point de ton souverain pou- voir. Tu le feras éclater quand il sera temps, et l'erreur apprendra un jour à le connaître. Que si maintenant tu semblés retenir ton bras, si l'aurore, qui se levait si bril- lante, s'est tout à coup enveloppée de brouillards, si nous entendons de loin gronder l'orage, nous le savons, grand Dieu ! c'est que tu ne veux point vaincre sans nous, c'est que tu veux nous fortifier, nous faire grandir par la lutte, nous rendre à la fois plus épris et plus di- gnes de cette vérité pour laquelle nous aurons combattu, nous en faire jouir, non plus en paisibles héritiers, mais en conquérants joyeux et fiers. Puissions-nous seu- lement ne point faillir à tes desseins ! Remplis-nous de cette foi qui affermissait les Moïse, les David, les saint Paul, leur rendait l'avenir comme présent, les faisait espérer contre toute espérance. Qu'environnés de cette nuée de témoins, animés par leur glorieux exemple, nous travaillions comme eux, avec toi, à celte œuvre éternelle de lumière et de sanctification, que dés les

220 l'église romaine.

temps les plus anciens tu as commencée dans l'hu- manité, et que tu veux y poursuivre aux siècles des siècles !

TROIS CONCILES RÉFORMATEDRS

AU XVme SIECLE

TROIS CONCILES REFORMATEURS

AU XV""^ SIECLE '

PREMIÈRE CONFERENCE

Messieurs,

Lorsque, pour justifier la révolution religieuse du XYl""^ siècle, nous insistons sur le besoin urgent que l'Église avait alors d'une réforme, nous ne disons en cela rien dont les historiens de la communion romaine ne soient d'accord avec nous. Pour le nier, en effet, il leur faudrait donner un démenti à cette foule de doc- teurs illustres qui gémissaient sur les abus introduits dans l'Église. Il leur faudrait s'inscrire en faux contre l'aveu de leurs plus célèbres controversistes, qui reconnais- saient qu'au XV"* siècle ces abus, loin de décroître, ne faisaient que s'aggraver. Ce que les saint Bernard, les Bossuet et tant d'autres n'ont pu nier, il serait difficile de

* Conférences historiques, prononcées à Genève, devant un au- ditoire d'hommes, dans la salle du Casino, en 1860.

224 TROIS CONCILES REFORMATEURS.

le révoquer en doute, et, de nos jours, l'on ose tant de choses, je ne sache pas que personne encore l'ait osé.

Mais, tout en admettant qu'une rénovation de l'Église était nécessaire, les historiens catholiques ne sont d'ac- cord avec nous, ni sur l'étendue qu'il fallait lui donner, ni surtout sur la manière dont elle devait s'accomplir. Suivant eux, sous peine d'être nulle de plein droit, elle devait émaner de l'Église elle-même, c'est-à-dire de l'autorité ecclésiastique alors reconnue. On convient bien, il est vrai, que les papes se montraient hostiles à toutes réformes de quelque importance ; mais ce qui répugnait aux papes, les conciles généraux, dit-on, pou- vaient l'ordonner. Composés des députés de toutes les éghses, comprenant l'élite des membres du clergé et des dépositaires de la tradition religieuse, ils étaient les meilleurs juges des changements à apporter dans la constitution de l'Église universelle, ils en représentaient le pouvoir législatif suprême. Agir sans eux, faire de sa propre autorité, ce qu'eux seuls, avec les souverains pontifes, avaient le droit d'accomplir, toucher aux choses du sanctuaire sans en avoir reçu mission expresse de ses chefs, c'était opérer, non plus une réforme, mais un schisme, c'était faire une œuvre révolutionnaire qui en appellerait d'autres après elle, et qui dans tous les cas ne saurait légalement être admise.

Messieurs, vous savez déjà à quoi vous en tenir sur la valeur de ce reproche. Vous n'oubliez pas qu'entre

CONCILE DE PISE. 225

les réformateurs et l'église romaine, il s'agissait avant tout de questions de foi. Vous connaissez les droits de la conscience et vous n'admettez pas qu'aucune autorité au monde puisse, un seul instant, nous contraindre à croire et à déclarer vrai ce qu'elle nous dit être faux. Vous connaissez la valeur de la doctrine évangélique et vous n'admettez pas, qu'une fois pénétré de sa vérité, Luther eût à la faire contrôler par les traditions d'une époque d'ignorance.

Mais plaçons-nous au point de vue de l'accusation ; admettons l'autorité des conciles généraux, admettons la pleine suffisance de leurs lumières. Pour attendre d'eux les réformes jugées nécessaires dans l'Église, encore fallait-il être sûr qu'ils eussent la volonté et le pouvoir de les accomplir. Or, avant que l'expérience nous éclairât positivement là-dessus, comme elle l'a fait lors du concile de Trente, du temps de Luther elle s'était déjà prononcée. Dans la première moitié du XV"'* siècle, trois conciles généraux avaient été succes- sivement assemblés ; tous trois avaient reçu et s'étaient proposé pour un de leurs mandats principaux la ré- forme de l'Église. Qu'avaient-ils fait pour cette œuvre? Quels changements essentiels avaient-ils décrétés ?Quelle avait été la consistance, la durée de leurs réformes? Qu'en pouvait-on augurer pour le résultat des conciles futurs ?

C'est de quoi. Messieurs, je vais vous faire juges, en vous retraçant à grands traits, dans trois entretiens con-

13

226 TROIS CONCILES REFORMATEURS.

sécutifs, l'histoire de ces conciles, qui se lie d'ailleurs, celle au moins des deux derniers, à l'histoire de notre patrie. Je la raconterai du reste, non d'après des auteurs protestants seulement, qui à ce titre pourraient paraître suspects, mais d'après les historiens catholiques eux- mêmes, et, avant tout et surtout, d'après les actes ori- ginaux de ces conciles.

Pour bien comprendre ce récit, il est nécessaire de remonter un peu plus haut et de jeter un rapide coup d'œil sur les circonstances qui déterminèrent leur con- vocation.

Concile de Pise.

« Nul n'est prophète en son pays: » jamais cette sen- tence ne s'est montrée plus juste qu'au moyen âge pour les évoques de Rome. Considérés en Europe comme les pontifes universels de la chrétienté, et, à ce titre, pres- que adorés comme les représentants de Dieu sur la terre, invoqués au loin comme arbitres suprêmes des différends et juges de tous les droits, ils avaient le malheur d'être chez eux souverains temporels, et, de plus, souverains féodaux, c'est-à-dire, fort peu obéis et souvent même fort peu respectés. Tandis qu'en France, en Espagne,

CONCILE DE PISE. 227

en Allemagne, en Angleterre et dans la plus grande partie de l'Italie, ils décidaient de la guerre et de la paix, enlevaient et donnaient des couronnes, ils étaient à Rome sans cesse à la merci des révoltes de leurs sujets. Le célèbre Hildebrand, qui réduisit un empereur d'Allemagne à venir nu-pieds, au cœur de l'hiver, im- plorer son pardon, et, pendant trois jours entiers, lui fit attendre dans la cour de son château la faveur d'une audience, se vit plus tard dépouillé par un de ses vas- saux, frappé, traîné par les cheveux, bloqué au château Saint-Ange, chassé et réduit à mourir en exil. Un de ses successeurs, Alexandre III, insulté le jour même de son élection, fut obligé de s'enfuir précipitamment, et, quand les ambassadeurs du roi d'Angleterre vinrent lui apporter les humbles hommages de leur maître, ils le trouvèrent, non pas trônant au milieu des splendeurs de son palais, mais à Tivoli, assiégé par son peuple. Rien de plus rare alors, qu'un pape passant tranquille- ment à Rome tout le temps de son pontificat. Las d'un état de choses leur autorité était sans cesse compro- mise, et leur vie fréquemment en danger, attirés d'ail- leurs par les rois de France qui désiraient en faire les instruments de leur politique, les pontifes romains se décidèrent à chercher un refuge auprès d'eux, et bientôt achetèrent la ville et le comtat d'Avignon, où, dès 1 309 , et durant soixante-dix ans, ils fixèrent leur résidence. Rien assurément ne pouvait mieux les venger de leurs sujets rebelles. Plus de pape à Rome, dès lors plus

228 TROIS CONCILES REFORMATEURS.

d'absolutions, plus d'indulgences pléniéres. Plus de pape, dès lors plus de ces foules de pèlerins déposant leurs riches offrandes sur les autels de saint Pierre et de saint Paul. Plus de pape, dès lors plus de cardinaux, plus de valets et de familles de valets vivant sur ces éminents princes de l'Église. Plus de pape, dés lors plus de marché aux bénéfices. Pour les grandes familles de Rome, plus d'évêchés, plus d'abbayes à briguer, tandis que les mitres, les crosses, les chapeaux pleuvaient de l'autre côté des Alpes. Le collège des cardinaux ne se peuplait que de Français, et par eux, la papauté mena- çait de s'éterniser en France ; tout ce vaste et merveil- leux mécanisme qui faisait affluer dans Rome l'or de la chrétienté, et par mille canaux, purs ou impurs, le répandait sur la population romaine, ne fonctionnait plus maintenant qu'au profit d'Avignon.

Ce n'est pas tout; à la disette de l'or et des honneurs vint bientôt se joindre l'anarchie. La noblesse s'était la première révoltée contre son souverain; le peuple, à son tour, se souleva contre la noblesse, et, comme il l'avait fait déjà plusieurs fois, et comme il l'a fait depuis, se donna le passe-temps, toujours coûteux, du rétablis- sement de la république romaine. Nicolas Rienzi fut le Mazzini de ce temps-là. Doué de cette faconde à laquelle les Romains n'ont jamais su résister, il réussit à se faire nommer tribun et dictateur; pendant quelque temps, il fit porter devant lui les faisceaux, non sans l'accompa- gnement ordinaire des processions, des harangues, des

CONCILE DE PISE. 229

banquets au Capitule ou au Forura. Rienzi, cependant, était moins brave en actes qu'en paroles; il aimait mieux exposer les siens que s'exposer lui-même, et combattait plus volontiers avec le poignard de ses sicaires, qu'à la tête de ses soldats. Sa làclie tyrannie finit par indigner les Romains ; l'idole du peuple fut renversée par le peu- ple. L'anarchie, malheureusement, ne fît qu'empirer après lui, et Rome, sans pilote, affligée de tous les fléaux à la fois, songea sérieusement à rappeler son pontife. Mais, en vain, lui envoya-t-on députation sur députation; en vain Pétrarque, de son plus touchant style, déplora-t-il le veuvage et la misère de Rome; si Urbain V céda un moment, ainsi que Coriolan, Gré- goire XI ftit inflexible, jusqu'au moment des larmes de femme coulèrent à ses pieds.

Il y avait alors à Sienne une religieuse nommée Ca- therine, que ses étranges visions avaient failli faire accu- ser de sorcellerie et qui plus tard la firent passer pour sainte et prophétesse. Vrai type de cette dévotion, mystique et matérielle tout à la fois, qui caractérisait le monachisme au moyen âge, elle racontait avec la plus naïve bonne foi ses fiançailles avec le Seigneur, com- ment elle avait sucé ses plaies, comment il avait changé de cœur avec elle, et montrait l'anneau nuptial qu'il lui avait mis au doigt. C'était à côté de cela une chrétienne enthousiaste, de grand cœur et qui eut été une femme remarquable en tout temps. Ce fut l'ambassadeur que l'on choisit. Envoyée par les Florentins pour négocier

230 TROIS CONCILES RÉFORMATEURS.

la paix avec le pontife, elle lui peignit en même temps en traits si pathétiques la désolation des Romains et le péril qui menaçait la papauté, que Grégoire XI, au vif déplaisir de ses cardinaux, se décida enfin à quitter les délices d'Avignon et à retourner dans sa turbulente capi- tale. A peine y était-il établi depuis un an qu'il mourut, et les Romains, de nouveau menacés d'un pape français, firent nuit et jour bonne garde autour du conclave. « Nous le voulons italien , criaient-ils ; un pape italien ou la mort. » Moitié sous la pression de cette émeute, moitié par la division qui se mit dans le camp français, les cardinaux nommèrent, en effet, l'archevêque de Bari, Urbain VI, qui prit l'engagement de ne plus quit- ter Rome; sévère pour lui-même, mais violent en pa- roles et en action , il s'y prit de telle manière pour contenter son peuple, que les cardinaux français, outrés de sa dureté et de ses mépris, prétextant la chaleur suffo- cante qui régnait à Rome, se retirèrent sur la frontière napolitaine, et là, sous la protection d'un condottiere qu'ils avaient soudoyé, alléguant la violence qui avait présidé à l'élection d'Urbain, nommèrent pape un des leurs, et presque un des nôtres, mais qui, en vérité nous fait peu d'honneur, le cardinal Robert de la famille des comtes de Genève. Il fut exalté sous le nom de- Clément VII.

Les Romains, qui s'étaient plaints de n'avoir plus de pape, furent bien plus mécontents d'en avoir deux. Ce n'était pas la première fois, il est vrai. Bien souvent.

COXCILE DE PISE. 231

SOUS l'influence des factions qui partageaient Rome, on avait vu des pontifes rivaux se disputer la tiare ; mais en général la lutte n'était pas longue; le plus influent des deux se débarrassait promptement de son compéti- teur. Le nouveau schisme était plus sérieux. Ce n'étaient plus de simples partis, c'étaient des nations entières qui se trouvaient divisées : chacune opta pour le pontife dont les intérêts étaient les plus conformes aux siens. Du côlé du pape italien se groupèrent presque toute l'Italie, l'Angleterre, l'Allemagne, la Bohême et la Flandre ; du côté du pape français, la France, la Savoie, la Lorraine, l'Ecosse, l'Espagne, le royaume de tapies. La mort de l'un ni de l'autre des concurrents n'améliorait la situa- tion, car les cardinaux ne manquaient pas de lui donner un successeur'. Pendant trente ans, de 1378 à 1408, il y eut ainsi deux pontifes, l'un résidant à Rome, l'au- tre à Avignon, chacun prétendant être le seul légitime ; chacun, par les anathèmes et par les armes, combattant les partisans de son rival ; chacun rançonnant, pressu- rant les peuples de son obédience, pour compenser les inconvénients du partage, et doter les nouveaux cardi- naux qu'il nommait pour grossir sa cour. Depuis long- temps l'Église ne s'était vue dans des circonstances plus critiques. « Elle était, dit un historien du temps, dévo- rée par la simonie, livrée au pillage, plongée dans la

' A tJrbain VI succédèrent Boniface IX, Innocent YII, Grégoire XII ; à Clément Vil, succéda Benoît XIII.

232 TROIS CONCILES REFORMATEURS.

servitude, l'abaissement et le mépris; on élevait aux prélatures des hommes pervers, qui ne songeaient qu'à assouvir leurs passions, vendaient jusqu'aux sacrements, écrasaient les prêtres et le peuple sous le poids de leurs exactions ; partout le service divin était avili, en quel- ques lieux entièrement abandonné, et la religion livrée à la risée des infidèles. »

Comment parer à tous ces maux, comment éteindre ce schisme ?

Tant qu'il dura, toutes les chancelleries, toutes les universités, toutes les cours furent en mouvement dans ce but; toutes sortes d'expédients furent tour à tour proposés aux deux rivaux, mais en vain; ils se refu- saient à tout. Avertis néanmoins qu'on commençait à parler de se passer de pape, ils convinrent enfin de se rendre dans un lieu fixé d'avance, ils abdiqueraient en même temps, de façon qu'on pût procéder à une nouvelle élection. Mais quand il fallut mettre cet accord à exécution, impossible de s'entendre sur le lieu du rendez-vous ; l'un voulait une ville française, l'autre une ville italienne. Une commission de cardinaux ayant désigné Savone, ville française dans l'État de Gênes, le pape italien éleva mille difficultés sur les moyens de s'y rendre. Vénitien, il ne voulait s'embarquer ni sur des vaisseaux français, ni sur des navires génois; lui pro- posait-on la voie de terre, il la trouvait trop coûteuse; d'ailleurs, il craignait les brigands. Enfin il se mit en route, mais son ardeur pour l'union projetée était telle,

CONCILE DE PISE. 233

qu'il s'arrêtait dans chaque ville pour faire dire des messes et organiser des processions pour le succès de l'entreprise, en sorte qu'il mit plusieurs mois à faire le trajet de Rome à Lucques, tandis que son adversaire, d'autant plus pressé qu'il le voyait plus tardif, s'était immédiatement rendu à Savone et avait bientôt quitté cette ville, comme impatienté. Prés de deux ans se passèrent de la sorte.

Enfin les cardinaux des deux partis, humiliés du rôle ridicule qu'on leur faisait jouer, et craignants! le schisme se prolongeait encore, (pie la papauté, et par suite leur propre dignité, n'en reçût une mortelle atteinte, puisque déjà la France venait, par une décision solennelle, de se soustraire à l'obéissance de l'un et de l'autre pontife, convinrent ensemble qu'il n'y avait qu'une assemblée de prélats, représentant l'église entière, un concile gé- néral, en un mot, qui, en faisant la loi aux deux rivaux, pût trancher le différend et terminer le schisme. En conséquence, après avoir pris l'avis de leurs cours res- pectives et celui des principaux corps savants, les car- dinaux des deux obédiences, réunis à Livourne. convo- quèrent de concert un concile général à Pise, pour le mois de mars 1409.

Cette assemblée fut nombreuse. On y comptait 24 cardinaux, 200 évèques ou délégués d'évêques, 300 abbés appartenant aux divers ordres religieux, 120 maîtres en théologie, 300 gradués en droit civil ou canon, enfin les députés de plusieurs princes, ceux, en particulier, des rois de France et d'Angleterre.

234 TROIS CONCILES RÉFORMATEURS.

Bien que ce concile fût en même temps chargé de la réforme de l'Église et qu'il fût expressément arrêté de ne le dissoudre qu'après que cette œuvre aurait été accom- plie, vous voyez clairement d'après ce que nous venons de rapporter, que ce n'était point le motif essentiel ({ui l'avait fait convoquer. On savait bien que l'Église était corrompue, mais on s'inquiétait avant tout de la voir divisée ; tout en désirant qu'elle fût mieux gouver- née, on tenait essentiellement à ce qu'elle le fût, et si l'autorité papale eût suffi comme jadis à y maintenir l'unité, on n'eût point songé à ressusciter celle des con- ciles. Aussi, le premier objet dont on s'occupa dans celui de Pise, fut l'extinction du schisme.

Les compétiteurs continuant à ne vouloir abdiquer, ni l'un ni l'autre, n'ayant répondu ni l'un ni l'autre à la triple sommation qui leur fut faite de comparaître ; ayant môme assemblé chacun de leur côté un concile en opposition avec celui des cardinaux, furent tous deux condamnés comme coupables d'hérésie, de schisme et de parjure, tous deux déposés du pontificat, et les car- dinaux, chargés de procéder à une nouvelle élection, choisirent Philargi, archevêque de Milan, qui prit le nom d'Alexandre V. On crut par le schisme terminé : ce fut tout le contraire. Il restait des partisans aux deux anciens papes, l'un continuant d'être reconnu en Espa- gne et en Ecosse, l'autre à Naples et par le roi des Ro- mains. On n'avait donc fait que donner à l'Église un pape de plus ; elle n'en avait que deux : pendant dix ans elle en eut trois.

CONCILE DE PISE. 235

Dans l'œuvre de la réforme, on obtint moins de succès encore.

Les cardinaux qui avaient convoqué le concile, et auxquels en appartenait la haute direction, n'avaient garde de laisser pénétrer trop avant dans l'examen d'abus dont chacun d'eux profitait déjà, et dont ils pouvaient être appelés à profiter d'une manière plus directe. Ils s'abstinrent donc de trop presser sur cet article le nouveau pontife. Au reste ils savaient d'avance à qui ils avaient affaire. Ce n'était pas pour rien qu'ils avaient nommé le faible, l'indolent Philargi. Celui-ci, néanmoins, pour ne point paraître oublier son engage- ment, chargea de cette tâche une commission de cardi- naux et de députés de chaque nation. Mais à peine était-elle nommée et lui-même installé, que, dans la séance de réouverture, après avoir annoncé qu'il renon- çait bénévolement à percevoir les revenus des évêchés vacants, à hériter des évoques morts en cour de Rome, et à exiger les arrérages de ce qui était au Saint- Siège, il déclara en même temps que le départ d'un grand nombre de députés, le forçait à ajourner toutes les autres réformes proposées, et que ce serait l'objet d'un prochain concile qui s'assemblerait dans trois ans. Cela dit, il congédia les prélats, sans qu'aucun songeât à protester. Des distributions de bénéfices avaient d'avance fermé la bouche aux plus revêches. C'est ce qui fait dire à un célèbre docteur français, Nicolas de Clemangis : « Si l'assemblée de Pise a trompé l'Éghse

236 TROIS CONCILES RÉFORMATEURS.

de Dieu, et a fait crier au peuple, paix, paix, quoiqu'il n'y eût point de paix, c'est la faute de ces hommes charnels et avides, qui, âpres convoiteurs de bénéfi- ces, ont empêché la réformation ecclésiastique, que la plupart des gens de bien voulaient qu'on fit avant toutes choses. Ainsi ils ont procédé d'abord à une nouvelle élection; puis, quand elle a été faite, et qu'ils ont obtenu les promotions qu'ils demandaient, ils ont crié : « Paix et union, » et ayant dissous le concile, s'en sont retournés avec la paix qu'ils cherchaient, c'est-à-dire leur propre avancement. » Rien de plus juste que cette réflexion du savant français ; mais rien de moins sur- prenant que le fait qu'il signale. La papauté reconsti- tuée avait à sa portée trop de moyens de séductions, pour ne pas s'en servir avec succès contre la réforme. Quoi qu'il en soit, la réforme se trouvait éludée. Elle l'était si bien, et les cardinaux s'en souciaient si peu que, lorsque au bout d'un an, Alexandre vint à mourir, ils nommèrent sciemment pour lui succéder, non cette fois le plus faible et le plus indolent, mais le plus avide, le plus simoniaque, le plus corrompu, le plus effronté d'entre eux, Balthazar Cossa qui prit le nom de Jean XXIII. Ce n'est pas moi. Messieurs, c'est l'abbé Fleury qui, d'après les mémoires originaux des deux secré- taires de ce pape, va vous raconter sa vie.

Ballhasar Cossa était à Naples, d'une famille noble; et, dans sa première jeunesse, quoique déjà dans la cléri- cature, il alla sur mer. avec quelques-uns de ses frères,

CONCILE DE PISE. 237

faire des courses et piller, à l'occasion de la guerre entre Ladislas et Louis d'Anjou. En cet exercice, il s'accoutuma à veiller la nuit et dormir le jour, et en garda l'habitude toute sa vie. Il alla ensuite étudier à Bologne, et y demeura plusieurs années sous ce prétexte, mais sans y faire grand progrès, et ne laissa pas d'avoir le degré de docteur en droit. Le pape Boniface IX, ayant oui parler de lui, lui donna l'archidiaconat de Bologne qui vint à vaquer, et qui est une dignité considérable, et le titre de chef de l'uni- versité, avec autorité sur les étudiants.

L'ambition le porta bientôt à venir à Rome, le même pape le lit camérier secret; et Balthasar commença à pro- fiter de son crédit en procurant des bénéfices à ceux qui lui donnaient le plus d'argent. Il vendit aussi beaucoup d'indulgences dans l'Allemagne et pour les pays du nord. En 1402, Boniface le fit cardinal-diacre du titre de Saint- Euslache. et le bruit courut en cour de Rome qu'il lui en coûtait une somme considérable. En 4 403, le même pape lui donna la légation de Bologne pour deux raisons : la première, poui- le séparer d'une maîtresse, nommée Ca- therine qu'il entretenait à Rome, et la renvoyer à Xaples avec son mari: l'autre raison était pour ramener Bologne a l'obéissance du St-Siège, car elle était alors au pouvoir des enfants de Jean Galéas Visconti, qui l'avait prise après un long siège; et le pape Boniface n'avait ni l'argent néces- saire pour les frais de cette entreprise, ni un homme ca- pable pour la conduire; mais il trouva l'un et l'autre dans la personne de Balthasar, qui, ayant accepté la légation, vint de Rome à Bologne avec une armée, l'assiégea et s'en rendit maître. Alors il sut bien se récompenser de la dé- pense qu'il avait faite, et amasser en outre de grands tré- sors, tant par l'imposition de nouveaux subsides que par des prêts forcés qu'il exigeait avec la plus grande rigueur, car il gouvernait en tyran plutôt qu'en légat ecclésiastique.

Boniface IX étant mort, les Bolonais traitèrent avec Innocent VII, son successeur, pour l'attirer chez eux, et

238 TROIS CONCILES REFORMATEURS.

se délivrer de la tyrannie de Balthasar qui, l'ayant décou- vert, punit rudement les auteurs du complot en leurs biens, et fut toujours opposé au pape Innocent, dont il faisait peu de cas. Il ne vécut pas mieux avec Grégoire XII, avec lequel il se brouilla, au sujet de l'évècbé de Bologne; car Grégoire le donna à son neveu, Antoine Corario, en 1407; mais il n'en prit jamais possession, parce que Bal- thasar jouissait des revenus de cette église, qu'il préten- dait lui être nécessaires pour la garde de la ville. L'aversion qu'il avait de Grégoire le porta favoriser le concile do Pise : ce fut lui qui traita avec les Florentins pour la per- mission de le tenir en cette ville-là, qui était de leur dé- pendance, et il aida de son argent les cardinaux qui assem- blèrent le concile.

L'honnête Fleury ne nous a pas encore tout dit. 11 ne nous a pas raconté en détails les exploits de Baltha- sar Cossa dans sa légation de Bologne, la multitude de personnes qu'il fît mettre à mort sans jugement, comme suspectes de sédition, de trahison ou d'autres crimes, ni celle, plus grande encore, de femmes de toute con- dition, qui furent victimes de ses passions brutales ou de la vengeance des maris qu'il avait déshonorés. Sa réputation était telle chez ses contemporains, qu'on le soupçonna généralement, quoique sans preuves, je le crois, d'avoir hâté par le poison la mort de son prédé- cesseur.

Voilà l'échantillon que les cardinaux venaient de don- ner de leur zélé pour la réforme ; voilà le successeur qu'ils venaient de donner à St-Pierre ; le vicaire qu'ils venaient de donner à Jésus-Christ.

CONCILE DE PISE. 239

Je ne veux pas, Messieurs, vous laisser sous l'impres- sion produite en vous par un tel récit. Je ne veux pas non plus vous laisser croire que l'Église, qui allait être si tristement gouvernée, fût digne en tout du chef qu'on venait de lui donner. Je veux vous faire entrevoir, au contraire, d'où pouvait, si ses conducteurs l'eussent voulu, sortir pour elle une réforme vraiment efficace. Pour cela, quittons la basilique splendide Pise venait de recevoir ses illustres hôtes, perdons de vue le palais somptueux Jean XXIII allait rendre ses oracles, ou- blions les proclamations ampoulées et vides de sens des prélats. Transportons-nous au milieu d'une de ces modestes communautés évangéliques qui venaient de se former dans le nord de l'Europe ; pénétrons dans la cel- lule où, vers le même temps, peut-être à la même heure le concile de Pise tenait ses sessions, un humble religieux traçait les lignes que je vais vous lire, début d'un livre immortel, qui, malgré quelques taches inévi- tables, est encore aujourd'hui, après la Bible, le manuel de la chrétienté, le trésor conmiun, le lien précieux de toutes les communions chrétiennes.

Celui qui me suit ne marche point dans les ténèbres, dit le Seigneur. Il nous exhorte par ses paroles à suivre toujours son exemple, si nous voulons être vraiment éclai- rés et guéris de tout aveuglement de cœur.

Par conséquent notre grande affaire doit être l'étude assidue de la vie de Jésus-Christ.

La doctrine de Jésus-Christ est au-dessus de tout ce que

240 TROIS CONCILES RÉFORMATEURS.

les saints enseignent. Si l'on avait son esprit, on y trouve- rait cachée une manne céleste.

Mais il arrive tous les jours qu'une infinité de personnes écoutent les paroles de l'Évangile, sans que leur cœur soit touché du désir de le pratiquer.

C'est parce qu'elles n'ont point l'esprit de Jésus-Christ. Quiconque souhaite d'avoir une vraie et pleine intelligence de sa doctrine et surtout de la goûter par le cœur, doit s'eiïbrcer de vivre comme lui-même a vécu

Quand vous auriez toute la sainte Écriture dans votre mémoire, et que vous sauriez toutes les belles sentences des philosophes, à quoi vous servirait tout cela, si vous étiez destitué de l'amour de Dieu et de sa grâce? Vanité des vanités, tout est vanité, hormis d'aimer Dieu et de lui obéir*.

Ces quelques lignes suffisent à vous faire connaître toute la valeur de cet écrit. A ces paroles si simples et si saintes, à ces accents partis d'un cœur si pénétré, vous sentez que toute sève chrétienne n'était pas tarie à cette époque. Dans ce livre admirable, on s'occupait de l'Église moins que de la religion ; on parlait avec onc- tion, avec amour plutôt qu'avec autorité ; l'Évangile que tant d'autres étalaient sur l'autel, on le plaçait dans les cœurs pour les éclairer, pour- les régénérer; enfin, l'on faisait mieux qu'invoquer bruyamment Jésus-Christ, on invitait, on enseignait à l'imiter. Pourquoi cette in- vitation fut-elle si peu suivie ? Pourquoi cet enseigne- ment profita-t-il à un si petit nombre ? Ah I disons-le

' A-Kempis, Imitation de Jésus-Christ, Liv. I, chap. 1.

CONCILE DE PISE. 241

bien haut, et que cela serve encore à justifier la Réforme du seizième siècle : si l'Église avait eu alors à sa tête (les hommes tels que A-Kempis, plus tard elle aurait mieux pu se passer d'un Luther.

i6

242 TROIS CONCILES RÉFORMATEURS.

DEUXIÈME CONFÉRENCE

II

Concile de Constance

Quand vint le moment d'assembler le nouveau con- cile promis à Pise, Jean XXIII, qui ne craignait rien tant que de voir ébranler sa position, exigea qu'il se réunît à Rome. Mais Rome était dans ce temps-là me- nacée par le roi de Naples, qui continuait à soutenir l'un des papes déposés, en sorte qu'un fort petit nombre d'évêques s'y rendirent et à l'ouverture du concile, il se produisit un incident qui, tout fortuit et puéril qu'il paraisse, ne laissa pas de faire impression sur quelques- uns de ses membres. Comme il fut rapporté par des témoins oculaires, et qu'il a été recueilli par des au- teurs ultramontains, je ne me fais aucun scrupule de le redire après eux. A peine la messe du Saint- Esprit était-elle commencée et Jean avait-il entonné le VeniSpiritus, qu'un hibou, éveillé par le bruit, s'élança

CONCILE DE CONSTANCE. 243

du fond de l'église en poussant de grands cris, et fixant sur lui ses yeux étonnés. Cette apparition parut d'autant plus surprenante que ce pape, comme on l'a vu, pas- sait pour avoir conservé de son premier état les mœurs de l'oiseau de nuit. Quelques prélats ne purent répri- mer un sourire. « Voilà, dirent-ils, le Saint-Esprit qui apparaît sous une forme bien étrange. » Mais d'autres prirent l'aventure au sérieux et y virent un augure des plus sinistres. Honteux lui-même de présider une as- semblée si chétive, Jean XXIII ne tarda pas à la pro- roger et ne se pressa pas ensuite d'en convoquer une nouvelle. De son côté, l'empereur Sigismond, qui, par des motifs politiques, attachait une importance particu- lière à la pacification de l'Église et à la réforme du clergé, insista pour qu'un nouveau concile fût immédia- tement réuni, et pour qu'il le fût dans une ville impé- riale. Sigismond se trouvait alors au faîte de sa puis- sance ; Jean, en guerre avec ses deux rivaux, en guerre avec le roi de Naples, en guerre avec ses propres sujets, déjà fatigués de ses exactions, avait besoin d'un appui ; d'ailleurs l'empereur, dans une entrevue qu'ils avaient eue à Lodi, lui avait fait comprendre qu'il n'était pas sa dupe et qu'il aurait l'œil ouvert sur ses intrigues. Le pape dut céder malgré sa répugnance, et le concile fut convoqué pour le I" novembre 1 41 4, à Constance, sur les bords du lac de ce nom.

Je passe rapidement sur les préliminaires et l'appa- reil de ce concile, qui fut aussi brillant et aussi pom-

244 TROIS CONCILES RÉFORMATEURS.

peux que celui de Rome avait été triste et mesquin. Les ecclésiastiques, pour le moins aussi nombreux qu'à Pise, formaient, avec leur suite, un total d'environ 18,000 personnes ; Jean, à lui seul, avait une escorte de 1600 chevaux. L'empereur et plusieurs princes d'Allemagne y assistaient, ainsi que les ambassadeurs des autres puissances et les députés de toutes les gran- des villes, et l'on évalua à près de cent mille le nom- bre des étrangers laïques qui vinrent à Constance attirés par cette solennité.

Jean XXIII, avant de s'y rendre, y envoya son légat, le cardinalJean de Brogny, qui, par suite des circons- tances que nous mentionnerons tout à l'heure, fut ap- pelé à présider de nombreuses séances de ce concile. C'est ce même Jean de Brogny qui, nommé plus tard évêque de Genève, fonda notre chapelle des Maccha- bées. Vous connaissez sa curieuse histoire, et vous pou- vez voir encore, à l'angle sud-ouest de cette chapelle, les restes d'une vieille sculpture, destinée, d'après le vœu du fondateur, à rappeler l'infime condition d'où il s'était élevé à l'une des premières dignités de l'Église \

Mais, hâtons-nous de passer à des détails plus impor- tants ; laissons l'anecdote et venons à l'histoire.

Instruits par l'expérience du concile de Pise, et se

' En raison de son état de vétusté, le petit groupe en pierre représentant un pâtre, au milieu de ses pourceaux, auquel il est fait allusion ici, dut être remplacé par une copie lors de la restaura- tion de la chapelle en 1878.

CONCILE DE CONSTANCE. 245

défiant ajuste titre des dispositions du nouveau pontife, les prélats qui siégeaient à Constance prirent contre lui des mesures plus strictes que celles qu'on avait prises contre son prédécesseur. D'ordinaire, dans les conciles, on votait par tête; il en résultait que les papes, accom- pagnés d'une foule de prélats italiens, déjà tout achetés, avaient presque toujours l'avantage. On décida cette fois de voter par nation. Les ecclésiastiques français, alle- mands, anglais, italiens et plus tard les espagnols, for- mèrent cinq commissions dont chacune devait déUbérer séparément et apporter au concile son vote collectif sur chaque objet, en sorte que le parti du Saint-Siège se trou- vait rompu et sa majorité neutralisée. De plus, on limita la prépondérance excessive que les cardinaux avaient exercée à Pise ; enfin le concile déclarant tenir ses pou- voirs directement de Jésus-Christ, et représenter légale- ment l'Église universelle, se proclama par cela même supérieur au pape, qui devait en tout lui obéir et n'être que l'exécuteur de ses décrets.

Tout semblait donc annoncer de la part des pères de Constance, la résolution arrêtée de surmonter les obsta- cles provenant de la cour de Rome, et d'emporter de haute lutte les mesures pour lesquelles ils étaient assemblés.

En effet, pour tout ce qui concernait l'extirpation du schisme, ils déployèrent une véritable énergie. Sans s'arrêter aux prétentions de Jean, qui voulait faire con- sidérer le concile comme une simple continuation de

246 TROIS CONCILES REFORMATEURS.

celui de Pise, et dès lors rester pape comme légitime successeur de celui qui y avait été nommé, les pères de Constance exigèrent formellement l'abdication des trois rivaux. Jean XXIII, par sa présence, par son cortège imposant de cardinaux et de prélats, était seul en état d'opposer une sérieuse résistance à ce décret. Pour la vaincre, on fit circuler un mémoire tous ses anciens crimes étaient rappelés.

Effrayé du procès dont il était menacé, il annonça son abdication, il en prit même l'engagement solennel devant l'assemblée, mais secrètement il s'était assuré l'appui de Frédéric, duc d'Autriche. Celui-ci, arrivant à Constance comme pour rendre ses honneurs à l'em- pereur, donna hors de la ville un brillant tournoi, et, pendant que le peuple y assistait en foule, le pape, déguisé en valet, couvert d'un manteau et le visage enveloppé, quitta furtivement son palais, s'embarqua sur le Rhin, se fit conduire à Schaffhouse, puis au châ- teau de Laufenberg, d'où il manda auprès de lui ses principaux prélats, et, se croyant en sûreté sous la protection du duc, brava, quoique toujours par des moyens peu loyaux, les ordres et les menaces du con- cile.

Mais celui-ci avait un puissant soutien dans la per- sonne de Sigismond, lequel fit mettre Frédéric au ban de l'empire, arma contre lui 40,000 hommes, déclara ses domaines de bonne prise, appela les Suisses eux- mêmes à la curée, faisant taire leurs scrupules par une

CONCILE DE CONSTANCE. 247

menace d'excommunication. C'est alors que Schaff- house, Frauenfeld, Winterthour et les contrées envi- ronnantes furent soustraites au joug de l'Autriche, et que les cantons s'emparèrent en commun de l'Argovie, berceau de la maison de Habsbourg. Le duc une fois soumis, son protégé, poursuivi à son tour par les sol- dats impériaux, n'avait plus qu'à se rendre. Dépouillé des insignes de la puissance papale, il fut ramené à Constance, mis en lieu sûr, enfin déposé par une sen- tance du concile, soixante-dix chefs d'accusation étaient produits contre lui, et ses méfaits présents et passés énumérés dans le style le plus sévère. L'un de ses rivaux, l'ancien pape romain, avait abdiqué dès la première sommation; l'autre, bloqué dans un château espagnol il s'était renfermé avec ses quatre cardi- naux, n'était pas à craindre. Il ne restait donc plus qu'à nommer le nouveau pontife qui devait grouper sous son autorité toute l'Église. Les cardinaux, aux- quels on adjoignit six députés de chaque nation, choi- sirent Martin V, prélat instruit et de bonnes mœurs, issu de l'illustre famille des Colonne. Cette élection, accueillie par le concile et l'empereur avec des trans- ports de joie, réunit tous les suffrages. L'Église d'Occi- dent tout entière reconnut Martin V comme pape légitime. Le schisme qui l'avait divisée pendant qua- rante ans se trouvait enfin terminé.

Mais dans l'œuvre de la réforme les Pères de Con- stance montrèrent-ils le même zèle, déployèrent- ils la

248 TROIS CONCILES RÉFORMATEURS.

même vigueur, et obtinrent-ils le même succès? Voilà ce qui nous intéresse avant toute chose.

Il est des hommes qui, en présence d'un mal à gué- rir, au lieu de pénétrer jusqu'à la racine, s'arrêtent à la surface, préfèrent le palliatif au remède et s'inquiètent peu de laisser à l'intérieur un ulcère dangereux, pourvu qu'il n'y paraisse point trop au dehors. Il en est d'au- tres que la cause du progrés touche moins que l'intérêt de leur domination. Ils veulent des réformes, mais à condition d'en avoir le monopole ; malheur à qui pré- tend les devancer d'un seul pas et ne marche pas doci- lement à leur suite! Il en est encore dont la hardiesse est mêlée d'une étrange pusillanimité. Ils veulent avancer, mais ils tremblent de se compromet- tre ; pour peu qu'ils entendent murmurer à leur occa- sion le mot d'hérésie, ils se hâtent de chercher autour d'eux ceux qu'ils pourraient en accuser à leur tour, heureux de faire preuve à leurs dépens de fidélité et d'orthodoxie. Il en est, enfin, dont la règle suprême en fait de progrès est plus simple encore : c'est leur intérêt. Le discernement du vrai et du faux, du bien et du mal, leur manque tout à fait; en revanche, ils pos- sèdent au plus haut degré celui de l'utile. La vérité, c'est ce qui leur profite ; l'erreur, c'est ce qui leur nuit. Ils veulent des réformes, mais jusqu'à la limite de leurs convenances personnelles. Tout ce qui les débarrasse d'un obstacle ou les délivre d'un fardeau, ils l'accueil- lent avec empressement ; mais gardez-vous de toucher

CONCILE DE CONSTANCE. 249

au moindre de leurs privilèges, de les troubler le moins du monde dans leurs jouissances ou leur repos, ils sacrifieront tout à l'exception d'eux-mêmes.

Il semble que toutes ces catégories, la dernière prin- cipalement, se fussent donné rendez-vous au concile de Constance. C'est ce que dut bientôt reconnaître un pieux et savant ecclésiastique bohémien qui venait d'arriver dans cette ville. Vous avez déjà nommé Jean Hus.

Une biographie détaillée de cet homme vénéré n'ap- prendrait rien de nouveau à la plupart d'entre vous. Vous savez que, recteur de l'Université et aumônier de la chapelle royale de Prague, il avait conservé dans ces hautes fonctions toute l'humilité, la candeur, la simpli- cité de mœurs et en même temps le scrupuleux dévoue- ment à son ministère, si rares à cette époque parmi le clergé. Depuis quelque temps les écrits de VViclef, répandus dans son pays, lui avaient ouvert les yeux sur les abus de l'Église. Sans souscrire entièrement aux conclusions parfois violentes de cet auteur, il avait reconnu comme lui que les vices de la cour de Rome nuisaient gravement à son crédit; que la prérogative attribuée à Saint-Pierre, reposant sur la foi, l'humilité, la charité de cet apôtre, un pape entaché des vices contraires, loin d'être son successeur, ne pouvait être que le vicaire de l'Antéchrist et le successeur de Juda. Dans la salle à manger de Jean Hus on voyait deux tableaux, l'un représentant la brillante cavalcade du

250 TROIS CONCILES REFORMATEURS.

pape et en face l'humble entrée de Jésus à Jérusalem. Enfin, lors de la croisade publiée contre le roi de Naples, il avait protesté contre cette expédition anti- chrétienne, et contre la distribution d'indulgences que le pape avait faite à cette occasion. Excommunié pour ces hardiesses, expulsé de sa chaire, mis à l'interdit ainsi que le lieu qu'il habitait, il venait en appeler au concile général, ayant tout à espérer, semblait-il, d'une assemblée occupée de la réforme de semblables abus et en lutte ouverte avec trois pontifes.

Mais les courageuses censures de Jean n'atteignaient pas uniquement l'évêque de Rome. Dans ses discours, dans ses livres, il s'était élevé contre la mondanité, le faste, l'orgueil des prélats, contre l'abus qu'ils faisaient de leur pouvoir, et, remontant jusqu'à ce qu'il regar- dait comme la première cause du mal, à ces exorbi- tantes richesses de l'Église qui attiraient dans les rangs du clergé tant d'hommes ignorants ou pervers, il soute- nait que l'Église ne devait point posséder de bien-fonds. Vous avez vu naguéres le déchaînement qu'une telle doctrine a soulevé dans le clergé d'un pays voisin: vous pouvez juger dés lors des ressentiments qui s'élevèrent contre Jean Hus. Aussi avec quelle ardeur ne fouilla-t- on pas dans ses écrits pour y trouver quelque trace d'hérésie ! Il n'attaquait sans doute aucun des articles fondamentaux de la foi catholique, pas même le purga- toire et les indulgences. Mais il avait hautement témoi- gné sa sympathie pourWiclef; comme lui, il exhortait

CONCILE DE CONSTANCE. 251

le peuple à la lecture de la Bible ; comme lui, à l'Église visible et corrompue, il opposait la sainte Église invi- sible dont les membres sont connus de Dieu seul ; enfin , attaché aux anciens usages de son pays, il condam- nait le retranchement de la coupe aux laïques et redemandait pour eux la communion sous les deux espèces. C'en était assez pour le faire taxer d'hérésie. Et n'en pourrait-on trouver, quand on veut à toute force en découvrir?

Jean Hus, toutefois, ne laissait pas de se croire en sûreté.

Sur sa demande, l'empereur Sigismond lui avait fait délivrer un sauf-conduit dont voici les propres termes : « Il recommande à tous et à chacun maître Jean Hus, se rendant au concile de Constance, le prenant sous sa protection et sauve-garde, et ordonnant de le bien recevoir, de le traiter favorablement, et de le laisser librement et sûrement passer, demeurer, s'arrêter et retourner. )>

Muni de cette garantie, Jean se rend à Constance. A peine arrivé, on l'arrête; il montre son sauf-conduit, il invoque la promesse impériale ; on lui répond qu'il n'y a pas de promesse qui tienne envers un hérétique, point de foi à garder envers un ennemi de la foi. Sigismond lui-même l'abandonne lâchement au concile, afin que le concile à son tour lui abandonne le pontife. Le châ- teau de Gottleben, ils sont enfermés tous deux, ser- vira à une double fin. A ceux qui pressent la réforme

252 TROIS CONCILES RÉFORMATEURS.

et l'extinction du schisme on montrera le cachot de Jean XXIII, à ceux qui se scandalisent de la détention de Jean XXIII on montrera le cachot de Jean Hus. Chaque acte de fermeté déployé envers l'un sera racheté, expié par un redoublement de rigueur contre l'autre. Après six mois d'une rude captivité, pendant lesquels, à force de promesses fallacieuses, de menaces, de tortures physiques et morales, on s'efforce de lui arracher une rétractation, on traduit enfin Jean Hus devant le concile ; mais c'est pour l'abreuver d'humilia- tion et d'opprobre ; ses moindres paroles sont couver- tes de vociférations. Deux ou trois nobles seiafneurs osent seuls élever la voix pour le défendre. Son zèle désintéressé ne trouve chez le clergé aucune sympathie. Parmi les docteurs, ceux-là mêmes qui ont affiché le plus d'ardeur pour la réforme, les Gerson, les d'Adly, sont pour lui sans pitié. C'est un perturbateur, un sédi- tieux, prétendent-ils. Banale calomnie, destinée à met- tre à l'aise la conscience d'un empereur. C'est un fanatique, disent-ils encore. Écoutez quelques passages des lettres de ce martyr : vous jugerez si c'est le style d'un fanatique et d'un séditieux.

Je n'ose, moi en qui la ferveur et le courage sont infini- ment moindres qu'en saint Pierre, dire témérairement avec lui, qne je ne serai jamais scandalisé en Christ, lors même que les autres le seraient. Jésus-Christ ne m'a ja- mais expressément déclaré heureux comme Pierre et ne m'a point promis de si grands dons, et je soutiens en même temps une attaque, plus forte et plus terrible: je dis cepen-

CONCILE DE CONSTANCE. 253

dant qu'ayant mis mon espérance en JésQS-Christ. je veux adhérer jusqu'à la mort à la vérité, avec le secours des saints^et avec le vôtre (Lettre XXVIII°'«).

Vous qui êtes élevés en dignité, vous riches et vous pauvres, vous tous qui êtes les fidèles et les aimés dis- ciples du Seigneur, je vous conjure d'obéir à Dieu, de glorifier sa parole, et de vous élever vous-mêmes en l'écoutant; je vous conjure de vous attacher à celle divine parole, que j'ai prêchée d'après la loi et d'après les témoi- gnages des saints ; je vous conjure, si quelqu'un de vous, soit dans les assemblées publiques, soit dans des entretiens particuliers, a entendu de moi quelque parole, ou a lu quelque écrit qui fût contre la vérité de Dieu, de ne point' vous y attacher, quoique ma conscience ne me reproche ni d'avoir dit, ni d'avoir écrit rien de semblable ; je vous conjure, en outre, si quelqu'un a remarqué quelque légè- reté, soit dans mes discours, soit dans mes œuvres, de ne point m'imiter en cela, mais de prier Dieu qu'il me par donne ma légèreté; je vous conjure d'aimer les prêtres de bonnes mœurs, et d'honorer de préférence ceux qui s'évertuent à répandre la parole de Dieu; je vous conjure de vous garder des hommes trompeurs, surtout des prêtres impies, dont le Seigneur a dit qu'ils sont au dehors revê- tus de peaux de brebis, et qu'ils sont au dedans des loups dévorants; je conjure les puissants de traiter avec bonté leurs pauvres serviteurs, et de leur commander avec jus- tice; je conjure les citoyens de garder une bonne con- science dans leur profession, les artisans de s'appliquer avec soin à leur industrie, et d'en user avec la crainte de Dieu, et les serviteurs de servir fidèlement leurs maîtres... Je vous conjure de prier pour le roi des Romains, et pour le vôtre, et pour la reine, afin que le Dieu de miséricorde soit avec eux et avec vous maintenant et à toujours (Lettre XXX VI'»*').

Écoutez encore cette lettre à un membre du concile

254 TROIS CONCILES RÉFORMATEURS.

qui le suppliait de se rétracter. Vous y verrez encore mieux quel était le principe de sa résistance.

Révérend Père, je vous suis très reconnaissant de votre intérêt bienveillant et paternel. Je n'ose me soumettre au concile dans les limites que vous me tracez, soit parce qu'il me faudrait condamner beaucoup de vérités qu'ils appellent frauduleuses, soit parce qu'il me faudrait tomber dans le parjure en abjurant, en confessant que j'ai tenu des erreurs par lesquelles j'ai fortement scandalisé le peuple de Dieu, qui m'a entendu dire le contraire dans mes prédications (Lettre XLI'"^).

Ce qu'on appelait son fanatisme, c'était, vous le voyez, une sainte horreur du mensonge, un dévoue- ment courageux et sans réserve pour ce qu'il croyait être la cause de Dieu. Mais ce n'était pas là, il est vrai, ce qui pouvait lui concilier ses juges. On le somme une dernière fois de se rétracter. Une dernière fois il répond qu'il ne demande qu'à être instruit et convaincu, mais qu'il ne peut rétracter ce qui est à ses yeux la vérité même. Là-dessus, on le condamne, on le dégrade, on le livre au bras séculier. Vous savez le reste. A l'éter- nelle honte du prince qui lui avait assuré son appui, les flammes étouffèrent bientôt cette voix si héroïque et si pure, et, quelques mois après, un nouveau bûcher s'allumait pour Jérôme de Prague, son compatriote et son ami.

Et, cependant, tout en brûlant des réformateurs, on parlait plus haut que jamais de réforme, « de réforme

CONCILE DE CONSTANCE. 255

dans le chef et dans les membres, de réforme dans la foi et dans les mœurs. » Vous êtes curieux, sans doute, de savoir ce qu'on entendait par ces grands mots. Voici le programme en dix-huit articles qui fut dressé dans la quarantième session, un peu avant la nomination du nouveau pape, pour servir de base à la réforme qu'on voulait accomplir. On devait s'occuper « du nombre, de la qualité, de la nationalité des cardinaux, des réserves du siège apostolique, des annales, de la collation des bénéfices et des grâces expectatives, de la confirmation des élections, des causes et des appels qui regardaient la cour de Rome, des offices de chancellerie et de péni- tencerie, des exemptions et des incorporations faites au temps du schisme, des commendes, des revenus de vacances, de l'aliénation des biens de l'église romaine, des causes pour lesquelles un pape pouvait être cor- rigé et déposé, de l'extirpation de la simonie, des dis- penses, de h provision du pape et des cardinaux, enfin des indulgences et des dîmes. »

Des indulgences, direz-vous. Le concile allait donc au delà des vœux de Jean Hus, et au-devant des récla- mations les plus pressantes de Luther. Peut-être serez-vous moins édifiés, Messieurs, quand vous saurez que, dans ce même concile, on avait débuté par con- damner comme « erronée et contraire aux bonnes mœurs, » comme « hérétique, extravagante et diaboli- que » cette proposition de Wiclef : « C'est une folie de croire aux indulgences du pape et des évêques. » Les

256 TROIS CONCILES RÉFORMATEURS.

seules donc que l'on songeât à condamner, c'étaient les indulgences pléniéres que les papes avaient prodiguées pendant le schisme, et celles qui seraient publiées à l'avenir pour des objets insignifiants ; le motif allégué, c'était qu' « une trop grande profusion risquerait de les avilir. » Vous le voyez, c'était une denrée que l'on craignait de déprécier, en la portant en trop grande abondance sur le marché, c'était un trafic lucratif, pour lequel les évêques craignaient la trop lourde concur- rence des papes. Cet article des réformations projetées vous donne à lui seul la mesure et la clef de tous les au- tres. Voici donc clairement de quoi il s'agissait :

Il fallait limiter le nombre des cardinaux et les répar- tir pins équitablement entre les diverses nations. Le pape devait renoncer à la première année des revenus des évêchés, ainsi qu'à ceux des évêchés vacants. Il ne devait point opposer au choix des électeurs légitimes ses remontrances et ses réserves, ni promettre en ex- pectative des bénéfices dont le titulaire vivait encore. La cour de Rome devait renoncer à appeler à elle toutes les affaires et à recevoir appel de toutes les juridictions. Les papes pouvaient être censurés et dé- posés en certains cas. Ils devaient s'abstenir de ven- dre aucune charge, d'aliéner de leur chef les biens de l'Église, d'imposer arbitrairement des dîmes sur les évêchés, et de vendre des dispenses pour toute espèce de cas.

se réduisait cette réforme dont on parlait avec

CONCILE DE CONSTANCE. 257

tant d'emphase : réforme tout administrative, comme vous le voyez, dans laquelle la doctrine n'entrait pour rien, les mœurs pour peu de chose, réforme d'ailleurs, tout au profit de l'aristocratie cléricale, réforme dans laquelle il s'agissait simplement de limiter la suprématie des papes, et d'alléger le joug qu'ils faisaient peser sur le haut clergé. Que l'Église du reste fut administrée avec négligence, qu'elle eût pour la servir des prêtres vicieux ou indolents, que la parole sainte fût prêchée sans fidélité, que le culte et le dogme restassent chargés de superstitions, que le peuple fût bercé de l'espoir de gagner le ciel avec quelque argent ou quelques prati- ques insignifiantes, que les biens du clergé ne servissent qu'à le faire vivre dans l'oisiveté ou dans la mollesse, peu importait, ce semble, aux prélats de Constance, pourvu que leurs immunités et leurs droits demeuras- sent intacts, que le pape ne battît point monnaie à leurs dépens, qu'il ne leur vendit point trop cher leurs béné- fices, et ne tondît pas leurs brebis, de manière à ne plus laisser de laine pour le berger.

Ces prélats réussirent-ils du moins à faire triompher leur maigre programme?

Pour cela, il eût fallu s'y prendre tout autrement qu'à Pise. Il eût fallu avant la nomination du nouveau pape, non pas indiquer simplement ce qu'on désirait réformer, mais procéder soi-même à la réforme, et lui en remettre ensuite le décret arrêté et formulé, comme la règle inviolable de son administration future. C'était

17

258 TROIS CONCILES RÉFORMATEURS.

l'avis de l'empereur ; c'était aussi celui des prélats al- lemands ; mais les italiens et les espagnols pensaient autrement, et les français, puis les anglais, se joignirent à eux, craignant le retour du schisme, si l'on différait encore l'élection régulière d'un pontife, tant le principe de l'unité de l'Église passait pour eux avant toute autre considération. On se borna donc à décider que le nou- veau pape s'engagerait à ne dissoudre le concile qu'une fois la réforme accomplie, et promettrait d'en assem- bler un nouveau, au plus tard dans cinq ans.

En gentilhomme qui sait vivre, Martin V promit tout ce qu'on voulut ; mais ses mesures étaient prises. « Quand vous voulez enterrer un projet, dit un adage connu de nos jours, nommez une commission. » Ce procédé était dès longtemps à l'usage de la cour de Rome. Une commission des cardinaux auxquels on ad- joignit six prélats de chaque nation, fut chargée de rédi- ger un projet de réforme d'après le programme dont nous avons parlé. Puis il n'en fut plus question pendant plusieurs mois ; aucune session ne fut tenue. Enfin lors- que Martin vit les membres du concile suffisamment impatientés, les princes et les prélats excédés du séjour de Constance, il présenta de son chef un décret en six ou sept articles se trouvait omis tout ce qui touchait de trop près aux prérogatives papales mais où, en re- vanche, il s'étendait fort au long sur la réforme du

costume ecclésiastique. Quant au reste, profitant de la lassitude générale pour attaquer en détail l'opposition

CONCILE DE CONSTANCE. 259

qu'il aurait pu rencontrer, il passa en son nom avec les diverses puissances des concordats séparés, il accor- dait à chacune la dose précise de réformes qu'il ne pou- vait lui refuser, en des articles vagues et ambigus qui laissaient plein jeu aux interprétations arbitraires du saint-siége. Enfin, il ne voulut pas quitter Constance sans battre en brèche le principe de la suprématie des conciles qui venait d'être proclamé ; c'est ce qu'il fit en condamnant par une bulle, quiconque en appellerait du pape à un concile général, ou récuserait les jugements pontificaux en matière de foi.

Cela fait, dans une dernière session, tenue le 22 avril 1418, félicitant les prélats sur l'heureuse issue de leurs travaux, et leur distribuant force indulgences, il an- nonça la clôture du concile et peu de jours après quitta Constance, dans le plus splendide appareil. Un écrivain du temps ' nous a laissé des détails curieux sur ce dé- part.

Le pape parut enlin dans ses habits pontificaux et monté sur un cheval blanc. Il avait sur la lête une tiare enrichie d'une quantité de pierreries, et marchait sous un dais qui était porté par quatre comtes. L'empereur tenait à droite les rênes du cheval du pape, et il était suivi, à la même main., de Louis iluc de Bavière d'ingolstadt, ijui relevait la housse ou le drap du cheval. L'électeur de Brandebourg tenait les rênes à gauche, et à la même main, Frédéric d'Autriche faisait le même olBce que Louis d'ingolstadt. Il y avait quatre autres princes de côté et d'autre, qui te-

' Reichenthal.

260 TROIS CONCILES RÉFORMATEURS.

naient la housse du cheval. Le pape était suivi d'un cava- lier, qui port;iit un parasol, ou un paraphiie, selon le besoin. Ensuite marchait tout le clergé, et toute la noblesse à cheval, en si grand nombre, que ceux qui furent témoins de ce spectacle, en comptèrent jusqu'à quarante mille, sans parler de la foule du peuple qui suivait à pied. Lors- que Martin V fut à la porte de la ville, il descendit de cheval et quitta ses habits sacerdotaux, pour prendre un habit rouge; il prit aussi un autre chapeau et mit celui qu'il portait sur la tête d'un prélat qui n'est pas nommé. Ensuite il monta à cheval aussi bien que l'empereur et les princes, qui l'accompagnèrent jusqu'à Gottleben, il se mit sur le Rhin pour aller à Schatïhouse. Les cardinaux et le reste de sa cour le suivirent par teixe, et l'empereur s'en retourna à Constance avec les autres princes.

Ces détails sont moins insignifiants qu'on ne serait d'abord tenté de le croire. En montrant quelle figure la papauté faisait encore en Europe, ils font d'autant mieux comprendre l'impuissance des conciles qui en entrepri- rent la réforme.

Martin V, assurément, avait lieu d'être satisfait. Le siège pontifical ébranlé, disloqué pendant plus de qua- rante années venait d'être solidement reconstitué. L'au- torité des conciles généraux, un moments! fort redou- tée, se trouvait habilement éludée ; enfin la réforme de l'Église, conçue par le concile lui-même sur un plan si restreint, venait d'être, avec une adresse incom- parable, réduite encore à son minimum.

Et, en présence de ce nouveau résultat, on s'étonne, on s'indigne que Luther, pour reprendre la même

CONCILE DE CONSTANCE. 261

ceiivre, n'ait pas attendu la convocation d'une nouvelle assemblée !

Mais, vous qui lui faites ce reproche, lui eussiez-vous garanti à lui qui allait bien plus loin que Jean Hus, lui eussiez-vous garanti des prélats moins égoïstes, un pape moins subtil, des juges plus scrupuleux, un sauf- conduit plus sûr, un prince plus fidèle à sa parole, un autre résultat que celui de Constance et un autre sort que celui de Jean Hus ? >''en doutez point; depuis le jour où, excommunié par la cour romaine, Luther en avait appelé au concile, il avait profondément réfléchi sur cet exemple, et n'avait pas tardé à comprendre ce qu'il pouvait espérer d'un semblable appel. Aussi, di- sait-il plus tard, en publiant la traduction des lettres de Jean Hus: «J'ai de nouveau rappelé ces choses afin qu'elles soient un avertissement salutaire à ceux de nos théologiens qui se rendront peut-être à un prochain concile ; car si ses membres ressemblent aux hommes qui se sont réunis à Constance, il leur adviendra ce qui est advenu à leurs prédécesseurs ; les actes qu'ils vou- dront cacher et ensevelir dans l'oubli seront produits au jour et partout publiés. Les docteurs de Constance étaient convaincus que personne n'oserait jamais les accuser par la parole ou par la plume, et beaucoup moins encore honorer Jean Hus comme un saint et les condamner eux-mêmes, bravant ainsi les plus cruelles menaces. L'événement au contraire a vérifié, soit par moi, soit par d'autres, les prédictions de Jean Hus.

262 TROIS CONCILES REFORMATEURS.

Que leur pouvoir soit donc égal à celui qu'ils avaient du temps de Jean Hus, j'y consens ; il n'est pas moins certain que celui qui était alors en face de leur tribunal, siège maintenant en un lieu il faut que ses juges se retirent devant lui. »

Ainsi Luther prévoyait que dans le nouveau concile dont on parlait alors (1 537), tout pourrait bien se pas- ser comme à Pise et à Constance, et, éclairé par ce que lui révélait la correspondance du réformateur de Bo- hême, il ne regrettait plus d'avoir pris les devants. A quoi bon différer en effet, puisque, après bien des an- nées d'attente, l'Église se retrouvait dans le même état, si lui-même, après en avoir appelé du pape au concile, il était réduit à en appeler, comme Jean Hus, du concile à sa propre conscience et au tribunal de Dieu? Mieux valait d'abord obéir à Dieu et à sa con- science, et laisser les papes et les conciles décider en- suite ce que bon leur semblerait.

On rapporte que Jean Hus, au moment de monter sur le bûcher, dit à ses juges, en faisant allusion au nom qu'il portait : « Aujourd'hui vous rôtissez une oie (Hus, en bohémien signifie oie) ; mais dans cent ans, il vien- dra un cygne blanc que vous ne pourrez jamais faire mourir. » On prête de même à Jérôme de Prague cette prophétie : « J'en appelle au souverain juge devant le- quel vous me répondrez dans cent ans d'ici. » Des pré- dictions si littéralement accomplies, sont souvent faites après coup. Ce que Jean Hus dit en effet, c'est qu' « il prenait pour son avocat Jésus-Christ qui les jugerait

CONCILE DE CONSTANCE. 263

tous dans peu de temps. » Ce qu'il eût pu dire encore et ce qu'il pensait assurément, puisqu'il croyait en Dieu et au pouvoir de la vérité, c'est que la vérité est invul- nérable, qu'on ne la tue ni par les anathémes ni par les supplices, que ses défenseurs peuvent être immolés, mais qu'elle-même ne saurait périr, qu'elle ne semble parfois reculer que pour franchir d'un élan plus impé- tueux les barrières qu'on lui oppose et renverser le pouvoir qui se vantait de l'étouffer. Vous n'avez pas voulu de cette faible lumière qui m'éclairait ; une lu- mière plus vive éblouira bientôt vos yeux et, malgré vous, illuminera le monde entier. Ni vos papes, ni vos conciles n'ont voulu de ma réforme ; une réforme plus profonde s'accomplira sans vos papes et sans vos con- ciles. Vous n'avez rien voulu céder, rien sacrifier de votre puissance, tôt ou tard elle croulera sous le poids de ses propres abus.

Voilà ce que Jean Hus, sans préciser aucun temps, pouvait prédire à coup sûr. Mais l'autorité ecclésiasti- que était sourde à de tels avis. Avec les appuis qui lui restaient, elle croyait pouvoir longtemps encore défier les amis de la vraie réforme. Ce n'était pas la voix d'un ou deux prêtres respectables, couverts par les anathé- mes d'un millier d'autres, qui pouvait l'arracher à son enivrement, et nous la verrons dans notre prochain en- tretien, repousser bien d'autres appels, braver bien d'autres oppositions, déjouer en apparence bien d'au- tres efforts.

264 TROIS CONCILES REFORMATEURS.

TROISIÈME CONFÉRENCE

III

Concile de Bale.

Le rapide coup d'œil que nous avons jeté sur l'his- toire des conciles de Pise et de Constance, nous a con- vaincus de trois choses. Nous avons reconnu en pre- mier lieu que la réforme de l'Église n'avait point été le but principal, mais seulement secondaire delà convo- cation de ces conciles ; en second lieu, que par la na- ture même de leur composition, ils n'avaient été con- duits à s'occuper que de réformes hiérarchiques, se rapportant beaucoup moins au bien de la religion qu'à l'intérêt du haut clergé ; enfin, que ces réformes par elles-mêmes si insuffisantes, avaient été encore amoin- dries, paralysées, si ce n'est réduites à néant, par le mauvais vouloir et les artifices des évêques de Rome.

Pour achever de nous instruire sur ce qu'on pouvait espérer de ces grandes juntes ecclésiastiques, il nous reste encore à étudier le caractère et les résultats du concile de Bâle.

CONCILE DE BALE, 265

D'après un arrêté des Pérès de Constance, Martin V, au moment de son élection, avait prendre l'engage- ment formel de convoquer une nouvelle assemblée, au plus tard cinq ans après. Au temps voulu, en effet, il en convoqua une à Pavie, qu'il transféra ensuite à Sienne ; mais bientôt, avant qu'elle eût presque rien fait, il la congédia, sous un futile prétexte, en promettant de la réunir sept ans plus tard. Au bout des sept ans, il en eût été probablement de même, sans les circonstances de plus en plus critiques qui troublaient alors l'empire d'Allemagne.

Le supplice de Jean Hus et celui de Jérôme de Pra- gue avaient excité dans leur pays la plus vive irritation. Le premier y était déjà révéré comme un martyr. Les demeures des prélats, connus pour avoir i)ris part à sa condamnation, avaient été pillées et détruites, et l'ar- chevêque, assiégé dans son palais, avait prendre la fuite. Partout retentissaient de vives imprécations con- tre Sigismond et contre le concile. Pendant qu'il sié- geait encore, l'université de Prague lui avait adressé une protestation solennelle. Une partie de la noblesse s'y joignit, demandant au roi des églises la doc- trine de Jean pût être librement prêchée et la commu- nion administrée selon l'ancien rite de Bohême. Le con- cile, non content de repousser cette demande et cette protestation, somma les magistrats de punir par le fer et par le feu tous ceux qui partageraient les sentiments de l'hérésiarque, et deux de ses disciples furent brûlés

266 TROIS CONCILES REFORMATEURS.

à Prague sur l'ordre du cardinal, porteur de ce dé- cret.

Aussitôt la révolte éclata ; la noblesse et le peuple de Bohême prirent les armes. Un jeune seigneur, Jean surnommé Zisca ou le Borgne, chambellan à la cour de Venceslas, se mit à la tête de ce mouvement. Depuis qu'une de ses sœurs, placée au couvent, avait été indignement outragée par un moine, il avait voué une haine mortelle à tous les gens cloîtrés. La nouvelle du martyre de Jean Hus vint redoubler sa fureur. Muni d'une espèce d'approbation que le roi eut l'imprudence de lui donner par écrit, il rassembla une troupe de conjurés dont les ressentiments religieux étaient encore échauffés par de vieilles haines nationales. Venger Jean, c'était venger la race bohème de la longue oppression de la race allemande et du clergé qui s'en était fait l'in- strument. Venger Jean, ce fut bientôt, après la mort de Venceslas, combattre à outrance les prétentions de son frère Sigismond au trône de la Bohême. Du reste tous ces mouvements portaient les livrées de la religion. Partout sur son passage Zisca faisait célébrer le culte en bohémien et la communion sous les deux espèces ; il avait fait peindre le calice sur ses étendards, sur le bou- clier de ses soldats, et prenait le titre de « Frère Zisca du calice. » Une montagne, du nom de Tabor, lui servait de quartier général. C'est de là, qu'à la tête d'une armée qui grossissait à chaque pas, il parcourait en tous sens la Bohême et les pays voisins, pillant les

CONCILE DE BALE. 267

églises, détruisant les monastères, faisant subir aux re- ligieux et aux prêtres des traitements inhumains, qu'assurément ne justifiait point l'affront qu'il avait reçu de l'un d'eux, que ne justifiaient pas même les boucheries de Kuttenberg, exécutées au nom de la foi catholique, mais que, dans ces temps d'anarchie, les passions sauvages, déchaînées de tous côtés, rendaient presque inévitables.

En vain fit-on marcher contre Zisca toutes les trou- pes de l'Allemagne. Avec des chariots liés entre eux par de fortes chaînes, il formait autour de lui un mobile rempart, puis soudain les déployant et les lançant avec impétuosité dans la plaine, il balayait et culbutait tout devant lui. Privé dans un combat du seul œil qui lui restait, il continua à diriger les opérations de ses trou- pes. Après sa mort, plusieurs des siens, le reconnais- sant encore pour chef, s'appelaient fièrement les orphe- lins, et son nom les guidait encore à la victoire et au carnage. Ce n'étaient pas les lourds escadrons de Sigis- mond qui pouvaient résister à une telle fougue. Déjà, dans l'espace de douze ans, l'armée impériale avait été dix fois battue, cinq croisades publiées par le saint- siége n'avaient pas eu plus de succès, et, dans la der- nière, commandée en personne par le légat romain, deux cent mille impériaux avaient fiii devant soixante- dix mille hussites.

Après une déroute si complète, on ne pouvait plus songer pour le moment à continuer la guerre. L'empe-

268 TROIS CONCILES RÉFORMATEURS.

reur et le légat résolurent de tenter un acconimode- ment et pour cela ils mirent tout leur espoir dans le concile général promis pour cette époque. Ils se flattè- rent que si les hussites y étaient admis à faire valoir leurs griefs et qu'on les satisfît par quelques légères concessions, la paix pourrait être rendue à l'Allemagne. Vous voyez donc qu'ici encore, la réforme ne devait être qu'un moyen, nullement un but, que ce que l'on cherchait avant tout, c'était la pacification de l'Église et de l'Empire. En tout cas, dans des circonstances pa- reilles, le pape nouvellement élu, Eugène IV, ne pou- vait se refuser à remplir l'engagement pris par son pré- décesseur.

Pour inspirer confiance aux hussites, on fit choix d'une ville libre sur les frontières de l'Allemagne, et le concile fut convoqué à Bâle, il s'ouvrit le 1 4 décem- bre 1431. Mais à peine la première session avait-elle été tenue, qu'Eugène, inquiet des résultats que pou- vaient avoir les délibérations d'une assemblée réunie si loin de lui et disposée d'avance aux concessions, envoya secrètement à son légat de pleins pouvoirs pour la dis- soudre et la transporter à Bologne. Ce légat, encore sous le coup du souvenir de sa déroute, lui fit à ce sujet les représentations les plus vives : «Très saint Père, lui écri- vit-il, que dira le monde ? Conciles sur conciles et point de réformes après cela ! Tous les laïques vont se ruer sur nous comme l'ont déjà fait les hussites... le clergé deviendra l'objet de la haine générale, le peu de consi-

CONCILE DE BALE. 269

dération dont il jouit achèvera de s'évanouir. » et sans attendre la réponse de son maître, le légat prit sur lui de supprimer l'ordre qu'il avait reçu. Mais le secret en avait transpiré, et le concile, dans son indignation, après avoir proclamé de nouveau le principe de sa su- prématie, fort de la protection de l'empereur, et profi- tant des embarras qui venaient de surgir à Eugène en Italie, le força à révoquer sa bulle de translation, exi- gea de lui d'avance une pleine adhésion à ses actes, puis, dans une série de décrets rigoureux, se prononça contre la fréquence des appels, contre la prolongation des interdits, contre les annates, contre les tributs que Rome levait sur les archevêques, contre le prix exhor- bitant qu'elle mettait à l'expédition de la moindre bulle, enfin contre les entraves qu'elle apportait à la liberté des élections. A tous ces décrets, Eugène opposait d'amères remontrances ; mais, voyant qu'on n'y avait aucun égard, il résolut de saisir le premier prétexte plausible pour rompre en visière au concile. Ce prétexte s'offrit bientôt.

Quatre siècles auparavant, l'Église grecque s'était séparée de l'Église latine, et ce schisme qui dure en- core, empêchant les grecs et les latins de s'unir pour arrêter les progrés des turcs, l'empereur grec, sur le point d'être assiégé dans sa capitale, demandait à grands cris une conférence il pût venir en personne, avec le patriarche d'Orient, négocier cette union. La discussion s'engagea aussitôt dans le concile, sur le lieu il con-

270 TROIS CONCILES REFORMATEURS.

venait de les recevoir. La plupart désignaient Bâle, ou, à son défaut Avignon ; Eugène voulait l'Italie, bien plus commode, il fauten convenir, pour un semblable rendez- vous. Le débat devint tumultueux, et serait devenu sanglant sans l'intervention des bourgeois de Bâle. On alla aux voix ; l'avis d'Eugène eut le dessous. Aussitôt, sur l'ordre qu'il avait donné d'avance, les prélats de son parti quittèrent la ville, de tous ses cardinaux il n'en resta qu'un seu4, et Eugène, traitant l'assemblée de Bâle de conciliabule illicite, de synagogue de Satan, déclara le concile transporté àFerrare, puis à Florence, il eut la joie de recevoir les grecs et de traiter seul au profit de l'Église latine cette réunion tant désirée, qui hélas, ne sauva point le trône de Constantinople et qui elle-même ne subsista pas longtemps.

Les Pères de Bâle, insolemment bravés, ne ménagè- rent plus rien. Ils suspendirent, puis déposèrent Eu- gène, évoquèrent à eux toutes les affaires pendantes en cour de Rome ; sur les sièges et aux places laissées va- cantes par l'absence des évêques, ils firent transporter tout ce qu'il y avait de reliques à Bâle, jugeant qu'un saint mort valait pour le moins un prélat réfractaire ; enfin comme il fallait à leur tête un pape pour lutter d'égal à égal avec le concile de Florence, à défaut de cardinaux, ils chargèrent trente d'entre eux de procéder à l'élection d'un nouveau pontife.

Leur choix n'étonna pas peu la chrétienté. Le trésor pontifical étant resté à Rome, et leurs propres décrets

CONCILE DE BALE. 271

leur interdisant la vente des bénéfices, ils pensèrent qu'il leur fallait un pape assez puissant pour les proté- ger et assez riche de son propre fonds pour suffire à l'entretien de sa cour. En conséquence, ils élurent Amédée, ex-duc de Savoie, qui, après avoir régné long- temps et non sans gloire, avait abdiqué en faveur de son fils et s'était retiré dans le domaine de Ripaille sur les bords de notre lac, prés de Thonon, il vivait, se- lon les uns en délicat épicurien, selon d'autres, en dé- vot anachorète. Peut-être faut-il prendre un milieu en- tre ces deux avis, bien que le proverbe, nullement genevois, comme on pourrait le croire, mais bien fran- çais, semble donner raison au premier. Une députation se rendit donc à Ripaille pour offrir la tiare à Amédée, qui l'accepta après quelque résistance et se rendit à Bâle, il fut salué sous le nom de Félix V.

Ainsi pendant qu'à Florence on travaillait à terminer le schisme d'Orient, à Bâle on renouvelait le schisme d'Occident, et cette fois ce ne fut plus seulement deux papes, ce furent deux papes et deux conciles qui pen- dant dix ans (1438-49) se trouvèrent en présence, ful- minant les uns contre les autres les manifestes les plus outrageants.

Au milieu de ces nouveaux conflits, l'œuvre de la ré- forme avançait-elle du moins, et les Pères de Bâle déli- vrés d'un pape récalcitrant, poursuivaient-ils avec cou- rage leur abatis de vieux abus?

Sauf un règlement d'une juste sévérité contre les

272 TROIS CONCILES REFORMATEURS.

prêtres immoraux, on peut dire, qu'en fait de réfor- mes essentielles, atteignant dans le vif les plaies de l'Église, les Pères de Bâle ne parurent guère plus zélés que ceux de Pise ou de Constance. Depuis quelque temps les hussites s'étaient divisés, ils avaient même essuyé quelques revers, en sorte qu'on n'était plus si pressé de faire droit à leurs réclamations. Les quatre auxquelles se bornaient les plus modérés d'entre eux, ne leur furent accordées qu'entourées de mille réser- ves. On en profita plus tard pour les leur retirer toutes à l'exception d'une seule, la liberté de communier sous les deux espèces. Enfin, quant aux réformes concernant la papauté, le pauvre Félix, reconnu à peine par deux ou trois petits États, avait, même avec la dîme que les membres du concile s'étaient imposée pour lui, assez de peine à tenir son rang et à récompenser ses parti- sans, pour qu'on pût songer à rogner ses bénéfices. Aussi, l'ardeur réformatrice du concile s'était-elle bien calmée depuis la retraite d'Eugène.

D'ailleurs, il ne suffisait pas de vouloir et d'oser, il eût fallu pouvoir. Or l'attitude des princes et du haut clergé, depuis l'élection de Félix, montrait bien le pres- tige que conservait encore le vrai pontife romain. On eût pardonné au concile de suspendre Eugène de ses fonctions, on ne lui pardonna point d'avoir, sans le mi- nistère des cardinaux, nommé un second pape, un pape laïque, un pape qui avait été marié. Le roi de France ne l'appelait que « Monsieur de Savoie ; » l'empereur

CONCILE DE BALE. 273

en l'abordant affectait de ne lui baiser que la main. La plupart des princes, ou demeurèrent neutres, ou se dé- clarèrent pour Eugène ; les évêques quittaient Bàle l'un après l'autre ; le peu qui restaient, réduits à l'inaction ou congédiés par l'empereur, furent obligés, ainsi que Félix, de se transporter à Lausanne ils tinrent encore en 1 449, une session publique. La mort d'Eugène étant survenue, les cardinaux romains, mieux inspirés cette fois, nommèrent le plus respectable d'entre eux, Tho- mas de Sarzane, évèque vraiment distingué par sa science et par ses mœurs. Couronné pape sous le nom de Nicolas V, il obtint le suffrage de toutes les cours. Les partisans de Félix qui n'auraient pu décemment traiter avec son prédécesseur, n'hésitèrent point à en- trer en négociation avec lui et, ayant obtenu des condi- tions acceptables, déclarèrent le concile dissous. Amé- dée lui-même reprit son nom, consentit à résigner la tiare, reçut en échange les titres de premier cardinal- évêque et de légat du Saint-Siège auprès de plusieurs diocèses, et revint vivre à son cher Ripaille, puis à Ge- nève, dont il s'était fait nommer évèque et il mourut en 1 451 , deux ans après son abdication.

C'est par cette circonstance que nous nous trouvons posséder, soit aux archives, soit à la bibliothèque de notre ville, un grand nombre de pièces et d'actes ori- ginaux relatifs au concile de Bàle. Vous y pouvez voir encore, munie des cordons pendait le sceau pontifi- cal, la bulle originale envoyée par Eugène à son légat

18

274 TROIS CONCILES RÉFORMATEURS.

poui' ordonner la dissolution du concile, puis celle il révoquait honteusement cette première bulle, les né- gociations du concile avec les grecs, les commissions données pour dresser la sentence contre Eugène et pour administrer l'église en sa place, la lettre de créance ex- pédiée à Félix, le testament de ce dernier en faveur de son fils, et une foule d'autres pièces, dont plusieurs, encore inédites, ne sont pas sans importance pour l'his- toire de l'époque.

Nicolas V, seul pape désormais reconnu, après avoir révoqué toutes les censures du concile, célébra fastueu- sement son propre triomphe au jubilé de 1450, qui attira dans Rome un prodigieux concours du monde catholique.

Dés la dissolution, ou plutôt, dès les premiers em- barras du concile de Bàle, les papes ne furent plus oc- cupés qu'à faire disparaître toute trace de ses décrets.

Quant aux promesses générales de réformes, ils su- rent les éluder en gagnant les princes tour à tour. Aux uns ils octroyaient pour leurs fds, leurs petits-fils ou leurs neveux les honneurs de l'Église les plus lucratifs; aux autres, ils assignaient une part dans les revenus ecclésiastiques de leurs États; à d'autres encore, ils promettaient l'appui du siège romain, soit dans leurs négociations, soit dans leurs guerres en Italie. Le moyen, après cela, de se brouiller avec les pontifes, de leur dis- puter des prérogatives, des droits dont ils faisaient ou promettaient de faire un usage si libéral ! On passa avec

CONCILE DE BALE. 275

eux des concordats qui annulaient de fait tous les décrets des conciles, et partageaient entre Rome et les rois les dépouilles des Églises.

Les États de l'Allemagne, pendant leur neutralité, avaient adopté les premiers édils du concile de Bàle, et Eugène IV, pour les attirer dans son obédience, avait du consentir à leur maintien. Fins tard, Nico- las V usa de tant d'adresse auprès de l'empereur, que, dans un concordat de Vienne, digne pendant de celui qui naguère s'est signé dans cette même ville, il fit noyer dans un déluge d'exceptions les mesures de réforme précédemment votées, et reprit pièce à pièce tout ce que l'Allemagne, durant quarante ans, avait tra- vaillé à conquérir.

De même, pendant les sessions du concile, le roi de France Charles VII avait admis, à la sollicitation de ses évèques, sous le titre de Pragmatique sanelion, tous les décrets de Bàle qui limitaient rautorité et prévenaient les exactions du pape en France. A peine Charles VII eut-il fermé les yeux, que la cour de Rome obtint de son fils l'abrogation de cet acte. Vainement Louis XII, brouillé avec elle, s'empressa-t-il de le rétablir ; vaine- ment, de concert avec l'empereur, fit-il assembler à Pise un nouveau concile qui renouvela les anciens décrets et prononça la suspension du pontife. Ligué avec l'Espa- gne, avec Venise, avec les Suisses, Jules II réussit à re- gagner l'empereur, fit chasser les Français d'Italie, força le concile à se dissoudre, mit la France à l'interdit.

276 TROIS CONCILES RÉFORMATEURS.

condamna pour toujours l'appel aux conciles généraux, ainsi que les doctrines qui établissaient leur suprématie, annula enfin la Pragmatique sanction, que son succes- seur, une fois la paix conclue avec François P', rem- plaça définitivement par le fameux concordat de 1 576. Le pape se dessaisit alors de quelques-uns de ses privi- lèges les plus désagréables au roi ; puis, ils partagèrent entre eux la nomination aux grands bénéfices. Le roi nommait, le pape instituait ; dés lors François P"" avait, ainsi que le pape, une main dans les coffres du clergé. A un roi tel que lui, il ne fallait pas de réformes plus sérieuses, et plus tard, il ne crut pas payer celle-ci trop cher par le sang de quelques milliers de ses sujets.

Je donnais à entendre tout à l'heure que les décrets de Bâle avaient été, sans exception aucune, abrogés par la cour de Rome. Je me trompais. Il en est un, au con- traire, qui, après d'étranges vicissitudes, de longs re- buts et des disputes sans fin, a eu l'insigne fortune d'être de nos jours ratifié au Vatican et proclamé par Pie IX comme obligatoire pour tout le monde catholique. Je veux parler du décret sur le dogme et sur la fête de V Immaculée Conception. Par ce surcroît d'honneur attri- bué à la Vierge, les Pères de Bâle auraient-ils voulu ra- cheter l'outrage qu'ils venaient de faire à un pontife? Ou bien le parti des franciscains, qui vraisemblablement dominait parmi eux, profita-t-il de la retraite des domi- nicains pour faire triompher sa doctrine favorite ? Quoi qu'il en soit, plus de quatre siècles avant Pie IX, les

CONCILE DE BALE. 277

Pères de Bàle avaient eu l'honneur, si c'en est un, de décider cette question, déjà depuis longtemps contro- versée, et de décréter, comme on vient de le faire de nouveau, que la sainte Vierge, en vertu d'une grâce signalée de Dieu, a été seule, entre toutes les créatures, exempte de la tache du péché originel. Selon l'heureuse expression d'un journal ultramontain, elle n'était aupa- ravant pour l'Église qu'un Christ commencé, les Pères de Bàle en faisaient un Christ achevé. Pourquoi ce dé- cret a-t-il été seul excepté de l'anathéme dont Rome continue à frapper tous les autres? Ne serait-ce point parce qu'elle y a vu le contraire d'un article de réforme, ou encore, parce que le froc de saint Ignace patronne aujourd'hui ce que patronnait alors le froc de saint Fran- çois?

Maintenant nous pouvons, ce semble, dresser le bilan des conciles réformateurs du quinzième siècle. Un nou- veau principe de gouvernement ecclésiastique avait été proclamé par eux ; au dogme de la suprématie des papes ils avaient opposé celui de leur propre suprématie. Mais ce principe, comment l'avaient-ils appliqué ? En fait de réformes positivement religieuses, que s'étaient- ils proposé? Peu de chose, vous l'avez vu. Qu'avaient- ils fait? Moins encore. Et de ce peu qu'ils avaient fait, qu'était-il resté? Rien, ou presque rien. Je vous laisse à conclure ce qu'on pouvait espérer des conciles à venir.

Au reste, voici ce qu'en pensait au temps de Lu- ther, l'un des chrétiens et des prélats les plus zélés :

278 TROIS CONCILES RÉFORMATEURS.

« Une réfonnation, » écrivait en 1519 Jean, évêque de Chem, « n'aura lien que dans un concile général libre et sincère, présidera le Saint et non le malin esprit. Mais hélas ! » ajoutait-il, «je crains bien que notre siècle ne soit pas digne d'un tel concile, d'un concile légitime l'Église soit purifiée de ses vices, tant nous sommes encore sous le joug de nos vieilles erreurs. On n'assemble des conciles qu'à regret et de loin en loin, le plus prés qu'on le peut de Rome. Tout s'y traite sous l'influence des puissants, et la voix des vrais fidèles ne peut librement s'y faire entendre pour corriger, même lentement, ce qui concerne la reli- gion ! »

Et l'on voudrait que Luther eût eu meilleure con- fiance dans ces assemblées ! Et l'on s'étonne qu'après tant d'expériences réitérées, il n'en ait pas attendu pa- tiemment, indéfiniment, une nouvelle qui, d'après les juges les plus impartiaux, ne pouvait manquer d'avoir les mêmes résultats ! Pour moi, j'éprouve, je l'avoue, un sentiment tout contraire. Loin d'être surpris qu'il n'ait pas attendu un nouveau concile,je m'étonne plutôt qu'il ait pu sérieusement en appeler à un concile ; et, n'était la sage maturité qu'il était tenu d'apporter dans ses démarches, l'influence inévitable des idées et des usages de son siècle, j'aurais peine à concevoir de sa part cet excès de confiance.

Ce que je comprends infiniment mieux, c'est la par- faite sécurité des papes à l'issue des conciles du quin-

CONCILE DE BALE. 279

ziéme siècle. Après les avoir, tant de fois, tour à tour éludés, différés, adroitement éconduits ou brutalement congédiés, après avoir rompu comme des toiles d'arai- gnées ces décrets sur parchemin qu'ils avaient rendus ; que dis-je ? après avoir vu un concile prétendu réfor- mateur brûler le plus sérieux, le plus sincère et en même temps le plus modéré censeur des abus, ils pouvaient bien se croire pour toujours à l'abri d'une réforme. Je comprends dès lors la tranquillité de Léon X à l'ouïe du bruit que faisaient les thèses de Luther. Je comprends également les excès de ses prédécesseurs, le népotisme et les extorsions d'un Sixte IV, l'infâme duplicité d'un Innocent, les injustes querelles d'un Jules II, le déver- gondage, les scélératesses inouïes de la cour d'Alexan- dre .

Il arrivait aux j>ontifes romains d'alors ce qui était arrivé aux empereurs de l'ancienne Rome, ce qui arrive à tous les tyrans, couronnés, mîtrés ou autres, à chaque pouvoir, en un mot, qui est parvenu à fouler aux pieds toute opposition. Ne trouvant plus de contrôle hors de soi, on finit par perdre aussi le contrôle de soi-même ; on se livre sans frein à tout caprice, on franchit toutes les limites de la justice et du droit, on perd tout senti- ment de pudeur, on pousse jusqu'aux excès les plus in- vraisemblables, les plus monstrueux, le délire du despo- tisme. II en fut ainsi pour les papes de la fin du quin- zième siècle. Devant ces conciles réduits à la nullité, devant ces princes qu'ils étaient parvenus à dominer.

280 TROIS CONCILES REFORMATEURS.

devant ce peuple romain enfin, dompté, muselé, mais non amendé, et qui souriait aux orgies du Vatican comme au bûcher de Savonarole, ces papes étaient bien fondés à croire qu'ils n'avaient plus rien à ménager, ils pouvaient dire comme Néron :

J'ai cent fois

Tenté leur patience, et ne l'ai point lassée.

Mais tandis qu'autour d'eux ils ne voyaient plus d'autorité capable de limiter la leur, une puissance qu'ils ne connaissaient pas encore, puissance immaté- rielle à la vérité, mais parla même d'autant plus redou- table pour eux, s'élevait, grandissait de l'autre côté des Alpes. Cette puissance, c'était l'opinion, l'esprit public, ou plutôt ce que nous pouvons appeler la conscience chrétienne.

Depuis que les peuples chrétiens avaient été appelés à réfléchir, depuis que l'Évangile, traduit en langues modernes, avait été mis en leurs mains, en comparant ce qu'ils y trouvaient écrit à ce qui se passait sous leurs yeux, de plus en plus ils arrivaient à douter que la reli- gion qu'on leur prêchait fût vraiment celle de Jésus- Christ, que ceux qui la leur prêchaient fussent vraiment les successeurs des apôtres. Les bassesses des cours de Rome et d'Avignon, la tragi-comédie du schisme, la rivalité des trois papes et tous les désordres qui avaient suivi, n'étaient pas propres à dissiper ces doutes; il eût fallu être aveugle pour ne pas voir que, dans ces démê-

CONCILE DE BALE. 281

lés, les principaux acteurs avaient en vue d'autres intérêts que ceux du ciel et le salut des âmes confiées à leur soin. On commençait donc à s'éloigner d'une église dégénérée ; çà et se formaient des groupes de sincè- res imitateurs de Jésus, groupes que la persécution ne dispersait que pour un temps et dont l'influence se répandait de proche en proche. Les hussites eux- mêmes, épurés plutôt qu'abattus par leurs revers, quittaient le glaive des combats pour celui de la parole, et, de sectaires fanatiques, devenaient de paisibles, mais toujours courageux témoins de la vérité.

Dans le même temps, la science venait ajouter ses clartés à celles de l'Évangile. Puis comme dans la main de Dieu tout peut servir à l'avancement de son régne, les progrés matériels eux-mêmes secondaient l'essor des esprits ; grâce à l'industrie et au commerce renais- sants, il se formait une classe toujours plus nombreuse qui, vivant de son travail, ne demandait à l'Église ni aumônes, ni bénéfices, qu'aucun lien d'intérêt n'en- chaînait plus à elle, et chez qui l'indépendance de la position assurait celle de l'esprit et du caractère. Grâce à l'imprimerie, enfin, la pensée venait de trouver un véhicule aussi rapide que puissant, qui répandait à flots ses produits dans toute l'Europe.

Ainsi se formait, ainsi croissait la puissance nouvelle avec laquelle les papes allaient avoir à compter. C'est elle que Luther invoque en dernier ressort. Frustré dans son appel à Rome, frustré dans son appel au con-

282 TROIS CONCILES REFORMATEURS.

cile, il s'adresse à la conscience publique, il l'inter- pelle par ses fameuses Thèses : elle répond par la Réforme du XV!"" siècle ; réforme encore imparfaite, même au point elle est parvenue de nos jours, 7ious le savons, puisque chaque siècle a pour mission de la poursuivre, mais Réforme déjà sérieuse, profonde, atteignant de bien plus près qu'on ne l'avait jamais fait la racine du mal, et dont Rome elle-même ne tarda pas à subir l'heureux contre-coup.

De tout ceci, Messieurs, la conclusion se tire d'elle- même; la même puissance qui décida la Réforme est seule capable de la soutenir, de la répandre et au besoin de la sauver. Oui, pour continuer cette œuvre, ne comptons ni sur un pape libéral, ni sur des assem- blées d'évêques, ni sur des constitutions d'États et des édits de prince, ni même sur des consistoires et des synodes, enfin sur aucune autorité ecclésiastique ou civile, si ces pouvoirs ne sont soutenus par une opi- nion publique, non seulement éclairée, mais surtout fortement trempée d'esprit moral et religieux.

C'est donc à propager ces lumières, à former et à entretenir cet esprit que doivent travailler désormais tous les vrais amis de la Réforme. Pour cela que faut-il faire? Nous ne saurions trop le répéter : fournir à tous d'abondants secours religieux, ouvrir des lieux de culte partout il n'en existe point encore, encourager une presse vigilante et courageuse, créer des foyers d'in- struction soHde sur tous les sujets qui, de près ou de loin, se rattachent à la religion.

CONCILE DE BALE. 288

Tel est particulièrement le but dans lequel, depuis quelques années déjà, ces séances ont été établies. Profitons de cette ressource que la Commission de la Vie religieuse a si généreusement mise à notre portée. Fécondons en nous, par ces mutuelles communications, ce qu'il y a de plus grand dans l'homme, la pensée, la pensée surtout, par laquelle il s'unit à Dieu. Tandis que d'autres bâtissent chez nous la cité matérielle,, nous, sans la dédaigner, ce qu'à Dieu ne plaise, fondons, relevons la cité spirituelle et morale qui doit la domi- ner, comme l'âme domine sur le corps. Renouons, perpétuons la chaîne des nobles traditions de notre passé.

Elle n'est pas si loin de nous cette génération qui, sortie des orages du siècle dernier, répandit sur notre ville un éclat si honorable et si pur. Nous qui l'avons vue briller, puis disparaître presque tout entière, ah! puissions-nous, avant de disparaître à notre tour, voir par les efforts de la génération qui s'élève, poindre à notre horizon l'aurore de jours aussi glorieux. Ne souf- frez pas. Messieurs, qu'aucune circonstance extérieure paralyse votre élan. Le principe de votre valeur n'est pas hors de vous, il est en vous-mêmes. Rien ne peut arrêter le jeune aigle prêt à prendre son essor. Rien n'est obstacle, tout est levier pour une âme ardente et généreuse. C'est du sol le plus aride que sortent sou- vent les plantes les plus robustes. Les temps sont-ils mauvais, les vents sont-ils contraires, imitez Luther à

284 TROIS CONCILES REFORMATEURS.

ia Wartbourg ! recueillez-vous en vous-mêmes, cultivez avec confiance des germes qui, tôt ou tard, trouveront à s'épanouir, développez par un travail opiniâtre les forces que Dieu vous a données pour le servir. Elles vous traceront votre chemin, vous dicteront votre tâche, vous diront bien plus haut que nous ne saurions le faire, ce qu'attendent de vous Dieu, la patrie et l'hu- manité.

LE MARTYRE

LES PREMIERS SIÈCLES DE L'ÉGLISE

LE MARTYRE

DANS LES PREMIERS SIÈCLES DE L'ÉGLISE

CONFÉRENCES HISTORIQUES'

PREMIÈRE CONFÉRENCE

LA PERSÉCUTION

Messieurs,

Appelé par le vœu de la Commission de la vie reli- gieuse, à vous entretenir de quelque sujet relatif aux premiers siècles de l'Église, je n'ai pas à craindre que celui dont j'ai fait choix vous semble pécher par trop d'actualité. « Que vient-on, direz-vous plutôt, nous parler de persécutions et de martyre? Nous ne sommes ici ni chez les Druses ni à Madagascar. Ici, la liberté religieuse est entière; chacun pense comme il veut,

^ Ces conférences ont été prononcées à Genève, devant un audi- toire d'iiommes, en novembre 1860.

288 LE MARTYRE DANS LES PREMIERS SIÈCLES.

parle comme il veut, s'assemble et prie avec qui il veut. La profession du christianisme est, chez nous, si peu contrariée, elle est, pour mieux dire, tellement encou- ragée, qu'il y aurait à redouter, pour les chrétiens, un excès de faveur attiédissant, bien plus qu'un excès de disgrâce. »

Cela peut être pour le présent. Il ne faudrait pas cependant se faire trop d'illusion pour l'avenir. La liberté religieuse n'est pas de si vieille date dans notre Europe, et nous n'y sommes pas nous-mêmes tellement isolés, qu'au milieu des continuelles péripéties qui l'agitent, dans ces alternatives de révolutions et de contre-révolutions, où, tour à tour, on ne songe qu'à tout détruire ou à tout restaurer, chacun ne doive se préparer d'avance aux sacrifices auxquels il peut être appelé pour appuyer ses convictions les plus chères. La vérité religieuse aura toujours des assauts à soutenir, parce que toujours elle rencontrera des intérêts et des passions qui lui seront contraires. A chacun des degrés de sa marche ascendante, elle trouve des ennemis qui s'efforcent de lui barrer la route. Toujours donc, il sera nécessaire de fixer nos regards sur ceux qui ont vail- lamment combattu pour elle.

Quel est, d'ailleurs, dans cette vie le poste qui n'ait ses luttes et ses périls, le champ qui ne soit parfois pénible, ingrat à cultiver? Dieu n'a-t-il pas, à bon droit, proportionné les difficultés de notre tâche à l'éten- due des dons qu'il nous accorde, et ne sont-ce pas ces

PHEMIÈKE CONFÉRENCE. 289

difficultés mêmes qui les augmentent et qui les fortifient? -Le soldat qui défend son pays, le citoyen qui cherche à y faire régner le droit et la justice, le père de famille qui veut fonder sur la base solide des vertus l'avenir de ses enfants, le chrétien qui combat l'empire du mal autour de lui et surtout en lui-même, l'infortuné que presse l'aiguillon du chagrin, de la maladie ou de la pau- vreté, nous tous, enfin, qui que nous soyons, n'avons- nous pas, à quelque période de notre vie, des croix à porter, un calvaire à gravir, et, dès lors, quelque force d'âme à déployer ? Comme toutes les vertus sont sœurs, tous les dévouements sont frères, tous peuvent se ser- vir de modèle, et sur quelque théâtre que l'héroïsme se produise, le spectacle en sera toujours fortifiant, l'exemple toujours salutaire.

Mais enfin, j'y consens : laissons ici de côté toute considération d'actualité, d'opportunité. Ne voyez, si vous le voulez, dans le sujet que j'ai choisi, qu'une page détachée un peu au hasard des annales chré- tiennes; n'y cherchez que l'intérêt qui s'attache à tout grand phénomène historique. Pour sympathiser avec les anciens martyrs, il n'est pas même besoin d'être chrétien, il suffit d'être homme et d'avoir un cœur d'homme, capable de sentir ce qui est grand et géné- reux. Le dévouement des martyrs ne le cède en rien, sous ce rapport, à celui des plus illustres héros. Écou- tez ce qu'en pense un voyageur, un historien, occupé en ce moment à étudier sur les lieux les souvenirs de

19

290 LE MARTYRE DANS LES PREMIERS SIÈCLES.

l'ancienne grandeur romaine : « Il n'y a rien de plus héroïque dans l'histoire, dit M. Ainpére, que cette lutte sans combat, cette protestation sans violence, ces mil- liers d'êtres humains qui meurent avec joie dans les supplices, parce qu'ils veulent adorer Dieu et ne veulent pas adorer l'empereur. A Ronie, j'écris, quand je veux retrouver les souvenirs de la liberté, je ne vais pas les chercher au Forum, les monuments de la république ont disparu; non, j'entre au Colisée ou je descends aux Catacombes *. »

C'est à ce spectacle que je vous convie. Mais, avant d'assister aux luttes du martyre, voyons comment les premiers chrétiens y furent appelés; expliquons com- ment, dans cet empire romain qui se vantait de sa tolé- rance, et qui la poussait en effet si loin, qu'il fit de Rome un réceptacle de tous les cultes et un rendez- vous de tous les dieux, les chrétiens ne purent profes- ser leur culte et propager leur foi qu'au prix de mille souffrances. C'est vous dire qu'aujourd'hui nous allons rechercher ensemble la cause et l'étendue des persécu- tions que l'Église primitive eut à subir, et, pour cela, étudier sa position au milieu du monde romain.

Lorsque le christianisme conunença à se répandre chez les païens, le terrain lui avait été, en quelque sorte, préparé d'avance, non au point de vue matériel seulement, par les progrès du commerce et de la civili-

' Bévue des Deux Mondes, 1859.

PREinÈRE CONFÉRENCE. 291

satioii, par les rapports que la domination romaine avait établis entre toutes les parties du monde policé, mais encore spirituellement par les lumières religieuses qui s'y trouvaient répandues. Les Juifs, dispersés depuis plusieurs siècles, avaient, dans toutes les principales vil- les, des synagogues leur culte se célébrait en grec. Des païens, attirés par la curiosité d'abord, puis, rete- nus par un attrait plus relevé, fréquentaient ces syna- gogues; ils y venaient apprendre à connaître le vrai Dieu, ils aimaient à entendre sa majesté célébrée par les cantiques de David et par les sublimes accents des prophètes. Ce sont ces auditeurs, auxquels les juifs donnaient le titre peu flatteur de prosélytes de la porte, qui sont désignés dans le Nouveau Testament sous celui de « païens craignant Dieu. » Lorsque la parole des Apôtres vint à se faire entendre dans ces assemblées, avec quel transport ne durent-ils pas apprendre que le Dieu du peuple juif, loin de les frapper d'exclusion, les entourait aussi de sa bienveillance, que le Créateur du monde, révélé par Jésus comme le père de tous les humains, leur ouvrait à tous un accès dans son céleste royaume ! L'Évangile nous les montre suspendus aux lèvres de saint Paul, l'écoutant avec ravissement, et, au sortir des synagogues, d'où l'opposition des juifs l'avait chassé, l'escortant jusqu'en sa demeure, et formant avec lui un premier noyau d'églises chrétiennes.

La philosophie grecque, celle au moins dont Socrate et Platon étaient les principaux organes, eut aussi quel-

292 LE MARTYRE DANS LES PREMIERS SIECLES.

que part à cette œuvre de préparation. Oui, Messieurs, la philosophie, qui n'est autre chose que le bon usage des précieuses facultés d'observer et de réfléchir, dont Dieu nous a doués, ne s'était pas bornée à l'action négative et dissolvante qu'on lui attribue. Non contente de miner sourdement le crédit des cultes païens, elle faisait entrevoir à ses adeptes l'admirable unité de des- sein qui préside au gouvernement de l'univers ; elle leur faisait pressentir la vie éternelle, logique et indis- pensable complément de celle-ci. Elle avait fait plus, elle avait allumé dans les âmes une soif de vérité, de sainteté, de perfection, que plusieurs vinrent étancher aux eaux vivifiantes de l'Évangile.

Mais, à côté de ces sectateurs de la vérité, qu'ils vinssent de l'école ou de la synagogue, il y avait les aveugles partisans de la coutume, ceux que toute nou- veauté, si légitime qu'elle soit, dérange, ombrage ou inquiète, ceux qui pensent que ce dont l'humanité a vécu jusqu'à eux (au spirituel du moins) doit lui suf- fire encore et toujours. La coutume est fort respectable assurément, quand elle est juste et bonne; le passé mérite des égards, tant qu'on ne lui sacrifie pas les droits de l'avenir. Mais une chose doit avoir le pas sur tout le reste : la vérité, la vérité qu'il faut, non recher- cher seulement, mais acheter, comme dit le Sage. Or, cette obfigation paraît trop coûteuse aux yeux du grand nombre . Pour s'y soustraire , on se cuirasse d'indifférence , et, au besoin, de scepticisme; On ne dira pas seulement

PREMIÈRE CONFÉRENCE. 293

comme Pilate : « Qu'est-ce que la vérité? » mais, « y a-t-il une vérité ? Au milieu des ténèbres qui nous envi- ronnent, espérez-vous trouver mieux que vos pères? >'e pouvez-vous vous contenter du régime sous lequel ils ont prospéré? » Ainsi parlaient de soi-disant sages païens, dont Minucius Félix nous a transmis le langage. Combien, ajoutaient-ils, l'ami de la vérité n'aurait-il pas à gagner et pour sa conscience et pour son bon- heur, de suivre les traditions qui nous ont été laissées par nos pères, d'adorer les dieux qu'on nous apprit à redouter, sans nous attacher à les connaître, de ne point prononcer sur l'essence divine, mais d'en croire sur parole ce que nous en ont transmis les premières familles du genre humain... Grâce à sa piété, la puis- sance romaine s'est étendue par delà les bornes de l'Océan, récompense des vertus religieuses du peuple- roi Comment donc peut-il exister des hommes

assez présomptueux, assez emportés par je ne sais quelle sagesse impie, pour oser vouloir renverser une religion aussi ancienne, aussi utile, et signalée partant de bienfaits ? »

Ceux qui parlaient ainsi devaient craindre, à coup sûr, qu'on ne laissât ces téméraires nouveautés s'éta- blir, se répandre, et devaient bientôt réclamer contre elles des mesures de répression.

Après eux venait la masse populaire, foule inculte et grossière, qu'on flattait, ménageait, contenait selon le besoin, mais que nul ne se souciait d'élever et d'in-

294 LE MARTYRE DANS LES PREMIERS SIÈCLES.

struire,à l'aveuglement de laquelle nul n'avait compati, que la philosophie elle-même, trop discrète ou trop hautaine (c'était son tort), craignait ou dédaignait d'éclairer, foule croupissante dans sa sensualité et son matérialisme, incapable de rien comprendre à une religion spirituelle, et qui, bien que médiocrement zélée pour les dieux de l'Olympe, n'aimait rien tant que leur culte joyeux. Leurs fêtes étaient pour elle des jours de dissipation efïrénée; au sortir des temples, elle courait aux spectacles licencieux de la scène, aux jeux sanglants de l'amphithéâtre, aux banquets l'on consommait les victimes immolées, avec des libations qui ne coulaient pas toutes sur les autels. Pendant qu'elle se livrait à sa folle ivresse, quels étaient ces hommes qui n'y prenaient aucune part, qui fuyaient le théâtre, l'arène, les temples, les bois sacrés, et se ren- fermaient tristement dans leurs demeures? Sans doute, quelques misanthropes sévères et moroses, et, comme dit Tacite, de sombres ennemis du genre humain. Mais encore, s'ils n'adoraient pas les dieux de l'État, qu'adoraient-ils? Comment concevoir un culte sans divinité visible, sans simulacres, sans autels, sans sacri- fices, sans processions, sans encens? Ou les chrétiens n'avaient pas de Dieu, et l'accusation d'athéisme, en effet, ne leur était pas épargnée ; ou bien, disait-on, ils adoraient un Dieu qu'ils avaient honte de montrer. i ce sujet, il n'était pas de contes absurdes qui ne trou- vassent crédit parmi la foule. On avait jadis accusé les

PREMIÈRE CONFÉRENCE. 295

juifs d'adorer un âne sauvage qui, selon je ne sais quelle tradition, leur avait fait découvrir de l'eau dans le désert. La même superstition était imputée aux chrétiens. «On assure, dit Tertullien, que nous adorons une tête d'àne.» Mais, direz-vous. il n'y avait que la populace du fond des provinces, qui pût accueillir ces fables. Non : elles circulaient à Rome dans le voisi- nage même de la cour: une découverte récente faite sur le mont Palatin nous en fournit la preuve. Il y a peu d'années, en déblayant une chambre de l'ancien palais des Césars, on a trouvé gravée par une pointe sur la muraille une grossière image représentant un homme à tète d'âne fixé à une croix; tout auprès, un autre homme tend les mains vers lui, puis au-dessous une inscription grecque, en mauvaise orthographe, porte ces mots : « Alexaméne adore son Dieu. » On suppose non sans raison, que cette image, vraisemblablement de la fin du IP^ siècle, était la caricature d'un affran- chi ou d'un esclave chrétien, tracée par un de ses camarades de service, dans l'antichambre qu'ils han- taient ensemble *. Mêmes préventions absurdes à l'égard des réunions chrétiennes. Comment croire qu'on s'assemblât simplement pour chanter un cantique, lire quelques lignes d'un ancien manuscrit, écouter un dis- cours et, de temps en temps, manger ensemble du pain et boire sobrement à une même coupe ? Il y avait

* Garnicci, an crocifisso graffito da mano pagana. Roma, 1856.

!296 LE MARTYRE DANS LES PREMIERS SIÈCLES.

là-dessous quelque mystère ridicule ou odieux. Le repas commémoratif du sacrifice de Christ, le baiser de paix par lequel les chrétiens, avant d'y participer, se saluaient entre eux, ces faits si simples, travestis par des imaginations perverses, devenaient des orgies secrè- tes, où regorgement d'un enfant, dont on buvait le sang mêlé à de la farine, servait de préliminaire et de signal à d'impurs embrassements.

Ainsi le christianisme, déplorablement méconnu par la foule ignorante, était pour elle un objet d'étonne- ment, de haine et de scandale.

C'est cette haine aveugle qu'exploita l'infâme Néron, lorsque, accusé par son peuple de l'incendie qui venait de consumer une partie de Rome, il imagina, pour se disculper, de rejeter ce crime sur les chrétiens. Lais- sons parler ici l'historien Tacite. « Aux insultes et aux outrages, dit-il, on ajouta les tourments ; après les avoir couverts de peaux de bêtes sauvages, on les livrait aux morsures des chiens qui les mettaient en pièces, on les clouait sur des croix, ou bien, les livrant aux flammes, on s'en servait comme de flambeaux pour éclairer la nuit. Néron avait prêté ses jardins pour cet affreux spectacle, et lui-même, en costume de cocher, mêlé à la foule ou monté sur son char, présidait aux jeux du cirque... »

Au reste, la foule n'attendait pas toujours qu'on lui désignât ses victimes. Elle était souvent la première à les demander. Qu'un fléau public, un tremblement de

PREMIÈRE CONFÉRENCE. 297

terre, une peste, une inondation sévit dans certaines provinces, il lui fallait quelques malheureux sur qui se venger de ses souffrances, quelques victimes propres à apaiser le courroux des dieux. Ces dieux, qu'à l'ordi- naire elle ne se faisait faute de blasphémer, elle ne songeait plus alors qu'à les fléchir; et comme le danger même ne lui faisait pas oublier ses amusements favoris, il fallait que l'expiation qu'elle offrait servit à satisfaire ses goûts dépravés. Tout à coup, dans l'amphithéâtre, après qu'un certain nombre de gladiateurs avaient péri sous la dent des léopards, la multitude, ivre de sang et non encore assouvie, demandait à grands cris qu'on amenât les chrétiens. Ces clameurs, pour l'ordinaire, n'étaient que trop obéies. De lâches et avides procon- suls n'avaient garde de défendre l'innocence au prix de leur popularité, et de sauver des malheureux dont les dépouilles devaient être leur partage.

Mais ici revient la question que nous nous posions en commençant. Comment ces exécutions s'accordaient- elles avec les maximes de la tolérance romaine? Pour- quoi les chrétiens restaient-ils seuls en dehors du droit commun? Si rien ne doit étonner de la part d'un Néron, ni de la part de maints gouverneurs de province, les Nerva, les Trajan, les Antonins, et d'autres princes, qui honorèrent comme eux le sceptre qu'ils portaient, ne durent-ils pas, non seulement réprimer des émeutes barbares, mais encore étendre équitablement au culte chrétien la liberté accordée à tant d'autres?

298 LE MARTYRE DANS LES PREMIERS SIÈCLES.

Assurément aucun gouvernement régulier ne pouvait approuver ces sauvages attentats ; aussi tous les princes dont nous venons de parler s'efforcèrent-ils d'y mettre un terme. Mais, reconnaissons-le, il y avait une religion établie par les lois, un culte qui faisait partie de la constitution et dont les rites étaient étroitement liés à tous les actes de la vie publique. Si à côté de ce culte on en laissait célébrer d'autres, si celui des juifs 'lui-même, à l'ordinaire, n'était point inquiété, c'était, d'une part, à cause de leur ancienneté qui semblait constituer une sorte de droit en leur faveur, de l'autre, parce que leur introduction ne semblait avoir rien de menaçant pour la religion établie. Les divinités païen- nes par leur multiplicité môme, jointe à leur caractère local, avaient chacune leur domaine et leurs adorateurs i particuliers ; les juifs, loin de rechercher pour leur I Dieu les hommages des païens, étaient plutôt portés à n les repousser; c'était grâce à cet esprit d'exclusion- ^ que leur culte était toléré, et les réunions des chrétiens l'avaient été de même, aussi longtemps qu'on les avait considérés comme une secte juive. Or, depuis la ruine de Jérusalem et de son temple, cette confusion n'était plus possible. Le rejeton était détaché de sa tige; le christianisme se présentait comme une religion nouvelle qui ne se concentrait plus dans les limites d'un seul peuple, mais aspirait à la conquête du monde et qui, visant à détrôner les anciens dieux, tombait par cela même sous le coup des lois protectrices du culte natio- nal.

PKEMIÈKE CONFÉRENCE. 299

Ce fut Pline le jeune qui, pendant son proconsulat en Bithynie, provoqua sur ce point une décision du gou- vernement romain. Lisez son rapport^dressé jJYajan , lisez la réponse de l'empereur; vous y verrez le fidèle tableau de la situation du christianisme au commence- ment du second siècle, de ses progrés, de l'hostilité dont il était l'objet, de l'embarras qu'éprouve à son égard un magistrat peu sympathique, mais conscien- cieux, de l'anxiété de ïrajan lui-même partagé entre son humanité et son devoir d'empereur. « Ne recherche point les chrétiens, écrit-il, ne les juge que surjne ^dénonciation forroeHe éloignée ; s'ils abjurent, ne t'en- iquiers point si c'est sincèrement ou non ; leur obéis- kance extérieure nous suffit, mais une désobéissance obstinée les rend passibles du dernier supplice *. »

Telle fut la règle de conduite que suivirent dès lors à l'égard du christianisme tous ceux qui se piquaient d'observer scrupuleusement les lois romaines, et c'est ce qui nous explique les persécutions qu'il eut à subir sous des princes d'ailleurs renommés pour leur justice et leur équité.

A ces motifs s'enjoignaient de temps en temps, il est vrai, de moins recommandables. Toute réunion d'hom- mes un peu nombreuse, inquiétait à cette époque les dépositaires du pouvoir. Trajan lui-même, tourmenté de craintes pusillanimes, avait interdit les corporations

' Épîtres de Pline le Jeune, liv. x, 96-97.

300 LE MARTYRE DANS LES PREMIERS SIÈCLES.

non autorisées et poussé la précaution jusqu'à refuser à la ville de Nicomédie, récemment dévastée par un incendie, la formation d'un corps d'ouvriers destiné à y porter secours. Partout se dressait devant lui le fantôme des sociétés secrètes. Les réunions chrétiennes ne devaient pas davantage trouver grâce à ses yeux. N'oublions pas enfin jusqu'où était portée à Rome l'adulation envers les empereurs. Ce n'étaient pas seu- lement des maîtres, c'étaient des dieux. De leur vivant même, on jurait par leur génie, on leur élevait des temples, on offrait de l'encens et des sacrifices devant! leurs images, les anniversaires de leur avènement et de leur naissance étaient célébrés comme des fêtes religieuses. Les chrétiens ne pouvaient leur rendre aucun de ces hommages ; et je n'ai pas besoin d'ajou- ter de quelle manière ce refus était commenté par les flatteurs, de quel châtiment était jugé digne ce crime « d'impiété envers les Césars ? » Voyons ce qui se passa sous Septime Sévère. Le commencement de son régne avait été plutôt favorable aux chrétiens. CTuéri, à ce qu'il croyait, par les prières de l'un d'eux, il avait étendu sa bienveillance sur tous. Cela dura jusqu'aux fêtes de son dixième anniversaire. Les chrétiens, déjà nombreux à Carthage, ayant refusé d'y prendre part, les délateurs eurent alors beau jeu; les persécutions suspendues reprirent leur cours avec plus de violence, un édit du prince interdit toute con- version au christianisme, les personnes accusées de ce

PREMIÈRE CONFÉRENCE. 301

crime furent traduites en foule devant les tribunaux , et sommées d'abjurer sous peine de mort.

Parmi les promoteurs ou les instigateurs de ces per- sécutions, vous êtes surpris sans doute de n'avoir point encore entendu nommer les prêtres. C'est qu'en effet dans l'empire, il n'y avait aucun corps de prêtres par- ticulièrement intéressé par ses privilèges, ou sa posi- tion, à faire respecter le culte dominant. Les Romains avaient trouvé en Orient le pouvoir des anciennes cor- porations sacerdotales déjà plus qu'ébranlé par les Grecs; ils lui avaient porté le dernier coup, et en Occi- dent ne l'avaient mère ménaçré davantaç^e. Chez eux, l'autorité religieuse était tout entière dans les mains du pouvoir civil. Le pontificat suprême était l'apanage de l'empereur, les sacrificatures inférieures étaient don- nées comme des retraites honorables à d'anciens magis- trats, d'anciens généraux qui, sous les noms de flami- nes, de féciales ou d'augures, présidaient aux fêtes et aux sacrifices, mais du reste ne vivaient point de l'au- tel; leurs fonctions une fois remplies, ils rentraient dans la vie civile, et donnaient à leurs charges plus de lustre qu'ils n'en recevaient,

Ce fut là, sans nul doute, une circonstance heureuse pour l'Église. La foule inconstante, après avoir un moment donné carrière à sa haine, s'apaise bientôt lorsqu'aucune influence cléricale n'est pour l'attiser. Les princes, si dévoués qu'ils soient à la religion de l'État, se laissent aisément distraire par d'autres soins,

302 LE MARTYRE DANS LES PREMIERS SIÈCLES.

s'ils n'ont auprès d'eux un sacerdoce attentif à leur rappeler ce qu'il regarde comme le plus saint de leurs devoirs. Croit-on que les germes de réforme, si nom- breux au XVI'"' siècle en Italie, eussent été si prompte- ment et si complètement étoulTés, s'il n'y avait eu pour y veiller, un clergé puissant et riche, et un pon- tife, roi de trois millions de sujets? Croit-on que Louis XIV eût proscrit de gaieté de cœur la meilleure partie de son peuple, croit-on que cette proscription se fût soutenue pendant un siècle entier, si un clergé, grand propriétaire et tremblant pour ses revenus, n'eût harcelé le trône de ses impérieuses suppliques? Les premiers chrétiens eurent affaire à un sacerdoce moins acharné. A peine, dans les édits qui les frappè- rent, aperçoit-on l'iniluence de quelques prêtres païens. Je n'en fais point honneur h ceux-ci ; s'ils étaient moins V fanatiques, c'est qu'ils avaient moins d'intérêt à l'être. Je signale seulement le fait, et j'en constate les effets. De là, n'en doutons point, l'intermittence des persécu- tions contre l'Église ; de ces longues années de répit qui, au troisième siècle surtout, lui permirent de se remettre de ses souffrances, de reprendre des forces et de réparer ses brèches.

Mais cet avantage était durement compensé. Plus les persécutions avaient été longtemps suspendues, plus elles étaient terribles lorsqu'elles venaient à se rallu- mer. Après quelques-uns de ces princes indilïérents, étrangers souvent, décorés de la pourpre par le caprice

PREMIÈRE CONFÉRENCE. 303

des légions, s'il venait à s'en élever un qui fût zélé pour les institutions romaines, décidé à faire respecter la religion de l'État, plus il la trouvait déchue, plus il se croyait tenu d'employer de rigueur; plus l'Église avait poussé de profondes racines, plus il fallait de violents efforts pour les extirper.

C'est ce qui eut lieu, lorsque le romain Décius, pre- nant au sérieux son titre de souverain-pontife, succéda à Philippe l'Arabe et au syrien Alexandre Sévère. Jus- qu'alors, la persécution n'avait sévi en même tejnps que dans un certain nombre de provinces : sous Décius, elle s'étendit dans tout l'empire à la fois. Par son éditde l'an 250, tous les chrétiens furent sommés de compa- raître devant leurs magistrats pour accomplir les rites de la religion établie. Sur leur refus, des menaces d'abord, des tortures ensuite, furent employées pour vaincre leur obstination. Dans les cachots ils étaient entassés, on les laissait souffrir de la faim, de la soif, jusqu'à ce que le désespoii" les forçât à abjurer, et, s'ils persistaient, ils étaient punis de mort. Gallus, Valérien, animés des mêmes dispositions, déployèrent la même rigueur. Ce dernier surtout, jugeant qu'on ne pouvait venir à bout du parti chrétien qu'en lui ôtant ses chefs, condamna tous les ecclésiastiques et toutes les person- nes de distinction, qui persisteraient dans la profession chrétienne, à périr par le glaive.

Heureusement, le régne de ces princes fut court, et, l'attention de leurs successeurs étant absorbée par la

304 LE MARTYRE DANS LES PREMIERS SIÈCLES.

guerre contre les Barbares, une paix de quelque durée fut de nouveau laissée à l'Église. Dioclétien, lui-même, hésita longtemps à la rompre, il calculait avec anxiété tout le sang qu'il lui faudrait verser. Mais son associé, Galérius, païen fanatique et bigot, autant que farouche gardien de la discipline militaire, irrité des signes de croix que les chrétiens se permettaient dans son camp, et qui troublaient, prétendait-il, l'efTicacité de ses sacri- fices, n'eut pas de repos que, par ses calomnies et ses indignes manœuvres, il n'eût fait de nouveau déclarer la guerre aux chrétiens. Cette décision une fois prise, les demi-mesures n'étaient plus de saison. L'Éghse avait pris une telle extension, qu'une persécution géné- rale avait seule quelque chance de réussir. Aux rigueurs de Décius et de Valérien on en ajouta de nou- velles. Tous les édifices chrétiens durent être abattus, tous les exemplaires des Livres saints livrés aux flam- mes, tous les ecclésiastiques, et bientôt tous les laïques qu'on put arrêter, enfermés en masse dans les prisons ou dans les mines, d'où l'on traînait, par troupes, à la mort, ceux qui refusaient de sacrifier aux dieux. Les supplices ordinaires n'étaient plus jugés suffisants ; des tortures raffinées, prolongées quelquefois durant tout un jour, furent infligées aux plus récalcitrants. Au bout de deux ans, Dioclétien abdiqua, malade de lan- gueur, peut-être aussi lassé des horreurs commises en son nom; mais, pendant huit ans encore, sous ses col- lègues, aussi violents que lui, la persécution continua

PEEiUÈRE CONFÉRENCE. ' 305

dans la plupart des provinces, surtout en Egypte, en Syrie, en Palestine, le long du Danube, et ne cessa que lorsque les rênes de l'empire eurent été réunies dans les mains de Constantin-le-Grand.

En voyant ce fléau se promener si longtemps sur l'Église, avec des alternatives de relâche, il est vrai, mais aussi avec des accès de redoublement, et une vio- lence toujours croissante, vous étonnerez-vous. Mes- sieurs, que la persécution ait parfois rencontré chez les chrétiens des âmes timides, et poussé plusieurs d'entre eux à des actes d'apostasie? Tous n'étaient pas suffisam- ment armés contre elle. Ceux qui avaient embrassé le christianisme pendant un temps de calme, légèrement peut-être, sans examen, plus séduits par sa nouveauté que gagnés par son excellence, plus entraînés par l'exemple que par leur propre conviction, surpris tout à coup par l'orage avant d'avoir eu le temps de fuir, cédaient à la crainte de la mort. Saint Denis, évêque d'Alexandrie, nous peint la terreur qui s'empara de son troupeau, à l'apparition de l'édit de Décius : « Les plus considérables, dit-il, furent les premiers à abjurer. Les officiers étaient conduits à l'idolâtrie par les fonc- tions de leur charge ; d'autres, traînés par leurs voisins et appelés par leur nom, s'approchaient des autels profanes, pâles et tremblants, et plus semblables à des victimes qu'à des hommes qui s'apprêtaient à sacrifier.

D'autres couraient d'eux-mêmes dans les temples,

assurant qu'ils n'avaient jamais été chrétiens ; quelques-

20

306 LE MARTYRE DANS LES PREMIERS SIÈCLES.

uns, résolus à demeurer fermes, se laissaient conduire en prison, mais leur constance les abandonnait avant

qu'ils eussent paru devant le tribunal »

Le péril était d'autant plus grand pour leur fidélité. que ce n'était pas toujours un acte formel d'abjuration qu'on exigeait d'eux. Un témoignage, si indifférent fût- il, d'obéissance extérieure à la loi, quelque signe machinal de respect pour l'ancien culte, l'assistance à un sacrifice, un grain d'encens jeté sur l'autel, l'acte de goûter aux viandes et aux vins consacrés, suffisait bien souvent à leurs juges. Entre ce soin qu'on prenait pour leur déguiser l'horreur d'une abjuration, et, d'autre part, les apprêts d'une mort cruelle, entre une famille en pleurs qui les suppliait de céder et le bourreau prêt à faire son office, entre le paisible retour au foyer et l'appareil des tortures, au milieu d'une populace hur- lant de rage, qui ne comprend que la chair dût quel- quefois frémir, la plus ferme résolution quelquefois chanceler ? Que celui qui se sent fort leur jette la pre- mière pierre! En moi, je l'avoue, le blâme est débordé parla pitié. L'Église dut se montrer sévère sans doute, elle dut s'efforcer de vaincre en eux la terreur par la honte, elle dut flétrir l'apostasie à tous ses degrés, elle dut, avant d'admettre de nouveau les renégats de la foi, exiger d'eux des gages irrécusables de repentir. Mais, dans sa sévérité, elle sut compatir, elle sut par- donner, et, c'est avec l'accent de la douleur plus encore que de l'indignation, que les historiens du temps nous

PRE>nÈRE CONFÉRENCE. 307

racontent ces tristes chutes. Hélas! après saint Pierre, nul ne doit présumer de lui-même, au point de dire d'avance : Je ne t'abandonnerai point, je donnerai ma vie pour toi.

Ajoutons que, chez les chrétiens de cette époque, l'apostasie fut exempte des circonstances odieuses qui l'ont aggravée et souillée dans d'autres temps. Pendant les proscriptions plus modernes, auxquelles je faisais allusion tout à l'heure, et la fidélité de tant de nos frères succomba, ce qui nous indigne, ce ne sont pas tant les apostasies par faiblesse, mais les apostasies par ambition, par intérêt; ce ne sont pas ces vieillards qui échappaient, par une messe, au supplice des galères ou aux amertumes de l'exil, ces mères qui. pour n'être pas séparées de leurs entants, pour ne pas les voir ensevelis dans le cloître, apposaient leurs noms au bas d'une liste de converties ; ce sont ces courtisans qui ache- taient, par une menteuse profession de foi, une pension ou un sourire du maître ; c'est un Pellisson se faisant, au nom du roi, payeur d'abjurations, marchandeur de consciences; c'est une Maintenon qui, après avoir renié la foi de ses aïeux, se fraie, par son zèle de néophyte, l'accès à la cour, et plus tard jusque dans la couche royale, approuve, contre ceux dont la croyance avait été la sienne, un acte de monstrueuse iniquité, engage son frère, apostat comme elle, à réparer à leurs dépens sa fortune dissipée, encourage le fanatisme des uns, l'hy- pocrisie des autres ; voilà les apostasies pour les-

308 LE MARTYRE DANS LES PREMIERS SIÈCLES.

quelles il n'y a pas de termes assez flétrissants. L'expé- rience de tous les temps, au reste, prouve qu'une cause n'a pas d'adversaires plus violents que ceux qui l'ont reniée par mode ou par calcul ; on veut à toute force obtenir le prix de sa défection, on cherche, par le fana- tisme du lendemain, à faire oublier les hérésies de la veille, on se fait les âpres diffamateurs, les lâches dénonciateurs de ceux dont on a déserté les rangs.

L'Église primitive, disons-le à son honneur, offrit peu de ces tristes exemples. Elle eut des apostats, mais elle n'eut pas de traîtres; elle eut encore des saint Pierre, elle n'eut plus de Judas. La chair eut ses faibles- ses, le courage ses défaillances; mais, du moins, la probité et l'honneur demeurèrent intacts. On ne voyait point ces renégats étaler leur infamie dans les palais et les antichambres. On les voyait plutôt plongés dans le repentir et dans les larmes, solliciter le pardon des fidè- les, l'intercession des confesseurs, s'imposer des années de rigoureuses pénitences, pour que l'Eghse consentît à leur rouvrir son sein, demander par grâce une place dans le cachot gémissaient leurs frères, et, de là, raffermis, s'élancer intrépidement au martyre. Il y a des repentirs plus salutaires que les plus fermes vertus, parce qu'en même temps qu'ils retrempent les forces de l'âme, ils l'imprègnent d'humilité et d'amour. Tel fut le repentir de saint Pierre, et tel fut celui de plus d'un de ces chrétiens dont l'histoire, après nous avoir raconté la chute, nous raconte le glorieux relèvement. Ainsi se

PREMIÈRE CONFÉRENCE. 309

relevèrent ces dix chrétiens de Lyon, qui avaient suc- combé au commencement de la persécution de Marc- Auréle. « Fortifiés parla pénitence, réchauffés, encoura- gés par ceux de leurs frères qui avaient persévéré, ces membres de l'Église qu'on croyait morts, nous est-il dit, reprirent vie, et ce fut une immense joie pour cette tendre mère, de retrouver fidèles ceux qu'elle avait rejeter de son sein. » Ainsi encore se relevèrent plu- sieurs de ceux qui avaient fléchi sous Décius. « Leur défaite, dit saint Cyprien, n'avait été que l'effet d'une surprise inattendue. Le remords profond, qu'ils en éprou- vèrent, les remplit d'une foi et d'une vigueur nouvelles, et ils revinrent, non plus pour obtenir le pardon, mais pour remporter la couronne. »

Ces exemples, Messieurs, vous font pressentir l'ar- deur du foyer ces membres engourdis avaient recou- vré la chaleur et la vie, et vous annoncent cette noble suite de héros chrétiens, que notre prochain entretien fera défiler sous vos veux.

310 LE MARTYRE DANS LES PREMIERS SIÈCLES.

DEUXIÈME CONFÉRENCE

LE MARTYRE

L'historien n'est ni un avocat chargé de défendre une cause, ni un panégyriste qui prend à tâche de glorifier une époque ou un parti, ni un romancier qui idéalise à son gré ses personnages, encore moins un coloriste qui, pour le plaisir des yeux, enlumine des figures de fantaisie. C'est un peintre fidèle et sérieux, qui pour l'instruction des hommes de son temps, leur retrace ce qu'ont été, ce qu'ont fait les hommes d'un autre temps, afin que, devant ce miroir véridique du passé, la con- science humaine, plus désintéressée, et par plus droite en ses jugements, se forme, se développe par l'équitable distribution de la louange et du blâme. C'est ()our cela, Messieurs, qu'ayant à vous dépeindre l'attitude des premiers chrétiens en face de la persécu- tion, je n'ai pu vous taire la défection d'un certain nombre d'entre eux. Le même devoir d'historien m'en- gage, en commençant cet entretien, à vous signaler un excès opposé, se laissèrent entraîner plusieurs au- tres.

DEUXIÈME CONFÉRENCE. 311

L'Église, puissamment intéressée, comme elle l'était, à encourager la franche profession du nom chrétien, ne négligeait rien pour atteindre ce but. Elle entourait de mille marques de respect les intrépides confesseurs de la foi. Des places d'honneur dans ses assemblées, une déférence presque sans bornes à leurs avis, la commé- moration perpétuelle des noms et des actes des martyrs, des oblations faites en leur honneur, des fêtes solennel- les célébrées, des chapelles construites sur leurs tom- beaux, un soin religieux à recueillir leurs moindres restes, telle était leur récompense ici-bas. Un lot plus glorieux leur était promis dans l'autre vie. Selon une opinion alors trop répandue, le martyre, quel qu'il fût, avait un mérite infini devant Dieu ; c'était un baptême de sang qui d'un seul coup effaçait les péchés de toute une vie. Ceux qui l'avaient reçu étaient transportés im- médiatement de l'échafaud dans le paradis ; de ils devaient revenir avec Christ régner pendant mille ans sur la terre, théâtre de leurs souffrances, et aller enfin prendre à côté de lui les premières places dans le ciel.

Séduits par ces promesses, éblouis par ces honneurs, bien des fidèles préféraient aux combats incessants, aux luttes hasardeuses de la vie chrétienne le prix as- suré d'une seule heure de tourments ; il leur semblait plus facile de prendre ainsi le ciel d'assaut par un coup d'éclat que de s'y élever par la voie lente des renonce- ments de chaque jour. Pour peu que l'occasion du mar- tyre se fît attendre, il fallait selon eux la recherchera

312 LE MARTYRE DANS LES PREMIERS SIECLES.

tout prix. Plus d'un néophyte, dans la première ar- deur de son zèle, allait, sans y être appelé, se déclarer aux magistrats, outrager les dieux, profaner les tem- ples, renverser les autels et les statues, braver les juges sur leur tribunal, au risque d'attirer non seulement sur lui, mais sur ses frères, les plus redoutables châtiments.

Rien en effet n'irritait plus les païens que ce fana- tisme séditieux et destructeur ; la persécution redou- blait contre le parti tout entier, comme il arriva sous Dioclétien, lorsque son premier édit, ayant été arraché et mis en pièces par un chrétien, fut remplacé par trois autres édits plus cruels, et sous Maximin dont la fureur fut portée au comble par l'incendie du temple de Cy- bèle. L'Église comprit alors qu'elle était allée trop loin, qu'elle avait trop indistinctement prodigué ses honneurs et ses palmes. Averti par ces tristes consé- quences, un concile espagnol décréta que : « si quel- qu'un, après avoir brisé les idoles, était tué sur la place, il ne serait point mis au rang des martyrs, que dans l'eucharistie son nom ne serait point commémoré avec le leur, car dit-il, cela n'est point écrit dans l'Évangile et n'a point été pratiqué parles apôtres. » Mourir ainsi, en effet, n'était pas un martyre, mais un suicide. « Le vrai martyr, dit saint Clément d'Alexandrie, attend la mort et ne la provoque pas. »

Ces présomptueux, d'ailleurs, montraient assez dans l'occasion le peu de profondeur des sentiments chré- tiens qui les animaient ; car lorsque, au lieu de l'écha-

DEUXIÈME CONFÉRENCE. 313

faud qu'ils avaient ambitionné, ils ne trouvaient que le cachot, trop souvent, comme il leur est reproché par les écrivains du temps, ils scandalisaient leurs frères de captivité par la légèreté de leurs propos et de leur con- duite.

Il n'était pas entin jusqu'à leur intrépidité qui ne se démentît quelquefois au dernier instant. « On ne voit pas, dit un poète,

« qu'où l'honneur les conduit, « Les vrais braves soient ceux qui font le plus de bruit. >

Un oracle plus saint l'a dit : <x Celui qui cherche le danger périra dans le danger. Que celui qui est debout prenne garde qu'il ne tombe. » Tel qui de loin avait le plus hardiment aflfronté le martyre, faiblissait au mo- ment de le subir. Peijdant la persécution de Smyrne, un phrygien nommé Quintus était allé de lui-même se déclarer chrétien, et en avait excité d'autres à suivre son exemple ; à la vue des bêtes féroces lâchées dans l'arène, il fut le premier à reculer.

Je n'ai point hésité. Messieurs, à vous citer ces exemples de bravade funeste. Ils feront d'autant mieux ressortir à vos yeux la grandeur du vrai martyre. Mais ici, commencer et par finir? Dans cette multi- tude de traits d'héroïsme qui ont illustré l'Église primi- tive et à rénumération desquels une journée entière ne suffirait pas, on est également embarrassé de choisir et d'exclure. Il faut nous borner cependant, et nous en

314 LE MARTYRE DANS LES PREMIERS SIÈCLES.

tenir à un petit nombre de faits caractéristiques qu'il vous sera facile ensuite de généraliser.

Portons d'abord nos regards sur les chefs. C'étaient eux qui devaient les premiers l'exemple, et c'est contre eux aussi, nous l'avons vu, que la persécution se diri- geait avant tout.

Les mêmes témoins qui tout à l'heure nous révélaient la présomption et la chute de Quintus à Smyrne, vont nous décrire le courage tranquille et ferme de l'évêque de cette ville, l'illustre Polycarpe. Ce vénérable servi- teur de Dieu, disciple, dit-on, de l'apôtre saint Jean, cédant aux prières de ses amis, s'était retiré dans une maison de campagne. Découvert par les soldats qui le cherchaient, après avoir demandé quelques instants pour prier, il se remit entre leurs mains en disant : Que la volonté de Dieu soit faite ! A peine arrivé à Smyrne, il est conduit à l'amphithéâtre que le peuple faisait retentir du cri : « Otez les impies. » Le procon- sul le presse de jurer par le génie de César et d'insul- ter au nom de Christ. Polycarpe répond : « Il y a 86 ans que je le sers, et il ne m'a fait aucun mal I com- ment outragerais-je mon Roi qui m'a sauvé ? » Là-des- sus le proconsul ayant fait publier par trois fois que Po- lycarpe s'est déclaré chrétien, le peuple demande à ce qu'il soit livré au lion, et comme on lui objecte que les jeux sont terminés : eh bien ! qu'il soit brûlé vif. A l'in- stant on va chercher de tous côtés du bois et des sar- ments, on les amasse autour de lui ; mais quand on

DEUXIÈME CONFÉRENCE. 315

veut l'attacher sur le bûcher : « Laissez-moi libre, dit-il, celui qui me donne aujourd'hui de périr dans les flam- mes, me donnera aussi la force d'y demeurer immo- bile. » Alors, dit la relation, semblable à un bélier choisi, préparé pour l'holocauste, il fit monter au ciel celte prière : « Seigneur Dieu Tout-Puissant, Père de Jésus-Christ, ton béni et bien-aimé fils, par qui nous avons appris à te connaître ! Dieu des anges, des puis- sances célestes, de toutes les créatures et de tous les justes qui marchent devant ta face ! Je te bénis de ce que tu m'as jugé digne de voir ce jour et cette heure, d'être compté au nombre de tes martyrs, et d'avoir part comme eux au calice de ton Christ, pour renaître comme eux en mon âme et en mon corps à la vie éter- nelle. Puissé-je être aujourd'hui reçu de toi comme une offrande de bonne odeur et qui te soit agréable ! »

De Smyrne transportons-nous à Lyon où, dix ans après, révèque Pothin, déjà nonagénaire, «ayant à peine encore un souffle de vie. mais retenant ce souffle en quelque sorte pour glorifier Jésus-Christ, » conduit de- vant le juge qui lui demande qui est le Dieu des chré- tiens, lui répond : « Tu le connaîtras si tu en es digne. » Là-dessus, frappé inhumainement, foulé aux pieds par ceux qui l'entouraient, il est jeté dans une prison il expire au bout de deux jours.

A Carthage, sous Décius, saint Cyprien suivit d'abord, comme Polycarpe, le précepte de Jésus-Christ ; il quitta la ville on le persécutait, sans cesser un instant du

316 LE MARTYRE DANS LES PREMIERS SIÈCLES.

fond de sa retraite, de soutenir, d'édifier, de diriger ses frères. « Tenez-vous en repos, leur écrivait-il, qu'aucun de vous n'excite des troubles, ni ne se livre de lui-même aux païens. Si vous êtes saisis et livrés à eux, c'est alors que vous devrez parler, car le Seigneur qui ha- bite en nous a promis de parler par notre bouche. » Le moment de parler vint en effet pour Cyprien. Sous Valérien, recherché de nouveau, il fut arrêté et con- duit devant le proconsul qui le condamna à l'exil. De là, sur les aumônes qu'il recevait de son troupeau, il secourait les confesseurs enfermés dans les prisons et dans les mines. Mais l'exil des évêques ne parut bien- tôt plus une mesure suffisante. Sur de nouveaux ordres de la cour, le proconsul mande devant lui Cyprien, le somme derechef de sacrifier aux dieux. Je ne le puis, répond-il. Prends-y garde, dit le magistrat, il y va de ta vie. Faites ce qui vous est commandé, réplique Cyprien, pour moi, ma résolution est arrêtée. La sentence de mort est alors prononcée. Dieu soit loué! s'écrie-t-il. Arrivé au Ueu du supplice, il déta- che son manteau, le remet à ses diacres, et, se jetant à genoux, il reçoit le coup fatal.

Dans le même temps la persécution sévissait aussi à Alexandrie et menaçait saint Denys, son illustre évê- que. Pendant que les soldats, le croyant en fuite, le cherchaient sur les grands chemins, dans les campa- gnes voisines, lui, resté tranquille dans sa maison, échappa d'abord à leurs poursuites. Le quatrième jour

DEUXIÈME CONFÉRENCE. 317

seulement, étant sorti de la ville sur le soir, il fut ar- rêté. Comme on l'emmenait pour le mettre à mort, un paysan qui se rendait à un repas de noces, informé de ce qui se passait, proposa aux convives d'aller le déli- vrer au milieu de la nuit, plus par forme de divertisse- ment que par attachement pour le pontife. C'est ce qu'ils firent ; ils attaquèrent l'escorte, la mirent en fuite et forcèrent Denvs à se sauver. Le régne de Valérien l'exposa à de nouvelles épreuves. Il fut envoyé en exil en Libye, avec défense expresse d'y annoncer l'Évan- gile. Mais il n'y fut pas plus tôt arrivé qu'il se hâta de réunir les chrétiens qui s'y trouvaient. Malgré l'oppo- sition du peuple qui l'assaillit à coups de pierre, il prê- cha aux païens eux-mêmes et en convertit plusieurs. Il fut alors relégué dans une contrée plus sauvage il poursuivit son œuvre, en butte aux mêmes persécu- tions. L'exil cependant le sauva du supplice. Après la mort de Valérien, il put revenir à Alexandrie, il acheva en paix un ministère singulièrement actif et fructueux.

On établit quelquefois une sorte d'opposition entre les hommes d'action et les hommes de pensée. On af- fecte surtout de craindre que chez ces derniers, la pen- sée ne nuise à la foi et par ne paralyse le courage. A ceux-ci, dit-on, la réflexion qui enfante la prudence, la méditation solitaire qui craint le tumulte et le bruit, aux autres la résolution qui affronte les dangers, qui se jette tête baissée dans la mêlée de la vie.

318 LE MARTYRE DANS LES PREMIERS SIÈCLES.

Cette remarque, spécieuse au premier coup d'œil, est pourtant démentie par les laits. C'est dans le si- lence d'une studieuse retraite, souvent mieux que dans le tumulte du monde, que se forment ces convictions irrésistibles auxquelles on fait le sacrifice de son repos et de sa vie. Le courage du vrai martyr suppose moins la force du tempérament que l'énergie de l'tâme mûrie par la méditation. La poussière des livres et la solitude du couvent, le froc du moine et la robe du docteur, n'avaient pas, que je sache, énervé l'âme du héros de Worms. Mais, ponr nous renfermer dans la période de l'Église qui nous occupe, voyez Justin. Avant de con- naître le christianisme, il avait demandé la vérité aux diverses écoles de philosophie. En devenant chrétien, il ne renonça ni au titre ni aux études du philosophe ; il demeura persuadé que le même Dieu qui avait fait luire la plénitude de sa sagesse en Jésus, l'avait fait luire partiellement dans la raison des sages vertueux de tous les temps. Il se plaisait encore à converser avec Platon, avecSocrate. S'en montra-t-il moins dévoué pour la cause de Jésus? N'est-ce pas lui qui, pendant la persé- cution des Antonins, leur adressa l'éloquente apologie qui nous a été conservée, lui qui démasqua publique- ment les sophismes des cyniques, lui enfin qui, dénoncé par eux au préfet de Rome, confessa Jésus sur l'écha- faud, avec un courage tel, qu'aujourd'hui encore, à son nom est inséparablement joint le titre de martyr ?

Voyez encore Origéne. Qui fut, dans les premiers

DEUXlÈifE CONFÉRENCE. 819

siècles chrétiens, son égal pour la science? Qui consa- cra plus de temps à la réflexion et à l'étude ? Qui scruta plus profondément, plus hardiment, les grands sujets de la religion ? Qui brava plus courageusement, au besoin, les anathémes des évêques? Voyez-le, cependant, aux prises avec les ennemis du nom chrétien. .4 peine avait- il dix-sept ans, lorsque éclata en Égvpte la persécution de Septime Sévère. Son père est condamné à mort comme chrétien : il veut partager son supplice, n'écoute ni les avis, ni les supplications de sa mère, qui, pour le retenir au logis, est obligée de faire disparaître ses vê- tements. Aîné d'une nombreuse famille, dont l'entre- tien menace de tomber à sa charge, il conjure néan- moins son père de demeurer ferme. « Prenez garde, lui écrit-il, devons laisser ébranler à cause de nous. » Son père a la tète tranchée, et lui, bien loin de fléchir, tout en redoublant d'activité pour soutenir les siens, visite les confesseurs dans leur prison, les assiste dans leur interrogatoire, les accompagne au pied de l'écha- faud, les embrasse au moment suprême, sans s'in- quiéter de la fureur des païens, qui tantôt le pour- suivent à coups de pierre, tantôt s'attroupent en armes autour de sa demeure. Un jour, quelques forcenés se saisissent de lui, le revêtent de la robe des prêtres de Sérapis, et. l'installant sur les degrés du temple, l'obligent à distribuer des palmes à ceux qui entraient. Origène se prête à ce rôle, et, en les leur remettant : « Recevez, leur dit-il. non les palmes des idoles, mais

320 LE MARTYRE DANS LES PREMIERS SIÈCLES.

celles de Jésus-Christ. » Au supplice d'un de ses élè- ves, dont on lui imputait l'obstination, il faillit être massacré par le peuple. Enfin, sous le règne de Décius, retenu plusieurs jours dans les ceps, appliqué plusieurs Ibis de suite à la question, malgré son âge avancé, il subit avec une incroyable fermeté ces tortures, dont les suites entraînèrent sa mort.

Chez tous ses disciples, et le nombre en fut grand dans le cours du troisième siècle, chez Lucien d'Antio- che, Pamphile de Césarée, et une foule d'autres, dont Eusèbe nous a transmis les noms, vous trouverez cette même alliance de la science avec la foi, de la recherche ardente de la vérité avec son intrépide profession. Ils mouraient pour elle, parce qu'ils croyaient inébranla- blement en elle; et ils croyaient en elle, parce qu'au Ueu delà recevoir d'une manière passive, ils se l'étaient assimilée et, en quelque sorte incorporée ; ce n'était plus le bien d'autrui, c'était le leur, et ils le défen- daient comme tel.

Messieurs, je n'ai le droit de parler ici qu'en mon propre nom, mais je crois parler dans l'intérêt de cette vie religieuse, que, par de généreux efforts, on cher- che à ranimer parmi nous, en rappelant que ce n'est pas en imposant silence à la réflexion, en entravant la libre recherche, qu'on raffermira la foi des hommes de notre époque. L'ennemi de la foi, ce n'est pas l'exa- men, c'est bien plutôt la crainte de l'examen ; souvent au lieu d'aborder et d'approfondir les questions vitales,

DEUXIÈME CONFÉRENCE. 3^1

an lieu de se recueillir pour écouter la voix intime de la conscience, on interroge le vent qui souffle, on se laisse aller au courant mobile de l'opinion. Alors la foi, n'ayant point de racines dans le cœur, demeure hési- tante, incertaine, et cède à la moindre contradiction, au moindre choc.

Alexandre Yinet, dans un de ses plus beaux livres, conviait chacun à la manifestation de ses convictions re- ligieuses, quelles qu'elles fussent. C'était hardi, plus peut-être qu'il ne s'en doutait lui-même. Mais comment manifester des convictions qui n'existent pas, ou n'exis- tent qu'à l'état de vague nuage ? Il y a encore autre chose à nous recommander avant tout : c'est de nous former de vraies convictions religieuses, c'est à mesure que nous avançons dans la vie, et en profitant chacun de tous les secours que Dieu met à notre portée, de tra- vailler, par nous-mêmes, à fonder, à perfectionner, à consolider l'édifice de notre foi. Plus nous serons actifs pour ce travail, plus. nous déploierons sur ce qu'on nous enseigne la puissance de notre méditation, plos nous nous livrerons en toute sincérité aux impressions de notre cœur, plus, en un mot, nous serons nous-mê- mes en croyant, plus notre croyance sera solide et pro- fonde. Un seul grain de foi, pour parler avec Jésus, un seul grain de foi qui nous sera propre, produira plus en nous de vie spirituelle que les formules les plus quintes- senciées apprises, et admises sans réflexion ; et, si ja- mais les temps devenaient critiques, c'est de que

21

322 LE MARTYRE DANS LES PREMIERS SIECLES.

sortiraient ces convictions fortes, seules en état de faire tête à l'orage.

Au reste, pour ce qui concerne les premiers siècles, je suis loin de prétendre que ce fut seulement parmi les hommes de science et de pensée que le christia- nisme trouva de vaillants témoins. Il en trouva dans toutes les conditions, dans tous les rangs; il en trouva jusque chez le sexe que nous avons coutume de nom- mer le plus faible. Il n'est pas, à cette époque, de per- sécution où nous ne voyions, et même en grand nom- bre, des femmes souffrir pour la cause de l'Évangile. Nous en étonnerions-nous ? Ne savons-nous pas tout ce que, dans ces âmes délicates et timides, Dieu sait ver- ser, quand il lui plaît, de patience, de fermeté, d'abné- gation, de puissance pour souffrir, tout ce que, sous l'empire de la piété, du devoir, ou d'une affection no- ble et forte, tout ce que, pour Dieu, pour une mère, pour un enfant, pour un époux, elles savent déployer d'esprit de sacrifice? N'avons-nous jamais vu, dans quel- que sombre demeure, que désertait un mari égoïste et déréglé, une mère de famille travailler seule pour ses enfants, veiller, souffrir en cachant ses larmes, dispu- ter, par une lutte de chaque jour, l'entrée de sa mai- son à la misère et à l'infamie? Tel était, quoique sous une inspiration différente, l'héroïsme que déployaient devant les tribunaux, dans les cachots, dans les suppli- ces, de zélées servantes de Christ.

Sous le règne de Septime Sévère, une jeune femme

DEUXIÈME CONFÉRENCE. S23

de Carthage, Perpétua, est interrogée, et sur sa décla- ration qu'elle est chrétienne, enfermée dans une prison déjà regorgeant de confesseurs. « Dieu ! s'écrie-t- elle dans son récit, quelle journée ! quelles ténèbres ! quelle chaleur suffocante ! quelle brutalité chez nos gardiens ! De généreux diacres obtinrent enfin à prix d'argent qu'on nous transportât dans une meilleure par- tie de la prison. Arrive le jour de l'interrogatoire. Mon père accourt auprès de moi pour me fléchir. « Ma fille, me dit-il, aie pitié de mes cheveux blancs. Aie pitié de ton père, si je suis digne de m'appeler de ce nom. Si je t'ai élevée avec tant de soin jusqu'à la fleur de ton âge, ne livre pas ma vieillesse au déshonneur. Regarde à ta mère, à tes frères, à ton enfant qui ne peut vivre sans toi. » En parlant ainsi, mon père me baisait les mains, se jetait à mes pieds, les baignait de larmes ; et moi, j'étais navrée en pensant que seul de toute ma famille, il ne se réjouirait pas de mes souffrances. Mon père, lui dis-je, il en sera ce que Dieu voudra ; nous ne som- mes pas en notre puissance, mais en la sienne. Le juge se joint à ses instances. Aie pitié de ton père, épar- gne l'enfance de ton fils, sacrifie pour le salut des em- pereurs. — Je ne le ferai point, répondis-je. Es-tu donc chrétienne ? Je le suis. » Là-dessus, elle est condamnée aux bêtes, et ce sont ses amis qui nous ra- content ses derniers moments dans l'amphithéâtre. En- fermée dans un filet, et livrée à une vache furieuse, mais en proie à l'une de ces extases, moitié morales.

324 LE MARTYRE DANS LES PREMIERS SIÈCLES.

moitié physiques, que de temps en temps Dieu envoie à ses martyrs, elle ne sentit point ses blessures. Se ré- veillant tout à coup comme d'un songe, elle tend la main à son amie qui souffrait avec elle. Quand, dit-elle, nous livrera-t-on à ce terrible animal? Alors seulement se voyant mortellement blessée, elle exhorte son frère, encore simple catéchumène, à persévérer dans la foi et à ne point se laisser ébranler par le sup- plice.

Encore un exemple, entre tant d'autres que j'aurais à citer. Sous Marc-Aurèle, les païens de Lyon, pour justifier leurs cruautés, cherchaient à obtenir, par la torture, des aveux contre la pureté du culte et des mœurs des chrétiens. Déjà Sanctus, diacre de Vienne, Maturus, Attale avaient, par leurs dépositions coura- geuses, déjoué cet espoir. Une jeune esclave, nommée Blandine, fut mise aussi à la question. « En voyant la faiblesse de son corps, nous tremblions tous, disent les témoins, qu'elle ne pût supporter les tourments. Mais elle fut remplie d'une telle force d'âme, que les bour- reaux qui se succédèrent depuis le matin jusqu'au soir, après avoir épuisé sur elle tous les genres de torture, dont un seul, disaient-ils, suffisait pour la faire succom- ber, se déclarèrent vaincus. Chacune de ces héroïques protestations semblait renouveler la provision de ses forces, et toute souffrance s'évanouissait pour elle, quand elle s'écriait : « Je suis chrétienne, et il ne se commet parmi nous aucun mal. » A la fin, exposée

DEUXIÈME CONFÉRENCE. 325

dans l'amphithéâtre avec d'autres chrétiens qu'elle encourageait par son exemple, lancée en l'air par un taureau, elle survécut encore à ses blessures, et il fal- lut l'achever d'un coup de poignard, les païens avouant n'avoir jamais vu parmi eux de femmes capables de tant souffrir.

Je ne vous ai cité jusqu'ici que des traits particuliers et épars. Pour vous faire admirer dans toute leur éten- due les prodiges du courage chrétien, il faudrait passer en revue les innombrables victimes des persécutions du temps de Décius et de Dioclétien, vous raconter, d'après Eusébe qui en fut témoin oculaire, la fermeté des géné- reux martyrs de la Palestine; il faudrait énumérercesdix, vingt, trente, soixante et jusqu'à cent fidèles conduits par jour à la mort, et dont pas un n'abjurait. « Les glaives s'émoussaient, dit Eusébe, les bourreaux étaient rendus, et cependant la constance des martyrs ne fai- sait que s'accroître. » Par une sorte d'humanité, dirai- je, et dans l'espoir d'arrêter cette ardeur de martyre, on raffinait les supplices, on essayait sur quelques-uns, pour effrayer les autres, les roues, les chevalets, les tenailles, les ongles de fer, les^ flammes, les charbons ardents. Rien n'y faisait.

Mais ne craignez pas, Messieurs, que je veuille faire ici l'épreuve de vos nerfs, comme certains panégyri- ques de saints ou certains tableaux d'Église. Ce n'est pas le frémissement de la chair que je veux exciter en vous ; ce n'est pas sur des scènes de torture que je veux

326 LE MARTYRE DANS LES PREMIERS SIÈCLES.

exercer votre sensibilité ; ce n'est pas sur ces plaies saignantes, ces os mis à nu, ces entrailles répandues que je veux fixer vos regards ; c'est sur le visage des martyrs, sur ces traits contractés par la souffrance, mais rayonnant de la pensée de Dieu et de la vue anti- cipée de l'éternité. Ce que je veux faire entendre à vos oreilles, ce n'est pas le soupir étouffé ou les cris déchi- rants que leur arrache la douleur ; ce sont les paroles d'encouragement qu'ils prodiguent à leurs frères, celles de pardon qu'ils répandent sur leurs bourreaux, de louanges qu'ils rendent au Christ, qui leur a fait con- naître la vérité et leur a donné la force de souffrir pour elle.

Voilà les vrais héros chrétiens.

Chez eux point de vaine bravade. Ils ne vont point provoquer les païens, délier les juges, ils n'éprouvent nul besoin de se donner en spectacle ; en particulier, en public, ils professent leur foi simplement, modeste- ment, tout prêts quand il le faudra, à rendre ouverte- ment compte de leur croyance, à déclarer sans crainte, comme sans emphase, qu'ils sont et veulent demeurer chrétiens.

Chez eux point de ce fanatisme destructeur qui, aux premiers temps du christianisme comme aux premiers jours de la Réformation, attira, par représailles, tant de maux sur quelques Églises. Ils respectent chez autrui ce qu'ils veulent qu'on respecte en eux. Ils ne s'attaquent ni aux monuments, ni aux insignes des

DEUXIÈME CONFÉRENCE. 327

autres cultes. Ils ne vont point brûler les temples des païens, démolir leurs autels, abattre leurs simulacres, troubler leurs sacrifices. C'est par la persuasion seule qu'ils cherchent à les désabuser ; c'est dans le cœur même des idolâtres qu'ils travaillent à détrôner les idoles. Comment le grand Corneille a-t-il pu mécon- naître ce caractère de l'héroïsme chrétien? Pourquoi, voulant mettre sur la scène, comme lui-même l'annonce dans sa dédicace, l'idéal d'un martyr de Jésus-Christ, le choisit-il parmi ceux que l'Église aurait flétris d'un juste blâme? Ces autels, fait-il dire à Polyeucte,

« Je les veux renverser.

« Et mourir dans leur temple, ou les y terrasser. « Allons, mon cher Néarque, allons aux yeux des hommes, « Braver l'idolâtrie et montrer qui nous sommes. « C'est l'attente du ciel, il nous la faut remplir. »

Néarque répond d'abord avec un calme tout évangé- lique :

« Vous trouverez la mort...

< Dieu ne commande point que l'on s'y précipite, « Il suffit, sans chercher, d'attendre et de souffrir.

Pourquoi Néarque est-il entraîné, et pourquoi est-ce le fanatisme de Polyeucte qui l'emporte?

< Allons fouler aux pieds ce foudre ridicule

< Dont arme un bois pourri ce peuple trop crédule; « Allons en éclairer l'aveuglement fatal,

« Allons briser ces dieux de pierre et de métal ! »

328 LE MARTYRE DANS LES PREMIERS SIÈCLES.

C'est bien là, si l'on veut, le Polyeucte de l'histoire ; mais ce n'est pas le modèle que Corneille nous avait promis. Il a tiré de cet exemple, je l'avoue, d'admirables eiFets ; je ne sais pourtant si les traits que nous avons cités ne lui en eussent pas fourni pour le moins d'aussi tragiques.

Chez nos martyrs enfin, point de superstitieuse impatience. Ils ne courent point en insensés au-devant de la mort, comme l'Indou sous les roues du char qui porte son idole. Ils ne se bercent d'aucune espérance illusoire. Saint Paul leur a appris. que, « donner son corps pour être brûlé n'est rien, si ce n'est la charité, le pur amour de Dieu, qui commande ce sacrifice. » Persécutés, ils ne se font aucun scrupule de se cacher ni de fuir. Ils savent que le martyre n'est agréable à Dieu qu'autant qu'il vient à son heure. Ils savent encore, avec un Père de l'Église, que « ce qui fait le martyre ce n'est point la mort, mais la patience; car, dit ce docteur, les souffrances et la mort ne sont cou- ronnées que parce qu'on a eu la constance de les endu- rer. La patience, ajoute-t-il, ne nous est pas moins nécessaire pour supporter les infirmités auxquelles notre chair est sujette et les tentations auxquelles Dieu nous expose. C'est être martyr que de souffrir avec soumission les maux inséparables de la condition hu- maine. Pour mériter ce titre, Dieu se contente qu'on ait crucifié la chair dans ses affections déréglées, qu'on soit mort réellement avec Jésus-Christ. Il suffit de ce renon-

DEUXIÈME CONFÉRENCE. 329

cément intérieur, de ce martyre invisible et continuel qui fait que nous résistons à nos passions. »

Tel est le martyre auquel nos héros aspirent avant tout. Mais, quand le moment est venu de faire à Dieu un plus grand sacrifice, de glorifier son nom devant ceux qui veulent les contraindre à le blasphémer, lors- que arrêtés avant d'avoir pu fuir, ils sont placés dans l'alternative, ou de renier leur foi, ou de souffrir pour elle, sommés en face de l'échafaud de déclarer s'ils sont ou non chrétiens, cette mort, qu'ils n'avaient point cherchée, ils l'acceptent parce qu'ils y sont appelés; ce calice de douleur qu'ils eussent voulu détourner d'eux, quand c'est Dieu qui le leur verse, ils le reçoivent de sa main, obéissants jusqu'à la mort à l'exemple de leur maître, et domptant par l'esprit les angoisses de la chair.

Et c'est ce que Marc-Auréle qualifiait de farouche entêtement, d'aveugle fanatisme !

Mais, ô empereur, est-ce bien à vous de leur repro- cher une mort à laquelle les exposent vos ordres tyran- niques? Est-ce bien à vous, philosophe, de leur faire un crime de leur sincérité ? Y aurait-il, selon vous, plus de dignité à vivre par un mensonge, qu'à mourir pour avoir dit la vérité? « Si nous avouons lorsqu'on nous interroge, dit Justin martyr, c'est qu'il n'y a aucune honte à déclarer ce que nous sommes ; c'est qu'en reniant notre titre de chrétien, nous nous en confesse- rions nous-mêmes indignes, c'est que tout mensonge

330 LE MARTYRE DANS LES PREMIERS SIÈCLES.

est en abomination devant Dieu, et que nous rougirions de conserver la vie à ce prix. » Cette vie dont il leur faudrait peut-être attendre le terme sur un lit d'infir- mité, rendu plus douloureux encore par le remords, ils la donnent joyeusement pour Dieu qui la leur a prêtée, pour Jésus qui y a joint ses bienfaits inestimables, qui les a appelés des ténèbres à la lumière, de la vie des sens à la vie de l'âme, et qui est mort pour frayer à ses frères la route du ciel. Comme saint Paul, ils se glori- fient de lui être assimilés dans ses souffrances, pour lui être associés dans sa gloire. « Au milieu des tourments, nous disent leurs historiens, ils se croyaient déjà déli- vrés des liens de la chair, admis auprès du Seigneur et goûtant avec les anges la plénitude des biens éter- nels. »

Ah! s'ils sont grands les martyrs de la liberté, s'ils sont grands les héros qui meurent pour la patrie, je ne sais s'ils ne sont plus grands encore les héros de la foi, les martyrs de la vérité. C'est sous un chef invisible, c'est pour des biens invisibles qu'ils combattent, c'est à une couronne invisible qu'ils aspirent; ils ne sont sou- tenus ni par l'ardeur de la lutte, ni par l'entraînement de la mêlée; leur mobile c'est la foi, leur arme c'est la patience, ils triomphent, non en donnant, mais en rece- vant la mort.

Aussi écoutez ce début d'une lettre de Cyprien aux confesseurs, semblable à l'ordre du jour qu'un général adresse à ses soldats au lendemain de la bataille :

DEUXIÈME CONFÉRENCE. 331

« Glorieux et généreux Frères, j'ai appris quelle a été la grandeur de votre foi et de votre courage, et cette nouvelle m'a transporté de joie et d'admiration. Je vous en félicite pour l'Église notre mère, dont vous faites le triomphe... J'ai su que plusieurs d'entre vous ont déjà reçu la couronne, que d'autres ne tarderont pas à la recevoir, et que de tous ceux qui sont aujour- d'hui dans les chaînes, il n'en est pas un qui, animé des mêmes sentiments, ne brûle de voir la lice se rouvrir... Quels éloges pourrais-je vous donner qui répondent à la fermeté invincible de votre âme et aux saintes ardeurs de votre foi?... »

Glorifions, nous aussi, Messieurs, le christianisme qui a donné un tel spectacle au monde, l'Église qui a enfanté de tels héros, glorifions ces héros eux-mêmes, et apprenons d'eux comment on souffre, et, s'il le faut, comment on meurt pour Dieu et pour la vérité.

^32 LE MARTYRE DANS LES PREMIERS SIECLES.

TROISIÈME CONFÉRENCE

LES FRUITS DU MARTYRE

Les peuples ont souvent une manière d'exalter leurs héros, qui n'est pas faite pour leur concilier les homma- ges des générations éclairées. Le spectacle de la gran- deur morale les touche peu, s'il ne s'y joint, comme gage de la faveur particulière de Dieu, quelque circon- stance extraordinaire dans l'ordre matériel. Qu'un homme éminent s'élève quelque part, qu'il étonne le monde par ses vertus ou ses hauts faits, la légende aus- sitôt s'empare de lui et croit le grandir en le revêtant d'une puissance imaginaire. Quoi de plus beau dans leur simplicité que la confession et la prière suprême de saint Polycarpe ! Mais ce qui semble frapper encore da- vantage les témoins de son supplice, c'est que les flam- mes du bûcher, apparemment poussées par le vent, l'entourèrent sans le toucher, formèrent autour de lui une sorte de pavillon, et qu'il fallut le tuer d'un coup d'épée. Quand saint Paul, exhortant les chrétiens de Philippes à briller comme des flambeaux au miUeu de

TROISIÈME CONFÉRENCE. 333

leur génération, ajoute : « et s'il faut que mon sang serve d'aspersion sur le sacrifice et l'offrande de votre foi, je m'en réjouirai avec vous tous ; » à ce transport qui ne reconnaît l'héroïque apôtre, qui pourrait douter que, s'il eût été appelé à cette épreuve, il n'eût con- fessé Christ sur l'échafaud comme nous savons qu'il le confessait dans les chaînes ? Mais à Rome cela ne suffit pas. Il faut que sa tête, détachée par le glaive, ait bondi trois fois en l'honneur de la Trinité et que des trois pla- ces qu'elle a touchées aient jailli trois fontaines. Il faut de même qu'à Alexandrie, les murs aient pleuré le jour du martyre d'Épagathe, qu'à Tarse , le visage de saint Taraque, décapité, ait souri à ceux qui découvraient son corps, et que, sur l'arène jonchée de cadavres, une étoile envoyée du ciel ait fait reconnaître ceux des con- fesseurs, en se posant sur chacun d'eux.

Plus on s'éloignait de l'époque des martyrs, plus on se livrait à leur égard à ces imaginations puériles et, ce qui est plus triste, aux écarts d'un culte superstitieux. Il semble quelquefois que l'humanité n'adore que pour être mieux dispensée d'imiter, et qu'elle ait besoin avant tout d'exploiter ce qu'elle adore. Dieu, pensait- on, ne pouvait rien refuser à des serviteurs si dévoués, et l'on profitait de leur crédit présumé pour implorer en leur nom des faveurs qu'on n'osait espérer de sa seule clémence. Guérisons, délivrances, grâces surna- turelles de tout genre, il n'était pas de prodiges qu'on n'attribuât à eux et à leurs reliques. C'étaient des héros;

334 LE MARTYRE DANS LES PREMIERS SIÈCLES.

on en faisait des demi-dieux. Dés lors, chacun voulant s'assurer l'appui d'un de ces célestes patrons, il fallut en augmenter à l'infini le nombre. Une foule de mar- tyrs inconnus, fabuleux, vinrent prendre place à côté de ceux dont l'histoire avait consacré les noms, en sorte que jamais on ne compta tant de martyrs que depuis que l'Église eut cessé d'en avoir de véritables. Vous avez tous ouï parler de la légende des six mille légionnaires passés au fil de l'épée à Martigny, et de celle des onze mille vierges martyrisées à Cologne. Bientôt la cupidité s'en mêla. Les reliques des saints devinrent des articles de commerce. Qui ne sait ce que rapportait à la ville éternelle chacun des os des martyrs vrais ou faux qu'elle tirait de ses catacombes ? Cette transformation d'un cimetière en mine d'or est, à mes yeux, l'un des prodiges les plus surprenants dont le moyen âge ait été témoin.

Comment ces superstitions, ces trafics, dont l'Église, au reste, j'en conviens, n'était point seule coupable, n'eussent-ils pas jeté du discrédit sur ceux qu'on préten- dait honorer? Comment les hommes, tels que nous sa- vons qu'ils sont faits, lorsque leurs yeux commencèrent à s'ouvrir, ne se fussent-ils pas jetés dans l'excès con- traire? La critique, reprenant ses droits, en a usé sans mesure. A une aveugle crédulité a succédé une défiance non moins aveugle. En renonçant au culte des martyrs, on leur a disputé jusqu'à cette admiration qu'ils avaient si justement méritée. La légende a fait tort à l'histoire;

TROISIÈME CONFÉRENCE. 335

le ridicule de certains récits a rejailli sur les faits les plus authentiques et les plus touchants. Ce n'est pas le dix-huitième siècle seulement qui a fait des martyrs le sujet de profanes plaisanteries ; dès la Renaissance nous voyons peu à peu se dissiper et insensiblement s'éva- nouir le prestige attaché à ce beau titre.

Mais, Messieurs, parce qu'il y a des gloires usur- pées, pourquoi les gloires légitimes en souffriraient- elles? Ici, comme en beaucoup d'autres choses, il y a au- tant de faiblesse d'esprit à tout nier qu'à tout admettre, à tout dénigrer qu'à tout admirer. Parce que d'autres générations ont tout cru sans examen, pourquoi la géné- ration présente rejetterait-elle tout sans distinction? C'est au contraire la noble mission de notre siècle, venu après deux siècles qui poussèrent à l'extrême, l'un le culte, l'autre le mépris du passé, de se frayer une route entre ces deux écueils, de faire en toutes choses, d'un œil éclairé et d'une main ferme, le départ du vrai et du faux. C'est par qu'il est excellemment propre à l'histoire. C'est son rôle de faire marcher droit, s'il est possible, « ce paysan ivre, » dont parle Luther, cette humanité, veux-je dire, qui n'avance que par une suite d'écarts, et qui, pour fuir un abîme, ne sait que se précipiter vers un autre. Entrons dans ce rôle, Messieurs. Mainte- nons en tout notre jugement libre de prévention et de parti pris. Éprouvons toutes choses, comme dit saint Paul, pour rejeter ce qui est mal, et, plus encore, pour retenir et nous approprier ce qui est bon.

336 LE MARTYRE DANS LES PREMIERS SIÈCLES.

C'est là, je vous l'avouerai, un des motifs qui m'ont déterminé dans le choix de mon sujet. En rendant aux anciens martyrs leur véritable auréole, en séparant leur cause de celle des faux martyrs, j'ai voulu, autant qu'il était en moi, les venger de l'injuste oubli dans lequel ils sont tombés, et les recommander au respect si ce n'est à la vénération de notre église et de notre siècle. Dieu nous garde de méconnaître jamais le prix d'une seule vertu !

Jusqu'ici, nous avons étudié le martyre en lui-même et dans son principe. Je vous propose, dans ce dernier entretien, de l'apprécier dans ses effets, dans les fruits qu'il a portés, soit pour la cause de la vérité, soit pour celle de la liberté religieuse.

Lemartyre, jelesais, ne peut être, par lui-même, une preuve suffisante de vérité. Il n'atteste que le courage et la conviction de ceux qui le subissent. Les erreurs les plus palpables, les cultes les plus absurdes ont eu, ont encore leurs martyrs. D'un autre côté, lorsque les lois sont ce qu'elles doivent être, je veux dire, lorsqu'elles respectent et protègent la liberté de conscience, lavé- rite peut, sans que personne souffre ou meure pour elle, réussir à triompher de l'erreur. Mais, ce qui n'est pas moins certain, c'est que jamais la vérité ne triom- pha, qu'autant qu'elle trouva, chez ses adhérents, une conviction capable, au besoin, d'enfanter le martyre.

TKOISIÈME CONFÉRENCE. 337

Supposons qu'aux premiers siècles, à la vue des châ- timents qui les attendaient, tous les chrétiens eussent reculé, qu'interrogés devant les tribunaux sur leur foi, tous l'eussent abjurée, qu'eussent pensé les païens té- moins de cette défection? Qui eût voulu d'un maître re- nié par ses propres disciples, d'un Dieu trahi par ses adorateurs ? Qui n'eût jugé, au contraire, que le chris- tianisme était justement condamné, ou plutôt, qui eût dai<?né accorder un instant d'examen à cette cause dé- sertée? L'Église, dés lors, eût-elle pris racine dans l'empire romain? Et les barbares, prêts à en franchir les frontières, en arrivant dans cet empire encore sou- mis au paganisme, eussent-ils abandonné, comme ils le firent, leurs superstitions païennes, eussent-ils embrassé et transmis jusqu'à nous le culte du vrai Dieu ? Ce Dieu, sans doute, a mille moyens pour se faire, quand il lui plaît, connaître aux hommes; mais, à ne considérer que le cours habituel des choses, on peut se demander si, sans le martyre, notre occident serait aujourd'hui chré- tien?

Ce n'est point ainsi, nous l'avons vu, que les choses se passèrent. Voici des hommes prévenus d'adhésion à un culte proscrit, comme tels, traînés en jugement, me- nacés de la mort. Qu'ils déclarent ne point appartenir à ce culte, qu'ils donnent un simple témoignage de res- pect à la religion établie ; moins encore que cela, qu'ils consentent à jurer parle génie des Césars, la loi sera sa- tisfaite, ils seront absous. Mais non ; le plus grand nom-

338 LE MARTYRE DANS LE8 PREMIERS SIECLES.

bre s'y refusent. Rien ne peut leur arracher un acte, un mot, un signe, que leur conscience repousse. Les me- naces, les tortures, les supplices, les trouvent, non pas insensibles, mais fermes, mais invincibles. Quelle ré- ponse aux stupides accusations de leurs détracteurs ! Quoi ! ce sont ces hommes que l'on dépeignait comme de vils esclaves de la volupté ! Ces hommes qui font à leur Dieu le sacrifice de leur repos, de leur li- berté, de leur vie, ce sont ceux qu'on représentait comme des athées, des impies ! Quel spectacle éton- nant pour le peuple témoin de leurs épreuves. La foule même la plus irritée, celle qui, tout à l'heure, faisait retentir l'arène de ses cris furieux, ne peut retenir un cri d'enthousiasme. « Elle n'a pu voir sans admiration, disait Cyprien, ces combats spirituels animés, soutenus par la force du ciel, ces combats Jésus-Christ assis- tait en personne, ses athlètes debout, sans autres ar- mes que celles de la foi, mais investis de toute la puis- sance d'en haut, confessaient à haute voix, avec une contenance assurée, le nom de celui qui les faisait vain- cre. » A cette vue, si nouvelle pour les païens, l'homme le plus léger, le plus superficiel était contraint de réflé- chir. Le païen éclairé, qui avait renoncé aux illusions du vulgaire, qui ne croyait plus à ses idoles, mais qui ne savait encore ce qu'il devait croire, sentait qu'il avait enfin trouvé ce qu'il cherchait. Quelle religion que celle qui inspirait une telle horreur du mensonge et un tel mépris de la mort ! Quel Dieu que celui qui

TROISIÈME (JONFÉRENCE. 339

obtenait de tels dévouements 1 Quel maître que celui auquel on faisait de tels sacrifices !

A Lyon, pendant les persécutions de Marc-Aurèle, à Césarée, pendant celles de Septime Sévère, des procon- suls se déclarèrent gagnés par la constance de leurs vic- times. Un çfouverneur de la Thébaide se convertit sur le siège même il venait s'asseoir pour juger des chré- tiens. « Cette opiniâtreté même que vous nous repro- chez, disait TertuUien, nous fait des partisans. Car, quel est celui qu'elle n'oblige à examiner notre doc- trine, qui, après l'avoir examinée, ne soit disposé à l'embrasser, et qui, après l'avoir embrassée, ne soit prêt à souffrir pour elle? » A cette vue, en effet, ce n'é- tait plus le christianisme seulement qui était contagieux, c'était le martyre lui-même. C'est que Justin reçut ces vives et solennelles impressions qui le préparèrent à donner sa vie pour Jésus-Christ. L'histoire des premiers siècles est pleine d'exemples pareils. Une jeune esclave chrétienne d'Alexandrie, nommée Potamiœna, avait ré- sisté obstinément aux brutales passions de son maître ; furieux, il la dénonce au proconsul qui, en la menaçant du supplice, met son salut au prix de son reniement ou de son déshonneur. Elle demeure inflexible, et pour expier sa fidélité au devoir, elle est condamnée à périr dans la poix brûlante. Un des licteurs qui la conduisait à la mort, après l'avoir protégée contre les outrages de la foule, au bout de quelques jours se déclare chrétien. Conduit aussitôt devant le juge, il raconte que, pendant

340 LE MARTYRE DANS LES PREMIERS SIÈCLES.

son sommeil, Potamiœna lui est apparue, et que, po- sant une couronne sur sa tète, elle lui a annoncé qu'elle avait prié Dieu pour lui, et qu'il ne tarderait pas à la rejoindre. Là-dessus, il demande le baptême, et après avoir publiquement confessé le Seigneur, il est déca- pité. Après lui d'autres païens vinrent déclarer qu'ils avaient fait le môme songe. Traduisez cela en langage de notre temps : qu'y voyez-vous sinon l'effet de l'élo- quence irrésistible du martyre? Ailleurs, un grefTier après avoir écrit l'interrogatoire des chrétiens, et enre- gistré leur arrêt de mort, se lève tout à coup, jette son style et ses tablettes, en s'écriant que cette condamna- tion lui fait horreur. Le jour même il est exécuté. Enfin, Eusébe atteste avoir vu lui-même, en Egypte, aussitôt que des fidèles étaient condamnés, d'autres accourir en foule devant le tribunal, en déclarant qu'eux aussi étaient chrétiens, et recevoir leur sentence avec des chants de triomphe. Tertullien n'avait-il pas raison de comparer le sang des martyrs à une rosée fécon- dante, l'Église à une forêt qui, attaquée par la hache, n'en repousse qu'avec plus de vigueur ?

Il en est ainsi de toutes les nobles causes ; elles n'ont rien à perdre à la mort de leurs défenseurs. Les dévoués valent pour elles mieux que les habiles. Qu'un Winkelried meure sur la brèche qu'il vient d'ouvrir, qu'un citoyen succombe en défendant le bon droit, qu'un ami de la vérité use pour elle son crédit, sa santé et ses forces, qu'un missionnaire, qu'un pasteur dévoué

TROISIÈME CONFÉRENCE. 841

s'immole pour son troupeau, ne craignez rien pour la cause qu'ils ont servie. L'esprit qui les animait leur sur- vit : le feu qui les embrasait passe dans d'autres âmes qu'il embrase à leur tour ; après eux, leur œuvre se continue et s'achève. « Si le grain meurt après qu'il a été placé en terre, disait Jésus, il porte beaucoup de fruits. Quand le Fils de l'Homme aura été élevé de terre, il attirera tous les hommes à lui. » Sa croix, en effet, après sa prédication, est le levier par lequel il a soulevé le monde. En la portant devant ses disciples, il leur a appris à s'en charger à son exemple et pour sa cause. Le christianisme, inauguré par le prince des martyrs, s'est perpétué jusqu'à nous par une succession de martyrs. C'est d'eux, c'est par eux que nos ancêtres l'ont reçu, et avec lui ces grandes vérités qui projettent leur lumière sur tout notre édifice religieux et social.

Le service que nous venons de rappeler n'est pas le seul dont l'humanité soit redevable aux martyrs. Tout en soutenant héroïquement la cause chrétienne, ils in- troduisirent dans le monde, et défendirent au prix de leur sang, un principe éminemment salutaire et fécond dont nous commençons aujourd'hui à recueillir les fruits, celui de la liberté religieuse.

Vous le savez, c'était un droit à peu près inconnu chez les anciens. On pratiquait parfois la tolérance, on connaissait à peine la liberté. La religion était une affaire, non de conscience individuelle, mais de police civile. L'État avait ses dieux, qu'en principe chacun de

342 LE MARTYRE DANS LES PRP.MIERS SIÈCLES.

ses membres devait adorer ; son culte, auquel tout ci- toyen était censé prendre part. Suivant qu'on naissait en Egypte, en Phrygie ou à Rome, on naissait adora- teur d'Isis, de Cybèle ou de Jupiter. Nul, à cet égard, ne songeait à se réserver quelque droit personnel. Les philosophes eux-mêmes, qui avaient leur façon particu- lière de penser, qui avaient même leur i'ranc-parler devant leurs disciples les plus intimes, auraient cru faire acte de mauvais citoyen, si, en public, ils se fus- sent exprimés sur les dieux autrement que la foule. C'est en vertu de ce principe, on s'en souvient, que le christianisme fut proscrit par la loi, et les chrétiens sommés de rendre hommage aux divinités de l'empire. C'est môme à ce principe que nous avons vu les mar- tyrs opposer la plus légitime à la fois et la plus efficace des résistances. Ils ne se révoltent point, ils ne conspi- rent point contre le pouvoir qui veut les contraindre à adorer les dieux. Ils refusent simplement d'obéir, et, en échange du droit qu'ils revendiquent, ils sont prêts à sacrifier tous les autres. « Vous avez tout pouvoir sur nos corps, mais vous n'en avez aucun sur nos âmes. Vous pouvez nous dépouiller, nous mettre à mort, mais vous ne nous ferez pas mentir à notre conscience, par- ler autrement qu'elle ne nous inspire, renier de bouche ce que nous confessons de cœur. Notre constance vous blesse, elle est une infraction à vos lois, elle porte at- teinte, dites-vous, aux devoirs du citoyen : eh bien ! ôtez-nous nos droits de cité, ôtez-nous nos biens, ôtez-

TROISIÈME CONFÉRENCE. 343

nous la vie ; mais notre conscience est à nous et rien ne nous la fera trahir. »

C'est ainsi que, sans ébranler l'ordre établi, ils ren- dirent à l'inviolabilité du sentiment religieux un hom- ; mage éclatant, c'est ainsi qu'ils marquèrent de leur / sang la limite finissent les droits de l'État, com- mencent ceux de la conscience. Cette résistance passive, mais opiniâtre, lassa les persécuteurs plus sûrement, plus promptement que ne l'eût fait une résistance à force ouverte. En obligeant le despotisme à devenir gratuitement cruel, ils le couvrirent d'opprobre aux yeux du genre humain. Ces luîtes tout l'honneur, comme tout le courage, était du côté de celui qui suc- combait, ces odieuses boucheries d'ennemis désarmés finirent par rebuter ceux qui s'y étaient le plus achar- nés d'abord ; la pitié de la foule, sa conscience peut- être, finit par s'émouvoir. Après la terrible et décisive expérience tentée sous Dioclétien, les tyrans, honteux d'eux-mêmes, durent abaisser leurs armes devant cette constance, ou, comme ils l'appelaient, cette obstina- tion qui leur avait servi de prétexte pour punir. Le farouche Galerius se radoucit alors. « Nous avions, dit- il, fait un édit pour forcer les chrétiens à se ranger aux lois romaines; mais la plupart d'entre eux ayant per- sisté dans leur folie, nous croyons devoir user envers eux de notre clémence ordinaire. » Pouvait-on, après avoir si violemment persécuté, confesser plus honteu- sement son impuissance? Deux ans n'étaient pas écou-

344 LE MARTYRE DANS LES PREMIERS SIÈCLES.

lés, qu'au lieu de celte tolérance précaire de (ialerius, les chrétiens obtenaient de Constantin la liberté et, bientôt après, la victoire.

Hélas ! pourquoi les partis victorieux sont-ils si prompts à oublier les principes qu'ils invoquaient dans l'oppression? « Chaque homme, avaient dit TertuUien et Lactance, reçoit de la nature le droit d'adorer Dieu comme il l'entend. Qu'importe h un autre qu'à moi la religion que je professe? La religion n'admet aucune violence, aucune tyrannie; elle doit être embrassée volontairement et non par contrainte. » Ne semble-t-il pas que ces paroles aient été prononcées hier, tant elles expriment avec précision ce que nous pensons tous des droits de la conscience ? Vous croyez que des maximes si lumineuses et si justes vont être mises en pratique par l'Église qui tout à l'heure les proclamait? Écoutez en quels termes un évêque s'adresse bientôt aux fils de Constantin : « Rappelez-vous, ô princes, les jugements de- Dieu contre l'idolâtrie, les ordres exprés qu'il don- nait aux rois de Juda. Il fallait lapider, exterminer qui- conque parlait d'adorer les faux dieux, il fallait n'épar- gner ni son frère, ni son enfant, ni sa femme, ni son ami le plus intime. Le peuple entier devait s'armer contre le sacrilège ; les cités idolâtres devaient être détruites. 0 princes, voilà votre devoir si vous voulez continuer à mériter les bénédictions du ciel '. »

* Juin Firmici Materni : De errore prof, relig.

TROISIÈME CONFÉRENCE. 345

Les princes déférèrent, non à la lettre heureusement, mais trop docilement encore, à de tels avis. L'Église reçut de leur main les armes de la persécution et laissa désormais à ses ennemis la gloire du martyre. Qw'ad- vint-il, hélas! lorsque investie elle-même du pouvoir, lorsque régnant sur les rois, elle put k son gré disposer de leur glaive, lorsque ses pontifes, devenus princes temporels, firent servir, comme ils l'ont fait jusqu'à ce jour, leur sceptre et leurs trésors à l'asservissement des consciences? C'est ce qu'oublient trop aujourd'hui ceux qui, sincères amis, d'ailleurs, de la liberté religieuse, ne laissent pas de déplorer pour la papauté la perte de son pouvoir politique. C'est ce qu'elle oublie trop elle- même, quand de nos jours elle se pose en victime. On n'est pas martyr précisément parce qu'on perd le pou- voir et les moyens de persécuter.

Sur tout cela, du reste, nous aurions trop à dire. Comptons plutôt, cela vaudra mieux pour nous, les taches de notre propre drapeau. Ce sinistre bûcher dressé il y a trois siècles aux portes de notre ville, le manifeste sanglant par lequel Théodore de Béze osa le justifier, l'échafaud de Gentilis, ceux de Crell, de Bar- nevelt et de tant d'autres, les Remontrants chassés de Hollande, les catholiques, les presbytériens, les angli- cans tour à tour persécutés dans la Grande-Bretagne, les quakers, poursuivis jusqu'en Amérique, et ces uni- taires d'Italie qui, à grand'peine échappés aux tortures du saint-ofïice, ruinés par l'exil et les confiscations.

346 LE MARTYRE DANS LES PREMIERS SIÈCLES.

espéraient trouver un asile dans les États protestants et n'y trouvaient que la proscription ou la mort, chassés de partout, en quelques lieux lâchement sacrifiés à la haine des jésuites; tout cela n'atteste-t-il pas com- bien les maximes païennes furent lentes à disparaître même du monde chrétien réformé?

Mais, si les principes de la persécution avaient pris racine dans l'Église, grâce à Dieu, l'esprit de ses an- ciens martyrs n'y était pas éteint, ni leurs traditions oubliées. Leur exemple soutenait, fortifiait à travers les siècles ceux qui souffraient comme eux et pour la même cause. L'Église trouvait chez ses victimes le même héroïsme qu'elle avait déployé jadis contre ses oppresseurs. Cet héroïsme n'y fut pas non plus déployé en vain. De nouveaux torrents de sang avaient coulé; mais ce sang cria jusqu'au ciel ; les protestations de la conscience opprimée retentirent d'un bout du monde à l'autre, la constance des martyrs désarma de nouveau les bourreaux, l'Église à son tour dut déposer le glaive ; la voix, enfin, qui, vers la fin du dernier siècle, pro- clama la liberté religieuse dans le nouveau monde eut bientôt son écho dans l'ancien. Par le martyre, une seconde fois, cette sainte liberté était sauvée.

Est-ce à dire que ses droits soient désormais pleine- ment assurés, qu'elle n'ait plus aujourd'hui de dangers à courir, plus de nouvelles conquêtes à faire?

Ah I c'est bien encore le cas ici de s'écrier : Que ser- vent les lois sans les mœurs? Que valent les plus beaux

TROISIÈME COXFÉRENCE. 347

principes affichés dans les constitutions, si les esprits et les cœurs n'en sont en même temps pénétrés? A peine, en France, la liberté de conscience était-elle inscrite dans les lois, qu'elle était violée par ceux-là même qui l'y avaient inscrite : les églises étaient fermées, les prê- tres incarcérés, déportés, massacrés. Puis, lorsque après cette crise d'anarchie et d'impiété, revenant au Dieu qu'on avait proscrit, on rendit à la religion la garde de l'ordre social, c'est au nom de la religion que la liberté religieuse fut de nouveau violée : les massacres de Nîmes vengèrent les massacres de l'Abbaye, la loi du sacrilège expia les décrets de l'athéisme. Et dés lors, plus ou moins dans toute l'Europe, selon les vicissitu- des diverses de la politique, les divers partis rehgieux ont vu tour à tour leurs droits méconnus, foulés aux pieds.

Encore une fois, nous ne savons ce que Dieu et l'ave- nir nous réservent, dans quel tourbillon nous pouvons être entraînés, ce que peuvent amener nos propres révolutions intérieures, sous quel régime, en un mot, nous pouvons être appelés à vivre, et par suite, à quel- les épreuves peuvent être exposées nos croyances et nos institutions. Dans ces orages, que Dieu veuille détourner de nous, mais qu'il est nécessaire de prévoir, nous pourrions voir, non pas sans doute nos vies mena- cées (ces violences, grâce au ciel, ne sont plus de notre temps), du moins nos droits religieux sérieusement compromis. Eh bien ! nous savons maintenant comment

348 LE MARTYRE DANS LES PREMIERS SIÈCLES.

on les reconquiert et comment on les sauve : c'est en les revendiquant à tout prix, en leur sacrifiant tous les autres avantages. Ces droits, si chèrement achetés par nos ancêtres, sont un dépôt sacré remis en nos mains, et que nous devons transmettre intact à nos descen- dants. Il ne faudrait pas que, par notre indiflerence ou notre lâcheté, la vérité eût à soutenir de nouveau les mêmes combats, à essuyer les mêmes traverses. De ce côté donc, jamais d'abdication ! Quoi qu'il en puisse coûter, pleine fidélité à ce que nous croyons, jamais de déclarations, jamais de manifestations contraires à notre conscience, jamais de consentement volontaire à la violation de la plus précieuse de nos libertés I

Sans être opprimés par les lois, nous pourrions l'être par l'opinion. Le monde, soit qu'il veuille secouer la religion, comme une odieuse entrave, ou encourager la crédulité comme un utile instrument, ne souffre pas que sa passion du moment soit contrariée. S'il ne peut crier : Ote, crucifie! il s'écrie du moins : Cette parole est ! intolérable I et il inflige aux imprudents, qui la profè- rent, le douloureux supplice de l'isolement. Ce fut le premier martyre qu'il fit subir à notre maître. Un jour, j sur je ne sais quel mot échappé de sa bouche, Jésus I voit brusquement s'écouler la foule entière qui l'escor- ' tait. S'en trouble-t-il? Dans un calme subhme, il se tourne vers les siens : Et vous, leur dit-il, ne voulez- I vous pas aussi vous en aller? Et ses disciples, mépri- / ses par les impies comme des superstitieux, signalés par

TROISIÈME CONFÉRENCE. 349

les superstitieux comme des blasphémateurs, honnis, conspués de tous, les voit-on s'inquiéter de leur isole- ment, s'attrister de leur petit nombre, s'affliger de ne voir de leur côté ni le crédit, ni la richesse, ni la gran- deur, chercher de l'appui par des flatteries prodiguées au haut et au loin ? Semblent-ils mal à l'aise dans leur modeste chambre haute ? Non, car Dieu y était avec eux, Dieu qui avait choisi les .choses faibles de ce monde pour confondre les fortes.

Vous de même, quand vous seriez au ban de l'Eu- rope entière, quand des deux bouts du monde partirait contre vous un même cri d'exclusion; si vos inten- tions sont droites, si vous avez la conscience de ne cher- cher que la vérité et d'être, selon vos lumières, dans la vérité, si l'amour de Dieu et une sainte jalousie pour son nom sont les sentiments qui vous animent, si votre vœu le plus cher dans ce monde est de le voir adoré, et adoré seul comme il doit être adoré ; vous pouvez laisser à d'autres le présent, assurés d'avoir pour vous l'avenir. Au souffle de Dieu sont tombées déjà, et tom- bent tous les jours bien des idoles; au souffle de Dieu bien d'autres tomberont encore, fussiez-vous seuls à leur refuser votre encens. Savoir, quand il le faut, être seul, ah ! voilà dans cette vie une grande vertu et une grande science. C'est par qu'ont débuté tous ceux. qui ont entraîné le monde après eux. Ils jouissaient par avance d'un triomphe que leurs yeux ne devaient point voir, heureux que Dieu leur eût confié sa cause, eût emprunté

350 LE MARTYKE DANS LES PKEMIEKS SIÈCLES.

leur faible voix, bien qu'abreuvés souvent pour lui de dégoûts et d'outrages. Sachons, comme eux, dédaigner la voie large et commode la favebr du monde nous suivrait, et marchons par la foi dans le sentier rude, et souvent épineux, qui conduit à la lumière. « Osez, disait J.-.J. Rousseau, osez confesser Dieu chez les phi- losophes, osez prêcher l'humanité aux intolérants : vous serez seuls de votre parti, peut-être; mais vous [)orterez en vous-mêmes un témoignage qui vous dis- pensera de ceux des hommes. Qu'ils vous aiment ou vous haïssent, qu'ils lisent ou méprisent vos écrits, il n'im- porte. Dites ce qui est vrai, faites ce qui est bien; ce qui importe à l'homme est de remplir ses devoirs sur la 1 terre, et c'est en s'oubliant qu'on travaille pour soi. » Après ces belles paroles de notre concitoyen, je m'ar- rête, en remerciant la Commission de la vie religieuse, qui m'a appelé dans cette chaire, en vous remerciant vous-mêmes. Messieurs, de m'avoir soutenu par votre bienveillante attention. Puissent les quelques heures, pour moi si douces, que nous venons de passer ensem- ble, laisser, dans le cœur de nous tous, quelques salu- taires impressions.

UN HISTORIEN CATHOLIQUE

UN CRITIQUE ULTRAMONTÂIX

ÉTUDE SUR LA POLÉMIQUE RELIGIEUSE GONTEMPORAIXE

UN HISTORIEN CATHOLIQUE

UN CRITIQUE ULTRAMONTAIN

Essais sur le naturalisme contemporain, par le R. P. dom Gué&ai7ger, abbé de Solesmes.

M. LE PRIXCE A. DE Broglie, historien de l'Église '^.

Depuis que cette Revue a rendu compte de l'étude de M. de Broglie sur « l'Église et l'empire romain au quatrième siècle. » ï Univers religieux a publié sur le même ouvrage vingt-six articles du révérend abbé de Solesmes, dom Prosper Guéranger, recueillis plus tard dans le volume que nous annonçons aujourd'hui. Avant de les avoir lus, nous ne doutions pas d'y trouver l'ap- préciation la plus favorable du livre de M. de Broglie. Un laïque, un prince, dédaignant les occupations ordi- naires des hommes de son rang, pour se vouer à des études que le monde n'attend guère que de théologiens

Tiré de la Bibliothèque universelle. Janvier, 1861. Paris, 1858; 1 vol. in-8°.

23

354 UN HISTORIEN CATHOLIQUE

de profession, « s'adonnant, comme le dit dom Guéran- ger lui-même, avec cette gravité aux matières religieu- ses, » relevant par l'éclat de son nom et plus encore par celui de son talent, la science dont il a fait la sienne, avait droit, ce semble, à l'entière sympathie du savant bénédictin. Il nous semblait la mériter davantage en- core par l'esprit dans lequel son ouvrage est conçu. Un livre où, sur presque tous les points, l'auteur se range ouvertement du côté du christianisme catholique, il soutient contre le rationalisme l'absolue nécessité d'une révélation ; contre les modernes critiques de l'Allema- gne la complète réalité des faits évangéliques ; contre le protestantisme, enfin, l'autorité de la tradition, le droit divin de l'épiscopat, les prérogatives spirituelles et temporelles du siège de Rome ; où, en ce qui con- cerne le dogme, il se déclare entièrement soumis au jugement de l'Église et prêt à rétracter tout ce qu'elle condamnerait, un tel livre semblait de nature à obtenir les suffrages unanimes du clergé français. Dix ou vingt ans plus tôt, il les eût obtenus sans nul doute.

Mais en 1856 on était devenu plus exigeant. La France, en pleine réaction politique, encore terrifiée des dangers que la société avait courus naguère, se pré- cipitait vers tout ce qui pouvait contribuer à la raffermir ; on cherchait partout des garanties d'ordre et de tran- quillité, et celles qu'offrait l'Église ne semblaient pas les moins précieuses. Aussi trouvait-elle, surtout dans les rangs élevés, un redoublement de générosité et de fer-

ET UX CRITIQUE ULTRAMONTAIN. 355

veur. Le pouvoir lui montrait une courtoisie que ses agents inférieurs s'empressaient d'imiter. Elle avait pour elle les amis du passé, les serviteurs du présent, la foule de ceux qui craignaient pour l'avenir. Le haut clergé pensa que c'était pour elle le moment, ou jamais, de chercher à regagner les positions qu'elle avait per- dues ; mais pour cela il fallait parler haut et ferme, mettre de côté tous ménagements qui auraient trahi un reste de faiblesse, ne pas craindre, au besoin, d'afficher des prétentions exorbitantes, de lancer d'audacieux défis à la science et au libéralisme du siècle. Rien n'impose au vulgaire comme l'outrecuidance du langage. Tout ou rien, telle était la devise. Le moyen âge, tel était l'idéal. Malheur à ceux qui, tout en adorant la vierge et les saints, s'aviseraient de demander quelque épuration dans leur légende. Vous vous croyiez bon chrétien pour ad- mettre les miracles de la Bible ; on vous imposait par surcroît ceux de saint Cupertin.

L'ouvrage de M. de Broglie, avec son catholicisme sincère, mais libéral, tombant au milieu de cette fer- veur ultramontaine, parut plus que tiède aux grands me- neurs du jour. Ils lui eussent pardonné volontiers envers l'Église un langage moins respectueux. Ne point parler de la religion ou n'en parler que d'un ton léger et sar- castique, c'eût été accroître leur crédit auprès d'un pu- blic qui demandait de la religion à tout prix. En parler d'une manière sérieuse, en parler avec respect, avec amour, mais autrement que ceux qui prétendaient en

356 UN HISTORIEN CATHOLIQUE

être les organes privilégiés, c'était les troubler dans l'exercice de leur monopole. Aussi M. de Broglie fut-il traité sévèrement par les écrivains de V Univers. Dom Guéranger daigne, à la vérité, rendre hommage à ses intentions ; de plus, il loue sans réserve l'intérêt de sa narration, le charme, l'éloquence même de son style ; mais c'est pour censurer avec d'autant plus d'amertume ses déficits et ses écarts au point de vue de la foi.

Il ne nous appartient nullement de nous poser entre eux comme arbitres. S'il nous arrive plus tard de reve- nir sur l'ouvrage de M. le prince de Broglie, ce sera pour l'examiner en lui-même et indépendamment de la manière dont il a pu être jugé ailleurs. La querelle que lui a suscitée dom Guéranger nous est, à beaucoup d'égards, étrangère. Mais elle va nous fournir le sujet d'une étude d'histoire religieuse contemporaine qui, nous l'espérons, ne paraîtra point inopportune h nos lecteurs.

Le premier grief articulé par M. l'abbé de Solesmes se rapporte à la liberté religieuse. M. de Broglie, ainsi que la plupart de ses amis et collaborateurs du Corres- pondant, persiste à ne pas comprendre que l'Église, cet établissement divin, ait besoin d'un autre appui que celui de Dieu même ; il l'honore assez pour la croire capable de se soutenir par ses propres forces, et ne voit d'autre attitude digne d'elle qu'une alliance intime avec la liberté. Dom Guéranger lui oppose « le principe de la

ET UN CRITIQUE ULTRA.MONTAIN. 357

suzeraineté morale de l'Église sur les sociétés chrétien- nes, suzeraineté que l'on peut entraver, mais à laquelle elle ne renoncera jamais » (Préf., 33). S'il ne s'agit réellement que d'une suzeraineté morale, nous ne pen- sons pas que M. de Broglie ait aucune objection à ce qu'elle s'exerce ; nous ajouterons même que non seule- ment les chrétiens réformés, mais encore beaucoup d'hommes qui n'appartiennent extérieurement ni à l'une ni à l'autre Église, ne désirent rien tant que de voir les principes chrétiens pénétrer profondément dans les âmes, pour exercer de leur action salutaire sur la société ; c'est de la réforme individuelle qu'ils atten- dent la réforme sociale ; mais ils estiment la réforme individuelle par le christianisme impossible sous tout autre régime que celui de la liberté, et l'on ne peut guère s'empêcher de leur donner raison, si l'on veut bien comparer l'influence des principes chrétiens en Angleterre, en Hollande, en Suisse, aux États-Unis, avec celle qu'ils ont exercée jusqu'ici en Italie et en Espagne. Cette liberté, dom Guéranger n'en veut point. « Voilà donc, dit-il, ce qu'est devenue l'Église dans les théories de certains hommes de notre temps. Autrefois elle était un pouvoir, aujourd'hui elle est une liberté. Non, vous vous trompez, rien n'est changé. Hier elle était reine, reine elle est aujourd'hui, reine elle sera demain et jusqu'à la consommation des siècles. » Et le bref de Pie VI, l'encyclique de Grégoire XVI, les allocu- tions de Pie IX et son concordat avec l'Autriche sont

358 UN HISTORIEN CATHOLIQUE

amenés tout à point pour nous apprendre ce que dom Guéranger entend par la suzeraineté morale qu'il ré- clame pour l'Église (Préface, 33-35).

« Mais quoi, s'écrie M. de Broglie indigné, admet- trons-nous que l'Église ne peut s'accommoder de la liberté religieuse, et que c'est pour elle affaire de con- science et de foi d'exercer l'intolérance civile quand elle le peut? » « L'Église, répond dom Guéranger, n'est pas chargée d'exercer l'intolérance civile contre qui que ce soit ; mais elle enseignera toujours le contraire de ceux qui disent qu'il faut étendre la liberté religieuse aux pays qui ont eu le bonheur de garder l'unité de la foi et de la

conserver inscrite dans la loi , et n'admettra jamais

cette doctrine immorale, que celui de qui il dépend d'empêcher le mal peut innocemment le laisser com- mettre » (p. 44-45). En d'autres termes, l'Église n'est point chargée de persécuter elle-même, mais elle louera et encouragera toujours les princes qui persécuteront à son profit. Notre auteur veut bien cependant faire ici une distinction. Bien qu'à ses yeux la doctrine soit im- muable, par conséquent le droit incontestable, il ne croit point qu'il soit loisible de « dépouiller de leurs droits les dissidents qui en jouissent paisiblement et sur la foi d'une législation séculaire » (Préf., 48-49). Et la raison pour ne pas les en dépouiller, c'est sans doute que cela serait impossible. La liberté religieuse est donc une concession ou plutôt un « présent funeste » qu'il faut laisser, tant qu'on ne peut faire autrement, à ceux

ET UN CRITIQUE ULTRAMOXTAIN. 359

qui en jouissent, mais se bien garder d'étendre à ceux qui n'en jouissent pas. Nous voilà donc bien avertis : si les dissidents possèdent quelque part des droits reli- gieux, ils ne les doivent, selon dom Guéranger, ni à la justice, ni à l'équité, ni à l'humanité de leurs conci- toyens catholiques, mais à l'impossibilité malheureuse ceux-ci se trouvent de les leur ôter ; et quant à ceux qui ne les possèdent pas, ils n'ont qu'un moyen de les acquérir, c'est de s'en emparer de vive force, comme les Hongrois le firent jadis, et comme on l'a fait en France en 1789, par une révolution. Et voilà les garan- ties que les maximes ultramontaines donnent à la tran- quillité des peuples ! Ces maximes, au reste, sont si chères à notre auteur, qu'il y revient plusieurs fois dans le cours de son livre (pp. 12, 176), en les appuyant de l'exemple de Constantin, de celui de Charlemagne, et, sans doute, pour mieux convaincre les gallicans, des déclarations de Bossuet.

Si on lui demande maintenant comment l'Église est fondée à exiger des princes la confirmation et l'exécu- tion de ses décrets, il répond que c'est en vertu du droit divin dont elle est investie. « Le christianisme admis comme divin, dit-il (p. i76), l'alliance de l'Église et de l'État est dans la nature des choses, non en ce sens que la constitution et les lois de l'État deviennent les lois de l'ÉgHse, mais en ce sens que les décrets de celle- ci, en matière de foi et de discipline, ont droit à l'appui de l'État. » Si on lui demande de nouveau sur quoi

360 UN HISTORIEN CATHOLIQUE

repose le droit divin de l'Église, il répond (jue c'est sur son origine essentiellement « surnaturelle. » « Qu'est-ce que le christianisme ? dit-il. Dieu se mani- festant aux hommes d'une manière surnaturelle, certi- fiant sa venue par des faits surnaturels, instruisant, gouvernant et sanctifiant l'homme par des moyens sur- naturels, pour le conduire à une félicité surnaturelle » (Préf., p. 4).

Bien que dom Guéranger se donne peu de peine pour définir rigoureusement les termes, il est aisé de voir pourtant qu'en affirmant l'ordre « surnaturel, » il n'ad- met pas seulement au-dessus de la nature un Être per- sonnel et intelligent qui en est l'auteur et la gouverne par sa Providence, mais en dehors de cette nature et en dérogation aux lois qui la régissent, des faits exception- nels relevant d'un ordre de création, de détermination différent. « Surnaturel » est donc pour lui l'opposé de naturel, de providentiel, le synonyme de « miraculeux, » dans le sens le plus strict de ce mot. C'est donc essen- tiellement sur des faits de cet ordre qu'il fait reposer le christianisme, en sorte qu'ébranler la croyance au sur- naturel, au miracle, c'est saper par la base l'autorité divine du christianisme et de l'Église.

Or, c'est malheureusement, selon lui, tout à la fois la pente et le danger de l'époque actuelle, et ce danger ne date pas d'hier. « La réforme religieuse du seizième siècle, dit-il (Préf., pp. 1-3), lança les esprits dans le naturalisme, en substituant, dans les choses de

ET UX CRITIQUE ULTRAMONTAIN. 361

la religion, l'examen rationnel à l'autorité divine... Puis le principe surnaturel fut attaqué sur toute la ligne par la philosophie du dix-huitième siècle, plutôt il est vrai, sous forme d'escarmouches que d'après un plan géné- ral... Aujourd'hui, c'est une guerre plus sérieuse qui lui est livrée. La question est réduite à ses véritables termes. La forme voltairienne a fait son temps, et il n'y a plus guère qu'une seule question entre les philosophes et les croyants : la question du surnaturel... La philoso- phie incroyante est devenue tolérante, respectueuse même pour le christianisme ; elle avoue tout, jusqu'à ses torts du dix-huitième siècle ; mais il est un point sur lequel elle ne cédera jamais, c'est sa prétention à nier le surnaturel. »

Tel est, selon M. l'abbé de Solesmes, le péril immi- nent de notre époque, et ce péril ne menace pas seule- ment l'Église, mais encore l'ordre social tout entier. « L'édifice social, dit-il (p. I), ne tremble sur ses bases que parce que la croyance à l'ordre surnaturel, qui était son ciment, a cessé d'en lier ensemble les parties. » De là, comme son titre l'indique, la croisade qu'il en- treprend contre le « naturalisme contemporain, » et M. de Broglie est le premier écrivain qu'il prend à partie. Ce n'est pas qu'il l'accuse précisément de cette grosse hérésie. Il veut croire qu'à cet égard ses inten- tions sont pures ; mais il lui reproche de favoriser les tendances naturalistes, d'atténuer, d'amoindrir, si ce n'est même d'éluder le miracle, de chercher à se passer.

362 UN HISTORIEN CATHOLIQUE

autant qu'il le peut, de l'intervention directe de Dieu ; il le range parmi ces « esprits, en grand nombre aujour- d'hui, qui cherchent dans la religion chrétienne les côtés par lesquels ils espèrent la voir et la montrer aux autres conjme un système qui ne dépasse pas trop les limites de la nature humaine. »

Ainsi, M. de Broglie lui semble faire trop bon marché de certains faits surnaturels. Dans le récit de la vision qui précéda la victoire de Constantin, ayant à choisir entre les trois ou quatre versions différentes des histo- riens du quatrième siècle, il pouvait suivre celle de Lactance, qui réduit la vision aux proportions d'un songe. 11 s'attache de préférence à celle d'Eusèbe, qui raconte l'apparition de la croix en plein midi ; mais dans les éclaircissements qu'il y ajoute, « au lieu du mi- racle, on ne voit bientôt plus paraître que la résolution bien arrêtée de l'empereur d'invoquer le Dieu des chré- tiens, tant l'historien, ajoute le critique, tremble d'être pris en flagi^ant délit de passion pour le surnaturel. »

Puis M. de Broglie, tout en admettant l'origine sur- naturelle du christianisme, en admettant même pour ses succès dans le monde l'intervention miraculeuse de Dieu, déclare pourtant que « ce point de vue n'a qu'une justesse partielle, » et se plaît à énumérer les causes naturelles qui ont concourir au même résultat : l'union providentielle du monde civiUsé sous la domina- tion romaine, les faciles communications que cette domination établissait entre les peuples, l'existence

ET UX CRITIQUE ULTRAMONTAIN. 363

d'écoles philosophiques étaient agitées dès longtemps les grandes questions résolues par le christianisme, les aspirations du monde païen vers le pardon et la sain- teté, l'accueil que durent faire les peuples à une religion qui abaissait jusqu'à eux et rendait visible et sensible le Dieu abstrait et lointain des philosophes, l'améliora- tion progressive du droit romain, la décomposition de l'empire, l'organisation hiérarchique de l'Église, qui, par une combinaison admirable, unissait l'indépendance avec la liberté ; en un mot (p. 377), « l'accord mer- veilleux de l'Évangile avec les lois de l'histoire et les conditions de la nature humaine ; » car « c'est souvent, dit-il, par la perfection de l'œuvre humaine qu'éclate l'intervention divine. » Dom Guéranger combat une à une toutes ces explications, qui ne font, dit-il, que voi- ler le miracle sans rien expliquer elles-mêmes. Selon lui, le miracle seul explique à la fois l'origine et les progrés du christianisme, qui « avait dans le monde tout contre

lui et rien pour lui Des milliers d'incrédules, dit-il,

ont compris que, pour vaincre ces résistances. Dieu avait dérogé à toutes les lois de l'ordre physique et de l'ordre moral, et ont adoré Jésus-Christ auteur d'une si magni- fique révolution (p. 317). Ce pouvoir surhumain est l'unique garantie de succès que Jésus lui-même a don- née à ses apôtres... et de plus, il Ta promise formelle- ment à ceux qui ci'ùiront en lui, afin que le témoignage du miracle retentisse [jar toute la terre, et serve à pro- mulguer parmi les hommes, bien au delà de l'empire

364 UN HISTORIEN CATHOLIQUE

romain, le don de son Fils, que Dieu a daigné faire aux hommes » (p. 31 6). Cette continuité du miracle au sein de l'Église, seule preuve parfaitement suffisante de sa divinité, est la seule aussi qui produise la foi véritable, capable de convertir et de sauver. Jésus reprochait aux juifs d'avoir besoin de miracles pour ajouter foi à sa parole. Dom Guéranger tournerait volontiers ce repro- che en éloge.

La preuve du christianisme est ainsi, nous l'avouons, singulièrement simplifiée. Les assertions de M. l'abbé de Solesmes ne laissent pas, néanmoins, de donner beaucoup à réfléchir. Les miracles accomplis dans l'Église, dit-il, « miracles aussi innombrables qu'avérés, seuls expliquent tout ; sans eux, on n'explique rien. Le monde a vu des miracles et il s'est converti » (p. 431). A ce compte, dom Guéranger doit reconnaître que la génération actuelle est bien moins favorisée, bien plus excusable, par conséquent, dans son incrédulité, que celles qui l'on précédée. Aujourd'hui, en effet, il ne se fait plus de miracles que chez les populations entière- ment croyantes ; le peu qu'il s'en fait ailleurs est bien- tôt percé à jour par la publicité. La croix de Migné, si nous avons bonne mémoire, fit, en son temps, plus de voltairiens que de catholiques. Les miracles de Notre- Dame de la Salette, si vivement prônés dans le diocèse de Grenoble, l'ont été médiocrement dans celui de Lyon. A défaut de la vue, faut-il se contenter du témoi- gnage ? L'embarras redouble, car il n'est pas une des

ET UN CRITIQUE ULTRAMOXTAIN. 365

religions et presque pas une des sectes qui ont paru dans le monde, qui n'ait eu, qui n'ait encore ses innombra- bles miracles attestés par des milliers de témoins. Dom Guéranger peut-il nous donner une marque sûre à l'aide de laquelle on puisse, en tous cas, distinguer les miracles réels des miracles faux, apparents ou imagi- naires, ceux qui viennent de Dieu de ceux qui procè- dent du malin Esprit ? Rejetterons-nous ceux de Boud- dha, admis, depuis plus de deux mille ans, par plus de six cents millions d'âmes? D'un autre côté, admettrons- nous tous ceux qui ont trouvé créance dans l'Église ou seulement ceux qui s'y sont accomplis dans certains siècles et sont attestés par certains auteurs : ceux que racontent Baronius et les Bollandistes, ou seulement ceux qu'ont choisis Ruinart, Baillet et Fleury ? Dom Guéranger veut-il nous dire encore en quoi les miracles des Jansénistes ou des Inspirés protestants sont moins dignes de foi que ceux des catholiques, comment il peut enfin, sans tomber dans un cercle vicieux, démontrer la réalité exclusive des faits sur lesquels reposent, selon lui, les titres divins de son Église ?

A toutes ces questions, dom Guéranger ne répond pas un mot. Il n'a pas même l'air de se douter qu'elles puissent être soulevées. Au fond, toute son argumen- tation contre M. de Broglie se réduit à ceci : « Si vous ne croyez ce que j'affirme, vous n'êtes tout au plus qu'à demi chrétien. » Nous connaissons cette manière d'ar- gumenter pour l'avoir entendue fréquemment employer

366 UN HISTORIEN CATHOLIQUE

par d'autres. Elle ne nous paraît pas pour cela plus con- cluante ; c'est une fin de non-recevoir mise à la place d'une démonstration. Consentez à n'être pas chrétien pour dom Guéranger et ses amis, l'argument cesse de vous atteindre.

Ce qui semble le plus déplaire au révérend abbé de Solesmes dans cette tendance naturaliste qu'il attribue à M. de Broglie, c'est le désir secret qu'il croit y voir de « plaire aux philosophes. » A tout propos, il lui repro- che sa « diplomatie, sa froide habileté, ses concessions, ses sacrifices, ses timides complaisances. » Pensée mortifiante, en eff'et, pour un dignitaire de l'Église, qu'au moment même elle espère ressaisir son ancien crédit, son ancienne influence, l'encens d'un écrivain tel que M. de Broglie se porte d'un tout autre côté ! Mais dom Guéranger nous paraît avoir mal interprété le sentiment de l'honorable historien. M. de Broglie se déclare trop franchement catholique pour qu'on puisse le soupçonner d'avoir voulu « plaire » à ceux qui ne le sont pas et qui sont résolus à ne point l'être ; il sait même d'avance que cette déclaration suffirait pour lui ôter toute une catégorie de lecteurs. Mais il n'oublie pas non plus qu'il est d'un siècle et d'un pays où, grâce à l'étude éclairée des faits et à la recherche philosophi- que des causes, les sciences historiques ont pris un merveilleux essor. Il a essayé en conséquence, c'est lui-même qui nous l'apprend dans la préface de la se- conde édition de son livre, « de porter dans des études

ET UN CRITIQUE ULTRAMONTAIX. 367

d'histoire religieuse les iiabitudes et les procédés pro- pres à l'esprit des temps modernes ; il a parlé le plus qu'il lui a été possible la langue commune de ses con- temporains. » Comme son ami, M. de Montalambert, « au risque d'encourir la note infamante de naturalisme et la proscription des modernes inquisiteurs, il n'a re- cours au surnaturel que quand l'Église le lui ordonnne, ou quand l'explication naturelle à des faits incontestables fait défaut. » {Les moines d'Occident. Introd.) Bien plus, en entrant, quoique un peu timidement encore, dans cette voie philosophique, il a cru faire une œuvre utile pour l'Église elle-même et lui gagner peut-être les sympathies de quelques penseurs. Permis à dom Gué- ranger de qualifier cela de « sacrifices stériles, » de « complaisances maladroites, » de déclarer que par cette méthode on ne convertira pas un seul philosophe. Il devrait nous apprendre par quelle méthode il espère lui-même y réussir, et comment, avec le surnaturel seul, il convertira les hommes qui ne croient ni à la réa- lité, ni même à la possibilité du surnaturel. Mais il y renonce apparemment ; les philosophes sont incorrigi- bles ; ils n'ont d'ailleurs pour eux actuellement ni le nombre, ni l'influence, ni la richesse ; à quoi bon ten- dre le filet de leur côté.

Qui le croirait cependant ? Il est un point sur lequel l'abbé de Solesmes se trouve, contre M. de Broglie. presque d'accord avec les philosophes, et ce point, chose plus singuUére encore, c'est la question de la re-

368 UN HISTORIEN CATHOLIQUE

ligion naturelle. Les philosophes établissent que, s'il y a des principes vrais en matière de religion, l'homme doit pouvoir s'y élever par un bon et légitime usage des facultés qu'il a reçues en naissant ; l'ensemble des véri- tés auxquelles il arrive par ce moyen, c'est ce qu'ils appellent « la religion naturelle, » qu'ils estiment suffi- sante pour le guider dans la connaissance de Dieu et de ses devoirs. M. de Broglie non seulement nie expres- sément cette sutïisance, mais il a soutenu avec beau- coup de vigueur contre M. Jules Simon l'absolue néces- sité d'une révélation directe de Dieu. Ici, assurément, il semble qu'il n'y ait pas lieu à l'accuser de natura- lisme. Voyez cependant le malheur ; ses attaques contre la religion naturelle sont un des points sur lesquels son critique le censure avec le plus d'aigreur (Préf. , p. 53 etsuiv.). Il lui remontre que si la raison est radicale- ment impuissante par elle-même pour connaître Dieu et le devoir, les païens qui n'ont pas connu Jésus-Christ ne sauraient être condamnés justement. Or, l'Église enseigne qu'ils le sont et doivent l'être; et d'ailleurs, soutenir l'impossibilité de la religion naturelle, n'est- ce pas « nier implicitement la révélation primitive, livrer ainsi la place aux incrédules qui prétendent que l'homme a commencé par l'état sauvage, revenir en un mot, par une voie détournée, au naturaUsme ? »

Le naturalisme, voilà décidément le cauchemar de dom Guéranger. Nous ne sommes pas au bout des chi- canes qu'il suscite à cet égard à notre historien. Si

ET UN CRITIQUE ULTRAMONTAIX. 369

M. de Broglie loue la fermeté, l'impassibilité d'Alexan- dre et d'Athanase contre les attaques de l'arianisme, si, en racontant la retraite de saint Antoine au désert, il parle de « son caractère ardent, de son imagination pensive, de cette passion de solitude, d'observation et de silence qui n'avait fait que grandir avec l'âge, » il trouve cet accent froid. « Je ne doute pas, dit-il, que l'auteur n'adresse ses prières, avec toute l'Église, à ces saints personnages; mais il y paraît peu à son style... Il les traite plutôt sur le pied de grands hommes. C'est encore un des traits de la méthode actuelle : le moins de surnaturel possible. » Mais voici bien pis. En par- lant des austérités de quelques ermites, il s'avise de les qualifier de « bizarres. » Il en a bien quelque sujet, ce nous semble ; quand ces ermites, à l'heure de leur repas, allaient sur la montagne paître l'herbe à la ma- nière des bêtes, quand ils liaient leur tête à la ceinture pour ne plus pouvoir lever les yeux de dessus terre, quand ils se condamnaient à errer nu-tête en plein midi sous le soleil de la Thébaïde, si ces austérités ne méritaient pas l'épithète de « bizarres, » elles en eus- sent encouru peut-être une plus sévère. Mais le révé- rend bénédictin y voit au contraire des « œuvres sur- naturelles » et regrette que « M. de Broglie ait cru devoir imiter en cette occasion le langage des rationa- listes. »

Autre grief. Pendant que l'historien s'incline trop modérément devant les moines et les saints, il lui arrive

24

370 UN HISTORIEN CATHOLIQUE

de parler avec respect d'académiciens, fort considérés, sans doute, mais qui n'ont pas encore, à ce qu'il paraît, reçu un brevet suffisant d'ultramontanisme. Là-dessus, dom Guéranger ne lui dit pas, mais il lui fait dire par M. Dumont (p. 414-415) « qu'on est surpris de trou- ver dans les notes de son livre, sans correctif ancun,

des citations laudatives d'ouvrages peu orthodoxes,

tels que les Essais sur l'éloquence chrétienne de M. Vil- lemain, du Mémoire de M. Naudet sur les secours pu- blics chez les Romains, des Essais de M. Guizot, et des ouvrages de MiM. Vaclierot et Jules Simon. » Puis, à l'occasion d'une citation du Mémoire de M. Naudet, ap- prouvée par M. de Broglie, le même M. Dumont s'écrie qu'elle « a une senteur des sciences morales et politi- ques à ne pouvoir s'y méprendre ! » Enfin M. de Bro- glie a eu le malheur de recueillir dans l'ouvrage de M. Bunsen sur les Philosophoumena d'Hippolyte cei- tains faits peu honorables pour le pape Calliste, sans dire un mot de M. l'abbé Cruice qui se vante de l'avoir réfuté. Louer MM. Villemain, Naudet, Guizot, citer M. Bunsen et ne pas connaître les « travaux distingués » de l'abbé Cruice ! « Je vois votre chagrin, » dirait Mo- lière,

et que par modestie,

Vous ne vous mettez pas, Monsieur, de la partie.

M. de Broglie a tort assurément, grand tort de préférer à l'encens des sacristies la « senteur » des académies.

ET UN CRITIQUE ULTK AMOXTAIN , 371

Ce n'est pa^ tout encore : il confesse que, voulant étendre ses vues sur l'histoire de l'Église, il a lu, et quelquefois avec fruit, des ouvrages d'auteurs protes- tants, en particulier de ceux de l'Allemagne, et même de l'école de Tubingue. Pour cette fois le critique se fâche tout à fait. « Qu'il soit permis, dit-il, à un prêtre catholique de regretter que les hommes de notre géné- ration se permettent si Ubrement la lecture des livres composés par les hérétiques, lorsqu'il leur reste encore tant à apprendre, pour avoir une idée saine et complète de la religion qu'ils se font pourtant honneur de pro- fesser » (p. 70). Il lui reproche ainsi tout à la fois sa science hétérodoxe, et son ignorance au point de vue catholique ; et ce n'est pas seulement ici qu'il lève sa férule et, d'un ton de magister, renvoie le prince au catéchisme, avant de se mêler d'écrire sur les matières religieuses. Les reproches directs et indirects d'igno- rance pleuvent sous la plume du révérend abbé, et ne sont pas même adoucis toujours par l'urbanité des expressions. « J'ai déjà eu l'occasion, dit-il ailleurs (p. 355), de montrer que les idées les plus élémentaires de la théologie chrétienne faisaient défaut dans ce livre, » etc.

Nous ne voulons point affirmer, sans doute, que la science de M. de BrogUe soit de tout point irréprocha- ble, et qu'il ne se soit laissé quelquefois séduire par des aperçus plus ingénieux que justes. Lors, par exemple, qu'il fait de saint Paul un type de l'esprit latin pour

372 UN HISTORIEN CATHOLIQUE

l'opposer à saint Jean comme type de l'esprit grec et qu'il cherche dans cette différence de génie entre les deux apôtres la première origine du schisme d'Orient, nous nous rangerions volontiers contre loi du côté de dom Guéranger. Mais qui ne se tromperait quelquefois dans un ouvrage de cette étendue, et dans des matières si difficiles, et comment ne pas pardonner quelques méprises à un écrivain qui parle si modestement de sa science et passe d'avance condamnation sur les erreurs qui auront pu lui échapper ?

Dom Guéranger pense-t-il être lui-même, sous ce rapport, à l'abri de tout reproche? S'est-il bien assuré, par exemple, que Lazare ressuscité soit allé prêcher l'Évangile à Marseille ? Traduit-il exactement saint Paul quand il lui fait dire (Phil. I, 6) que Jésus-Christ était en nature de Dieu ? S'il se rappelle en quels termes Jésus parle de lui-même, s'il se rappelle les expressions des apôtres et des Pères des trois premiers siècles, ose- ra-t-il affirmer l'identité de leur doctrine avec celle de Nicée? Est-ce sérieusement qu'il nie au contraire toute fdiation entre la théologie d'Origène et celle de saint Clément d'Alexandrie ? D'un autre côté, ne sait-il rien de l'influence personnelle d'Origène en Palestine et en Syrie, de celle que, dans la suite, ses travaux exer- cèrent encore plus au loin, et dès lors est-il autorisé à restreindre comme il le fait l'autorité de l'école d'Alexan- drie ? (p. 11 7). S'il est avéré que plusieurs Pères latins imitèrent, quelquefois même copièrent les Pères grecs,

ET UN- CRITIQUE ULTRAMONT AIN. 373

y a-t-il lieu de s'émerveiller de l'accord qu'on trouve entre les uns et les autres '? (pp. 1 33-1 36). Voir dans la conversion de Constantin, la reconnaissance de la royauté de Jésus-Christ, devant laquelle l'empire romain n'avait plus qu'à se dissoudre, et dans la translation du siège de cet empire à Byzance, le dessein de Dieu de laisser à Rome la place vide pour le trône papal (pp. 161, 21 6), n'est-ce pas prendre de grandes libertés vis- à-vis de l'histoire? Enfin, malgré l'intérêt que peut avoir l'ultramontanisme à soutenir que Constantin fut baptisé à Rome, xM. de Broglie est-il si téméraire d'avoir pré- féré en cela le témoignage d'Eusébe à celui de Zosinie ?

Sur ces points et sur bien d'autres, nous nous per- mettons d'en appeler des assertions de dom Guéranger, et de le renvoyer à son tour d'une science catholique exclusive et par trop arrêtée, à une science plus indé- pendante et plus progressive qui, tenant compte de nouveaux documents, de faits mieux constatés ou mieux étudiés, de recherches plus approfondies, n'est pas sans doute à l'abri de tout écart, mais du moins a chance de s'approcher toujours plus de la vérité.

Pour ce qui concerne l'orthodoxie de M. de Broglie, si, il y a deux ou trois ans encore, dom Guéranger con- servait à cet égard des scrupules, nous pensons qu'au- jourd'hui il doit être pleinement rassuré. Quelque prix que Pie. IX attache au maintien de sa puissance tempo- relle, quelle que soit sa reconnaissance pour le prince qui naguère en a si chaleureusement soutenu les droits.

374 UN HISTORIEN CATHOLIQUE

nous ne pouvons croire qu'il eût accordé jamais à un écrivain dont la foi lui serait suspecte une distinction du genre de celle dont il a honoré IVI. de Broglie, à moins que, depuis ses désastres en Italie, le saint-père n'ait fait de graves réflexions. Peut-être a-t-il compris que, dépouillé, ou peu s'en faut, du temporel, il doit faire d'autant plus de sacrifices pour conserver le spirituel, montrer dès lors moins de roideur à ceux qui, dans ces temps critiques, persistent à se déclarer pour lui, et ne pas décourager par des difficultés hors de saison des suffrages souvent d'une haute valeur. A force d'ex- clure tout le monde, on peut finir par se trouver soi- même dans l'isolement. Une ville, de peur de changer d'aspect, peut ne vouloir auprès d'elle ni grandes routes, ni chemins de fer et s'applaudir de tenir ainsi rigueur au siècle ; mais elle risque fort de n'être plus au bout de quelque temps (|u'une bourgade dont on apercevrait de loin le vieux clocher en ruines, et dont bientôt on ignorerait même le nom. A tort ou à raison le siècle veut avancer et il avance, et laisse derrière lui dans l'oubli ceux qui refusent de marcher. Voilà peut- être ce que la papauté commence à comprendre, et ce que M. l'abbé de Solesmes devrait comprendre égale- ment. Ce concordat de l'Autriche, en effet, qui le rem- plissait d'orgueil et d'espérance, qu'a-t-il produit et que deviendra-t-il ? Ce que sont devenues ses pâles copies de Bade et du royaume de Wurtemberg. C'était bien la peine de chanter victoire, comme si l'Europe

ET UN CRITIQUE ULTRAMONTAIN. 375

entière était prête à se déséculariser ! Au surplus, vis- à-vis de M. de Broglie, il aurait mauvaise grâce à se montrer plus catholique que le pape, et le suffrage du chef infaillible de l'Église doit lui prouver maintenant combien ses reproches étaient mal fondés.

L'honorable historien aurait donc eu tort de s'émou- voir des censures de V Univers. Que cet exemple serve de leçon à qui serait tenté à l'avenir de flatter les par- tis rétrogrades. Autant ils se montrent souples dans la disgrâce, autant ils sont rognes et intraitables dans la prospérité. Gardêz-vous de briguer de leur part le moindre sufîrage ; plus vous leur ferez de concessions. plus vous les trouverez exigeants. A quoi bon leur ten- dre une main qu'ils refusent ? Suivez le chemin votre conscience vous mène, sans vous inquiéter des qualifi- cations qu'il leur plaira de vous donner. Tôt ou tard les événements se chargeront de les instruire, et les instrui- ront d'autant mieux qu'aucune complaisance mal placée ne leur aura donné lieu de présumer de leur force. N'allez point à eux, ils seront eux-mêmes obligés de venir à vous. Déjà même quel changement de ton dans le parti que dom Guéranger représente !

En somme, nous croyons que, malgré toute son ha- bileté, le révérend abbé de Solesmes n'aura que peu de succès dans la campagne qu'il a entreprise. Il inti- midera peut-être quelques esprits faibles, il irritera plutôt les esprits fiers et indépendants. Nous vivons dans un temps, il faut bien qu'on le sache, les hom-

376 UN HISTORIEN CATHOLIQUE

mes qui, par caractère, seraient le moins portés aux négations, y sont souvent provoqués par les tranchantes affirmations du parti pris ou de l'ignorance présomp- tueuse.

LES CATACOMBES

ET

LES INSCRIPTIONS CHRÉTIENNES

DE L'ANCIENNE ROME

LES CATACOMBES

ET

LES INSCRIPTIONS CHRÉTIENNES DE L'ANCIENNE ROME'

1

Parmi les monuments funéraires qui servent à illus- trer les antiquités chrétiennes de Rome, la science n'a guère connu, pendant longtemps, que les inscriptions recueillies soit autour, soit dans l'enceinte des églises. Ce n'étaient pourtant ni les mieux conservées, ni les plus nombreuses, ni, surtout, les plus anciennes. Les sépultures à ciel ouvert sont naturellement les plus exposées. même la profanation de propos déli- béré ne s'en mêle pas, comme elle le fit à Carthage sous Septime-Sévère, d'une génération à l'autre les fosses sont bouleversées ; la dégradation des édifices

^ Lu à l'Athénée de Genève, 1867.

380 LES INSCRIPTIONS CHRÉTIENNES

entraîne celle des tombes ; les cendres se confondent ; les pierres tumulaires, mises de côté pour faire place à d'autres, quelquefois même brisées sans scrupule, ser- vent, pêle-mêle avec de grossiers matériaux, à con- struire les demeures ou à enclore les jardins des vivants, comme cela se voit presque à chaque pas dans Rome.

L'ancienne coutume d'Orient, commune aux Juifs et aux peuples qui les avoisinaient, était plus favorable à la conservation des tombeaux. Taillés dans des galeries pratiquées sous le roc \ ils étaient à l'abri de ces dévas- tations journalières. Les Juifs, de bonne heure si nom- breux à Rome, y apportèrent le mode de sépulture usité dans leur pays. On a trouvé sur la rive droite du Tibre, dans un de leurs cimetières souterrains, anté- rieur à l'ère chrétienne, des pierres sépulcrales étaient gravés, ici le chandelier à sept branches, ail- leurs le mot de « Synagogue, » ailleurs encore ces deux mots en guise d'épitaphe : « Moïse vivant ^ »

Ceux de ces Juifs qui embrassèrent le christianisme, et bientôt, à leur exemple, les païens convertis, se con- formèrent à l'usage hébreu, qui convenait le mieux à leur situation précaire , et d'ailleurs d'autant plus recommandable à leurs yeux qu'il avait été observé à l'égard du Seigneur, et que selon le dogme, alors htté- ralement admis, de la résurrection de la chair, le corps

^ De Bossi. Rom. sotterr., p. 87.

* De Bossi. Rom. sotterr., p. 90. Edinburgh Review, 1859, Apr., p. 101 ss.

DE l'ancienne ROME. 381

devait être, autant que possible, conservé intact pour le jour, prochain selon eux, la trompette de Tar- change le rappellerait à la vie *.

Les chrétiens de Rome eurent donc, dés l'origine, en dehors de la ville, sous ces larges voies, encore aujourd'hui toutes bordées d'anciens tombeaux, des hypogées, des cimetières souterrains semblables à ceux des Juifs. Les plus riches d'entre eux achetaient un ter- rain de quelques arpents, sous lequel ils faisaient pré- parer des sépulcres pour eux, pour leur famille, pour leurs affranchis, et ils admettaient aussi ceux de leurs frères en la foi avec lesquels ils soutenaient des relations particulières*. Les autres, moins fortunés, formaient entre eux de ces associations connues alors sous le nom de « collegia funeraticia. » Au moyen de cotisations mensuelles, ils achetaient en commun un terrain dont le sous-sol, devenant également leur pro- priété, était préparé pour le même usage. La loi ro-

' Edinb. Rev. 101. Gaston Bois^ier (Revue des Deux-Mondes, 1" sept. 1865).

* C'est ainsi que Lucine, matrone chrétienne, Ht ensevelir le pape Corneille dans une crypte ouverte sous le terrain qu'elle s'était réservé, et des cryptes nombreuses furent encore ou- vertes plus tard. Rom. sott., p. 276. Ibid., p. 186. De sem- blables concessions sont mentionnées dans les deux inscriptions

suivantes : « Dormitioni T. Fia. Eutych hune locum do-

navit M. Orbius Helius amicus karissimus. Kare vale. Ser. Corn. Julianus fratr. piissimo et Calvisiae ejus P. Calvitius Philotas et sibi ex indulgentia Flavise Domitill. in fr. P. 35- in agr. P. 40.

382 LE8 INSCRIPTIONS CHRETIENNES

maine, si ombrageuse, en général, pour ce qui concer- nait les corporations privées, tolérait plus aisément celles qui avaient pour objet les devoirs à remplir en- vers les morts et répugnait à troubler la paix des sépul- cres ^ Ce ne fut guère que sous les règnes de Décius, de Valérien, de Dioclétien, que les cimetières des chré- tiens de Rome furent profanés et que l'entrée leur en fut momentanément interdite.

Le sol de la campagne de Rome, à une certaine pro- fondeur, se compose presque en entier d'un tuf volca- nique granulaire, assez tendre pour être taillé facile- ment, et assez compacte, néanmoins, pour former des voûtes solides. Les fossoyeurs chrétiens y creusèrent à la longue des galeries larges d'un mètre à peine et de deux ou trois mètres de hauteur, percées de chaque côté de niches horizontales et rectangulaires (loculi), dont chacune contenait un corps, rarement deux, ou trois au plus : ceux d'amis ou d'époux qui voulaient être réunis. Le mort y était déposé enveloppé d'un lin- ceul, quelquefois embaumé, les bras croisés sur sa poi- trine, le visage autant que possible tourné vers l'Orient; on plaçait auprès de lui quelques-uns des ornements ou des objets favoris qui lui avaient appartenu ; puis la tombe était fermée par une plaque de marbre, ou par des briques scellées ensemble et revêtues d'une couche de chaux ou de stuc. La plupart de ces tombes ne por-

^ Rom. sott., p. 101 ss. L'Institut. Nov. 1866, p. 85.

DE l'ancienne ROME. 383

talent aucune inscription ; sur d'autres, les parents fai- saient graver, ou gravaient eux-mêmes, une épitaph»' rappelant tout au moins le nom du défunt, d'ordinaire aussi le mois et le jour de sa sépulture, afin de pouvoir à chaque anniversaire venir prier pour son repos, peut- être aussi communier auprès de sa tombe. A cet effet, une lampe sépulcrale était suspendue à la paroi, on placée dans une niche, avec un vase d'huile pour l'ali- menter, et une fiole contenant le vin de l'Eucharistie.

Le long des galeries étaient, de distance en distance, ménagées de petites chambres latérales (mbicula) de sept ou huit pieds carrés, et destinées ou à des tom- beaux de famille ou à la sépulture de personnes d'un plus haut rang. En face de la tombe principale était dressé une sorte d'autel pour la célébration de la Cène, ou bien les éléments en étaient consacrés sur le couver- cle même de la tombe, grâce à une voûte cintrée creu- sée au-dessus, dans le tuf (arcosolium).

Lorsqu'un rang de niches sépulcrales était rempli, on en creusait au-dessus un second , puis un troisième . quelquefois jusqu'à cinq, ce qui fait ressembler ces tombes superposées aux couchettes ménagées dans le flanc des vaisseaux. Puis, lorsque toutes les places étaient occupées, on ouvrait latéralement, sur le même niveau, de nouvelles galeries, coupées elles-mêmes par d'autres, mais de manière à ne dépasser dans aucun sens la limite fixée à la surface du sol. Ce pre- mier étage souterrain une fois rempli, on ouvrait au-

384 LES INSCRIPTIONS CHRÉTIENNES

dessous un ou deux nouveaux étages, communiquant avec lui par des escaliers jusqu'à une profondeur quel- quefois de vingt-cinq mètres. On a calculé qu'avec trois étages, un carré de 39 mètres à la surface, pouvait fournir au-dessous jusqu'à 800 mètres de longueur de galeries. Des corridors mettaient en communication entre eux les hypogées voisins \ Ainsi, le long des voies consulaires de la campagne de Rome se formèrent, comme autant de labyrinthes, de vastes cimetières sou- terrains, entièrement et exclusivement consacrés à la sépulture chrétienne.

Exclusivement, disons-nous, car on sait que depuis le temps de Sylla l'usage presque général dans Rome païenne, au moins pour les classes supérieures, était de brûler les corps selon la mode grecque ^ c'est depuis les Antonins que l'usage étrusque et plus ancien de la sépulture fut peu à peu réintroduit à Rome ', et que des hypogées païens furent ouverts, mais les hypo- gées chrétiens ne se confondirent jamais avec eux, non plus qu'avec ceux des Juifs, dont on les séparait au besoin par des murailles *. Tout à fait exceptionnelle- ment, et sans doute par suite d'une méprise, on y a trouvé le tombeau d'un prêtre du dieu Sabasius*. Cette

^ C'est ainsi que la crypte du pape Corneille se trouva réunie au grand cimetière de Calliste {de Eossi. Rom. sott., p. 306).

* Adam. Antiq. Rom. trad., p. 312. Ibid., p. 313.

* Rom. sott. p. 84-93.

* Ce n'est non plus que par l'inadvertance d'un sculpteur

1>E L*ANCIE2îNE ROME. 385

séparation, du reste, se comprend et s'excuse de la part de l'Église proscrite mieux que, plus tard, de la part de l'Église victorieuse.

La paix proclamée par Constantin, bien qu'elle per- mît aux chrétiens d'avoir désormais des cimetières à ciel ouvert, ne les fit point renoncer immédiatement aux sépultures souterraines, tant il est vrai que ce n'était pas la persécution seule qui, jusqu'alors, en avait rendu l'usage général. Bien des fidèles désiraient encore reposer, après leur mort, dans le voisinage des restes lies martyrs, et comme le nombre des prosélytes s'ac- crut extraordinairement sous les empereurs chrétiens, les catacombes acquirent encore, au IV""* siècle, un développement considérable. Le sous-sol de la campa- gne romaine, miné et perforé en tous sens, abritait ainsi les restes de neuf ou dix générations chrétiennes. On estime qu'au commencement du V"* siècle il y avait autour de Rome une soixantaine de cimetières pareils, comprenant entre eux six millions de tombes, réparties sur deux ou trois cents lieues au moins de galeries*. Ces chiffres, fussent-ils exagérés, n'était-ce pas là, bien mieux que les caveaux de Saint-Denis, si éloquemment décrits par Bossuet, « ces sombres lieux, ces demeures

qu'on y trouve, sur deux on trois épitaphes, les initiales D. M., qui, sur les tombes païennes, désignaient la consécration aux dieux mânes {Eaoul-Rochette, Acad. des Insc. Tome XIII, p. 178). ' Edinb. Rev. 1. c, p. 96. De Rémusat : Un cimetière chrétien à Rome (Revue des Deux-Mondes, 15 juin 1863).

386 LES INSCRIPTIONS CHRETIENNES

souterraines, les rangs étaient si pressés que de nouveaux morts y pouvaient à peine trouver place ? »

A mesure, il est vrai, que le triomphe de l'Église parut plus assuré, les chrétiens désirèrent donner à leurs funérailles plus de solennité, plus de pompe et d'éclat surtout aux fêtes de leurs martyrs. Pour ces nombreux cortèges de parents et d'amis qui accompa- gnaient le lit funèbre en chantant les cantiques de l'im- mortalité, pour le cortège, bien plus nombreux, de ceux qui venaient, aux anniversaires des héros de la foi, célébrer leur mémoire et assister à leur panégyrique, les obscurs et étroits corridors des catacombes ne con- venaient plus : il fallait le plein air et le plein jour. Au- dessus donc de la place qu'occupaient les tombes des martyrs on construisit des églises, çà et de vastes basiliques; le sol environnant devint alors un nouveau lieu de sépulture; puis, dans leur parvis, dans leur enceinte même, des places d'honneur furent réservées à ceux qui les desservaient, aux particuliers ou aux princes qui les avaient enrichies. La proportion des sépultures souterraines, qui, sous Constantin et ses fils, dépassait encore celle des sépultures à l'air Ubre, depuis la mort de Julien, n'en forme plus que la moitié ; elle décroît de jour en jour pendant les vingt dernières années du siècle, et, depuis la première moitié du V"% sous Honorius, on cesse tout à fait d'ensevelir dans les catacombes * .

' De Bossi, Rom. sott., p. 216. Inscr. Christ., p. 106 ss.

DE l'ancienne ROME. 387

Elles ne furent point encore, sans doute, désertées pour cela. La présence de tombes vénérées y attira longtemps de fréquentes visites de pèlerins \ Au IX"® siècle, cependant, lorsque toute sécurité eut disparu en Italie, lorsque les Lombards, ensuite les Sarrasins, infestèrent la campagne de Rome, se mirent à en dévaster les monuments, pénétrèrent dans les cata- combes, ouvrant tous les tombeaux ils espéraient trouver des trésors ou des ornements précieux, les papes, à l'exemple de Boniface IV, firent hâtivement transporter dans Rome les corps des saints qu'ils vou- laient sauver de ces mains profanes, répartirent leurs reliques entre les principales églises de la ville, en dis- tribuèrent aux différents pays chrétiens, puis firent murer les souterrains qui auraient pu servir de repaires aux malfaiteurs ^ Les autres entrées ne tardèrent pas à s'obstruer, les soupiraux à disparaître sous les débris et sous les ronces ; le désert acheva de se faire autour de Rome. Dés lors, pendant l'espace de six ou sept siècles, les catacombes tombèrent dans le plus profond oubli*. Mais il en fut de cette cité des morts comme de Pompéi, ensevelie vivante sous les cendres du Vésuve, et qu'un bien plus long oubli nous a fait retrouver plus intacte que tant de villes épargnées par les volcans. Tandis que Rome, dévastée par cent autres fléaux, n'a

' Rom. sott., p. 167.

* De Bémusat, 1. c, p. 846.

^ Rom. sott., p. 167.

388 LES INSCRIPTIONS CHRETIENNES

conservé qu'une faible partie de ses anciens monuments, sa nécropole, heureusement ignorée durant le moyen âge, si elle eut partiellement à souffrir des tremblements de terre et des inondations, échappa du moins au van- dalisme des barbares, et, disons-le aussi, au zèle incon- sidéré des papes, (jui, en enlevant au profit des églises les corps des saints, n'avaient pas fait suffisamment res- pecter leurs tombes \ Elle a pu ainsi reparaître à nos yeux, dépouillée, il est vrai, de ses morts les plus illus- tres, peu accessible en quelques endroits, mais en d'autres parfaitement conservée et présentant, dans une série non interrompue de monuments qui embrasse quatre siècles environ, de nouvelles et fécondes res- sources pour la science archéologique.

On ne connaissait guère encore que l'entrée du cime- tière de Sainte-Agnès et des catacombes de Saint-Sébas- tien, lorsqu'en 1578^ des ouvriers, puisant du sable pour quelques constructions, mirent à nu l'ouverture d'une crypte souterraine, ornée de peintures, de sarco- phages, d'inscriptions remarquables, que des fouilles maladroitement poursuivies eurent bientôt détruites, mais dont on put du moins recueillir et conserver les dessins. On était alors en pleine réaction catholique. La découverte de ces lieux avaient jadis reposé les restes des martyrs, l'on croyait alors que le culte

1 Edinb. Rev., 1. c, p. 83. * Rom. sott., p. 12.

DE l'ancienne ROME. 389

chrétien avait été célébré et que les chrétiens même avaient séjourné pendant toute la durée des persécu- tions, fut saluée avec triomphe ; on ne doutait pas d'y trouver des indices péremptoires à opposer aux objec- tions des protestants, la preuve, entre autres, de l'an- tiquité de ces rites, de ces dogmes que la Réforme qua- lifiait de nouveautés profanes. Les prêtres de l'Oratoire, récemment fondé à Rome, se mirent sérieusement à l'œuvre ; le P. Bosio retrouva l'entrée d'environ trente cimetières, passa des jours et des nuits à les étudier, et, avec une exactitude et une méthode remarquables pour son temps, les décrivit et les classa dans son grand ouvrage posthume. Ses premiers successeurs n'eurent pas le même mérite : au lieu d'examiner, comme lui, les inscriptions sur place, ils se contentèrent de les étu- dier dans les livres elles avaient été recueillies, plus tard au musée du Vatican, Benoit XIV et, après lui. Pie VII, les avaient fait entasser presque au hasard.

Pour faire réellement profiter la science du précieux et presque inépuisable trésor qui venait d'être retrouvé, il fallait un archéologue qui, à la consciencieuse exacti- tude, à l'ardeur infatigable du P. Bosio, joignît l'érudi- tion, le sens critique surtout, capables de tirer de ces découvertes de fécondes et lumineuses inductions.

Ce savant s'est heureusement rencontré dans la per- sonne du chevalier de Rossi. Tous les amateurs de ce genre d'études ont ouï parler de ses travaux, dont le glorieux début fut la découverte du cimetière de Calliste.

390 LES INSCRIPTIONS CHRETIENNES

Chargé, dés 1846, par le pape actuel, de décrire et de classer les onze mille anciennes inscriptions chrétiennes recueillies à Rome, M. de Rossi reconnut bientôt que les cimetières déjà explorés n'étaient pas ceux qui de- vaient être les plus riches en monuments historiques. Il dirigea aussitôt ses recherches entre les voies Appienne et Ardéatine, devait se trouver, selon lui, le heu de sépulture des anciens papes. Enfin, en 1849, en fouil- lant une vigne plantée sur ce terrain, il trouva un frag- ment d'épitaphe portant ces quatre syllabes : « nelius martyr. » Selon toute probabilité, c'était celle du pape et martyr Corneille. « Comment exprimer, s'écrie-t-il « avec l'accent de l'antiquaire passionné, ce que « j'éprouvai à la vue de ces caractères, arrhes pré- « cieuses et certaines des inscriptions que ce heu recé- « lait*? » Il fait part de ses espérances à Pie IX, qui achète à l'instant la vigne de ses propres deniers, insti- tue la Commission d'archéologie sacrée et lui assure une subvention annuelle pour les frais d'excavation. Avec ce secours et l'aide, plus précieuse encore, d'un frère aussi expert que modeste et dévoué, qui partage ses travaux sans vouloir en partager l'honneur, M. de Rossi se met à fouiller en tous sens le terrain nouvelle- ment acquis, en suivant avec une sagacité admirable les indices fournis par les anciens pèlerins. Arrivé à la crypte de Lucine, il trouve à l'étage au-dessous une

* Rom. sott., p. 278.

DE L* ANCIENNE ROME. 391

inscription portant les noms de quatre des plus anciens papes, puis le fragment qui manquait à la pierre tumu- laire de Corneille, puis, en cent vingt-cinq morceaux qu'il parvient à rejoindre, l'épitaphe célèbre et déjà connue le pape Damase célébrait les vertus de ses prédécesseurs*. Plus de doute, cette fois la crypte papale était retrouvée. Un peu plus loin, d'après les mêmes indices, fut retrouvée également celle de sainte Cécile'. Ce n'était là, du reste, qu'une minime portion du vaste cimetière de « Calliste, » dont M. de Rossi a donné le plan détaillé \ En déblayant, à travers mille difficultés, les corridors de ce labyrinthe, sans pouvoir parvenir encore à son extrémité, il y a reconnu onze groupes de cryptes, ou chambres sépulcrales ; de ces groupes, tous reliés par de spacieux escaliers, quatre, grâce à lui, sont déjà explorés. Dans le premier volume de sa « Rome souterraine * , » il décrit dans le plus

' Hîc congesta jacet, quseris si, turba piorum

Corpora sanctorum retinent veneranda sepulcra. Sublimes animas rapuit sibi regia cœli, Hic comités Xysti portant qui ex hoste tropsEsa, Hîc numerus procerum servat qui altaria Christi, Hîc positus longâ vixit qui in pace sacerdos, Hîc confessores sancti, quos Grsecia misit, etc., etc. (Bibl. Max. Pat. Suppl., p. 93). Ce fut ce mot hîc, répété trois fois sur un même fragment de marbre, qui mit le savant archéo- logue sur la voie de reconnaître et de recomposer l'épitaphe en question.

a Rom. sott., p. 250-9.

' Voyez la dernière des planches jointes à son ouvrage. * Roma sotterranea Cristiana. Tome I. Rome, 1864. Fol. avec planches.

392 LES INSCRIPTIONS CHRÉTIENNES

grand détail la crypte de Lucine, et ne se propose rien moins que de décrire plus tard toutes les autres, et après elles, tout l'ensemble des cimetières romains.

Mais, à côté de cette œuvre immense qu'il a lui- même conçue, il poursuit la tâche non moins gigantesque dont le pontife actuel l'avait chargé en vue du Musée chrétien, ouvert à Saint-Jean-de-Latran. Il s'agissait, on s'en souvient, de publier les onze à douze mille ins- criptions chrétiennes de l'ancienne Rome, déjà connues, auxquelles viennent s'ajouter toutes celles qu'il a lui- même découvertes et découvre chaque jour; il s'agissait d'en vérifier ou d'en restituer le texte, d'en déterminer le sens, d'en fixer la date certaine ou probable, afin de les classer, ce qui n'avait point encore été fait, dans un ordre chronologique et topographique aussi exact que possible, et d'éclaircir par leur moyen tous les points d'histoire sur lesquels elles peuvent jeter quel- que jour. Le premier volume de ce grand ouvrage a seul paru jusqu'ici, en plus de six cents pages in-fol. '. Outre des préliminaires étendus sur l'épigraphie chré- tienne, il comprend la description de toutes les inscrip- tions funéraires, souterraines ou non, des six premiers siècles chrétiens, trouvées à Rome et dans les alentours, et portant une date certaine. Celles-ci sont au nombre de 1372 ^ C'est de ces inscriptions que je désire vous

' De Rossi, Inscriptiones christianae urbis Romae. Tome I. Rome, 1857-61. Fol.

* Sur ce nombre, il n'y en a que 32 antérieures au règne de

DE l'ancienne ROME. 393

entretenir. Mais rassurez-vous. Ne craignez point que, m'érigeant en cicérone avec notre savant, je vous arrête devantchacuned'ellespour vous en expliquer les menues particularités, que je n'entends pas toujours moi-même, ni que je le suive dans les inductions remarquables qu'il en tire relativement à l'histoire générale. Je m'en tiendrai à ce qui concerne les antiquités chrétiennes, spécialement celles de Rome, pour montrer, par quel- ques exemples, comment, dans ce domaine, l'épigraphie confirme et parfois complète les données historiques qui nous viennent d'ailleurs.

II

I. Le christianisme, primitivement apporté à Rome par des Grecs ou des Orientaux, que -des motifs divers amenaient dans cette capitale de l'empire, ou par des pèlerins juifs de retour de Jérusalem, puissamment fécondé ensuite par la parole de l'apôtre Paul et de ses disciples, qui, de même que leurs prédécesseurs, an- nonçaient l'Évangile en langue grecque, dut se répandre d'abord et principalement chez ceux des habitants de Rome qui parlaient habituellement cette langue. C'est

Constantin. La première est datée de l'an 71 (Insc. chr. praef., p. 106).

394 LES INSCRIPTIONS CHRÉTIENNES

ce qu'indiquent déjà les salutations qui terminent l'épî- tre de saint Paul aux Romains, puis la liste des vingt- huit ou trente premiers évêques de Rome, dont la moi- tié au moins étaient grecs ou orientaux d'origine ; ensuite celle des premiers auteurs chrétiens qui illus- trèrent cette même Église, et qui tous, à l'exception de Novatien, écrivirent en grec; enfin, certaines formu- les grecques d'invocation, qui, jusqu'à nos jours, se sont conservées dans la fiturgie romaine *. Mais c'est ce que vont nous prouver d'une manière plus péremptoire encore les premières inscriptions chrétiennes de l'an- cienne Rome. Tandis que le latin domine de plus en plus exclusivement dans celles du IV""^ au VI"^ siècles, « dans les plus anciens hypogées chrétiens, au contraire, « dit M. de Rossi, l'usage des lettres grecques est si « fréquent, que les inscriptions grecques égalent ou « surpassent en nombre les inscriptions latines*. » Dans la seule crypte de Lucine, lui-même en a découvert un grand nombre, entre autres les noms de quatre papes successifs, inscrits sur le marbre en caractères grecs \ Ainsi se trouvent confirmées l'assertion de M. Amédée Thierry *, qu'en fait de culture religieuse, aussi bien que philosophique ou littéraire, les Romains reçurent

^ Exemple : le Kyrie eleison,

^ Inscr. chr. Prsef., p. CX. Dans l'étage supérieur de la crypte de Lucine, les inscriptions grecques sont plus nombreuses que dans l'étage au-dessous, creusé plus tard (Rom. sott., p. 340).

' Rom. sott., p. 255.

* Revue des Deux-Mondes.

DE l'ancienne ROME. 395

tout des Grecs, et l'assertion, plus expresse encore, du D^ Milman, qui, dans son Histoire du cknstianisme latin \ observe que, pendant un certain laps de temps, la plupart des Églises d'Occident, y compris celle de Rome, furent, pour ainsi dire, des colonies religieuses grecques, dont l'organisation, la langue, la littérature étaient grecques, les livres saints se lisaient eu grec; en sorte que l'Église romaine, peut-on ajouter, fut une fille, ou tout au moins une sœur cadette de l'Église grecque.

Comment donc se fait-il que ces deux Églises, unies par un tel lien de parenté et si semblables à leur ori- gine, se soient si promptement divisées, plus tard et jusqu'à nos jours si irréconciliablement brouillées ? Ce serait le sujet d'une recherche instructive, mais que ne comportent ici ni le lieu, ni le temps. Revenons à notre Recueil. Il nous a renseignés sur la nationalité des plus anciens membres de l'Église de Rome ; il va, de même, nous informer de leur condition, de leur position so- ciale.

II. On connaît le reproche, fréquemment adressé aux premiers chrétiens, de compter dans leurs rangs tant de personnes de basse condition, de gens de métiers, de pauvres, de mendiants, d'esclaves. A ce reproche, que répondaient les chrétiens ? Loin d'en être humiliés,

' Miîmatij Latine christianity. T. 1, p. 27.

396 LES INSCRIPTIONS CHRETIENNES

ils en tiraient gloire pour leur Dieu, devant qui « il n'y avait ni pauvres, ni riches, ni esclaves, ni hommes libres, » mais des créatures toutes faites à son image, objets du même amour, appelées au même salut et qui, égales entre elles dans le sanctuaire, devaient l'être de même dans le tombeau.

En effet, comme l'observe notre auteur, les plus an- ciennes inscriptions chrétiennes, au contraire des in- scriptions païennes du même temps \ ne font aucune mention de la condition des personnes et ne distinguent pas même entre maîtres et serviteurs. On ne connaissait point, chez les chrétiens, ces fosses communes, ces puits, comme on les appelait dans la Rome païenne, étaient jetés pêle-mêle les corps des esclaves et des indi- gents. Soit dans les corridors des catacombes, soit dans les cimetières autour des églises, chacun avait sa place séparée, les derniers devoirs lui étaient rendus aux frais de la communauté ^

Toutefois, il ne faudrait pas générahser, comme on l'a fait souvent, la pauvreté et l'obscurité des premiers prosélytes chrétiens. Indépendamment de « ceux de la maison de César, » au nom desquels saint Paul salue les Philippiens, mais qui pourraient bien n'être que des esclaves ou des affranchis, l'histoire nous parle d'un consul Flavius Clémens, de sa femme Flavia et d'autres

' Rom, sott., p. 343.

"^ Eom. sott., p. 84, 102-103.

DE l'ancienne ROME. 397

grands personnages, persécutés par Domitien, à ce qu'on croit, comme suspe(-ts de christianisme ; de sénateurs chrétiens protégés par Septime-Sévère an commencement de son règne ; d'un édit de Valérien contre les personnes de qualité qui embrassaient la foi nouvelle ; eniin de la présence de nombreux chrétiens, jusque dans le palais de Dioclétien. Tel est le témoignage de l'histoire ; et M. de Rossi s'est convaincu, par l'épi- graphie, que là-dessus, non seulement l'histoire, mais la légende même est restée en deçà de la réalité. Il a lu *, sur des épilaphes chrétiennes des premiers siècles, les noms d'une Pomponia Graecina, contemporaine de l'empereur Claude, d'une Tompeia, d'une Octavia, d'une Cattia Clementilla, d'une Annia Faustina, d'une Ceciha Vera, d'autres dames encore, dont les noms, à eux seuls, trahissent la noble origine ; d'une Lucine, issue des Cornélius, des Cecilius ou des Emile; enfin d'autres membres illustres de la famille des Fabius.

Il semblerait que depuis Constantin, lorsque le chris- tianisme fut devenu la religion de l'empire, ces noms aristocratiques auraient se multiplier sur les tombes chrétiennes à proportion de l'accroissement du nombre total des chrétiens. Mais on sait qu'au IV"* siècle l'aris- tocratie romaine accusait de son déclin cette religion nouvelle que les empereurs venaient d'asseoir sur le trône, maudissait, comme indignes de leurs aïeux.

' Rom. sott., p. 309 ss., tav. 30, 31.

398 LES INSCRIPTIONS CHRETIENNES

comme transfuges de leur caste, les Marcella, les Paula, les Fabiola, qui s'étaient converties à la voix d'un Atha- nase et d'un Jérôme ; enfin se reprenait d'un zèle in- téressé, quoique stérile, pour l'ancien culte, auquel, disait-elle, Rome avait sa grandeur, le patriciat son autorité. Bientôt enveloppée dans les désastres de l'em- pire, rançonnée, décimée par les Barbares, qui venaient successivement mettre l'assaut devant Rome, cette no- blesse finit par s'éteindre dans la dispersion et dans l'exil *. Depuis l'invasion d'Alaric, en 410, ce n'est plus que de loin en loin qu'on voit figurer sur des tombes chrétiennes ces grands noms dont Rome était fiére^ On y remarque encore celui des Boëce, dont le dernier rejeton mourut en 578.

m. Pendant que s'éclipsait ainsi l'éclat de l'ancienne aristocratie romaine, l'ascendant de la hiérarchie ecclé- siastique croissait de jour en jour. Le titre de prêtre, qui apparaît à peine sur les inscriptions des catacombes, et que M. de Rossi n'a remarqué que trois fois dans la crypte de Lucine *, s'étale bien plus fréquemment, sur- tout depuis Théodose, sous les portiques, sur les par- quets, sur les murs des églises *. Non seulement les dignitaires ecclésiastiques obtiennent, avant tous, la

^ Inscr. chr., p. 517. " Inscr. chr., p. 512. ^ Rom. sott., p. 342. •» Inscr. chr., p, 137, 314, 319, 366, 391, etc.

DE 1/ ANCIENNE ROME. 399

faveur d'y être ensevelis, mais dans ces églises, deve- nues en quelque sorte leur propriété, ils acquièrent le privilège de donner ou de vendre à d'autres des places de sépulture. Quatre ou cinq de ces concessions sont, dans l'espace de vingt ans \ constatées par des inscrip- tions tumulaires, à peu prés en ces termes : « Places « qu'Antoninus a achetées, de son vivant, de Pierre et « Fortuné, préposés à la basilique du saint apôtre « Paul'. »

Quant aux pontifes romains, quel prodigieux accrois- sement de leur autorité ou de leurs prétentions, depuis le III'"'' siècle, sur leurs tombes était encore inscrit le simple titre d'episcopus % jusqu'au IV"*, où, dans les cryptes de Saint-Pierre du Vatican, fut consacrée au pape Boniface II cette ambitieuse épitaphe : « Dés ses « premières années, soldat dévoué du siège apostolique. « plus tard consacré évêque du monde entier \ Boniface « a déposé ici son corps bienheureux, assuré de sa « glorification au jour de l'avènement de Dieu, » etc". Ce n'était donc rien moins que l'épiscopat universel auquel on le faisait déjà prétendre.

Ne concluons point de que, même à Rome, même de la part du clergé, l'autorité du siège romain obtint

' Inscr. clir., p. 440-2, 458, 496, etc.

* Inscr. chr., p. 496. » Rom. sott., p. 342.

* « Toto prœsul in orbe sacer. » ^ Inscr. chr., p. 467, an 532.

400 LES INSCRIPTIONS CHRETIENNES

dés lors une soumission sans limites. En 386, le pape Siricius avait formellement enjoint aux évêques, aux prêtres et aux diacres de toutes les Églises d'Occident de demeurer dans un perpétuel célibat, et môme de se séparer des femmes qu'ils auraient épousées avant d'entrer dans les ordres. Et cependant, sur mainte in- scription postérieure à cette époque, nous voyons men- tionner des fils et des filles de prêtres ou de diacres '. C'étaient sans doute, dira-t-on, des enfants qui leur étaient nés avant leur ordination. Peut-être ; mais que dire de l'épitaphe de Petronia, morte en 472 et quali- fiée de femme de lévite, sur une tombe reposent aussi trois de ses enfants * ? Que dirons-nous, surtout, de cette autre épitaphe, datée de 451 ^ ; « Épouse d'un « lévite (levitœ conjunx). Marie, toujours aimée, ta « mort a consterné le cœur de tous les tiens. Pleine de « gravité, de simplicité, de sagesse, épouse chaste et « fidèle, tu as obtenu du moins l'accomplissement de « tes vœux ; ton mari et tes enfants te pleurent, la mort

« ne t'a ravi aucun d'eux » Et au-dessous, faisant

suite à la même inscription, se trouve l'épitaphe du mari, mort en 474, et qualifié de premier lévite du siège apostolique. Admettons que cette charge équivalût

' Inscr. chr., p. 319, 469, etc.

* Inscr. chr., p. 371. Voyez de même, dans Orelli, Inscript, latin., T. II, p. 362, l'épitaphe de « Licinia Deo Christo devota, Theodoto diaconi juncta. »

'^ Inscr. chr., p. 331.

DE l'ancienne ROME. 401

au simple diaconat, voilà un diacre dont l'infraction à la loi du célibat est non seulement constatée, mais publi- quement, et à la vue de tous, inscrite sur le marbre, dans l'église repose son corps. Nous savions bien quelle résistance cette loi contre nature rencontra pen- dant longtemps. Mais nous ne savions pas que les pier- res mêmes l'eussent constatée.

IV. Du reste, si le célibat forcé avait encore de nom- breux adversaires, le mérite du célibat volontaire et, en général, de tout renoncement qu'on s'imposait par principe d'ascétisme, n'en était que mieux reconnu. Plus on approche du moyen âge, plus on découvre de tombes sont inscrits des noms de « servantes de Dieu, » de « vierges consacrées*, » se trouve glo- rifié le souvenir de celles qui ont fidèlement gardé leur vœu, soit en dehors, soit dans les liens mêmes * du ma- riage.

Par le même principe, croissaient de jour en jour les honneurs prodigués aux martyrs. Depuis Constantin, on ne se contentait plus des visites furtives faites une fois par année à leurs tombeaux. Pour la multitude, toujours

* « Ancilla Dei, famula Dei, virgo sacra, » etc. Rom. sott., p. 330, 338. Tav. 25, n. 2. Inscr. chr., p. 133, 325, 479.

« Vixit inlibata cum virginio suo, ann. VI, » épitaphe d'une femme mariée. Rom. sott., p. 342, Tav. 31, n. 13. De même, « Celsus Eutropius compari suse quae semper mecum benè vixit,... quae vixit ann. XXXI... et fecit cutn virginio suo ann. X. Ibid. Tav. 29, n. 1.

26

402 LES INSCRIPTIONS CHRÉTIENNES

plus nombreuse, toujours plus fervente, qui s'y rendait, on agrandit, on décora leurs cryptes, on élargit les es- caliers qui y conduisaient, les soupiraux qui les éclai- raient et les aéraient ; on sortit les corps des saints des niches ils avaient été primitivement déposés, on les transporta dans d'élégants sarcophages, on célébra dans de pompeuses épitaphes leurs exploits et leurs mira- cles. Les pèlerins venaient en foule implorer leur inter- cession, se recommander à leur assistance. On voit encore, grossièrement gravés sur le stuc, les vœux qu'ils leur adressaient : « Saints martyrs, souvenez- « vous de Denise et d'Épaphis. Demandez que Vere- « cundus et les siens aient une navigation heureuse. « Obtenez le repos pour mon père et pour mes frères * , << Saint Sixte, souviens-toi de moi dans tes prières!» Les plus dévots recueillaient de l'huile de leurs lampes sépulcrales, ou les parfums qui transsudaient de leurs tombes, et qu'ils croyaient imprégnés d'un pouvoir sur- naturel ^

V. Nous pouvons suivre de même, dans les deux ouvrages de M. de Rossi, les progrés de l'introduction, dans l'Église, de ces arts dont, à l'exemple des Juifs, elle avait d'abord négligé ou proscrit l'emploi.

Quelques emblèmes allégoriques des plus simples : la

' Rom. sott., p. 253-4.

^ Rom. sott., p. 175 ss.. 283.

DE l'asciekne ro>ie. 403

feuille de lierre, symbole de Téternité ; l'ancre, image de l'espérance ; la colombe et le rameau, emblèmes du salut; la lyre, symbole de la joie chrétienne ; l'Alpha et l'Oméga de l'Apocalypse; le poisson, figurant le bap- tême, en même temps que lés lettres de son nom (khlhus) formaient, en grec, les initiales du nom de Jésus-Christ*, voilà les seules images qu'on trouve sur les plus anciens tombeaux chrétiens *. Depuis le triom- phe de l'Église, d'autres viennent s'y ajouter: le mono- gramme de Christ, tel qu'il avait brillé sur l'étendard victorieux de Constantin *, la croix, les palmes, les cou- ronnes, le cep de vigne avec ses sarments, l'image du bon pasteur, les éléments eucharistiques, la figure du défunt, les bras étendus dans l'attitude de la prière *, plus tard, divers sujets tirés de la Bible, la tentation d'Adam, le sacrifice d'Abraham, Moïse frappant le ro- cher, Jonas, Daniel avec les lions, la scène de la nati- vité, Jésus au milieu des apôtres et des évangélistes, les agapes, etc., sont sculptés sur les sarcophages, ou peints à fresque sur les parois et les plafonds des cham- bres sépulcrales * .

D'autres sujets qui s'y trouvent représentés de même.

* lesus Cflristos THéou Uios Sôter. Jésus-Christ, fils de Dieu, Sauveur.

' Inscr. chr. passim. Maio, Scriptt. vett. coll. t. 5, passim. Bheiicald, Chr. archaeol. pi. 2. ' Rom. sott., p. 28.

* Inscr. chr.. p. 120, 188, 243. '= Rom. sott., p. 268.

404 LES JNSCRIPTI0N8 CHRETIENNES

ne laissent pas d'exciter un peu d'étonnement. Passe pour Orphée, apprivoisant les animaux sauvages : l'al- lusion est facile à saisir; mais que veulent dire, sur des sarcophages chrétiens, ces hippogryphes, ces dauphins nageants S ce trident de Neptune, ces génies foulant la vendange, ces chasses, ces combats d'athlètes, ces mas- ques de théâtre, Ulysse charmé par les Syrènes * ? Et, sur le plafond de chambres sépulcrales, que signi- fient ces figures dansantes, ces génies ailés agitant le thyrse, la panthère et le bouc, Thésée et le Minotaure? Des antiquaires trop ingénieux n'ont pas manqué de chercher ici encore et de trouver, par conséquent, des allégories sublimes. Notre auteur me semble en avoir mieux jugé, lorsqu'il a vu dans ces bas-reliefs mytholo- giques, ou, comme Raoul-Rochette, des dépouilles de sépulcres païens ', ou bien plutôt des ouvrages pris tout achevés, tels qu'on les trouvait dans l'atelier des sculp- teurs *. Témoin cette scène bachique qu'on a décou- verte sur une des faces d'un sarcophage, mais tournée du côté de la paroi *. Ne put-on employer aussi, pour la décoration des cryptes, le pinceau d'artistes exercés à des œuvres d'un tout autre genre? L'art, dit-on, n'a pas de drapeau. Les peintres de Rome, à qui l'ou-

' Rom. sott. ïav. 30, n. 3. Inscr, chr., p. 72, 76.

■•' Rom. sott. Tav. 30, n. 1, 3, 5, 7, etc.

^ Baoul-Bochette. Acad. d. Inscr., T. XIII, p. 171 ss. 699 ss.

^ Rom. sott., p. 343. Inscr., chr., p. 20.

* Rom. sott., p. 344. Tav. 30, n. 8.

DE l'ancienne ROME. 405

vrage commençait à manquer dans les édifices païens, mettaient leur talent au service de l'Église ', et, entraî- nés par leurs réminiscences classiques, reproduisant les types qui leur étaient le plus familiers, commettaient parfois d'étranges dissonances.

Mais depuis quand l'Église se réconcilia-t-elle ainsi avec les arts plastiques ?

Parmi les fresques des catacombes, il en est que >l. de Rossi attribue sans hésiter au IV""* siècle ' , à l'épo- que où Damase faisait orner les sépultures des martyrs. Mais il en est d'autres, d'un goût si pur, qu'il est tenté de les rapporter au l" siècle, au II""" au plus tard, à l'époque à peu prés de celles d'Herculanum, ou des Thermes de Titus *. L'art chrétien serait ainsi, selon lui, de date assez ancienne. Son autorité, sans doute, est grande en cette matière ; je me demande, néanmoins, si c'est un fait inouï dans les époques de décadence que l'imitation, plus ou moins réussie, d'anciens chefs- d'œuvre ? si le pape Damase, qui fit graver si magnifi- quement les épitaphes des martyrs qu'il avait compo- sées, ne put trouver de même des peintres assez habi- les pour copier les fresques en question? En tout cas, je ne puis oublier les déclarations si connues de quel-

' Baotd-Eochette (Acad. d. Inscr. T. XIII.), de Bémusat (1. c, p. 867), la Rev. d'Edimb. (p. 93) et M. G, Boissier (1. c, p. 109) sem- blent se prononcer dans le même sens.

" Rom. sott., p. 260 et pass.

' Rom. sott., p. 340.

406 LES INSCRIPTIONS CHRETIENNES

ques anciens Pères, constatant larégugnance de l'Église primitive pour les représentations visibles des objets de la foi, répugnance qui ne céda, qu'après la conver- sion de l'empire romain, aux besoins ou aux exigences des nouveaux prosélytes*.

Ainsi que l'observe un voyageur anglais, dans les catacombes le crucifix est inconnu ; la première tête de Christ qu'on y trouve représentée est probablement du IV™^ siècle. Une seule figure de femme, tenant un en- fant, a pu être prise, et sans preuve encore, pour celle de la Vierge. De même on n'y voit aucune auréole au- tour de la tête des saints, aucune mention de leurs légendes, aucune allusion ni à la confession, ni à l'ex- trême-onction, ni à aucun autre sacrement qu'au bap- tême et à l'eucharistie, ni aux peines du purgatoire, abrégées par les prières ou les offrandes pour les morts ^

VI.^Enfin, rien de plus simple, rien de plus laconi- que, dirons-nous encore, que le style épigraphique chrétien des trois premiers siècles*. Au nom du défunt,

' « On ne saurait affirmer, dit M. de Rémusat (1. c.,. p. 862), qu'au premier siècle de l'Église, l'usage ou même l'idée de retra- cer les personnes, les choses ou les événements de la religion fût en grande faveur... Il semble que les premiers chrétiens, outre le spiritualisme de leur culte, durent partager à cet égard les scru- pules des Juifs. »

« Edinb. Rev., 1. c, p. 110.

* Inscr. chr., p. 1-32. Rom. sott., p. 341.

DE l'aXCIENXE ROME. 407

à la mention du jour de sa mort ou de sa sépulture, s'ajoutait quelque courte formule telle que celles-ci : a En paix. Relire du monde. Reçu auprès de M. Dieu. Rappelé par les anges. Admis parmi les « saints. Ou bien encore : « Vis en Dieu ! Vis « en Christ ! Douce àme, tu vivras* ! La paix soit « avec toi ! Dieu donne le rafraîchissement à ton « âme ! » Voici quelques-unes des plus développées, toutes en grec qui ont été recueillies dans les cata- combes : « Un père à son enfant plus doux que la lu- « mière et que la vie? A Marcia, ma compagne, objet « d'un éternel souvenir, et maintenant dans son repos ! « A ma « douce nourrice, reçue jiarmi les saints ! « Ici repose la chair de Julie Evareste, aimée de Dieu, « pendant que son âme, renouvelée par l'esprit de « Christ et revêtue d'un corps d'ange, s'est élevée « avec les saints au royaume céleste ' ! »

Après Constantin, lorsque les catacombes sont ouver- tes et deviennent plus fréquentées, surtout lorsque les sépultures se transportent autour ou dans l'enceinte des églises, l'épigraphie se complique et revêt un nouveau caractère '. On tient à faire connaître au public non plus seulement le nom, mais l'âge du défunt; non plus le

* OreUi, Inscr. lat., n. 4867-8. Sur le graffito d'un pèlerin, on lit cette touchante apostrophe : « Vis en Dieu... Oui, tu vivras, ô Sophronie! »

* Inscr. chr., pref., p. CXVI.

* Inscr. chr., p. 64 et passira,

408 LES INSCRIPTIONS CHRETIENNES

jour, mais plutôt l'année de sa mort, désignée à la ro- maine, d'après les consuls en charge, ou les années du règne des empereurs, bien qu'au Vr"" siècle l'ère chré- tienne fût déjà en usage; on rappelle son rang, on énu- mére ses titres * ; on y joint des formules d'éloges et de regrets, plus ou moins empruntées aux païens et trop chargées de superlatifs pour être toujours sincères ; on retrace, en alexandrins ou en distiques pompeux, ses mérites, ses vertus, les traits honorables de sa vie.

Dans le nombre, je l'avoue, il est quelques-unes de ces épithaphes qui, pour l'élégance de la forme et la vérité du sentiment, sont dignes d'être citées. Telle est celle d'un sénateur Trajanus, mort en 533, recueillie dans l'église de Saint-Celse : « Par la noblesse de ton « âme, ô mon fds, tu relevais l'éclat de ta race ; à l'au- « torité du juge qui se fait craindre, tu joignais la bonté « qui se fait chérir, à la dignité du chef la simplicité du « soldat. Déjà Rome te préparait les faisceaux consu- « laires. Tu étais fidèle dans l'amitié, passionné pour le « juste et pour l'honnête, doux, humble, affable, pieux, « ami de la paix. Oh ! de quels biens en toi le sort en- « nemi m'a privé ! Le Lévite ton père, tes enfants, ta « fidèle épouse, toute ta maison, enfin, répand sur toi « les plus justes pleurs'* . » Citons encore l'épitaphe du jeune Boëce, enlevé à son père à l'âge de douze ans*.

' Insc. chr., p. 65, etc. ^ Inscr. chr., p. 469. ^ Inscr. chr., p. 512.

DE l'aNX'IENNE ROÎiE. 409

« 0 mon fils, l'impitoyable mort a empêché tes mérites « de croître avec les années. Ornement du Forum, dès « tes premiers vers, les docteurs admirèrent en toi un « poète déjà formé. Tout jeune que tu étais, tu l'em- « portais, par ta gravité, sur les hommes les plus illus- « très de ta race. Étranger à tout luxe, à toute vaine « pompe, tu n'aimais que la science, tu n'avais d'ar- « deur que pour les vers. Les monuments que tu nous « laisses de ton mérite sont pour nous la source d'une « éternelle douleur. Ta mère, après t'avoir perdu, n'a « plus songé qu'à te suivre. Trente mois après, sa dé- » pouille s'est réunie à la tienne. Garde-nous encore « une place, et qu'une même tombe nous abrite tous « trois ' ! »

Dans ces expressions touchantes de la douleur pater- nelle, ne reconnaissez-vous pas, cependant, les préoc-

L'épitaphe suivante, de l'an 534, consacrée par un fils à son père, âgé de soixante-dix-sept ans, mérite d'être transcrite dans l'original :

Heu memorande pater, longi mihi causa doloris ;

Et quîerenda nimis cunctis tua grata senectus.

Te carum soboles, te fixum sensit amicus,

Te levitas torvum, dulcem cognovit honestas.

Turpia castigans, vivens cum conjuge castâ.

Actibus urbanis miscebas gaudia ruris,

Ut tua plus gemino fulgeret vita labore.

Nam meritum mors ipsa docet, quam pectore laeto

Optasti in manibus filiorum ssepe tuorum

Sumere, et amplexu dulci tenuare nepotum.

Adfuit his votis excelsi gratia Christi ;

Félix vita fuit, felix et transitus ipse.

410 LES INSCRIPTIONS CHRETIENNES

cupations d'àmes romaiaes pour le moins autant que chrétiennes * ? Ne les reconnaissez-vous pas mieux en- core dans l'épitaphe de ce jeune enfant qui, le ving- tième jour de la Lune, aux Ides de Mai, sous le signe du Capricorne, n'avait pu, croyait-on, échapper à son des- tin ^ ? Comme ces vieilles racines qui persistent dans im champ ensemencé à nouveau, comme ces sauva- geons vivaces qui repoussent obstinément sous la greffe, dans Rome convertie, l'ancien génie romain perce encore de toutes parts ; il survivra durant tout le moyen âge; au XV'"^ siècle, il inspirera les travaux de l'Acadé- mie romaine et répandra sur les œuvres de la Renais- sance une teinte prononcée de paganisme.

VIL Toutefois, gardons-nous de croire, que dans les temps qui nous occupent, l'esprit chrétien fût complète- ment étouffé sous ses étreintes. En comparant en- semble les inscriptions de Rome païenne et de Rome chrétienne, si nous voyons l'une aussi bien que l'autre louer chez les hommes la justice, la générosité, l'inté- grité, la sagesse ; chez les femmes, la douceur, la chas-

' On lit de même, sur la tombe d'un jeune Diomède, mort en 433 : « Ortus inlustri familià... nobilis... in eloquio latiari excel- lens... omnibus carus, moribus probus, decus suorum, » etc. Sur celle d'un frère et d'une sœur morts le même jour. « Quos uno Lachesis mersit acerba die... Tsenareos crudo funere vidit aquas...» (Inscr. chr., p. 310). Sur celle de Petronius, mort en 528 : « De- ficis ad mânes. » [Ibid.)

^ Inscr. chr., p. 92.

DE l' ANCIENNE ROME. 411

teté, la fidélité conjugale, à côté de ces vertus, tandis que tel époux païen vante les grâces, les talents de son Érysine, tel autre la beauté de sa Lyda, « pour « qui se passionnaient, dit-il, les hommes et les « dieux * , » nous voyons l'époux chrétien célébrer chez sa compagne des qualités plus solides: « Placita, « fidèle à Dieu, douce à son mari, nourrice de ses en- « fants, amie des pauvres', humble envers tous, an « cœur paisible et pur, ayant en horreur le mal ^. »

Mais ce que vous cherchez sans doute avant tout dans la comparaison de ces monuments funéraires, c'est le point de vue sous lequel les uns et les autres faisaient envisager la mort.

Quels sont à ce sujet les emblèmes qui figurent sur la plupart des tombes païennes? Des génies éteignant leur flambeau, des chasses impitoyables, des combats à outrance, de tendres biches dévorées par des lions. Je me souviens d'avoir vu, en bas-relief, sur une tombe à Pompéi, un navire dont on repliait les voiles *. L'image était gracieuse, assurément ; c'était le terme du voyage : mais quel était le port ? Sans doute le pâle et froid sé- jour des ombres. « Que la terre te soit légère' î

' Orelli. T. II., n. 4853-7.

' Ces épithètes caractéristiques « Amator, amatrix pauperum, » se trouvent sur plusieurs tombes chrétiennes.

' Orelli. n. 4657. Voyez de même l'épitaphe de Turtura, trouvée à la villa Borghèse. Inscr. chr,, p. 423.

* Voyez l'élégante reproduction de ce bas-relief dans Lébreton : Pompeïa et Herculanum.

* Orelli, n. 4794, 4833-8 et passim.

412 LES INSCRIPTIONS CHRETIENNES

« Que les mânes te soient indulgents 1 » Tel est le triste vœu que nous lisons sur mainte pierre sépulcrale. Que d'amertume dans ces regrets d'une épouse : « Liés l'un « à l'autre, dès l'enfance, par l'engagement d'un mu- « tuel amour, nous n'avons vécu ensemble que peu de « temps, et, au moment nous allions jouir de notre « union, une main cruelle nous a séparés. Mânes sa- « crés I je vous recommande Sempronius. Soyez pour « lui cléments ! Que je le voie pendant les heures de la « nuit, et veuille ma destinée que j'aille bientôt le re- « joindre ' ! » Ailleurs, ce sont des enfants que l'on pleure comme perdus pour jamais : « Dans ce sépulcre, « arrosé des larmes d'une mère, repose ma chère « Lucine, enlevée à la fleur de ses ans. Oh ! si son « esprit pouvait renaître à la vie, pour être témoin de « ma juste douleur^ « A Feliculus Crescens, « mon doux enfant, mon cher nourrisson, mes délices, « éternel adieu ! Il a vécu six ans. Un destin jaloux lui « a refusé de plus longs jours*. » Ailleurs encore, sur le sépulcre d'une famille moissonnée par quelque fléau : « A CampiUus, soldat manipulaire, à Festa, sa sœur, à « Rufin, son neveu, à Mercula, sa femme, à Albane, « son doux enfant, qu'en un seul jour les dieux irrités « ont plongés dans l'éternel sommeil, Claudius a dressé

* Orelli. n. 4775. 2 Orelli. n. 4833.

' Orelli. n. 4748. Feliculus {petit chat): Nom de tendresse que les Romains donnaient à leurs enfants. Ailleurs : Felicula.

DE l'anx'ienne uome. 413

« ce tombeau ' . » « Hermodore et Julienne à leur « fils, jeune homme plein d'espérance, à qui le destin « malfaisant les condamne à survivre. » « Moi, « Procope, fait-on dire à une jeune fille de vingt « ans, j'élève les mains contre le dieu qui m'a en- « levée encore innocente M » Partout, en un mot, le sentiment de l'irréparable, partout le désespoir, partout la plainte amére qui va jusqu'à l'impréca- tion.

Aimeriez-vous mieux ces maximes banales : « Le « temps et nos vœux nous trompent, la mort se rit de « nos craintes, ce n'est pas vivre que de trembler tou- « jours*. » « Midon ! Nul n'est immortel : Hercule y< lui-même a subi le trépas * ! * Ou bien préférez-vous cette indifférence affectée : « J'ai vécu comme j'ai voulu. « Pourquoi suis-je mort ? Je ne sais ' ! » Ou ce défi au néant : « Je n'étais point, je suis, je ne serai plus : « que m'importe ' ? » On enfin ce triste accès de gaîté : « Mon rôle est fini ; bientôt ce sera le vôtre : « adieu et applaudissez M ! » Désolation d'un côté ; de l'autre, ironie, digne pendant des obsèques païennes,

> OrelH. n. 4796. Voyez de même n. 4579, 81, 4622, 31, 4748. » Orelli. n. 4793. " Orelli. n, 4846.

* Orelli. n. 4765, 4868.

* Orelli. n. 4812.

" « ^terna domus. Non fui, sum et non ero. Non mihi dolet. » Ordli. n. 4811. ' Orelli. n. 4813.

414 LES INSCRIPTIONS CHRETIENNES

OÙ, aux complaintes et aux cris des pleureuses, se mê- laient les bouffonneries des histrions ^ !

Chez les chrétiens, combien plus à la fois de gravité et de sérénité en présence de la mort 1 Les hymnes de paix et d'espérance que l'Église faisait chanter aux funé- railles de ses enfants semblent avoir inspiré les paroles et les emblèmes inscrits sur leurs tombes. Les regrets ne sont pas moins vifs, les témoignages d'affection moins touchants, la douleur de la séparation moins sen- tie ; mais rarement s'y mêlent le murmure, moins encore le désespoir, jamais l'imprécation, ni le blas- phème. Au lieu des symboles de l'anéantissement, le lierre toujours vert, l'ancre de la foi, la palme de la victoire, la colombe messagère du salut, le navire cin- glant à pleines voiles vers le port \ Au lieu du sommeil éternel, le repos en attendant la résurrection'. Sur quelques épitaphes, il est vrai, cette attente est sous- entendue, plutôt qu'exprimée ; sur d'autres, on aimerait la voir mieux fondée que sur le rétablissement d'une chair corruptible, le bonheur futur mieux garanti que par des mérites de convention, ou par la protection des

* Adam. Antiq. rom., p. 318.

'' Maio. Scriptt. vett. nov. coll. T. V, p. 546. Lebreton. Pompeïa et Herculanum, p. 82-3. Saoul- Bochette, 1, c. p. 220 s-

^ Inscr. chr., praef. p. CXV. De même ailleurs : « Corpus pace quietum. Hic est sepultura donec resurgat ab ipso. Expec- tatque Deum, superas quo surgat ad auras. Proxima sed Christo sidéra celsa tenet. Vos equidem nati, cselestia régna videtis. Hic dormit in sorano pacis Severiauus, cujùs spiritus in

UE l'ancienne ROME. 415

saints '. Mais, du moins, la mort ne s'y présente plus sous son ancien et redoutable aspect. Ce n'est pins cet arrêt d'un destin aveugle ou de divinités ennemies, ce gouffre s'engloutissent toutes les espérances et toutes les joies, ce spectre hideux, sujet d'épouvante pour les uns, pour les autres objet de ridicule bravade. C'est, comme nous le lisons sur tant de tombes chrétiennes, la « vie en Dieu » qui commence, ou plutôt qui continue, croît et se développe pour l'àme fidèle ^ ; c'est le moment de son essor vers le ciel ; c'est le passage ténébreux qui la conduit à la lumière, c'est la patrie après l'exil, c'est le retour auprès d'un père et de frères bien-aim«s, auquel il faut se préparer par un redoublement de foi, d'obéis- sance et d'amour.

Ces hautes leçons, ces vives espérances que le chris- tianisme apportait au monde, le monde romain, vous le voyez, commençait, quoique imparfaitement encore, à se les approprier. D'autres documents nous l'attes- taient déjà ; les monuments que nous venons d'interro- ger nous en convainquent mieux encore. jN'en eussions- nous retiré que cette seule instruction, ce serait assez,

luce Domini susceptus est. Inscr. chr., p. 141, 192, 334, 406, etc.

* « Sanctis pro meritis et opéra tanta pro factis ad alta vocaris. Quintilianus homo Dei, confirmans trinitatem, amans castitatem, etc. Florus plus erga martyres, Insignis meritis. » Inscr. chr., p. 88, 130, 145, 331, 403, etc., etc.

'^ « Ne pleurez pas celle qui vit en Dieu. » Inscrip. chr., p. 371 et passim.

416 LES INSCRIPTIONS CHRÉTIENNES

me semble-t-il, pour remercier l'illustre auteur du Recueil nous l'avons puisée.

Mais rendons-lui grâce aussi pour les lumières qu'il a répandues sur le sujet important et, avant lui, si peu connu, de « Rome souterraine. »

Je n'oserais, à vrai dire, assurer que tout le monde lui en ait su le même gré. Lorsque, dans le domaine religieux surtout, on s'est habitué à considérer quelque objet sous un certain jour, on souffre avec peine de le voir présenté d'une manière différente quoique plus fidèle. On accuse l'analyse d'être desséchante, la réalité prosaïque, le fruit de l'observation et de la science mor- tel à l'enthousiasme. Que d'illusions ne se faisait-on pas sur les catacombes? « On croyait généralement, dit « M. de Rémusat\ et sans doute on croit encore, que « c'étaient d'anciennes carrières creusées par les Ro- « mains;.... que les premiers chrétiens, lorsqu'ils se « virent trop nombreux ou se sentirent trop menacés « pour se réunir avec sûreté dans les maisons particu- « hères, cherchèrent un asile dans ces vastes et obscu- « res retraites et s'y firent peu à peu une église clan- « destine ils entendaient la parole évangélique, « chantaient les louanges de Dieu, recevaient les sacre- « ments et rendaient les derniers devoirs à ceux de « leurs frères que la nature ou la persécution arrachait « de leurs bras. Les catacombes étaient donc à la fois

' Un musée chrétien à Rome, 1. c, p. 847.

DE l'aXCIE^'XE ROME. 417

« les refuges, les temples et les tombeaux des premiers « fidèles. C'était toute une cité chrétienne cachée dans « les entrailles de la ville éternelle. » De nos jours, que de fois encore n'entend -on pas dire avec emphase : « L'Église a vécu trois siècles dans les catacombes et en est sortie triomphante ; elle peut y rentrer et en res- sortir dans les mêmes conditions. » Combien, de même, ne s'exagérait-on pas le nombre des martyrs ensevelis jadis dans ces lieux funèbres! une inscription, placée par les papes à l'entrée du cimetière de Saint-Sébastien, en portait le chiffre à 174,000 ; on allait jusqu'à mon- trer auprès d'eux les instruments de leur supplice, les vases qui avaient contenu leur sang.

Or, voici un savant, ami dévoué du saint-siège, mais avant tout esclave de la vérité, qui, par l'autorité de faits indiscutables, renverse tout cet échafaudage. Non, nous permet-il de dire, ni dans ces étroits corridors, ni dans ces chambres exiguës, enfumées par les lampes sépulcrales, remplies d'émanations cadavéreuses, la société chrétienne n'a pu vivre trois siècles : à peine un être humain y eût-il vécu trois jours. Ce n'est que très passagèrement que les chrétiens ont pu y chercher un refuge, et pour un très petit nombre d'assistants seule- ment que le culte pouvait s'y célébrer. Non, pouvons- nous ajouter, les tombes des martyrs ne s'y comptent point par milliers. Mais, sur des millions, on y rencon- tre par milliers des tombes anonymes, par milliers aussi

des tombes inscrites de noms obscurs ; celles des mar-

27

418 LES INSCRIPTIONS CHRÉTIENNES

tyrs reconnus n'y figurent que dans une proportion beaucoup plus faible : ce qu'on a pris pour des instru- ments de torture ou de supplice était simplement des outils indiquant le métier du mort, ou des ustensiles à son usage * ; ces fioles que le cardinal Maio prétendait tachées de leur sang ^ contenaient simplement le résidu du vin de l'Eucharistie ; la preuve, ce sont ces deux mots qu'on lit en grec sur plusieurs d'entre elles et qui, sans doute, ne s'adressaient point à des buveurs de sang : « Bois et tu vivras ' ! »

Bref, voilà le roman des catacombes détruit, et l'histoire vraie mise à sa place. Et voilà éva- nouis du même coup, dira-t-on, tout l'intérêt, tout le prestige qui s'attachaient à ces souterraines de- meures.

Je ne sais ; mais saint Jérôme * ne pensait pas ainsi lorsque, jeune étudiant à Rome et ne songeant guère alors au culte qu'il devait aux saints, non plus qu'à le devenir un jour lui-même, il faisait le di- manche, avec ses amis, des descentes dans les cata- combes, dont le silence et la sombre horreur, en lui donnant le frisson, lui rappelaient de beaux vers de son Virffile*.

'S'

' Baoul-Bochette, 1. c, p. 248 ss., 255 ss.

'^ Maio, 1. c. Epitaphia martyr, passim. « Vas cum sanguine. »

* Pie, Zèsès. Raoul-Rochette a relevé la même erreur, 1. c, p. 241 et pass., 77 ss.

* Comm. in Ezech.

" « Horror ubique animos, simul ipsa silentia terrent. »

DE l'ancienne ROME. 419

Moins sensible que lui peut-être à l'attrait de ces classiques souvenirs, je le suis d'autant plus, je l'avoue, à celui de la vérité historique. Jamais objet vraiment digne d'admiration a-t-il été déparé par les clartés de la science ? Depuis que Keppler et Newton ont reconnu la loi qui règle le cours des astres, les cieux racontent- ils moins la gloire de Dieu ? Notre globe est-il une œu- vre moins belle, depuis que nos géologues déchiffrent couche par couche et, en quelque sorte, feuillet par feuillet, l'histoire de ses révolutions ? Et, pour revenir à notre sujet, ces hypogées excavés durant quatre siè- cles pour recevoir la dépouille des chrétiens les plus obscurs comme les plus illustres, silencieusement visités par la douleur, consacrés par les larmes et les prières de tant de pères, de fils, d'époux et d'amis, ont-ils perdu leur prestige pour l'âme religieuse? La physiono- mie des martyrs, dépouillée de leur nimbe fabuleux, en devenant plus humaine, n'est-elle pas pour nous plus sympathique, et les plus humbles traits de leur sainte vie plus merveilleux que les miracles apocryphes opérés sur leurs tombeaux ? Quelle poétique fiction vaudra ja- mais la poésie de l'histoire ?

Que la science, donc, ne cesse point de revendiquer ses droits ; qu'elle poursuive hardiment le cours de ses investigations. Qu'armée, à la fois, de patience et d'ar- deur, elle s'élance librement dans le champ infini de l'espace et du temps que Dieu ouvre à sa curiosité, sans craindre de décolorer jamais, par la recherche exclu-

420 LES INSCRIPTIONS CHRÉTIENNES.

sive du vrai, un monde inépuisable en merveilles ; et, si parfois elle s'égare, ses méprises involontaires seront plus aisément redressées que les erreurs tenaces se complaisent la routine et le préjugé.

LE CIMETIÈRE DE CALLISTE

LE CIMETIÈRE DE CALLISTE

Cav. DE Rossi, Roma totUrranea eristiana. Tomo II, con Atlante e 67 tavole. Roma, 1867, in-fol.

Pour un siècle voué, comme le nôtre, à l'étude sé- rieuse de l'histoire, l'extrême rareté des documents qui nous restent sur les premiers siècles du christianisme donne un haut prix aux monuments de l'épigraphie chrétienne, découverts et récemment recueillis dans di- vers ouvrages ^ et surtout dans ceux de >i. le cheva- lier de Rossi, Jnsniplions rhréliennes île ki ville de Rome, et Rome souterraine.

Dans le premier volume de ce dernier ouvrage, dont j'ai déjà rendu compte, dans une lecture à l'Athénée de Genève, M. de Rossi annonçait qu'indépendamment de la crypte de Lucine, le cimetière de Calliste, dont

' Lu à la Société d'histoire et d'archéologie de Genève, en 1869.

- E. Leblant, Inscriptions chr. de la Gaule avant h huitième siècle, 2 vol. in-4'', 1856-1865, et pi.— Manuel d'épigraphie chrét., 1 vol. in-12. Paris 1869.

424 LE CIMETIÈRE DE CALLI8TE.

elle forme en quelque sorte le vestibule et le point de départ, renfermait onze autres vastes groupes de ga- leries et de chambres sépulcrales, qu'il se proposait de décrire avec le même détail.

M. de Rossi a tenu sa promesse. Dans ce deuxième volume, contenant plus de 500 pages in-fol., et accom- pagné de nombreuses planches gravées avec luxe, il décrit dans toute son étendue, au moins dans tout ce qu'il a été possible d'en déblayer jusqu'à présent, le cimetière souterrain dit « de Calliste. »

En parcourant ce magnifique ouvrage, fruit de tant de laborieuses recherches et riche de tant de pré- cieuses indications, puis en songeant que ce n'est que le début d'une œuvre qui doit embrasser également toutes les autres catacombes de Rome, on ne sait qu'ad- mirer le plus, de la hardiesse d'une aussi colossale en- treprise, de l'infatigable persévérance avec laquelle elle est poursuivie, de l'ardente curiosité avec laquelle cha- que tombe, chaque pierre y est examinée, interrogée, de la masse incroyable de connaissances diverses mises à profit pour leur interprétation, de la perspicacité, enfin, disons mieux, du génie qui fait jaillir tant de clar- tés de ces sombres et tortueux labyrinthes.

Du savant archéologue auquel nous devons ces dé- couvertes, notre reconnaissance doit s'étendre au géné- reux pontife qui, depuis plus de vingt années, ne cesse de leur prodiguer ses encouragements. Ce sera là, n'en doutons point, le vrai titre de gloire du règne de Pie

LE CIMETIÈRE DE CALLI8TE. 425

IX. Si la postérité ne lui sait gré ni de ses concordats, ni de son Syllabus, ni de son décret sur l'Immaculée, ni des douteux exploits de ses zouaves, si elle lui reproche à bon droit d'avoir laissé stérilement enfouis dans les archives et la bibliothèque du Vatican nombre de tré- sors précieux pour la science, elle louera d'autant plus la libéralité dont il a fait preuve pour l'ouverture et l'exploration des catacombes.

Analyser en peu de mots une publication de cette importance, c'est ce que personne assurément ne peut attendre de nous. M. de Rossi lui même a compris la peine qu'aurait le commun de ses lecteurs à le suivre dans tous les détails de son œuvre, et il a pris soin de résumer pour eux dans un certain nombre de chapitres les principales conclusions ses recherches l'ont con- duit. De ces chapitres et de quelques autres, nous extrairons nous-mème les faits qui nous ont le plus frappé, ajoutant ainsi de nouvelles remarques à celles que nous avons présentées ailleurs.

Et d'abord, quel est ce pape Calliste qui a donné son nom au cimetière en question ?

On n'avait sur lui que des données fort vagues, lors- qu'on 1842 fut découvert en Grèce et publié d'abord en Angleterre, sons le titre de Philosophoumena , un traité des hérésies des premiers siècles*. Ce traité, faussement

' Miller, Origenis philosophoumena. Oxf. 1851, in-8» Dunoker, Refutatio omnium hœreseon. Leipz. 1859, gr. lat., m-8".

426 LE CIMETIÈRE DE CALLISTE.

attribué d'abord à Origène, mais bientôt reconnu par la plupart des critiques pour l'œuvre de saint Hippolyte, évêque de Port-Romain et martyr vers 236, sous Maxi- min-le-Thrace, contient à propos des disciples de l'hé- rétique Noët, de singulières révélations sur Calliste.

D'après ce récit, que j'abrège, Calliste \ esclave d'un chrétien nommé Carpophore, ayant reçu de lui quelque argent à faire valoir, ouvrit à Rome une banque plu- sieurs de ses coreligionnaires déposèrent d'assez fortes sommes. Mais bientôt, soit par imprudence, soit par infi- délité, cette banque vint à faillir, et Calhste, accusé d'en avoir détourné les fonds, essaya de fuir. Cherchant en- suite une mort glorieuse qui le réhabilitât auprès des siens, il alla troubler la synagogue des Juifs, un jour de sabbat. Ceux-ci le traînèrent aussitôt devant le préfet de Rome, comme chrétien et perturbateur de leur culte. Il fut condamné aux mines, puis déporté en Sardaigne. Rappelé peu après, avec d'autres chrétiens ses compa- gnons d'exil, par l'intervention de Marcia, favorite de l'empereur Commode, il parvint à gagner les bonnes grâces du pape Zéphyrin, nouvellement, élu qui le nomma archidiacre, le mit comme tel à la tète de son clergé, et lui confia entre autres l'intendance du cime- tière qu'il faisait creuser près de la voie appienne. Après la mort de Zéphyrin, Calliste fut appelé à lui succéder ; mais, trop fidèle à ses antécédents, il favorisa tout à

» E. Chaste], Hist. du Christ. T. I, p. 407.

LE CIMETIÈRE DE CALUSTE. 427

la fois les perfides menées des Noétiens (sorte de Sa- belliens) et le relâchement moral qui déjà commençait à s'introduire dans l'église de Rome.

On comprend l'étonnement pénible que cette biogra- phie du pape Calliste causa dans l'Église qui jusqu'alors l'avait honoré comme un saint. Plusieurs docteurs catholiques nièrent hautement que l'ouvrage fût d'Hip- polyte et l'attribuèrent soit à Caïus, soit à Tertullien. D'autres, tout en reconnaissant qu'Hippolyte pouvait en être l'auteur, soutinrent qu'il l'avait écrit dans le temps de son schisme, lorsque, épousant le parti des fanati- ques montanistes ou novatiens, il avait rompu violem- ment avec l'ÉgUse métropolitaine.

M. de Rossi qui, dans son Bulletin d'archéologie chrétienne^, a savamment discuté ce point, sans se prononcer définitivement sur l'auteur du livre, sans dé- cider entre Hippolyte et Tertullien, sans contester non plus le fond même du récit, met sur le compte de la passion les graves imputations dirigées contre Calliste par un auteur, dit-il, qui avait eu sans doute avec lui de longs démêlés sur des points de dogme et de disci- pline ecclésiastique. Il ne peut croire qu'à un homme, tel que Calliste est représenté dans les Philosophoumena, le pape Zéphyrin eût confié le poste important d'archi- diacre qui lui attribuait le maniement des deniers de l'église de Rome, et le désignait en quelque sorte d'a-

' Bulletino, 1866, p. 97, 98.

428 LE CIMETIÈRE DE CALLISTE.

vance comme son successeur, encore moins qu'il lui eût conféré la surintendance du cimetière chrétien, charge qui le constituait vis-à-vis du pouvoir civil comme le représentant de la communauté chrétienne. Il faut avouer (jue cet argument, développé avec toute l'érudition de M. de Rossi, n'est pas sans quelque force.

D'un autre côté, s'il est vrai, comme tout semble l'indiquer*, et comme le reconnaissent la plupart même des savants catholiques, que saint Hippolyte soit l'auteur des Philosophomnena , comment su|)poser qu'un homme de son caractère, qu'un futur martyr, tout mon- taniste ou novatien qu'il pût être alors, eût recueilli ou publié, même sur le compte d'un adversaire, des accu- sations si graves, quand elles n'auraient reposé sur aucune ombre de vérité ?

Du reste, rien ne nous oblige à prendre parti dans ce différend. Ce qu'a pu être ou non Calliste, avant et pen- dant son pontificat, ne changerait probablement rien à notre opinion touchant l'infailhbilité papale. L'impor- tant pour nous ici, c'est le fait, attesté par l'auteur même des Philosophoumena , du cimetière creusé du temps de Zéphvrin,sous l'inspection de son diacre Cal- liste, pour être désormais le lieu de sépulture des évê- ques de Rome.

11 s'agit donc avant tout d'expliquer pourquoi ce

' Voy. Bunsen, Hippolytus. Réville, Uevue des Deux Mon- des, 15 juin 1865, etc.

LE CIMETIÈRE DE CALLISTE. 429

nouveau cimetière fut choisi par Zéphyrin, prélërable- mentà celui du Vatican reposaient ses prédécesseurs, et c'est ce qu'a fait M. de Rossi d'une manière à la fois ingénieuse et plausible.

Cette résolution, dit-il*, fut sans doute inspirée à Zéphyrin par l'édit de Septime Sévère qui remettait en j>leine vigueur le droit précédemment reconnu aux cor- porations funéraires (collegia funeraticia) de collecter les deniers nécessaires aux ensevelissements, et de pos- séder en toute propriété les terrains acquis avec ces deniers. L'église de Rome qui, en tant que corporation religieuse non autorisée, ne jouissait d'aucun avantage pareil, avait tout intérêt à se constituer en collège funéraire, à rendre légitimes à ce titre et les réunions de ses membres et la gestion du trésor ecclésiastique provenant de leurs offrandes; enfin, en faisant de ce lieu le cimetière commun des chrétiens de Rome, à s'assurer ainsi la pleine possession d'un terrain qu'elle n'occupait jusqu'alors qu'à titre de concession particu- lière accordée à un pape de la famille des Cécilius.

De l'an 211 à 250, pendant le long intervalle de paix comparative qui précéda la persécution de Décius. le cimetière de Calliste put s'agrandir en toute liberté \ Valérien le fit occuper au profit du fisc ; mais Gallieii, son fils, le restitua aux chrétiens, qui en jouirent de

* Boni, sott., II, 371 et siiiv. 2 P. 374.

430 LE CIMETIÈRE DE CALLISTE.

nouveau sans obstacle jusqu'au temps de la persécu- tion de Dioclétien. A cette époque, pour en prévenir la profanation, ils en démolirent les escaliers, remplirent de terre les galeries du premier étage, qui ne furent rouvertes que lors de la paix publiée par Constantin. Plus que jamais depuis ce moment les pèlerins y affluè- rent. Au milieu du quatrième siècle, le pape Damase et plus tard Sixte III leur en facilitèrent l'accès et le parcours, firent élargir les galeries, construire de nouveaux escaliers, puis décorer de peintures murales * et de belles épitaphes les chambres sépulcrales consa- crées aux papes et aux martyrs. C'est que M. de Rossi a reconnu les tombes de quinze des anciens papes, depuis Zéphyrin (m. 21 8) jusqu'à Melchiade (m. 31 4) \

Auprès de ces tombes furent retrouvés les débris de la célèbre inscription du pape Damase, indiquant, comme nous l'avons dit% celles de nombreux martyrs ensevelis dans les environs.

Ici je suis porté à croire que notre auteur s'est exa- géré la portée des expressions quelque peu emphati- ques de Damase, et surtout ne s'est point assez défié de certaines légendes, d'ailleurs peu d'accord entre

' Tav. VIII et pass.

'■* P. 397. Parmi ces papes, chose surprenante, ne figure point celui qui donna son nom à ce cimetière, peut-être, dit M. de Rossi, parce que Calliste, selon une ancienne tradition, jeté par le peuple furieux dans un puits du Trastévère, fut enseveli dans le cimetière voisin (p. 373).

^ Voyez page 891.

LE CIMETIÈRE DE CALLI8TE. 431

elles, qui porteraient à cinq mille le nombre des martyrs ensevelis dans quatre stations du cimetière de Calliste. Depuis l'établissement de ce cimetière, l'histoire au- thentique ne fait mention nulle part, que je sache, d'un pareil massacre de chrétiens dans la ville de Rome. Même, lors de la persécution de Décius, la peine de mort, selon iNéander\ ne fut guère infligée qu'à des membres du clergé. Au reste, les hésitations de M. de Rossi au sujet de ces légendes autorisent pleinement nos doutes '.

Dès la première moitié du siècle de Constantin, comme nous l'avons déjà vu, les chrétiens commen- cèrent à se faire enseveUr à ciel ouvert, et déjà, un siècle après, on n'ensevelissait plus dans les cata- combes. Mais à cette époque, le cimetière de Calliste, progressivement étendu depuis le règne des Anto- nins, avait acquis un développement considérable. Il occupait une surface de plus de 300 mètres de long sur 200 de large, et en profondeur trois étages de ga- leries qui se croisaient en tous sens. M. de Rossi en a tracé le plan exact, en indiquant l'époque approxima- tive de l'excavation de chacun des groupes de cryptes et de galeries, ce qui nous permet, en les parcourant successivement, de suivre d'une génération à l'autre les changements survenus durant un intervalle de deux

1 K. Gesch., I. 199-200. * P. 156-157, 177.

432 LE CIMETIÈRE DE CALLISTE.

siècles et demi clans la population de Rome et spéciale- ment dans la Rome chrétienne.

Veut-on, par exemple, saisir les premières traces des altérations du langage qui de l'ancien latin ont fait sortir par degrés l'italien moderne, on observera sur les inscriptions tumulaires, sur les invocations tracées par les pèlerins l'orthographe de plus en plus vicieuse, la confusion de plus en plus fréquente des cas\ celle des temps, celle des lettres, l'o mis à la place de Vu{con pour cum, famola pour famula), le i; à la place du h (avete pour habete), l'adoucissement des consonnes (santo pour sancto, Suste pour Sixte, vissit pour vixil) etc.

On. peut suivre avec plus d'intérêt encore, dans la nouvelle collection des peintures des catacombes, les destinées des beaux-arts depuis qu'ils se furent mis au service de l'Église.

Laissant à part quelques portraits de l'âge byzantin*, M. de Rossi divise en trois classes les peintures qui or- nent les principales chambres du cimetière de Calliste.

Il y a d'abord les ornements décoratifs qui n'offrent aucun caractère spécialement chrétien : des dauphins, des paons, des tourterelles, des figures représentant les saisons, les unes armées du thyrse, d'autres portant des coupes de vin, des paniers de fruits, des guirlandes de

' Ex. : « sancto et innocente spirito, » pour le nominatif. 2 P. 13. Tavv. VI-VII.

LE CIMETIÈRE DE CALUSTE. 433

fleurs'. A voir, sur le plafond de certaines chambres sépulcrales, ces objets gracieux encadrés dans de légè- res arabesques, on se croirait dans quelque salon élé- gamment décoré d'HercuIanum ou de Pompéia. 11 n'eût tenu sans doute qu'à M. de Rossi de voir en tout cela d'ingénieux symboles. Mais, il n'y reconnaît que d'an- ciens sujets classiques reproduits dans ce lieu par la routine des peintres, comme ils l'eussent été partout ailleurs. De même, s'il remarque gravés sur une tombe une amphore, un miroir, un marteau, une forge, il n'y trouve que des emblèmes de la profession du défunt.

Mais il est d'autres catégories de peintures dont il est impossible de méconnaître le sens religieux et chrétien. Ce sont d'abord des peintures historiques, celle par exemple de ce confesseur de la foi devant son juge, qui se trouve représenté sur la voûte d'un arcosolium ^

Ce sont encore des figures symboliques, comme le bon pasteur au milieu de ses brebis, ou des scènes bi- bliques ', celles en particulier de deux chambres conti- guës que M. de Rossi désigne sous le titre « de cham- bres des sacrements * : » Moïse frappant le rocher, l'eau vive qui en découle, un poisson pris à l'hameçon du pêcheur, un néophyte recevant le baptême, des per- sonnages à table devant des pains et des poissons, le

' Tavy. XVIII, XX, XXV, XXVII-XXVIII. » Tav. XXI

* Tav. XVIII et pass., tav. d'agg. A.

* TavT. XIV-XVI, tav. d'agg. C, D.

28

434 LE CIMETIÈRE UE CALLI8TJE,

paralytique portant son lit, la résurrection de Lazare, les trois scènes principales de l'histoire de Jonas. Peut- être ici, trouvera-t-on un peu recherchée l'explication que notre auteur donne de ces figures et de l'ordre dans lequel elles se suivent, lorsque, au lieu de simples et naturels emblèmes de la vocation chrétienne, de la mort et de la résurrection, il y voit des symboles de la vie éternelle assurée aux fidèles par la participation aux sacrements.

Mais ce qui me frappe surtout, c'est l'imperfection, pour ne pas dire l'extrême médiocrité de la plupart de ces fresques symboliques à côté des peintures simple- ment décoratives dont nous parlions tout à l'heure. En comparant avec l'élégance de celles-ci, la lourdeur des formes, la raideur des attitudes qu'on remarque dans les autres, on ne peut s'empêcher de reconnaître com- bien les artistes de ce temps, si habiles encore dans les sujets classiques, pour lesquels ils n'avaient qu'à copier des types anciens, se montrent gauches, novices, lors- qu'ils abordent les scènes bibhques ; combien, en un mot, l'art décline tout à coup, en passant de l'école païenne au service du culte chrétien. Y verrions-nous pour celui-ci un signe d'infériorité ? Non assurément, mais le culte spirituel du Dieu invisible encourageait peu les arts pittoresques, et plus d'un ancien Père de l'Église s'étonna, se scandalisa même de les y voir introduits.

A l'occasion d'une de ces fresques, représentant Jonas sorti du ventre du poisson et abrité sur le rivage par le

LE CIMETIÈRE DE CALLISTE. 435

kikajon que Dieu fait croître instantanément au-dessus de sa tète, notre auteur nous rappelle le rôle qu'elle joua comme pièce de conviction dans une dispute entre trois illustres docteurs du quatrième siècle.

La première version latine de l'Ancien Testament, faite d'après les Septante , avait traduit comme eux le nom de l'arbuste en question par coloquinte (rucurbita). Saint Jérôme, dans la nouvelle version d'après l'hébreu, que le pape Damase lui avait demandée, le traduisit comme les Syriens par lierre (ederd). Grand émoi dans l'église, lorsqu'à la lecture de ce fragment de Jonas, on entendit edera au lieu de cucurhila. L'évèque, violemment inter- pellé, fut obligé de reprendre l'ancien texte. Un certain Cantlielius, (|ui se disait descendant d'Asinius Pollion, cria au sacrilège, accusant Jérôme d'avoir falsifié la Bible. Saint Augustin lui-même crut devoir reprendre là-dessus son vieil ami. « Pourquoi, par ces change- ments dans le texte sacré, risquer d'ébranler la foi des simples ? La version des Septante fût-elle moins exacte que l'hébreu, Dieu, qui l'avait inspirée, avait eu sans doute ses desseins en l'adaptant au génie des Grecs '. » Saint Jérôme, peu endurant à son ordinaire, tout en rappelant à Augustin les droits de la vérité, tonna contre le descendant d'Asinius qui prétendait lui faire la leçon *. Jouant sur les mots de Canthelius et Canlharus (bocal de vin) : « Sans doute, lui dit-il, quand tu boissons la

' Aug. Epp. 71, c. 5. 82, c. 35,

* Hieron., Ej). 25 ; Aug., Ep. 75, c. 22.

436 LE CIMETIÈRE DE CALLI8TE.

feuillée, l'ombre du lierre ne te déroberait pas assez aux regards. » Rufm vint aussi se mêler à la querelle. Saint Jérôme lui avait reproché naguère l'infidélité de sa traduction d'Origéne ; c'était le moment de prendre sa revanche ; il n'y manqua point, et cita en témoignage * la fresque des catacombes, le feuillage en question ressemble assez, en effet, à celui que désignait l'an- cienne version*. Mais saint Jérôme avait pour lui le pape Damase, et, grâce à la Vulgate, cdera triompha de cucurbita. On voit que ce n'est pas d'aujourd'hui ni d'hier que datent les disputes à l'occasion de nouvelles versions bibliques. iMais, si vives qu'elles puissent être encore, rarement du moins roulent-elles sur d'aussi minces sujets.

Après l'emploi des beaux-arts dans la décoration des tombes et des chambres sépulcrales, M. de Rossi étudie avec le même soin l'emploi des formules épigraphiques. Il s'est assuré, par ses nouvelles recherches, que dans le cimetière de Calliste, ainsi que dans la crypte de Lucine, l'épigraphie chrétienne parcourut des périodes et des phases successives*. Elle affectionna d'abord une grande simplicité, une grande brièveté. Dans les plus anciennes galeries, celles de la fin du second siècle et du commencement du troisième, ce n'est que

* Bom. sott., II, 365.

2 Voy. tavv. XIV, XX.

3 P. 307-308.

LE CIMETIÈRE DE CALLISTE. 487

très rarement, avons-nous dit ailleurs, qu'on trouve gravé sur les tombes le jour de la mort ou de la sé- pulture, ou l'âge du défunt; la formule en paix n'y figure point encore'. Sur les épitaphes des papes eux- mêmes', on ne trouve inscrits ni la date ni la durée de leur pontificat, ni le jour de leur mort, ni aucun détail sur leur vie ; mais leurs noms seuls, accom- pagnés du titre d'évêque, deux ou trois fois de celui de martyrs, tant, dit notre auteur, on était loin de pen- ser alors que ces monuments pussent jamais servir à l'histoire: tant, pouvons-nous ajouter, la dignité des évoques de Rome était loin d'avoir aux yeux de leur troupeau l'importance qu'elle acquit plus tard.

Insensiblement l'épigraphie chrétienne adopta des formulaires un peu moins laconiques*, dont quelques- uns tombèrent bientôt en désuétude, pour être rempla- cés par d'autres plus compliqués ; sur les tombes du deuxième et du troisième siècle dominent les formules acclamatoires déjà connues * : « Vis en Dieu vis dans le Seigneur et en Jésus-Christ vis éternellement dors en paix que ton esprit soit parmi les saints la paix du Seigneur et de Christ soit avec Faustinus Atticus que chacun des frères qui lira ceci demande à Dieu de recevoir l'âme sainte et innocente \ » etc.

*■ P. 302, 307-308.

^ P. 237.

^ P. 307.

■• P. 304.

^ P. 306.

438 LE CIMETIÈRE DE CALLISTE.

Quelquefois, à ces vœux pour le salut et la paix du dé- funt, se joignent des prières qu'on lui adresse en faveur des survivants : « Vincentia en Christ, prie pour Phébé et son époux 0 mon fils ! vis en Dieu et prie pour moi tant que je vivrai ^ » Ces formules, qui datent de la fin du troisième siècle, attestent la confiance que l'on avait déjà dans l'intercession de toute âme fidèle reçue auprès de Dieu, à plus forte raison dans celle des confesseurs et des martyrs. C'est ainsi que nous voyons dans Eusèbe ^ la vierge Théodosie prier les confesseurs, qu'on traîne devant le tribunal, de se souvenir d'elle auprès du Seigneur, et saint Cyprien, dans l'une de ses épîtres, reconnaît formellement l'effi- cace de semblables prières (Ep. 60).

La même confiance respire dans les graffiti ou in- scriptions hâtivement tracées sur l'enduit des galeries et des chambres sépulcrales, tantôt par les parents, les amis séparés de ceux qu'ils aimaient, tantôt par les pè- lerins qui visitaient les tombes des martyrs \

Ce n'était là, au reste, que l'imitation de ces proscynèmes ou actes d'invocation , gravés jadis par les païens * sur les murs de quelques temples fa- meux. Lorsqu'on lit prés des tombes des martyrs : Petite ut Vererundus cum suis bene naviget Otia

* P; 276, 304.

« Hist. eccl. VIII, 7.

' Ex. : « Toi qui lis, prie pour moi et que le Seigneur te protège! »

* P. 13, 381 et suiv.

LE CIMETIÈRE DE CALLISTE. 439

petite pro parente, pro fra tribus ejus, vivant cum botio Saur te Susle in mente habeas in horaliones Aure- lium \ etc., comment ne pas penser à cette inscription trouvée à Pompéia : Optât sibi ut bene naviget, et à ce proscvnéme trouvé dans la Thébaide : <' Sérapion, fils d'Aristomaque, venu vers la grande Isis, la déesse de Philœ, donne à ses parents un souvenir pour leur bon- heur \ » Quant à cet autre proscynème gravé, si je ne me trompe, sur la statue de Memnon : « J'ai invoqué Isis, qui donne la richesse et de longs jours, » je ne pense pas qu'on en trouve l'analogue dans les catacom- bes de Rome. Des prières semblables pouvaient parfois s'adresser aux saints, mais ne s'affichaient pas sur leurs tombes.

Il nous reste à recueillir les témoignages fournis par l'épigraphie tumulaire sur les différentes nationalités dont l'Église de Rome fut successivement composée.

>'ous savions déjà par divers indices, et avant tout par l'histoire même de sa fondation, que dans l'origine elle n'avait guère compté dans son sein que des étrangers, soit juifs, soit païens convertis, venus d'Orient et consé- quemment parlant grec '\ Mais à quelle époque et dans quelle proportion l'élément romain y avait-il pénétré, et avait-il fini par y prédominer ?

* P. 382-383. « P. 14.

* Les catac. et inscr. etc., p. 21 et suiv.

440 LE CIMETIÈRE DE CALLI8TE.

Sur ce point, qui restait à éclaircir, le premier vo- lume de Rome souterraine nous donnait déjà de curieux renseignements, témoin ces vers du pape Damase, qui désignent, selon M. de Rossi, les Grecs venus avec saint Hippolyte et associés à son martyre :

Hic confessores sancti quos Graecia misit.

Olim sacrilegam quam misit Graecia turbam, Martyrii meritis nunc decorata nitet.

Le second nous en fournit de plus complets encore. En examinant au hasard les planches qui l'accompagnent, on est frappé du grand nombre d'épitaphes, de noms et d'inscriptions de toute nature en langue ou en carac- tères grecs ' .

« Dans la dernière moitié du troisième siècle, dit M. de Rossi ^ on trouve encore fréquemment sur les tombes le mot zara^cjtç, qui n'est remplacé que plus tard par depositio. Dans une galerie de la même époque, un tiers des inscriptions est encore en grec \ Plus tard s'en trouvent plusieurs, moitié en latin, moitié en grec, celles-ci par exemple : Maxima in pace evvjyjx Clau- diane in pace et eiprrj-n Vivas h 0cc^; puis des in- scriptions latines avec des caractères grecs, comme si les Grecs naturalisés ne quittaient qu'à regret leur

' Tavv. XXIX, XXXV, XXXIX, XL-XLVII. * p. 308. ^ P. 293.

LK CIMETIÈRE DE CALIJ8TE. 441

idiome maternel * ; jusqu'à ce qu'enfin, au quatrième siècle, sur trente inscriptions latines on n'en trouve plus que deux grecques.

C'est sur les tombes papales que la persistance de cette langue est le plus curieuse à observer. Laissons encore ici parler M. de Rossi lui-même ^ « L'usage cons- tant de la langue grecque sur les épitaphes des papes est une preuve manifeste que le grec fut la langue ecclésias- tique de l'Église romaine au troisième siècle. Ce fait im- portant met dans un nouveau jour les observations de plu- sieurs savants (Wisemann. DoUinger) sur l'idiome grec employé dans les documents ecclésiastiques de la Rome

des trois premiers siècles, et nous induit à croire

que la liturgie et la lecture publique des livres saints à Rome, au moins dans les assemblées présidées par le pape, se faisaient en grec. Tertullien y fait allusion dans son Traité sur les spectacles, il cite ces mots de la liturgie de son temps : aiùtyxç àz atwvoç. Au neuvième siècle, d'après le sacramentaire romain, l'interroga- toire des catéchumènes commençait ainsi : « En quelle langue confessent- ils notre Seigneur Jésus- Christ? » A quoi un acolyte répondait : « En grec. » Suivait, en efïet, la profession du Symbole dans cette langue, quoique en caractères romains et d'après la version latine. Ce n'est que vers la fin du troisième siècle ou au commencement du quatrième que la langue grecque ecclésiastique céda la place au latin. »

^ p. 304, 2 p. 236-237

442 LE CIMETIÈRE DE CALLISTE.

L'orgueil romain s'est offensé, m'a-t-on dit, de nos précédentes assertions sur l'origine étrangère de l'an- cienne Église de Rome. Qu'avions nous dit cependant que ne vienne de confirmer l'illustre archéologue romain ? Pourquoi d'ailleurs s'étonner de ce fait? Qm ne connaît l'aveugle attachement des païens de Rome pour leurs antiques traditions? Chez eux, toute la vie domestique et civile était marquée au coin de la religion. Le patri- ciat tenait à ses dieux par le même principe qu'il tenait à ses privilèges et à ses titres; le peuple par le même goût passionné qu'il avait pour ses fêtes et pour ses jeux. L'homme d'État le moins croyant se fîiisait une loi de respecter et de faire respecter en public les rites qu'il respectait le moins en secret. « Honore les dieux de ta patrie, écrivait Mécène à l'empereur Auguste, et contrains tes sujets à les honorer. Hais et châtie ceux qui apportent des cultes étrangers, non pas seulement à cause des dieux eux-mêmes, mais parce qu'innover dans le culte conduit à innover dans les lois, et engendre aisément des conjurations et des révoltes. » Lorsqu'on voit avec quelle dévotion l'auteur du Traité de la nature des dieux parlait des dieiix de Rome dans ses harangues au peuple ; d'un autre côté, avec quel dédain un Tacite, un Pline le jeune, un Marc-Aurèle déploraient l'aveu- glement de ces chrétiens dont ils reconnaissaient pour- tant les vertus et racontaient les souffrances, on com- prend le peu d'empressement que les Romains de race mirent à entrer dans cette communauté d'obscurs en-

LE CIMETIÈRE DE CALLI8TE. 443

thousiastes. Pour daigner prendre connaissance du christianisme, il fallut au plus grand nombre voir le chef même de la religion et de l'empire arborer dans le Forum l'étendard de la cioix, et l'on sait néanmoins quelle longue résistance le peuple et le Sénat opposè- rent encore à la religion nouvelle, combien de temps, en un mot, l'ancienne Rome, comme pour mieux nous faire comprendre la Rome d'aujourd'hui, s'obstina à demeurer ce qu'elle était, quand tout changeait autour d'elle. Faut-il s'étonner, je le répète, d'y voir l'Église, à son origine, si pauvre d'éléments indigènes et presque uniquement recrutée parmi les étrangers ?

Cette ville, cependant, était la ville maîtresse, et l'Église, à peine installée chez elle, ne tarda pas à revê- tir son esprit dominateur. Rome donnait des lois à l'an- cien monde : l'Église romaine voulut de même en don- ner au monde chrétien. De bonne heure, les papes s'essayèrent à frapper au prés et au loin des coups d'autorité. Les Victor, les Zéphyrin, les Etienne, pres- crivant à tous les lois et les usages qu'ils affirmaient tenir des apôtres, excommuniant les Églises d'Asie, les Églises d'Afrique qui refusaient de s'y ranger, léguèrent à leurs successeurs ces prétentions despotiques qui, portées à leur comble, donnèrent lieu à tant de schis- mes. On sait comment les Églises d'Orient y répondirent les premières, comment les Églises germaniques y ré- pondirent à leur tour. Nous verrons si le concile qu'on nous promet saura réparer ces brèches. Rome a sans

444 LE CIMETIÈRE DE CALLISTE.

doute habilement exploité les mouvements irréligieux et tumultueux de notre siècle. Nous verrons si cette tactique lui réussira toujours, si elle saura ressaisir et entraîner dans sa marche rétrograde des générations aussi avides, espérons-le, de vrais progrés, de vraies lumières et de vraie liberté, qu'elles doivent être lasses de convulsions politiques et d'indifférence religieuse.

JOHN-JAMES TAYLER

NOTICE BIOGRAPHIQUE

john-jamp:s tayler

NOTICE BIOGRAPHIQUE

I

Lorsque, en mars 1 869, tjous racontions dans la Reçue du Chrisiiani.wie libéral la visite de notre ami J.-J. Tayler aux églises Initairesde Transylvanie, qui l'avaient appelé à fêter avec elles le troisième centenaire de leur fondation, nous étions loin de penser que, deux mois après, nous recevrions la triste nouvelle de sa mort, préparée de loin, il est vrai, par des chagrins et des infirmités, mais accélérée sans doute par les fatigues d'un si long voyage.

Sa perte fut cruelleintiit sentie par les nombreux amis qu'il avait en Angleterre et sur le continent. Elle le fut surtout par la congrégation Unitaire de Manches- ter, à laquelle il s'était dévoué pendant un tiers de

' Extrait du Christianisme libérai, 1873.

448 JOHN-JAMES TAYLER.

siècle, et par le nouveau Collège de Manchester qui, de- puis son affiliation à l'Université de Londres, en 1840, l'avait eu pour professeur, et depuis 1853, pour prin- cipal.

A l'âge de soixante-douze ans qu'il venait d'attein- dre, il était encore dans la plénitude de ses forces in- tellectuelles. « Il n'a rien publié ni rien prononcé de plus admirable, dit son collègue, M. James Martineau, que ses derniers ouvrages et ses derniers discours. Lors- qu'il se levait pour parler en public, on pouvait craindre que sa voix, naturellement faible, ne réussît point à se faire entendre; mais aussitôt qu'il abordait la pensée dont son cœur était plein, s'il ne trouvait pas le che- min du vôtre, s'il ne vous animait pas de son feu pro- phétique, s'il ne vous rappelait parfois « celui qui par- lait avec autorité et non comme les scribes, » on ne saurait dire quel langage eût été capable de vous émou- voir. Ses facultés les plus éminentes ne cessèrent de se développer jusqu'à sa mort. Quand pour lui les ombres commencèrent à s'allonger, les jours à s'accourcir, son âme ne connut point les glaces de l'hiver... Il ne cessa ni de s'intéresser aux questions qui s'agitaient autour de lui, ni d'ouvrir son esprit à des impressions nouvelles. Il semblait que le temps seul lui manquât pour s'appro- prier les découvertes les plus récentes, et les imprégner du sceau de son christianisme toujours vivant. Mainte- nant le temps lui est accordé sans limites, mais seule- ment hélas, par la divine adoption de la mort. »

' JOHN-JAMES TAYLER. 449

Dans la notice d'où nous tirons ces lignes éloquentes, M. James Martineau a retracé en détail la carrière ec- clésiastique et littéraire de l'ami qui fut longtemps asso- cié à ses travaux. Le Rév. Charles Beard l'a décrite également d'un pinceau affectueux dans la Revue théo- logique '. Mais le monument le plus précieux qui ait été consacré à sa mémoire, est aux soins pieux de sa fille, M""* T. Smith Osier et de son ami le Rév. J. Ha- inilton Thom, pasteur à Liverpool. C'est la publication de tout ce qu'ils ont pu recueillir de ses lettres les plus caractéristiques, écrites depuis son adolescence jusqu'à sa mort \ Si ces lettres, dont M. Martineau a fait res- sortir tout le charme, eussent été déjà traduites en français, nous aurions imité leur zélé et judicieux édi- teur, nous les aurions laissé parler elles-mêmes; et cette correspondance, non seulement les divers événe- ments de sa vie se trouvent occasionnellement rappelés, mais ses pensées, ses sentiments intimes, son àme tout entière se peignent, pour ainsi dire, jour par jour avec une transparence admirable, en aurait plus ap- pris au lecteur que la biographie la plus détaillée. En attendant cette traduction que nous ne saurions trop encourager, nous essaierons de reconstruire à l'aide de

' Obituary notices of the late J.-J. Tayler, by James Martineau and Charles Beard. London, 1869.

* Letters embracing his life, of J.-J. Tayler B. A. Prof, of eccle- siastical history and Biblical Theology, and Principal of Man- chester new Collège. London. 2 vol. in-8°, 1872.

29

450 JOHN-JAMES TAYLER.

ces lettres et de quelques autres documents, un portrait sinon complet, du moins fidèle, de l'historien, du théo- logien, du pasteur, de l'homme surtout, à ces divers titres si justement regretté dans son pays, et, ne fût-ce que par son origine, si digne d'être connu, mieux qu'il ne l'est encore, des protestants de France.

Tayler, en effet, était issu d'une famille en partie française et de souche huguenote. Son grand-père, Ri- chard Tayler, orphelin dés l'âge de sept ans, avait été adopté par un oncle, sir Charles Wager, premier lord de l'amirauté, qui le destinait à entrer dans la marine; l'y ayant trouvé peu disposé, il le plaça chez un négo- ciant dont il devint bientôt le successeur. Un de ses amis, qui regrettait de le voir célibataire, le présenta chez une dame française réfugiée en Angleterre avec sa fille pendant les persécutions. C'est qu'il obtint, vers 1743, la main de Marie Hugon, remarquable par sa grâce et sa vivacité toutes françaises. Ce détail n'est pas indif- férent dans la vie de J.-J. Tayler qui, non seulement dut à son aïeule la facilité avec laquelle il apprit et parla notre langue, mais encore hérita d'elle les qualités ai- mables qui la distinguaient et l'intérêt qu'il porta plus tard aux traditions huguenotes.

J.-J. Tayler naquit à Londres en 1797. Son père, James Tayler, alors ministre de la chapelle Saint-Tho- mas, se transporta, en 1802, à Nottingham où, tout en conservant des fonctions pastorales, il devint chef d'un pensionnat renommé. C'est que J.-J. Tayler fit ses

JOHN-JAMES TAYUER. 451

premières études et noua de précieuses relations d'ami- tié qu'il conserva toute sa vie. A l'âge de dix-sept ans, il entra au nouveau collège de Manchester fondé en 4 786 pour l'éducation supérieure des presbytériens, et ouvert aux jeunes gens de toute dénomination religieuse. C'i collège avait été transporté à York en 1 803 : Tayler Y passa deux années, puis il alla prendre à Glasgow son grade de bachelier.

Toute sa correspondance de celte époque témoigne de la précocité, de la vivacité de son intelligence, de l'ardeur qu'il apportait à ses étud»'s. de l'instruction étendue et variée qu'il y puisa.

Ce n'est pas que, de temps en temps, des perspec- tives moins sérieuses ne se présentassent à son imagi- nation. A son ami Samuel Robinson qui l'accusait de s'enterrer tout vif dans son grec et dans ses mathéma- ti(|ues, il répondait : *( Vous pourriez bien, mon cher Monsieur, vous tromper dans" vos jugements, en attri- buant à mon libre choix ce qui n'est qu'une nécessité des circonstances. En fait, quoique l'apparence ait pu vous faire croire le contraire, j'ai toujours pensé que, dans la société de femmes aimables douées de talents et d'instruction, on ne trouve pas seulement le plus agréa- ble délassement après le travail, mais encore la meil- leure sauvegarde pour la vertu. Dans nos rapports avec le monde en général, nous avons besoin sans doute de l'amitié des hommes ; mais en dehors des affaires, quel- que attrait que nous trouvions dans la « vertu des Sci-

452 JOHN-JAMES TAYLER.

pions et l'aimable sagesse des Laelius, » il y a dans le caractère féminin quelque cliose de doux et de tendre qui doit répandre un charme tout particulier sur les scènes et les occupations de la vie privée... Cependant, vous le savez, mon cher, la nature ne m'a pas envoyé dans ce monde sous le patronage de Plutus, en sorte que toutes mes perspectives pour l'avenir, tout mon espoir d'arriver à une position honorable et à la posses- sion d'une personne aussi accomplie que je la désire, doivent en grande mesure dépendre de mes etïorts et de mes succès comme étudiant. Les cinq ou six pro- chaines années de ma vie seront donc nécessairement consacrées à des études laborieuses... »

La famille de Tayler, en effet, était nombreuse ; ses frères furent obligés d'aller au loin chercher fortune, tandis que lui-même, d'une complexion moins robuste, dut se frayer son chemin en Angleterre par les travaux de l'esprit.

Au reste, loin de se plaindre de cette position gênée, il écrivait plus tard à l'une de ses sœurs : « Une grande famille, lorsque ses membres sont unis entre eux par la bienveillance et l'affection, n'en est que plus heu- reuse. La nécessité même de pourvoir aux besoins d'un si grand nombre, l'aide qu'on est appelé à se prêter ré- ciproquement, la séparation à laquelle il faut pour un temps se résoudre, donnent une nouvelle ardeur à nos affections, et un nouveau prix aux principes dont nous avons été imbus, en nous forçant à y recourir dans les

JOHN-JAMES TAYLER. 453

conjonctures difficiles. Si notre excellent père eût été plus favorisé de la fortune, nous aurions échappé sans doute à bien des anxiétés, mais nous n'aurions jamais connu toute la force de notre afl'ection mutuelle... La prospérité nous eût rendus égoïstes, eût semé peut-être la discorde entre nous... Aujourd'hui nous trouvons notre richesse dans ces biens qu'elle ne peut donner, dans notre amitié, dans des habitudes morales, et, je dois l'ajouter, dans les espérances religieuses. Le monde est devant nous, nous avons à nous y frayer notre route; mais « la demeure des justes subsistera. »

Nous n'avons pu résister au plaisir de citer ces pas- sages, qui peignent si bien tout ce qu'il y avait dans ce caractère de pureté, de droiture et de tendresse.

Après deux années passées à Glasgow pour achever ses études, Tayler fut rappelé à York par son ancien professeur, J. Kenrick, dont il avait gagné la confiance et l'amitié, et qui désirait l'avoir pour suppléant pen- dant une absence momentanée. C'était une épreuve dif- ficile pour un simple bachelier ; mais il s'en tira avec honneur, et toute sa vie il s'applaudit du développe- ment intellectuel qui en avait été le fruit, de la nouvelle somme de connaissances qu'elle l'avait contraint d'ac- quérir, de l'aptitude enfin et du goût qu'il y avait con- tractés pour l'enseignement, qui devint dés lors une de ses occupations favorites.

En 1820, une chaire de pasteur dans la congréga- tion Unitaire de Manchester lui fut offerte: il l'accepta,

454 JOHN- JAMES TAYLER.

y fut consacré le 21 avril de l'année suivante, et le pre- mier discours qu'il y prononça fit concevoir, pour le succès de son ministère, des espérances qui se réalisè- rent pleinement pendant les trente-trois années qu'il dura.

Les congrégations Unitaires attachent beaucoup d'im- portance à ce que, chez la jeunesse, la culture géné- rale marche de concert avec l'instruction religieuse, et attendent de leurs pasteurs des talents et des dispositions conformes à ce vœu. Nul mieux que Tayler n'était qualifié pour le remplir. Dés les premières années de son séjour à Manchester, il donna, dans l'amphithéâtre de l'instruction philosophique, des cours publics sur la littérature anglaise, remarquables par la largeur de sa critique, l'étendue des connaissances et l'esprit qu'il y déploya; mais ce fut surtout dans ses classes parti- culières, composées de jeunes gens au-dessus de l'âge des écoles, que s'exerça son influence la plus heureuse, grâce à l'ardeur qu'il mettait à cultiver chez eux l'amour du vrai et l'instinct du beau. Jamais pasteur ne se montra plus zélé, plus ingénieux dans ses plans pour l'instruction de ses catéchumènes. La publication d'un de ses cours, que M. Martineau appelle « la plus attrayante des histoires ecclésiastiques \ » nous montre le haut point de culture Tayler savait élever sa con- grégation.

' A. Retrospect of religious life in England. 2* éd., 1853.

JOHX-JA.MES TAYIJiK. 455

Quant au pastoral proprement dit, quelques frag- ments d'une lettre qu'il adressait plus tard à un jeune ecclésiastique, nous feront juger des principes qui le guidaient dans cette branche de son ministère. « La meilleure manière de s'acquitter des devoirs pasto- raux, lui dit-il, est une question délicate qu'on ne sau- rait résoudre par des règles générales, et qui doit être déterminée par les circonstances, par le caractère et l'expérience de chacun. Pour peu qu'on ait un cœur sérieusement religieux et le désir sincère de faire le bien, les occasions ne manqueront pas. Le pasteur ne doit donc pas se montrer trop empressé, mais plutôt attendre que l'œuvre se développe en quelque sorte spontanément entre ses mains. Il est bon sans doute qu'il apprenne à connaître les membres de son trou- peau, afin d'approprier à leurs circonstances passées ou présentes le caractère de ses exhortations du diman- che; mais c'est surtout dans les cas de Dialadie, de deuil, il s'adresse à chacun d'eux individuellement, que son ministère sera utile et apprécié. L'important, c'est que jamais il ne dégénère en formalisme. La reli- gion doit être comprise comme une affaire réelle et nous faire pénétrer dans les réalités de la vie humaine... Ne tentez rien qui puisse avoir un air d'intervention cléri- cale. Si vous pouvez d'avance gagner de quelque manière la confiance et la sympathie de vos paroissiens, les amener à goûter votre société et votre conversation, simplement comme celles d'un ami, à écouter tout ce

456 JOHN- JAMES TAYLER.

que vous leur direz sérieusement, sans prendre avec eux des airs d'autorité, mais sous l'influence d'un pur sentiment moral, vous pourrez faire et ferez beaucoup de bien ; mais il faut choisir l'occasion et en user cour- toisement, discrètement, et toujours dans votre rôle d'ami religieux, sans rien de plus. On abuse beaucoup de ces mots : « En temps et hors de temps. » Mon expérience m'a appris qu'en fait d'avis et de remon- trances, il ne faut rien faire « hors de temps. » Que jamais on ne vous soupçonne de vouloir faire accepter de force de bons conseils; ils doivent se présenter d'eux- mêmes sur vos lèvres, et vous, en attendre patiemment l'effet. Quand vous aurez acquis de l'influence par vos services du dimanche, vos travaux dans les écoles, etc., et par votre réputation de jugement et de sagesse comme homme, vous réussirez à faire tout ce qui d'abord vous aurait paru impossible !... »

Un passage cité plus haut nous a déjà fait connaître Tayler comme prédicateur. Pour ceux qui n'ont pas lu son recueil de discours pubhé en 1851 sous le titre : Aspects chrétiens de la foi et du devoir, le passage sui- vant de son collègue le caractérisera mieux encore en cette qualité. « Un courant de pensée si riche, si rare, si délicat, si bien ordonné, un langage si pur, si gra- cieux, un accent de sensibilité si profond dans son calme apparent, semblaient peut-être mieux convenir à une chapelle académique qu'à une assemblée non-confor- miste; mais personne, si ce n'est les auditeurs auxquels

JOHN-JAMES TAFLER. 457

il faut à tout prix de fortes excitations, ne pouvait l'en- tendre, sans se sentir amené à une plus intime et plus humble connaissance de soi-même, à des aspirations plus vertueuses, sans que son âme se sentît élargie et l'atmosphère de ses affections purifiée par le contact d'une intelligence supérieure. Puis, lorsque sous l'émou- vante impression des événements publics, il se livrait à son indignation contre le mal et exprimait sa confiance dans l'éternelle justice, il trouvait des accents d'enthou- siasme qui ravissaient l'esprit de ses auditeurs. *

La quatrième année du ministère de J.-J. Tayler fut celle de son mariage. En 1825, il épousa la sœur d'un de ses anciens condisciples, Hannah Smith, fille d'un banquier de Birmingham, et trouva dans cette union, bien au delà de ses espérances, toute la douceur, toute la félicité que sa jeune imagination s'en était promise. Sa correspondance tout entière porte l'empreinte de l'affection pleine d'intime confiance qui ne cessa d'y présider.

Son activité littéraire et pastorale, loin de s'en ralen- tir, ne prit depuis ce jour que plus d'extension. Le bon- heur cherché et trouvé dans les affections de famille ne peut que favoriser le travail. En 1833, Tayler commu- nique à son ancien professeur Renrick, le plan d'un cours d'histoire générale, qu'il espère rendre aussi pro- fitable qu'attrayant pour la jeunesse. « Par le moyen de l'histoire, dit-il, les idées élémentaires les plus pré- cieuses, sur la morale, le i^ouvernement, l'économie

458 JOHN-JAMES TAYLER.

sociale, la religion elle-même, trouvent naturellement leur place et peuvent préparer les esprits à combattre plus tard certaines abstractions philosophiques, aux- quelles on prête une adhésion souvent irréfléchie, et souverainement dangereuse dans notre état de société. Je m'étonne que l'histoire, dans ce sens relevé, n'ait pas formé jusqu'ici un élément plus important de l'édu- cation. Je serais heureux si, dans ma s{)hére limitée, je pouvais contribuer à la mettre en crédit. » Tout en préparant les matériaux de cet ouvrage, il prononçait devant les sociétés philosophiques ou littéraires dont il faisait partie, ainsi que dans les sessions des assemblées presbytériennes et unitaires, des discours qui furent hautement appréciés.

Des travaux si multiples, poursuivis avec tant d'ar- deur, ne tardèrent pas à altérer sa santé. A l'âge de trente-sept ans, il fut atteint d'une fatigue de cerveau qui réagit plus ou moins sur son état moral et l'obligea à demander un congé à sa congrégation pour faire un séjour sur le continent.

Depuis longtemps il désirait connaître l'Allemagne; accompagné de sa famille, muni de lettres pour les principaux professeurs de Gœttingen, il alla passer l'hi- ver dans cette ville, et suivit pendant un semestre entier comme l'étudiant le plus assidu, le plus avide d'instruc- tion, les cours de Gieseler sur l'histoire ecclésiastique, d'Ewald sur l'histoire et l'archéologie juives, d'Otfried Muller sur Pindare et les antiquités grecques ; puis à

JOHX-JAMES TAYLER. 459

Bonn, il passa le semestre d'été, il suivit ceux de W. Schlegel sur les premiers temps de l'histoire romaine, de Brandis sur la philosophie morale et l'histoire de la philosophie, etc.

Rien de plus intéressant et de plus instructif à la fois, que les lettres qu'il écrit à ses amis et à sa congrégation sur l'état politique, religieux et scientifique de l'Alle- magne, et la comparaison qu'il en fait avec les institu- tions de son propre pays. >'ous ne pouvons malheu- reusement donner ici qu'un faible aperçu de cette correspondance.

Ce qui le frappe dès l'abord dans ces villes d'uni- versités, c'est la liberté et l'intensité du mouvement intellectuel qui. des classes instruites se répandait par leur moyen dans l'ensemble de la nation allemande et formait un si remarquable contraste avec l'état d'as- servissement politicpie la tenait alors la domination de l'Autriche et de la Prusse.

« L'Allemagne, écrit-il de Gœttingen en 1835, mor- celée en une foule de petits états féodaux et écrasée sous le poids de ces deux puissances, manque de la confiance et de l'énergie qu'inspire un sentiment de force et d'unité nationale, et se trouve ainsi, sous le point de vue de la liberté et du progrés politique, de plus d'un siècle en arrière de l'Angleterre ; mais elle est en revanche bien en avant d'elle par le zèle et l'honorable orgueil avec lesquels elle entretient dans son sein, comme une classe distincte et hautement res-

460 JOHN-JAMES TAYLEB.

pectée, un grand nombre d'hommes actifs et laborieux dont l'unique objet est la poursuite de la vérité et la diffusion des lumières dans toutes les parties du do- maine intellectuel, par cette absence enfin d'étroits préjugés, par cet esprit impartial et ami du vrai, qui caractérise ses classes éclairées. Aussi, lorsque arrivera le jour de sa régénération politique, et il arrivera pour elle comme pour tous les peuples de la terre je suis assuré qu'alors elle recueillera les fruits de ce qu'elle a semé, en fondant l'éducation morale et reli- gieuse de sa population sur une base large et solide, et la mettant en état d'accomplir les changements qui seront demandés, sans risquer d'échanger la culture de l'esprit contre une civilisation purement maté- rielle. »

Dans ce morceau vraiment prophétique, Tayler sem- ble voir déjà s'accomplir en Allemagne le changement politique et religieux dont nous sommes témoins en ce moment,

En tout cas, ajoute-t-il, ce mouvement général d'idées tourne nécessairement au profit de la tolérance et de l'union reUgieuse. « En voyant les discussions auxquelles donnent lieu les questions de cet ordre, chacun comprend mieux les difficultés qui s'y attachent, se familiarise avec la diversité des opinions, admet plus aisément qu'à côté de ses convictions personnelles il puisse s'en former d'autres qui ont droit à la même liberté, et dès lors se contente de trouver dans son en-

JOHN- JAMES TAYLER. 461

tourage cette communauté d'esprit chrétien qui permet d'adorer Dieu ensemble et de le prier d'une commune voix. De la facilité avec laquelle, partout une poli- tique rétrograde n'a pas pétrifié avec elle l'esprit reli- gieux, l'union a pu s'établir en Allemagne entre les églises luthériennes et réformées. En général, je ne con- nais pas de peuple, qui, sur des sujets religieux, mon- tre plus de candeur et de libéralisme, et qui, sans être le moins du monde indifférent sur ce point, soit plus étranger au bigotisme et à l'esprit sectaire si communs parmi nous. Les orthodoxes même à qui je n'ai jamais caché mes croyances unitaires, n'en paraissent ni offen- sés ni scandalisés. »

Cet éloignement pour tout esprit de secte, cette ten- dance à s'unir plutôt qu'à se séparer, ce besoin de voir dans la religion un lien de paix semble avoir fait un peu revenir ïayler des préventions dont il était natu- rellement imbu contre les églises nationales et qui avaient causé entre, lui et quelques-uns de ses amis d'Angleterre des altercations assez vives. Tout en de- meurant, en ce qui concerne le gouvernement ecclésias- tique, attaché à la forme indépendante, il comprend qu'en Allemagne et en Suisse l'existence d'églises natio- nales ait moins d'inconvénients qu'ailleurs. En fait, il trouve les théologiens allemands à peu près unanimes contre les abus de l'intime union de l'Église et de l'État telle qu'elle subsiste en Angleterre. « Et cependant, ajoute-t-il, parmi les plus hbéraux d'entre eux je n'en ai

462 JOHN-JAMES TAYLIiR.

pas VU un seul qui voulût faire reposer entièrement l'exis- tence de la religion sur le principe volontaire. La mul- tiplicité des sectes, l'importance extrême qu'elles atta- chent à des points accessoires, leur hostilité mutuelle, leur mépris [)Our la forme et j)our l'autorité sont anti- pathiques à l'esprit de dévotion intérieure et au sérieux contemplatif des Allemands. Ils pensent d'ailleurs, qu'à moins de lumières suffisamment répandues chez une communauté, rendre le pasteur dépendant des contri- butions qu'il en reçoit, c'est lui ôter la parfaite liberté d'action dont il a besoin pour l'exercice de son minis- tère. En un mot, tout ce que me paraissent désirer ici les partisans les plus zélés de la réforme ecclésiastique, €'est que l'Église ne soit jamais pour l'État un instru- ment politique, et que toutes les églises protestantes soient unies entre elles par un simple lien de commu- nion extérieure, et leur ensemble gouverné par des synodes provinciaux et de districts, composés d'ecclé- siastiques et de laïques, qui, laissant une pleine liberté à l'enseignement, se bornent à maintenir l'ordre et la discipline. »

L'avide curiosité avec laquelle Tayler étudiait ainsi les institutions scientifiques et ecclésiastiques de l'Alle- magne, nous la verrons également se porter sur les sys- tèmes philosophiques et théologiques qui y avaient cours. Dans ce voyage enfin, comme il le dit lui-même, « de distraction et d'étude encore plus que de repos et de loisir, » rien n'échappe à son regard observateur.

JOHN-JAMES TAYLER. 463

L'aspect du pays, ses sites les plus remarquables, le caractère des habitants, et jusqu'aux particularités des mœurs domestiques, tout est retracé dans ses lettres avec un coloris plein de fraîcheur et de vérité.

Au bout d'un an, il annonce à sa congrégation son prochain retour, et le bonheur qu'il éprouve au mo- ment de se vouer de nouveau tout entier aux devoirs de son ministère. Il n'a cessé durant son absence, de mé- diter sur les moyens de le rendre encore plus fructueux pour tous les membres du troupeau. Chaque dimanche, avant le service ordinaire, il y aura une courte et sim- ple instruction pour les enfants ; après le service, une autre instruction pour les catéchumènes, mais à laquelle tous les membres de la congrégation pourront assister, et c'est encore à l'histoire qu'il en empruntera le cadre et les matériaux. Il tracera une « histoire de la révéla- tion, » trouveront place tous les détails qu'il importe aux jeunes chrétiens de connaître sur l'origine, le déve- loppement de leur religion et de celle des juifs qui Ta préparée, sur leur lien entre elles, sur les documents qui nous les ont transmises, et les modifications succes- sives qu'elles ont subies dans la suite des siècles. Ce cours, pour être complet, exigera nécessairement plu- sieurs années ; mais il ne recule point devant cette tâche, s'il peut y intéresser ses auditeurs par la grande variété des objets qu'elle embrassera et l'importance des vues qu'elle lui fournira l'occasion d'exposer.

Une page de son journal, datée de cette époque

464 JOHN-JAMES TAYLER.

(1835) renferme une prière fervente d'actions de grâ- ces à Dieu, qui lui a permis de reprendre ses fonctions au milieu d'amis bienveillants et sympathiques, avec l'espoir de travailler toujours mieux à leur avancement dans les voies de la sanctification.

En 1840, le comité de l'association Unitaire résolut de rétablir à Manchester le siège du collège qui y avait été primitivement fondé pour l'instruction des jeunes théologiens qui en dépendaient. Le succès du cours que Tayler venait de donner durant cinq ans, celui de sa publication précédente fixèrent naturellement sur lui le choix du comité pour l'enseignement de l'histoire ecclésiastique. Il fut en conséquence investi de ces fonctions, et associé aux sept autres professeurs du collège, dont la plupart lui étaient déjà unis par les liens de l'amitié. Ainsi fut comblé le désir qu'il expri- mait autrefois à son père, d'entrer dans une carrièie scientifique pour laquelle il se sentait plus d'incHnation que pour toute autre. Il n'en demeura pas moins atta- ché au service de la chapelle de Manchester ; mais ses travaux durent se diriger dès lors plus particulièrement vers la science qu'il était appelé à professer et vers les branches nombreuses du savoir humain qui s'y ratta- chent.

Ce fut vers la même époque que l'éducation de ses enfants exigea pour un temps leur éloignenient de la maison paternelle. Il plaça sa fille dans un pensionnat à Liverpool, et bientôt après son fils unique à l'Uni-

JOHX-JAMES TAYLER. 465

versité de Londres, pour y compléter les études clas- siques qui devaient le préparer à celles de la jurispru- dence. C'est à ces circonstances d'une vie de famille, du reste peu accidentée, que nous devons une corres- pondance dont plusieurs passages, a la fois sérieux et touchants, nous ont frappé et sans doute ne paraîtront pas déplacés dans ce Recueil.

« Ma chère enfant, écrit-il à sa fille quelques jours après son départ, vous nous avez quittés pure, simple, affectionnée ; je ne pense pas que nous vous trouvions changée à votre retour. Conservez avec soin la religion du cœur, la foi en un Père tout bon et partout présent. C'est la source de toute véritable paix et de toute vraie sagesse. C'est d'elle que procèdent les qualités les plus excellentes, même celles de l'esprit. » Et un mois après: « Dans votre dernière lettre, ma chère Hannah, vous paraissez découragée, craignant de ne pouvoir dans vos études surmonter jamais certaines difficultés. Ne vous laissez pas troubler par une crainte pareille. Il n'est rien que j'admire tant dans les principes de feu le D' Ar- nold, que la supériorité qu'il accorde à la droiture et à la simplicité morales sur les talents purement intellec- tuels. Je ne sais si je vous ai jamais exprimé mes pro- pres sentiments sur l'éducation des femmes. Je suis loin assurément de dédaigner chez elles les talents agréa- bles, j'aime à voir la plus belle des créatures de Dieu embeUie encore par une culture élégante : mais j'ai

observé que les talents de ce genre sont souvent re-

30

466 JOHN-JAMES TAYLER.

cherchés d'une manière trop exclusive et aux dépens de qualités d'un plus haut prix, souvent aussi sont trop extérieurs, trop techniques, en quelque sorte, qu'ils ne procèdent pas assez du cœur, en un mot sont cultivés trop séparément de ce que j'appelle le caractère. C'est souvent le cas des jeunes filles dont les parents ont reçu eux-mêmes peu d'éducation. Ils tiennent à obtenir des résultats prompts, et pour ainsi dire visibles, de l'instruction donnée à leurs enfants. Ils aiment à pou- voir dire : « Ma fille est bonne musicienne, elle peint agréablement, elle sait le français, l'allemand, l'ita- lien » Ce sont certainement de bonnes choses

pour ceux qui les possèdent, mais ce n'est ni !e but, ni le tout de l'éducation... La plus précieuse in- fluence d'une femme dans le monde, je dirais même, sa prérogative essentielle, c'est d'être la gardienne des intérêts moraux de l' humanité... L'art de vivre sage- ment, de bien diriger ses afTections, de juger sainement tout ce qui concerne le devoir, une volonté ferme et calme qui, au milieu des pernicieuses influences du monde, s'attache invariablement à ce qui est droit, voilà ce que j'appelle le caractère, et toute éducation qui ne sert pas à le former est de nulle valeur, nous in- struisît-elle dans toutes les sciences, et nous douât-elle des talents les plus exquis. C'est là, ma chère fille, ce que je désire trouver en vous ; et lorsqu'à côté de cela, vous ne sauriez que charmer la vieillesse de votre père et de votre mère par quelques-uns de nos bons vieux

JOilN-JAMES TAYLEK. 467

airs anglais, chantés d'une voix simple et expressive, et rapporter dans votre portefeuille l'esquisse de quel- ques-uns des beaux sites que j'espère plus lard vous faire admirer, nous y trouverons un surcroît de jouis- sance, source de satisfaction pour votre cœur affec- tueux. »

Ailleurs, c'est le travail utile, dont il fait un devoir exprés aux femmes de toute condition. « Je voudrais, écrit-il à la sienne, à l'occasion d'une traduction de l'allemand dont elle s'occupait, je voudrais voir Hannah s'appliquer de bonne heure à cet exercice, non que je pense qu'elle doive jamais en avoir besoin pour vivre, mais j'ai toujours cru que les femmes ne sauraient trop tôt, ni trop activement s'assurer les moyens d'une ho- norable indépendance. Un objet d'occupation est une source de bien-être constant dans la vie. Je suis per- suadé que la moitié des malaises nerveux dont tant de femmes sont affligées provient de ce manque d'un inté- rêt résolument pris à cœur et sérieusement poursuivi. Ou'elles se marient ou non, elles y trouvent une égale ressource, mi égal avantage. Les talents variés des jeunes dames de notre temps, la teinture superficielle qu'elles acquièrent dans diverses branches de connais- sances, perdent tout leur prix, pour n'être pas concen- trés sur quelque objet déterminé et associés à quelque intérêt sérieux. >►

A son libj. il tient un langage plus viril : « Pour me dédommager de votre absence et me tenir lieu du plai-

468 JOHN-JAMES TAYLER.

sir que je trouvais à étudier avec vous, je vous |)ro[)ose une correspondance régulière, vous me ferez part librement et sans réserve de vos jugements sur les livres que vous lirez, sur les cours que vous suivrez, sur les questions littéraires ou générales sur lesquelles s'exer- cera votre intelligence ; et cela, je vous le demande non plus avec l'autorité d'un maître, mais simplement, comme un père et un ami. De mon côté, je vous répon- drai de la plénitude de mon cœur, et, si parfois je vous semble entrer dans trop de détails, montrer pour vous trop de sollicitude, rappelez-vous que c'est un des faibles de ma nature et qu'en tout cas cela ne viendra que de ma vive affection. »

La même tendresse respire dans quelques passages de ses lettres à ses amis. En quels termes exquis ne s'exprime- 1- elle pas avec le plus intime de tous. M. J.-H.Thom:

« Combien la situation critique de notre temps, l'in- certitude qui pèse sur quelques-uns des plus chers in- térêts de l'humanité, ne nous fait-elle pas apprécier et chérir le petit nombre d'amis fidèles et sincères dont nous avons le bonheur d'être entourés ici-bas ! Mon cœur vole au bout de ma plume, pour vous dire com- bien est grande la place que vous occupez dans ce petit groupe d'amis que je possède... » Et dix ans plus tard (1851 ), en lui offrant un recueil de discours qu'il venait de publier : « Acceptez-les comme un bien faible té- moignage de l'affection toute particulière que je vous

"—^ JOHN- JAMES TAYLER. 469

ai vouée. 11 n'est personne dans le monde, dont l'amitié me soit plus chère que la vôtre, et avec qui, sur tous les points importants du sentiment et de la foi, je sym- pathise plus entièrement qu'avec vous. Au milieu des épreuves de la vie et des étranges caprices de l'opinion, j'espère qu'un constant et fidèle échange de nos pensées, non seulement nous maintiendra fermes dans les sen- tiers de l'intégrité morale, mais conservera en nous cette rectitude de vue spirituelle, qui pénétre avec un confiant et joyeux espoir dans les mystères de cet uni- vers admirable, en sorte que sur le déclin et à l'ap- proche du terme de notre vie, la lampe de notre foi soit nourrie par l'huile de l'amitié, et qu'une caliiit^ ^^f s.iiiite lumière guide nos pas vers la tombe. »

Le ton solennel de ces dernières lettres n'a point sans doute échappé à nos lecteurs. Depuis les révolu- tions de 1830 et de 1848, et toutes les commotions qui s'en étaient suivies, Tayler se préoccupait vivement de l'avenir de l'Europe, tant d'existences se trou- vaient menacées; mais il ne sympathisait pas moins pour cela avec les victimes innocentes des réactions. En 1850, lorsque des fugitifs hongrois vinrent chercher un asile en Angleterre , il s'empressa de faire pour eux une collecte à Manchester, il aida les plus instruits d'entre eux à se procurer soit par des leçons particu- lières, soit par des coui*s publics, des moyens d'exis- twice. Par l'entremise d'un ami, il fit parvenir à lord Palmerston un mémoire destiné à l'intéresser en faveur

4f0 JOHX-JAMES TAYLER.

(les Hongrois internés et détenus en Turquie; il obtint pour l'appuyer quelques centaines de signatures, entre autres celle du maire. Mais chez le grand nombre, il trouva plus de froideur, et la réponse du premier mi- nistre fut peu encourageante. « Je regrette, dit Tayler à ce propos, de voir souvent des hommes qui passent pour libéraux repousser comme objet de peu d'imjwr- tance tout ce qui ne touche pas directement à la prospé- rité de l'Angleterre, en sorte qu'à tout appel qui leur est adressé pour la Hongrie ou l'Allemagne, leur pre- mier mouvement est de se demander quelle issue pra- tique l'affaire peut avoir, quelle intluence elle peut exercer sur les profits du commerce ou le revenu di s chemins de fer. Dans quel état malheureux se trouve aujourd'hui l'Allemagne ! Je ne sais ce que vous en pensez, mais pour moi, j'ai le cœur serré de voir une sotte et pusillanime diplomatie, comme celle des gou- vernements de Prusse et d'Autriche, trafiquer des droits et des libertés de tant d'hommes de cœur. »

Kossuth était venu lui-même à Londres, à Manchester et dans d'autres villes d'Angleterre, plaider avec son éloquence accoutumée la cause de son pays. Il s'effor- çait d'engager l'Angleterre et les États-Unis dans une alliance contre le despotisme des souverains du conti- nent. Tayler blâme son républicanisme extrême et l'ambition qui en était le mobile ; mais il ne peut s'em- pêcher de reconnaître en lui, comme il l'avait déjà re- connu en Mazzini, un type nouveau de caractère poli-

JOHN- JAMES TAYLER. 471

tique, une sorte d'enthousiasme religieux nullement afifecté, nullement conventionnel, s'unissant chez eux à l'enthousiasme pour la liberté. Quant à l'incurable agi- tation de la France, qui enfantait tous ces troubles, il en trouve la cause première dans l'intolérance de Louis XIV. <( Le jour, dit-il, ce despote coupa les racines qui rattachaient la religion de la France au pur christianisme du passé, il la rendit incapable de toute saine croissance dans le présent, et de toute heureuse fécondité pour l'avenir. »

II

L'année 1853 apporta un changement considérable dans la carrière de J.-.I. Tayler. Le nouveau collège de Manchester, qui, dès 1840, avait été déclaré affilié à l'Université de Londres, y fut transporté définitivement avec son personnel de professeurs et d'élèves. Ce trans- fert était fort désirable. Fixé dans la capitale, incor- poré à ce vaste et libre établissement d'enseignement supérieur, le Collège ne pouvait manquer de voir sa notoriété grandir et son influence s'accroître. Aussi jugea-t-on nécessaire d'y compléter et d'y fortifier les études théologiques. Tayler, outre l'histoire ecclésias- tique, fut chargé d'y professer la théologie dogmatique et pratique. De plus, il fut nommé à l'unanimité Prin-

472 JOHN-JAMES TAYLER.

cipal du collège, et l'inaugura en cette qualité le 14 octobre. « Tout cela ne suffisait pas encore à son acti- vité. Transportant dans la capitale les usages du Lan- cashire, l'Église et l'école étaient étroitement unies, il fonda, à l'aide de quelques amis, des écoles du di- manche, d'où sortirent, par des agrandissements suc- cessifs, les écoles britanniques actuelles, dites « de Portland street, » il remplit les fonctions, non d'ad- ministrateur seulement, mais d'instituteur, et depuis 1858, pendant deux ans, celles de prédicateur. Enfin, collaborateur de quelques publications périodiques, il était un des principaux éditeurs de la « Prospective Review, » qui plus tard prit un nouveau développe- ment sous le titre de : « Revue Nationale *. »

Il ne faut pas s'étonner qu'un tel surcroît de travaux lui parût de temps en temps dépasser ses forces, et lui fît éprouver le besoin de les réparer par le même moyen qui précédemment lui avait si bien réussi. « Au bout de neuf mois que durent mes cours, mon esprit, disait-il, est comme un rasoir qui a perdu le fil; la vie monotone, énervante de Londres m'est insupportable; il me faut le grand air, un autre climat, des horizons nouveaux. » Il prit depuis ce moment l'habitude d'aller passer ses vacances d'automne en famille, tantôt dans quelque

* La liste de ses ouvrages, de divers genres et d'étendue diverse, publiés depuis 1823 jusqu'à sa mort, comprend plus d'une centaine de titres. On la trouve à la suite de sa correspondance.

JOHN-JAMES TAYLER. 473

province d'Angleterre, préférablement encore sur le continent.

Le premier voyage qu'il entreprit ainsi fut dans la Suisse romande, qu'il avait déjà visitée avant son ma- riage. Bien des changements avaient eu lieu dés lors dans l'état politique, et par contre-coup dans Tétat reli- gieux des cantons de Vaud et de Genève. Fidèle à sa coutume, Tayler s'en informa exactement, les jugea avec sa pénétration ordinaire et en rendit compte dans trois lettres adressées au « Christian Reformer» (1854). C'est pendant ce séjour au bord du Léman, que ses amis de Genève, pour bien peu de jours, il est vrai, eurent la joie de le revoir. Il avait hâte d'aller rejoindre son fils, auquel il avait doimé rendez-vous à Berne. La plus triste nouvelle, hélas ! l'y attendait. Ce fils unique, dont les succès précoces au barreau, le caractère aimable et distingué, promettaient à sa famille les plus grandes joies et à lui-même un brillant avenir, atteint d'une af- fection au cœur, était tombé sérieusement malade à Londres. Trois mois après il n'était plus.

« Ceux, dit M. Martineau, qui se rappellent ce qu'était Henry Tayler, sa vive et joyeuse nature, ses mâles sen- timents de pureté et d'honneur, comprendront le deuil de sa famille. » Le père, dans ces cruels moments, trouva en son cœur les pieuses consolations qu'il avait prodiguées à d'autres. « Nous venons, écrit-il à un ami, de perdre notre bien-aimé, notre excellent fils. Il était l'orgueil et la joie de notre maison, et sa perte est

474 JOHX-.TAMES TAYf.ER.

pour nous irréparable en ce monde. Mais, grâces à Dieu, nous avons au-dessus de ce monde une espérance qui ne nous trompera point, si nous savons la chercher. C'est désormais notre seul appui. Nous avons encore cependant des sujets de reconnaissance; nous avons passé ces trois mois auprès de lui, l'entourant de nos soins, témoins de son courage, de son calme inalté- rables; ce sont de précieux souvenirs qui ne s'effa- ceront jamais. » Quelques jours après, il écrivait à un autre ami dont la sympathie le touchait, mais dont la foi n'était pas en tout d'accord avec la sienne. « Au mi- lien des différences qui nous séparent, je me réjouis au moins, mon cher ami, de sentir que nous avons une commune et glorieuse confiance dans l'infinie sagesse et l'infinie bonté du Père des esprits, sous le gouverne- ment duquel toutes choses tendent au bien final de ceux qui aspirent à la droiture et à la pureté du cœur. Sur quelques questions, ma foi la plus profonde me conduit peut-être plus loin que vos convictions actuelles, et c'est un grand bonheur pour moi et pour les miens, que notre foi dans un avenir tout doit se réparer n'ait jamais été plus forte qu'elle ne l'est aujourd'hui. Non que nous nous sentions en droit de rien réclamer de notre Père céleste, mais parce que notre confiance dans la richesse de son amour paternel fait de nos espérances une incon- testable réalité. Nous acceptons avec une reconnaissance humble et soumise tout ce qu'il plaît à sa bonté de nous offrir Nous croyons qu'il nous a placés dans ce

JOHX-JAMES TAYLER. 475

monde pour nous préparer tour à tour dans le bonheur et dans l'affliction à une exist -nce plus élevée, et que cette pré(»aration doit se faire, non point par une rê- veuse sentimentalité, mais par de vigoureux efforts pour accomplir l'œuvre de Dieu sur la terre, en servant la cause de la vérité, de la liberté, de la justice et du progrès de Thumanilé. » Armé de cette foi virile dont l'intensité, comme il le dit lui-même, alla toujours crois- sant en lui avec les chagrins et les années, Tayler refuse le remplacement momentané que lui offrait le comité du Collège et reprend immédiatement des fonctions dont la nature s'accordait avec ses pensées les plus habi- tuelles, celle de la mort et de l'éternité. « Content, dit-il, de demeurer ici et d'y faire mon devoir autant qu'il plaira à Dieu de m'y laisser, je serais plus heureux encore, ne fût-ce pour ma chère Hannah, de déloger s'il m'appelait à mon futur séjour. y>

Son heure n'était pas encore venue, et il est temps pour nous de le voir à l'œuvre dans ses nouvelles fonc- tions à Londres et dans le nouvel enseignement qui ve- nait de lui être confié.

Au sortir des collèges d'York et de Glasgow, il avait été consacré au pastorat de la congrégation Unitaire de Manchester par ses pères et ses frères des Églises pres- Tîytériennes anglaises dites « non-subscribing , » qui dataient de l'expulsion des « deux mille » à l'avènement de Charles II. C'étaient des presbytériens qui n'avaient ni credo, ni prêtres, ni rituel, et pour qui le christia-

476 JOHN-JAMES TAYLER.

nisme était, dit M. Thom, « une révélation toujours ouverte. » On ne lui avait demandé, en conséquence, avant sa consécration, la signature d'aucune confession de foi. Mais, lui-même, dans son sermon d'entrée, vou- lant se faire connaître tel qu'il était, avait tenu à pro- noncer la sienne. « Je déclare, avait-il dit, que ma ferme croyance, autant que mes recherches m'y ont conduit jusqu'à présent, c'est que .Jésus a reçu de Dieu le message exprés de réformer et d'instruire le monde. » Un critique du temps exprima la crainte que « dans un auditoire mélangé , cette déclaration ne parût'impliquer quelques doutes sur la vérité de l'Évangile. »

En fait, la manière dont Tayler entendait l'autorité des livres saints, ne différait pas seulement de celle des littéralisles orthodoxes, mais de celle même des anciens Unitaires de l'école de Priestley, et il exprima sans dé- tour ses vues sur ce sujet dans un autre discours pro- noncé en juin 1830, devant l'association unitaire bri- tannique et étrangère ^

« Prenons, dit-il, le Nouveau Testament, comme un recueil de mémoires historiques, et sans nous embar- rasser de la construction de textes obscurs et isolés; mais, considérant les actes et les enseignements de Jésus sous leur véritable jour et dans leurs rapports avec les mœurs et les opinions de son peuple, essayons

^ The perpetuity of the christ, dispensation, wiewed in the con- nection with the progress of society.

JOHN-JAMES TAYLER. 477

d'en saisir l'esprit, ^'ous le trouverons compris dans ces deux mots : « Sainteté et amour; » nous reconnaîtrons que le grand objet de Jésus est de conduire tous les hommes à Dieu, comme à un père , de détruire le mal moral comme le seul obstacle à leur réconciliation avec lui et de leur inspirer un charitable zèle qui les porte à produire le même changement chez leurs frères... Les Écritures sont d'un prix inestimable, en tant que fidèles archives de l'origine du christianisme et dépôt fidèle de ses vérités, mais elles sont certainement distinctes du christianisme lui-même, qui avait existé et qui con- tinua quelque temps d'exister sans le secours d'aucune parole écrite. »

C'était comme on le voit, une thèse toute pareille à celle que Schleiermacher soutenait alors dans ses écrits. La lui avait-il empruntée, ou bien était-elle le résultat de ses propres études sur le Nouveau Testament ? Quoi qu'il en soit, il s'était de bonne heure initié au mouve- menttliéologique moderne de l'Allemagne. Le séjour (|u'il y fit en 1834-35, les cours qu'il y suivit, l'entretien des professeurs avec lesquels il se lia, l'étude de leurs principales pubUcations, ses relations personnelles avec Bunsen, alors ambassadeur de Prusse à Londres, qu'il retrouva plus tard à Heidelberg, tout cela lui donna lieu d'aborder une foule de questions auxquelles les théologiens anglais, sauf un petit nombre, étaient de- meurés jusqu'alors à peu prés étrangers.

Sans s'aveugler sur l'esprit systématique des Aile-

478 JOHN-JAMES TAYLER.

mands, sur leur ardeur parfois excessive à rechercher des idées nouvelles, sans se laisser éblouir parce qu'elles présentaient d'ingénieux ou de piquant, toujours prêt entin à redresser, par la rectitude de son jugement, leuis conclusions trop absolues ou trop hâtives, il ne pouvait méconnaître cependant combien, avant eux, l'histoire, la critique, l'interprétation des documents sacrés étaient demeurées stationnaires , la théologie protestante encore imprégnée de préjugés d'un autre temps. 11 fut conduit en un mot à examiner de plus prés bien des points qu'il n'avait fait encore qu'efïleurer, et à émettre de son chef des opinions qui purent paraître hasardées. En tout cas, sa méthode inquisitive était aisément contagieuse pour de jeunes esprits. Il était difficile, après avoir suivi son enseignement, de sous- crire aveuglément à l'autorité d'aucun docteur et de prétendre pour soi-même à aucune infaillibilité.

A Manchester devant un public tout occupé d'indus- trie et de négoce, ce défaut, si c'en était un, avait passé inaperçu. L'unitarisme, dés longtemps professé librement dans le Lancashire, y avait frayé le chemin à d'autres hardiesses. A Londres, la position était différente. Dans cette métropole, l'Église établie veille de plus près qu'ailleurs sur les déviations de la foi reçue, d'in- nombrables partis religieux se disputent l'iniluence et s'observent mutuellement d'un œil scrutateur, l'ensei- gnement théologique de Tayler fut l'objet d'une atten- tion plus soupçonneuse. Les vieux Unitaires de Londres,

JOHN-JAMES TAYLER. 479

comme ceux de Boston, aux débuts de Parker, s'en inquiétèrent les premiers Ils craignirent de voir l'éta- blissement, où s'instruisaient leurs ecclésiastiques, com- |)romis dans l'opinion par de téméraires nouveautés. Déjà, en 1848, pendant que ïayler était encore à Man- chester, un de leurs journalistes l'avait attaqué dans un t^tyle qui rappelait celui des assemblées évangéliques (i'Exeter-HalI. Depuis son établissement à Londres, l'orage ne cessa de grossir et finit par éclater. En 1857, le professeur de théologie biblique étant mort, et Tayler l'ayant remplacé dans ses fonctions, pendant que son ami, M. J. Martineau, était chargé de la philosophie morale et religieuse, le parti conservateur s'éleva contre ces nouveaux arrangements qui faisaient passer l'ensei- gnement rehgieux sous l'influence d'une seule école, à son gré trop libérale. Une protestation, signée de noms estimés et même de noms amis, que Tayler s'étonna d'y voir figurer, circula parmi les membres de l'associa- tion. En se voyant l'objet d'une défiance à laquelle rien ne l'avait préparé, puisqu'à l'époque de sa nomination à la nouvelle chaire ses sentiments théologiques étaient parfaitement connus, il regretta vivement d'avoir accepté lès fonctions de principal en abandonnant l'heureuse et honorable position qu'il avait à Manchester. Du reste, plutôt que d'être l'occasion d'un schisme, il se montra prêt à résigner son nouveau professorat et à quitter la direction du Collège, si c'était l'avis de la majorité du meeting qui devait s'assembler pour cet objet. Il de-

480 JOHN-JAMES TAYLER.

mandait donc un vote positif de confiance ou de non- confiance. Dans ce dernier cas, il se retirerait sans trop de regret, vivant de son modeste avoir, et consacrant le reste de ses jours à la paix et à la liberté d'une re- traite studieuse et nullement inactive.

Ce ne fut qu'au mois d'août suivant que le meeting s'étant assemblé, une forte majorité s'y décida à confir- mer les arrangements récemment pris par le comité. Non seulement Tayler et M. iMartineau furent mainte- nus dans leurs fonctions, mais le fils de ce dernier fut appelé à enseigner dans le Collège la langue et la litté- rature hébraïques. Informé de cette solution favorable, Tayler, de Kiel , il était alors, adresse à son ami les réflexions suivantes : « Nous aurons une tâche difficile et à laquelle s'attache une grande responsabilité. Nous possédons généralement, J3 le crois, la confiance des jeunes gens et celle des gens de cœur; mais des regards peu bienveillants seront fixés sur nous de difl"érents cô- tés, même de la part de personnes dignes d'estime. Qu'avons-nous à faire que de nous appuyer sur le Dieu de vérité et de sainteté , et d'accomplir résolument et loyalement l'œuvre à laquelle il nous appelle? C'est une joie pour moi de vous avoir pour associé et pour collè- gue, parce que je sais, qu'ainsi que moi, vous considé- rez le pur et spirituel christianisme comme le seul moyen de préserver notre civilisation d'un égoïsme et d'un matérialisme avilissants. Nos églises, si chétives et si peu importantes qu'elles paraissent, possèdent, en vertu

JOHN-JAMES TAYLER. 481

de leurs antécédents historiques, de leur position sociale et de leur libre constitution, des moyens d'influence spirituelle, que notre devoir, comme chargés de l'édu- cation de leurs futurs conducteurs, est de mettre en pleine activité. Nous devons donc nous efforcer d'être tout à la fois sérieux et conciliants, respectueux mais libres; conservateurs de toutes les vérités que nous a léguées le passé, mais prêts à accueillir toutes celles que l'ave- nir nous dévoilera. Ce même esprit, nous devons tâcher de l'inculquer à nos élèves, en les rendant francs, mo- destes, dévoués à la science et à la liberté. Sije puis vivre assez et travailler assez longtemps pour voir, ne fût-ce que les commencements d'un tel état de choses, je serai pleinement récompensé de mes travaux et dédommagé de mes anxiétés passées. » Une page du journal de Tayler renferme ici une nouvelle prière de consécration à Dieu, accompagnée des résolutions les plus solen- nelles.

L'œil ouvert à toutes les vraies clartés, l'âme ouverte à toutes les généreuses influences, tel il s'était montré dès son début, tel, malgré la défiance dont il venait de s& voir l'objet, il se montra jusqu'à la fin. Lui-même, peu de temps avant sa mort, faisait dater les principaux progrés de sa pensée des dix ou quinze années qui ve- naient de s'écouler, et se disait redevable à la constante activité de son esprit de n'être point devenu stationnaire avec l'âge.

Du reste, comme on l'a vu, il n'avait pas attendu

31

482 JOHN-JAMES TAYLER.

jusque-là pour se déprendre de bien des idées tradition- nelles accréditées dans son pays.

Dès longtemps, ce que les Anglais appellent les Évi- dences, cet appareil de preuves externes, d'où l'ancienne apologétique, môme chez les Unitaires, croyait pouvoir déduire avec une rigueur scientifique la vérité du chris- tianisme, semblait à Tayler moins propre à déterminer la conviction qu'à faire naître des doutes. L'apologé- tique de Baxter, de Barclay, celle que les auteurs mys- tiques en général fondent sur le rapport intime du chris- tianisme avec les aspirations les plus élevées de l'âme avait, à ses yeux, bien plus de force persuasive.

Les tentatives si souvent faites pour concilier la cos- mologie biblique avec les données de la science mo- derne, lui paraissaient aussi vaines que puériles. Les remarques de i'évêque Colenso sur le Pentateuque, si sévèrement notées d'hérésie en Angleterre, lui sem- blaient plutôt pécher par timidité. Dans les livres de Samuel et des Rois, à plus forte raison dans les Chro- niques, il voyait une interprétation théocratique d'an- €iennes archives nationales ; dans le pur jéhovisme d'Esaïe et d'autres prophètes, le résultat d'un dévelop- pement graduel du grossier monothéisme des anciens Hébreux, etc.

Abordait-il le Nouveau Testament, il lui était impos- sible, après un sérieux examen \ d'admettre que le qua-

* Voyez son savant ouvrage intitulé : « An atterapt to ascertain

J0HN-JAME8 TAYLER. 483

triéme évangile fût du même auteur que l'Apocalypse, et, comme ce dernier livre lui présentait tous les caractères de l'époque apostolique, il était conduit à nier l'authen- ticité de l'évangile attribué à l'apôtre saint Jean, et à fixer l'époque de sa composition vers le milieu du se- cond siècle, sans que cela, du reste, diminuât en rien à ses yeux la merveilleuse beauté des derniers discours de Jésus qui y sont rapportés. Quant au Logos du pro- logue de cet évangile, qui modifie si profondément l'idée du ministère et de la personne de Christ, définie dans le reste du livre, il y voyait la personnification en Jésus d'une notion abstraite, déduite par l'école judéo- alexandrine de la philosophie platonicienne combinée avec quelques paroles de l'Ancien Testament.

Sans disputer sur les récits miraculeux qu'il respec- tait volontiers, comme témoignages de la vive impres- sion que Jésus et ses apôtres avaient laissée chez leurs contemporains, il estimait qu'on ne pouvait, de nos jours, sans un grand danger pour la religion, faire de la croyance à ces récits le fondement ni la mesure de la foi chrétienne.

' Autant la survivance de l'âme après la mort avait pour lui de certitude, autant l'idée d'une restauration de nos corps actuels, en matérialisant ce dogme, l'obs- curcissait à ses yeux. Il ne voyait donc pas quelle ga-

the character of the fourth Gospel, » in-8°, 1867. Dans le dernier chapitre, l'auteur s'élève à de hautes considérations sur les pre- miers essais de la prédication chrétienne.

484 JOHN-JAMES TAYLER.

rantie nouvelle la résurrection corporelle de Jésus-Christ pouvait apporter à notre foi en une vie future. Le fait d'ailleurs de cette résurrection était loin de lui paraître sufTisamment certifié. Si quelques disciples de Jésus avaient cru le voir et l'entendre depuis le troisième jour après sa sépulture, aucun n'afTirmait l'avoir vu lui- même se relever du tombeau, et les récits des évangé- listes, sincères assurément, mais vagues et confus, dis- cordants, si ce n'est même contradictoires entre eux, lui laissaient, sur ce point, bien des doutes légitimes. C'était donc, selon lui, l'esprit de Jésus qui seul avait triomphé de la mort, c'est son esprit qui est personnel- lement et à jamais vivant auprès du Père, auquel il le remit sur la croix. De cela, Tayler ne doutait non plus que de sa propre existence, et cette assurance suffisait pleinement à son sens chrétien ' .

Aussi, fût-ce avec le plus grand calme qu'il répondit aux attaques dirigées contre lui à cette occasion. « Je n'ai jamais réclamé, dit-il, le mérite d'avoir résolu complètement cette question difficile, et n'ai la préten- tion de convertir personne à mon sentiment, car ce sont des choses qui dépendent du tempérament intellec- tuel de chacun. Mais je réclame, et au besoin je prends la liberté d'exposer là-dessus mes propres vues, et ne suis pas peu surpris de me la voir disputer par des hom-

^ Voyez son article intitulé : Ewald's Apostolic Age (National Keview, 1859-60).

_^_____- JOHN-JAMES TAYLER. 485

iTies qui s'indigneraient de la moindre atteinte portée à la leur. Au surplus, si je rencontre des oppositions, je rencontre aussi des sympathies, et chez des personnes dont la piété n'est point suspecte... Je recevais derniè- rement une lettre, dont l'auteur me remerciait d'avoir abordé le sujet en question, et m'assurait que mes idées l'avaient ramené à la foi chrétienne, d'où maints traités sur les Évidences l'avaient longtemps éloigné. »

En ce qui concerne Tayler lui-même, le cours con- stant de sa pensée religieuse donne un éclatant démenti à ceux qui ne voient dans l'esprit de recherche qu'un exercice malsain de l'intelligence apportant le trouble dans l'ordre moral, et qui, du moindre doute sur l'in- faillibilité de la Bible ou sur les faits extra-naturels, voient découler fatalement tous les excès de l'incrédu- lité. Personne, au contraire, ne se prononça plus éner- giquementque lui contre l'athéisme, le panthéisme, le matérialisme sous toutes leurs formes. Il a étudié les ouvrages des naturalistes et des physiologistes moder- nes, il est au fait des théories d'Auguste Comte et de Darwin, et son spirituaHsme n'en est nullement ébranlé. Persuadé, dit-il, que la création n'est pas tant le ré- sultat d'un seul acte de volonté, qu'une œuvre progres- sive et continuelle de Dieu, toutes ces questions me semblent, en définitive, se résoudre dans une question de fait fort simple, celle de l'ordre actuel de l'action divine. Je ne puis comprendre la croissance, ni le déve- loppement, surtout s'il est régulier et progressif, sans

486 JOHN- JAMES TAYLER.

une intelligence divine qui y préside. La théorie de Darwin fût-elle en dernier ressort reconnue vraie, ma foi n'en serait point troublée. Derrière tout cela il reste un puissant mystère qui ne peut-être résolu que par la religion, i

Tayler demeura donc ferme dans son théisme ; mais son tact historique si sûr lui fait aisément reconnaître combien ce théisme, pour conquérir le monde et péné- trer profondément dans les âmes, avait besoin d'être proclamé par une personnalité telle que celle de Jésus, et manifesté dans sa perfection par un dévouement tel que celui de la croix. Aussi, dans son désir, exprimé dès longtemps, de voir se former une alliance entre tous les amis d'une religion progressive, insiste-t-il pour qu'elle porte, non pas seulement comme quelques- uns le proposaient, le titre d'union religieuse libérale, » mais celui de « libre union chrétienne. » « Je n'ai au- cune sympathie, écrit-il à M. Martineau, et je crois que vous aussi n'en avez aucune pour ce théisme subtil et abstraitvers lequel semblent incliner d'excellents esprits, par l'effet d'une réaction, peu raisonnable selon moi, contre le biblicisme superstitieux du protestantisme vul- gaire. Pour moi, plus je lis, plus j'observe, et plus je me sens attaché au christianisme, par j'entends cet esprit vivant d'amour, prêt à tout sacrifice, de dévoue- ment sans réserve à Dieu, dans lequel Christ et ses apôtres ont vécu et enseigné, indépendamment des for- mes qu'ont revêtues leur conscience et leur pensée.

J0HN-JA>rE8 TAYLER. 487

Quant au christianisme ainsi conçu, je ne vois rien qui, pour la niasse des êtres humains, puisse en tenir la place. C'est pour moi la plus importante des traditions que nous a léguées le passé. Dans la vie de Jésus et dans les croyances immortelles qui, comme le phénix, ont surgi de sa mort et répandu sur le genre humain une nouvelle lumière et une nouvelle vie, je reconnais le plus grand fait de l'histoire, fait mystérieux dans beaucoup des circonstances qui l'accompagnent, mais générateur d'un nouveau développement de notre race, et auquel il reste encore à produire d'inépuisables ré- sultats'. Ma foi dans l'élément spirituel du christianisme, dans l'esprit qui a fait de Jésus et de Paul ce qu'ils ont été, dans la conformité de cet esprit avec les plus pro- fonds besoins de notre nature, croît en moi avec l'expé- rience, avec l'observation de moi-même et des honnnes, et, je puis le dire avec vérité, s'est constamment accrue à mesure que j'ai examiné plus librement et sans crainte les documents historiques du christianisme. La libre recherche extérieure a été pour moi l'aliment d'une foi

intérieure toujours plus profonde En sorte que,

pour mettre les choses à l'extrême, quand les Écritures viendraient a périr, ou à n'être plus (ce que je regarde comme impossible) qu'une pure légende, je ne laisse- rais pas d'être chrétien. » « Cette union de î'indé-

^ Ce thème est richement développé dans un des derniers dis- cours de Tajier : Christianity, what is it? Andwhat has it donc? 1868.

488 JOHN-JAMES TAYLER.

pendance d'esprit avec la vie religieuse la plus fidèle et la plus intime, c'est là, concluait-il, ce que nous avons à réaliser dans la petite section du monde chrétien à laquelle nous appartenons, et avant tout c'est à cela que nous devons préparer les jeunes gens dont l'éduca- tion pastorale nous est confiée. »

Dans un discours prononcé en 1863, à l'ouverture des cours, il montre à ses étudiants, comment de l'étude des livres saints faite dans cet esprit et à la lumière de l'histoire, peut jaillir pour eux et pour le troupeau la plus pure source d'édilication.

« La Bible, leur dit-il, renferme une histoire et une littérature dont le véritable prix n'a jamais encore été apprécié, l'éminente beauté jamais encore sentie, parce que jamais elle n'a été mise réellement, franchement en contact avec l'humanité, parce que la flamme de l'in- telligence, nécessaire pour féconder les nobles germes 'qu'elle recèle, n'a jamais pu tomber sur elle en toute

liberté Quelles plaintes ne se font pas entendre de

■tous côtés sur le peu d'efficacité des services de l'Église ! Que de fois ne parle-t-on pas du sermon comme d'un insupportable ennui, qu'on ne subit que par une sorte de nécessité conventionnelle ! Et pourquoi cela ? Parce que le naturel, la simplicité, la liberté sont trop souvent bannis de la chaire ; parce que le prédicateur est con- damné à se traîner dans un cercle de banahtés qu'on 'Tie lui conteste pas, mais qu'on n'accepte pas davan- tage; parce que, dans des sujets du plus haut intérêt,

JOHN-JAMES TAYLER. 489

sur lesquels on aimerait à recueillir quelque parole vraie, quelques accents partis du cœur, il est obligé de

s'en tenir à des phrases de convention Pourquoi

l'interprète de la religion n'aborderait-il pas la Bible comme tout autre livre d'histoire ou de littérature an- cienne, pour la voir simplement telle qu'elle est, pour développer les idées qu'elle renferme, avec ce senti- ment de respect et cet intérêt profond qui doit s'attacher

pour nous aux archives de notre race? Les leçons

du chanoine Stanley sur VÉglise juive fournissent un admirable exemple de la manière de revêtir les récits de la Bible à la fois de tout l'attrait d'une narration

dramatique et de toute l'influence morale du sermon

Étudions de même la religion du Nouveau Testament,

non par l'élaboration de doctrines, séparées des cir- constances sous l'influence desquelles elles furent prê- chéeset qui en modifièrent nécessairement l'expression,

mais étudions-la par son histoire, animés d'une ar- dente sympathie pour les paroles et les actions des hommes qui en furent les héros et qui nous en ont transmis l'esprit vivant. Puis, dans notre prédication, .appliquant cet esprit à tous les intérêts de la vie, appe- lant ses plaisirs, ses affaires, sa politique à se ranger sous l'influence du christianisme, prouvons par l'iden- tité de notre mission avec celle de Christ et de ses apô- tres, montrons que ce même esprit qui a fait d'eux ce qu'ils ont été, vit toujours parmi nous. »

En poursuivant cet ordre d'idées, Tayler, pour mettre

490 JOHN-JAMES TAYLER.

ses élèves toujours mieux en état d'agir salutairement sur les convictions et les aspirations de leurs frères, s'occupait à les rattacher à la mission intérieure ou mi- nistère des pauvres, qu'à l'exemple de ïukerman et de Channing, ie révérend Corkran venait de fonder à Lon- dres : « Je désire vivement, écrivait-il à ce dernier, que ces jeunes gens, à côté des habitudes et des idées sco- lastiques qu'ils contractent à l'Académie, acquièrent une connaissance approfondie et pratique des réalités de ce monde, qu'ils se mettent de bonne heure au courant des questions religieuses et sociales qui se présenteront à eux dans le cours de leur ministère, et soient en état de les traiter avec clarté et au besoin sans préparation,

devant les populations qu'ils auront à instruire

Permettez-nous de profiter de votre séjour à Londres, pour vous prier de leur donner, durant cet hiver, des directions à cet effet. »

Les détails dans lesquels nous venons d'entrer nous montrent, ce me semble, dans Tayler l'un des chefs de cette moderne école unitaire, déjà si nom- breuse en Amérique, qui entièrement détachée de celle de Priestley, dont le littéralisme sec et étroit lui était peu sympathique unissant au contraire, comme celle de Channing, à la largeur des vues l'activité pra- tique et l'onction du sentiment chrétien, lui est su- périeure en science critique et historique, grâces aux lu- mières et à l'impulsion qu'elle a reçues de l'Allemagne ^

* Dans une des assemblées anniversaires de l'Association uni-

' JOHN- JAMES TAYLER. 491

Noos ne rentrons un moment dans l'histoire de la vie privée de notre ami, que pour assister tristement au nouveau coup qui le frappa dans l'objet de ses affections les plus intimes. D'une santé naturellement frêle et dé- licate, M""^ Tayler avait supporté avec moins de fermeté que son mari la perte de leur fils. Depuis ce moment, on la vit lentement dépérir. Les voyages, les séjours dans le voisinage de la mer ou des montagnes ne l'avaient que passagèrement ranimée. Pour lui faire respirer un air plus vif et plus pur que celui de Londres, Tayler s'était établi sur le coteau d'Hamstead. Mais les sources de la vie étaient taries en elle. Le 17 février 1862, il écrivait : « Ma chère épouse, ma douce com- pagne, ma fidèle amie de trente-sept ans, vient de quit- ter ce monde ; elle est allée, j'en ai la ferme confiance, recevoir la récompense qui attend les âmes nobles et dévouées comme la sienne. » De cet intérieur, si heu-

taire (1866), Tayler caractérisait ainsi cette nouvelle école. « On ne peut nier que, pour asseoir ses jugements en matière de reli- gion, notre génération ne dispose de ressources plus abondantes 4];Ue celles qui l'ont précédée. Il en résulte parmi nous des types dogmatiques assez divers. Les uns, appliquant avec foi et sincérité au Nouveau Testament ce qu'ils considèrent comme les principes de la vraie exégèse, reviennent en quelque sorte à sympathiser davantage avec une orthodoxie modifiée. D'autres, avec une égale sincérité, un égal attachement au christianisme, ont été conduits par les progrès de la science, à donner plus d'importance à l'esprit qu'à la lettre, et à admettre dans l'examen du Nouveau Testa- ment un large esprit de recherche historique, tel qu'il est repré- senté en Amérique par Théodore Parker. >

492 J0HN-JAME8 TAYLER.

reux huit ans auparavant, il ne restait donc à Tayler qu'une fille, mais une fille dont le dévouement, pareil à celui de sa mère, entoura sa vieillesse des plus ten- dres soins.

De son côté, il lui consacra tout le temps qu'il pou- vait dérober à ses travaux. Plus que jamais insépara- bles, ils continuèrent ensemble les voyages de vacances, dont ils avaient contracté l'habitude, visitèrent succes- sivement la Hollande, la Belgique, quelques parties de l'Allemagne, le Tyrol, le nord de la Suisse et de l'Italie. Tayler y poursuivit le cours de ses observations sur les choses et sur les hommes, se rapprochant de tous ceux de qui il pouvait recevoir des informations précieuses, qu'il communiquait à ses amis d'Angleterre. De temps en temps aussi, pour leur décrire les sites et les scènes qui l'avaient charmé, il retrouvait la vivacité de son co- loris d'autrefois. Qu'on en juge par ce récit d'une soirée passée à Venise :

« D'une petite éminence au bout du jardin des moines arméniens de l'île Saint-Lazare, nous assistâmes l'autre jour au plus splendide coucher de soleil. C'était un

spectacle unique, grand, silencieux, solennel Au

retour, comme nous naviguions sur ces eaux tranquilles, recouvertes d'un dais d'une pureté et d'une transpa- rence presque orientales, la lune traça bientôt un léger sillon d'argent sur les ondes doucement agitées à l'ar- riére de notre gondole. La cloche, commençant à tinter pour la prière du soir, ajouta un nouvel enchan-

JOHN-JAMES TAYLER. 493

tement à cette scène, tandis qu'à l'opposé les reflets lumineux des cafés féeriques de Saint-Marc et l'écho joyeux des chants des gondoliers, nous firent vivement sentir le contraste entre une vie de repos contemplatif

et l'agitation fiévreuse de celle des grandes cités

Bientôt, derrière Venise, le soleil disparut dans un océan de feu, qui se fondit par degrés en teintes rosées, sur lesquelles se détachaient sans dureté les dômes et les sombres tours de cette reine des mers, et au loin les montagnes bleues du Frioul et de Padoue, qui bornent son horizon. »

Nous ne reviendrons pas sur les détails du voyage de Tayler en Transylvanie, il reçut, non seulement des chefs de l'Église unitaire, mais des habitants et des étrangers de toute communion accourus à Torda, un accueil si hospitalier et si flatteur.

Bien que fatigué à son retour, il trouva encore assez de force et de courage pour préparer l'inauguration de cette « libre union chrétienne, » qu'il avait depuis si Idnntemps rêvée, et dont il venait de plaider la cause dans un de ses derniers et plus beaux discours '.

Au nom du comité et des fondateurs de l'association déjà constituée à Londres sous ce titre, il invitait à une réunion solennelle tous les amis de la libre pensée et de l'amour chrétien, tous ceux qui, dans les diverses

* A Catholic Christian Church, the want of our time. London, 1867. M. Martineau a traité le même sujet, en 1869, dans son dis- cours intitulé : The new affinities of faith. A plea for free Chris- tian Union.

494 JOHN-JAMES TAYLER.

communions chrétiennes, voyant l'immanité menacée, comme elle l'est de nos jours, d'un côté par les arro- gantes prétentions de l'ordre clérical, de l'autre par une réaction matérialiste ou athée, sentaient la gravité d'une telle crise, et la nécessité d'unir leurs efforts pour la conjurer ou lui imprimer une salutaire direction. Il invitait spécialement l'un des fondateurs de « l'Alliance chrétienne universelle » en France, M. Athanase Coque- rel, à prendre la parole dans le service divin par lequel l'assemblée devait s'ouvrir.

Elle s'ouvrit en effet le 1"juin 1869 : des discours éminemment sympathiques y furent prononcés. Mais hélas ! celui qui les avait demandés n'était plus pour les entendre. La veille même, sa dépouille mortelle avait été déposée dans la tombe ; et, au lieu des calmes résolutions qui devaient être discutées en ce jour, ce fut son éloge funèbre , mêlé d'unanimes regrets, qui s'échappa du cœur de tous les assistants.

Peu de temps après, M. Martineau nous écrivait ces mots : « Jamais dans le cours de ma vie, je n'ai ren- contré une nature plus douce et plus pure, une culture d'esprit plus riche et mieux pondérée. Peu d'hommes aussi simples et aussi modestes ont exercé une influence aussi profonde, la largeur de sa sympathie, la variété de ses connaissances multipliant de toutes parts ses points de contact avec la société qui l'entourait, et étendant au loin la confiance qu'éveillait toujours son caractère élevé et affectueux. »

DESTINÉES

BIBLIOTHÈQUE D'ALEXANDRIE

DESTINEES

DE LA

BIBLIOTHÈQUE D'ALEXANDRIE

Il semblait que dès longtemps tout eût été dit sur la destruction de la bibliothèque d'Alexandrie % lorsque ré- cemment une discussion importante à l'Assemblée na- tionale a remis, d'une manière assez inattendue, la question sur le lapis.

Dans la séance du 15 juin dernier, Mgr l'évèque d-Orléans, plaidant à la tribune de Versailles pour la liberté de l'enseignement supérieur catholique , s'atta- cha surtout à incriminer au point de vue religieux celui qui se donne à l'université. Entre autres citations dont il appuya sa censure se trouvèrent quelques passages d'un discours sur l'histoire de la chirurgie, prononcé

' Extrait de la Eerue historique, 1. 1, 1876.

^ Lettres à M. le D"" Le Fort, professeur à l'école de médecine, en réponse à quelques-unes de ses assertions touchant l'influence antiscientitique du christianisme et l'incendie de la bibliothèque d'Alexandrie au IV"* siècle, brochure in-8°. Paris, 1875.

:12

498 LA BIBLIOTHÈQUE d' ALEXANDRIE.

par M. le D"" Le Fort à l'école de médecine, et dans lequel il s'exprimait ainsi : « Sans les Arabes il est probable que les œuvres médicales de l'antiquité au- raient été àjamais ensevelies dans le néant. Le fanatisme religieux des premiers chrétiens n'avait pas même fait grâce aux œuvres de l'antiquité, et la destruction des bibliothèques avait mis le comble aux malheurs de la science. Il me faut ici rectifier une calomnie imaginée et propagée, pour des raisons faciles à comprendre, par les moines du moyen âge. Ce ne fut pas au Vl'"^ siècle par Omar, mais au IV'"*' et à l'instigation de l'évêque Théophile, que fut brûlée la bibliothèque d'Alexandrie placée dans le temple de Sérapis, en même temps que la populace excitée contre eux massacrait les savants qui y avaient cherché asile. » Et ailleurs : « On ne peut nier que l'influence de la première période du christia- nisme n'ait eu comme résultat de plonger la science dans les ténèbres les plus profondes. »

Quelque soin que l'honorable professeur eût pris au début de son discours, pour distinguer dans le christia- nisme l'œ^uvre divine de son fondateur de celle des hommes qui l'ont altérée, on ne peut nier que l'extrême généralité des termes dont il s'est servi en parlant des rapports du christianisme et de la science ne prêtât le flanc à la critique.

Mais il s'agissait avant tout d'un point d'histoire; et le professeur se crut autorisé à répondre dans sa iettre du 21 juin, que l'opinion publique, à qui Mgr Du-

"la bibliothèque d'alexandrie. 499

panlouj) venait de le dénoncer, n'avait que faire en pa- reille matière, et au surplus, pour prouver encore mieux la vérité de son assertion concernant la bibliothèque d'Alexandrie, il cite un passage d'Orose, prêtre latin du Y'"* siècle, qu'un ecclésiastique, disait-il, ne pouvait ignorer ni récuser. Quant à l'influence du christianisme ^ur les sciences médicales en |)articulier, il la caracté- risait parla citation de certains moyens curatifs absurdes conseillés par Aélius d'Aniida, médecin chrétien du VP'"* siècle (p. 9-10).

L'évêque d'Orléans ne répliqua point, mais à sa place, un écrivain, qui se désignait simplement par la lettre X, releva le gant, et mit le professeur au défi de justifier le sens et la portée qu'il attribuait aux passages en question. Vinivers, oubliant sa vieille querelle avec Mgr Dupanloup, ouvrit avec empressement ses colonnes au contradicteur anonyme, tandis que le D' Le Fort recourut à l'hospitalité du Temps. La controverse plus piquante que courtoise, s'échaulTa peu h peu, sans en devenir à notre gré plus concluante*. C'est toujours fâcheux pour les questions d'histoire de se trouver mê- lées à des débats actuels, pohtiquesoureHgieux. Chacun des partis, moins préoccupé de la vraie physionomie des faits que de l'avantage qu'il en peut tirer pour les

^ La correspondance qui s'y rapporte a été publiée à part par l'auteur anonyme sous le titre inscrit en tête de cet article. C'est À cette brochure que nous renvoyons nos lecteurs pour nos cita- tions de l'un et de l'autre correspondant.

500 LA BIBLIOTHÈQUE d'aLEXANDRJE.

besoins de sa cause, oublie aisément le rôle d' historien pour celui d'avocat, en sorte que rarement la question se trouve résolue après leur discussion.

Essayons aujourd'hui, de poursuivre celle-ci dans des conditions peut-être plus favorables, et, laissant de côté tout ce qui se rapporte à la question médicale, sur la- quelle nous nous déclarons incompétents, recherchons l'influence que le christianisme d'une part, de l'autre l'islamisme, exercèrent sur les destinées de la biblio- thèque d'Alexandrie. Pour cela reprenons succincte- ment dès son origine l'histoire de cet établissement, et à chacun des principaux incidents qu'elle présente, dis- cutons à notre tour les témoignages des historiens, et les conclusions qu'en ont tirées nos deux critiques.

Chacun sait que les premiers Ptolémées, comprenant l'admirable situation de leur capitale comme trait d'union entre l'Orient et l'Occident, eurent l'ambition d'en faire, pour l'ancien monde, un foyer de civilisation et de lumières. Sur le conseil de Démétrius de Phalére, ils y appelèrent de toutes parts les savants, les poètes, les philosophes les plus illustres et fondèrent en leur faveur le célèbre musée et les non moins célèbres bi-

LA BIBLIOTHÈQUE d'aI^XANDEIE. 501

bliothéques d'Alexandrie * . La première et la plus con- sidérable des deux était située dans le quartier de Bru- chium près du port. La seconde destinée à lui servir de succursale, fut établie par Ptolémée Philadelphe dans l'enceinte du temple de Sérapis ^ qu'il venait d'élever somptueusement sur une éminence dominant le quartier de Rakhotis. Des sommes énormes, sous son règne et sous celui de ses successeurs, furent consacrées à enrichir ces deux collections. Déjà du temps de Philadelphe, Démétrius évaluait, selon Épiphane, à 54,800, selon Josèphe à 200,000 le nombre des volumes acquis, et se faisait fort de le porter à 300,000. Un peu plus tard, en effet, un nouveau compte rendu évaluait la biblio- thèque du Bruchium à 490,000, et celle du Serapeum à 42,800 volumes; Aulu-Gelle et d'après lui Ammien Marcellin en estimaient le total à 700,000 *. Si ces chiffres paraissent exorbitants (comme ils l'ont paru au correspondant de Vrnivers qui, sans s'inquiéter du texte d'Orose, y lit k deux reprises qimdraginta au lieu de quAdringenta (p. 20), il faut se rappeler d'une part avec Ritschl * qu'on y comprenait les doublets et les copies , ce qui réduisait la collection du Bruchium à

' Bonamy {Mémoires de VAcad. des Inscrip. t. IX, p. 397 et suiv.) Ersch u. Gruber, Allgem. Encycl., t. III, p. 49 ss. Frid. Rit- schelii, Opusc. philolog., 1. 1, Lpz. 1867 : Die Alex. Bibliotheken.

Epiphane, De mensnr. et ponder., II, 166. Anim. Marc. XXIÎ, p. 252.

' Ritschl, Ojnisc. phil, 1. c. p. 19, 28-9.

* Ibid., p. 29.

502 LA BIBLIOTHÈQUE D 'ALEXANDRIE.

400,000 ouvrages, et d'autre part que maint écrit, même de peu d'étendue, formait souvent à lui seul plu- sieurs rouleaux*.

Tel était l'accroissement prodigieux qu'avaient acquis ces deux dépôts lorsque, après la bataille de Pharsale, Jules César, à la poursuite de Pompée, vint débarquer à Alexandrie, son rival s'était réfugié et à son arrivée avait trouvé la mort. Il y demeura un certain temps re- tenu par sa passion pour la reine Cléopâtre et s'y vit assiéger par la flotte d'Achillas, meurtrier de Pompée. Pendant le combat qui s'ensuivit, la flotte fut brûlée dans le port, le feu se communiqua aux édifices voisins et atteignit la bibliothèque du Bruchium avec les 400 , 000 volumes qu'elle renfermait ^

II

Mais Alexandrie ne tarda pas à se voir richement dédommagée de cette perte. Après le meurtre de César, Marc Antoine, épris à son tour des charmes de Cléo-

^ Ainsi les Métamorphoses d'Ovide en formaient 15; les œuvres de Didyme en formaient selon les uns 3000, selon d'autres 6000. La bibliothèque particulière d'un grec nommé Épaphrodite com- prenait, dit-on, 30,000 volumes rares et choisis (Bonamy, 1. c. p. 409. Ritschl, 1. c. p. 19, 29).

* Plut. Vie de César, c. 64.

LA BIBLIOTHÈQUE d'aLEXANDRIE. 503

pâtre, qui était remontée sur le trône d'Egypte, lui lit présent des 200,000 volumes sur parchemin qu'il avait enlevés à la bibliothèque de Pergame lors de la prise de cette ville * et qui furent placés au Serapeum que l'incendie n'avait point atteint.

Le dépôt de ces livres au Serapeum n'avait fait jus- qu'ici l'objet d'aucun doute. Renaudot l'affirnie positi- vement sur la loi des anciens auteurs : Restitutam, dit-il, fuisse a Cleopatrà, translata Pergamenâ, et in Serapeo collocatam antiqui autores tradunt (Hist. pa- triarch. Alex. 1713. p. 70). C'est donc arbitrairement que, sur un faible indice, le correspondant de V Univers préfère adjuger cette collection au Sebastium (p. 43).- Ce temple élevé en l'honneur de l'empereur Auguste, ne put évidemment recevoir ce dépôt du vivant d'An- toine, et il eût été absurde d'y transporter plus tard, 200,000 volumes déjà si honorablement logés ailleurs. Il est vrai que Philon, faisant rénumération des cours, des portiques, des salles, etc., qui décoraient le Sebas- tium, mentionne aussi des bibliothèfjucs. Mais M. X. lui-même reconnaît qu'il y avait des livres dans la plu- part des temples, et assurément le seul mot de bibllo- tkcca, vaguement ajouté tant d'autres détails, ne saurait convenir à une collection de l'importance de celle dont il s'agit ici (Philo., de Virl. nd Caium, éd. 1691, p. 1013). Écartons donc cette hypothèse toute

' Plut. Vie d'Antoine, c. 76.

504 LA BIBLIOTHÈQUE d'ALEXANDRIE.

nouvelle, et laissons au Serapeum ce que tous les au- teurs s'accordent à lui attribuer.

Grâce à cette nouvelle ressource, le musée recom- mença à fleurir. Devenu, déjà du temps de Philon, le siège du judaïsme, Alexandrie devint, sous Animonius et Plotin, le siège de la philosophie néoplatonicienne qui, depuis Constantin, pour résister au christianisme triom- phant, se fit, sous lamblique, l'alliée intéressée du paganisme. Quelques philosophes, non contents de ])alliér par d'ingénieuses allégories les absurdités du polythéisme vulgaire, hantèrent eux-mêmes les temples •des dieux, se prosternèrent devant leurs images, par- ticipèrent aux sacrifices, consultèrent les entrailles des \ictimes.

A cette vue l'irritation des chrétiens d'Alexandrie fut portée à son comble. Leur patriarche Théophile de- manda avec instance à ïhéodose un édit général pour la destruction des temples. En attendant que cette me- sure pût s'effectuer, on lui accorda, pour l'usage de ^on troupeau un vieux temple deBacchus ou de Mithras, dont les rites honteux, trahis par les emblèmes qu'on y trouva, furent livrés à la risée publique. Les païens in- dignés se jetèrent sur les profenateurs, puis, attaqués à leur tour se retranchèrent sous la conduite de quel- ques sophistes dans le temple de Sérapis d'où ils firent des sorties redoutables et allèrent jusqu'à contraindre, jpardes tortures, leurs prisonniers à abjurer'. L'empe-

■' Jtufin. Hist. eccl, 1. XI, 22, suiv.

I^ JBIBLIOTHÈQUE d'aLEXANDRIE. 505

reur sollicité de nouveau, donna l'ordre d'abattre les temples. Aussitôt la foule chrétienne, excitée par Théo- phile et conduite par le préfet de la ville et le comman- dant de l'armée se rua sur l'édifice, pilla les offrandes et les objets précieux qu'il renfermait, détruisit le sanc- tuaire et la statue de Sérapis, puis l'édifice entier fut démoli et rasé, autant du moins que le permit l'extrême solidité des matériaux '.

Dans ce désastre, que devint la bibliothèque du Sera- peum ?

Ici se place le récit d'Orose sur lequel le D' Le Fort avait principalement appuyé son assertion.

Orose, prêtre espagnol, que la renommée de saint .Augustin avait attiré en Afrique, en était parti Tan il'S pour se rendre en Palestine dans le dessein de consulter saint Jérôme sur quelques points de dogme. Dans ce voyage il eut l'occasion de visiter la capitale de l'Egypte, et à son retour en 416, il écrivit à la demande d'Au- gustin son « Historia adversus paganos, * abrégé d'his- toire universelle destiné à la réfutation des païens. C'est dans cet ouvrage qu'en racontant les campagnes de Jules César et le sinistre accident qui détruisit alors la pre- mière bibliothé(iue d'Alexandrie, il rappelle en quelques mots le second ravage qu'elle avait eu à subir de son temps et dont il avait vu lui-même les traces'.

' Eunape, Vita Aedes. éd. Boissonad. p. 44.

* Orose, Hist. adv. Fag., 1, VI, c. 15, éd. Havercamp.

506 LA BIBLIOTHÈQUE D 'ALEXANDRIE.

Ce passage ayant fourni la principale matière du débat entre nos deux critiques, il importe de le citer et de l'analyser en entier d'après l'édition d'Havercamp, généralement reconnue comme la plus correcte.

Après avoir raconté l'incendie de la flotte égyptienne, Orose continue en ces termes :

« Ea flamma, cum partem quoquo urbis invasisset, quadringenta millia librorum proximis forte aedibus condita exussit; singulare profecto monimentum studii curgeque majorum, qui tôt tantaque illustrium ingenio- rum opéra congresserant. Unde, quamlibet hodieque in templis exstentquae et nos vidimus armaria librorum, quibus direptis exinanita ea a nostris hominibus, nostris temporibus momorent, quod quidem verum est^ tamen bonestius creditur alios libros fuisse quîcsitos qui pristi- norum curas ;pmularentur , quàm aliain ullam fuisse bibliothecam, quae extra quadringenta millia librorum fuisse, ac per hoc evasisse credatur. »

Observons que dans ce passage il n'est point question,

^ Dans la traduction que le correspondant anonyme donne de cette partie du passage, trois erreurs me semblent à relever : Unde quamlibet exstent n'a jamais pu signifier (p. 21) : cm outre il existe; 2" quihus direptis ne peut se rapporter à templis qui en est beaucoup troj) éloigné (p. 13) mais à lihronim qui le précède immédiatement ; armaria librorum qua vidimus ne signifie point qu'Orose eût vu des armoires avec des livres, encore moins des armoires pleines de livres (p. 21,22), mais des armoires ou plutôt des cases qui avaient servi à placer des livres et qui maintenant étaient vides {exinanita)^ et néanmoins faciles à reconnaître dans, un édifice non encore complètement ruiné.

LA BIBLIOTHÈQUE d'aLEXANDREE. 507

à la vérité, de livres brûlés, mais de livres pillés (direptis) et d'armoires ou cases vidées {exinaniki annaria), celles-là mêmes qu'Orose avait vues [ru r/uœ vidi- mus).

Et quand, et par (pii ces cases avaient-elles été vidées, et ces livres pillés? Par nos coreligionnaires, dit Orose, à ce qu'on rapporte, et de notre temps (a noslris homi- nibus, noslris kmporilms memorent). Un des quatre manuscrits d'Orose que possède la bibliothèque de Leyde supprime a noslris honiinibus, mais comme les trois autres le maintiennent, Havercamp déclare cette suppression non seulement suspecte, mais inadmissible. ^En revanche, il est disposé à supprimer le : « (juod (fuidem verum est » qui suit, et à voir dans cette affir- mation une note marginale d'un copiste, insérée plus lard dans le texte, ce qui est possible, mais ce dont il ne donne aucune preuve ; du reste le memorent qui vient ensuite atteste au moins que telle était du temps d'Orose l'opinion accréditée en Egypte.

Jusque-là tout se trouve assez clair. Il n'en est pas de même de la dernière partie du passage qui a embar- rassé Havercamp lui-même. Pour la comprendce, il faut se souvenir que la phrase qui précède, depuis qiiamlibct jusqu'à tamcn , n'est qu'une incidente , une sorte de parenthèse, Orose rappelle un de ses souvenirs de voyage, et après laquelle il cherche à s'expliquer comment, 100,000 volumes ayant été brû- lés du temps de César, il a pu s'en trouver un si grand

508 LA BIBLIOTHÈQUE d' ALEXANDRIE.

nombre à piller du temps de Théodose. 11 faut, dit-il, admettre, ou qu'il y avait à Alexandrie une autre biblio- thèque qui échappa au désastre , ou plutôt hones- tins creditur qu'après ce désastre on fit de nouvelles acquisitions de livres pour le réparer. Orose, qui n'avait vu Alexandrie qu'en passant, quatre siècles après l'in- cendie du Bruchium, dont il ne restait sans doute aucun vestige, put aisément ignorer qu'il eût existé deux bi- bliothèques distinctes, l'une brûlée du temps de César, l'autre épargnée par le feu et bientôt enrichie par An- toine. En effet, dans l'histoire de ce triumvir et de ses rapports avec Cléopâtre, Orose ne fait nulle mention de ce magnifique présent. Il suppose en conséquence qu'après le premier désastre, il ne restait plus de col- lection littéraire à Alexandrie et que les livres pillés du temps de Théodose provenaient tous de nouvelles acqui- sitions. Telle est bien l'opinion que les historiens lui attribuent (Acad. des inscrip., IX, 40). Nous n'hésitons pas à regarder ici la version du D' Le Fort (p. 27), quoi- que non correcte de tout point, comme bien plus fidèle que celle de son adversaire. Ce dernier (p. 30), contre les règles de la syntaxe latine, fait de quam un pronom relatif qui dans la phrase ne se rapporte à rien, au lieu d'une conjonction (quam) répondant au comparatif konestius creditur et c'est ainsi qu'il se croit auto- risé à voir dans ces deux derniers mots l'expression d'un doute sur le pillage des livres par les chrétiens, au lieu d'un doute, mal fondé à la vérité, mais, nous

LA BIBLIOTHÈQUE d' ALEXANDRIE. 509

le répétons, fort compréhensible chez Orose, sur l'exis- tence primitive des deux bibliothèques.

Voici donc comment nous pensons (jue doit se tra- duire le passage en question :

« Le feu de la flotte s'étant communiqué à une partie de la ville, consuma 400,000 volumes qui se trouvaient dans les édifices voisins, monument remarquable du zèle des anciens qui y avaient rassemblé les œuvres de tant d'illustres génies. De vient que, quoique au- jourd'hui il existe dans les temples des cases de livres que nous avons vues, et qui, par le pillage de ces Jives, furent, à ce qu'on rapporte, vidées de notre temps par nos coreligionnaires (ce qui est vrai en effet), cependant il est plus raisonnable de croire que, pour rivaliser avec le zèle des anciens, on lit l'acquisition d'autres livres, que de penser qu'indépendamment de ces 400,000 volumes, il y eût alors une autre biblio- thèque qui échappa au désastre. »

Mais, objecte encore l'anonyme (p. 42-3, 46), dans ce passage d'Orose, non plus que dans le plaidoyer de Libanius en faveur des temples, le Serapeum n'est point nommé. Non sans doute, Orose, dans cette unique phrase de son récit, n'avait pas à désigner tel temple en particulier au milieu de tant d'autres déjà dévastés de son temps, et quant à Libanius, son silence s'expli- que mieux encore puisque son discours pro templk, il protestait contre les dévastations illéyales com- mises par des moines, précéda d'un an au moins

510 LA BIBLIOTFIÈQUE d' ALEXANDRIE.

l'édit impérial qui ordonnait la destruction du Sera- peum \

Pourquoi s'en tenir au seul témoignage d'Orose , quand nous avons pour le compléter celui d'auteurs mieux informés que lui? Écoutons Rufin qui dans ce même temps avait vécu six ans en Égy|»te, avait étudié sous Didyme à Alexandrie et qui raconte presque en témoin oculaire les principaux détails de l'événement", écoutons un autre contemporain, le philosophe EunajK^ qui, en décrivant ces scènes a pu en charger le tableau, mais non l'inventer; écoutons enfin Socrate et Théodo- ret, historiens du V™" siècle, mais tous deux également dignes de foi. Tous nous montrent de concert l'évêque Théophile sollicitant de l'empereur la destruction des temples, présidant en personne et excitant le peuple à celle du Serapeum. « Sur les instances de Théophile, dit Socrate, l'empereur avait ordonné la destruction des temples et cet ordre fut exécuté par les soins de cet

évèque il purifia le temple de Mithras et renversa

celui de Sérapis\ » Le récit d'Eunape, dont voici la substance, est encore plus complet.

« Après la mort d'.^desius, le culte et le sanctuaire du dieu Sérapis furent détruits à Alexandrie ; non seule- ment le culte fut anéanti mais les bâtiments eux-mêmes.

^ Le discours de Libanius fut présenté à Théodose, entre 388 et 390; l'édit de ïhéodose fut publié en 391. ^ Hist. eccl. XI, 22. Voy. ci-dessus. 3 Socrate, Hist. eccl. V, 16. Théod. V, 22.

LA BIBLIOTHÈQUE D 'ALEXANDRIE. 511

Tout se passa comme lors de la victoire des géants de la fable et le même sort atteignit aussi les temples de Canope. Sous le régne de Théodose, Théophile, sorte d'Eurvmédon, chef des Titans, conduisit la troupe sa- crilège. Evetius, préfet de la ville, et Romanus comman- dant de l'armée, réunirent leurs efforts aux siens contre les murailles du Serapeum qu'ils détruisirent en entier tout en faisant la guerre aux offrandes. Ils ne purent cependant, à cause de la pesanteur des matériaux, arra- cher le pavé du temple, mais ils bouleversèrent tout le teste, se vantant de la victoire qu'ils venaient de rem- porter sur les dieux, etc. * »

Devant une telle réunion de témoignages, nous ne comprenons pas qu'on persiste à nier la destruction du Serapeum par les chrétiens d'Alexandrie *, et la part qu'y prit leur patriarche Théophile. Il est vrai que, dans la traduction trop abrégée qu'il donne de ce dernier passage, l'anonyme, à notre grande surprise, oublie de mentionner spécialement le nom de Théophile , cepen- dant si important dans ce débat, et dont le rôle est si nettement caractérisé par Eunape, et désigne par le simple terme de mayistrats le préfet, le général et le pontife qui prirent part à l'action.

^ Eunape, Vit. Aedes. 1. c. I, p. 43, 45, cum notis, p. 274.

* C'est en vain que l'anonyme s'appuie d'un passage d'Evagrius pour soutenir que le Serapeum subsistait encore sous le règne de Marcien. Evagrius [Hist. eccL II, 5) parlant des soldats de l'em- pereur poursuivis par les monophysites insurgés, ne dit point qu'ils se réfugièrent dans le temple de Sérapis, mais sur l'esplanade

qu'il occupait autrefois (ivà to u;iv rb ■;ïx>.a.i lîïi-i^'o;;.

512 I^ BIBLIOTHÈQUE d'aLEXANDRIE.

Quant à la bibliothéqut', n'oublions pas à notre tour qu'elle faisait partie de ces bâtiments (otxo5ofji>7ff.ara)qui, selon Eunape, furent détruits en même temps que le sanctuaire. Or, si aucun des auteurs sus-nommés ne nous dit que Théophile eût commandé le pillage des livres qu'elle renfermait, aucun non plus ne nous parle du moindre effort de sa paît i)oiu' l'empêcher. Et de fait, ce prélat, dont Socrate et Sozomène dépeignent le caractère empreint de lâcheté autant (jue de violence, qui, pour apaiser les moines anti-origénistes censurés dans un de ses mandements, reniait devant eux ses pré- cédentes convictions, allait même jusqu'à persécuter leurs adversaires, faisait flétrir par un concile la mé- moire et les écrits d'Origéne, s'acharnait enfin à la ruine du grand Chrysostome ' n'était pas homme à arrêter dans ses déprédations une multitude furieuse qu'il avait lui-môme déchaînée, à lui faire respecter le sanc- tuaire et les instruments d'une science profane, à sau- ver de ses mains les volumes qu'elle se faisait sans doute un jeu de mettre en pièces et de jeter au vent. La des- truction du temple et de ses annexes dut entraîner iné- vitablement la dévastation de la bibliothèque et la mettre dans l'état Orose la trouva vingt-cinq ans après ^

A la vérité encore, les mêmes auteurs ne'nous parlent

^ Socrate, Hist. eccl, VI, 7, 16. Sozomène, id. VIII, 11-20. * Allgem. Encydop.^ III, p. 53. Acad. des Inscrip., 1. c, p. 412. Ampère, Voy. en Egypte, p. 72.

LA BIBLIOTHÈQUE d'aLEXAXDRIE. 513

point du « massacre de savants » que M. Le Fort pré- tend avoir été commis à ce moment-là.

Dès la publication de l'ordre impérial, acclamé par la foule, ils s'étaient enfuis et dispersés et pendant l'émeute qui avait précédé , les violences avaient été réciproques, si ce n'est plus meurtrières de la part des païens*. Mais ce fut pour la science, nous le reconnais- sons, que les suites de cet événement furent surtout re- grettables. Privée par la destruction de la bibliothèque d'une précieuse ressource, elle le fut encore de ses principaux représentants. Devant l'exaspération popu- laire et les menaces de l'autorité, la plupart des pro- fesseurs du musée se virent forcés de quitter le pays. Le philosophe Hiéroclès fut battu de verges pour quel- ques traits satiriques qu'il s'était permis contre le chris- tianisme. Bientôt, sous le patriarcat de Cyrille, digne neveu et successeur de Théophile, la noble Hypatie, dont la science et les vertus illustraient l'école d'Alexan- drie, fut, sur d'injustes soupçons, massacrée par des chrétiens. Ses disciples se dispersèrent; l'école n'eut plus à sa tète que des maîtres obscurs, et vers la fin du V"* siècle on se plaignait de ce que ses auditoires demeuraient déserts, tandis que les cirques et les théâtres regorgeaient de spectateurs ^ Opprimée à Alexandrie, la philosophie néoplatonicienne se réfugia

' Socrate, V, 16.

* Yoy. notre Hist. de la destruction du paganisme dans l'empire d'Orient. Paris 1850, p. 246-9.

'^•^

514 LA BIBLIOTHÈQUE d' ALEXANDRIE.

dans Athènes; depuis Procliis elle y répandit encore quelque lustre, jusqu'au jour Justinien, résolu d'en finir avec le paganisme, ne laissa aux docteurs qui en étaient suspects d'autre alternative que la conversion ou l'infamie et la mort ' .

En tout cela il serait difficile de voir les marques du moindre respect pour la science. Nous ne voyons pas non plus ce qu'avait à faire dans un plaidoyer pour la liberté de l'enseignement l'apologie de l'évêque qui dirigea de pareils exploits. Elle nous eût paru mieux placée dans un discours précédent contre la liberté religieuse.

Mais d'un autre côté, sachons distinguer les hommes et les temps. Pour juger de l'influence que le christia- nisme exerça sur la science, ne nous bornons pas à exa- miner l'époque l'Église, soutenue par le bras sécu- lier, commençait à user despotiquement de ce privilège. Rappelons-nous plutôt les temps antérieurs où, ne comp- tant encore que sur sa propre force , luttant par la per- suasion seule, quand ce n'était pas par le martyre, elle se munissait volontiers des armes de l'intelligence et ne dédaignait rien de ce qui était propre à porter la lumière dans les esprits; les temps Justin martyr, Théophile d'Antioche, Athénagore employaient à la conversion des païens la philosophie qui les avait conduits eux- mêmes jusqu'au seuil de l'Église ; Panla3nus, Clément,

' Ibid. p. 280-8.

LA BIBLIOTHÈQUE d'aLEXANDRIE. 515

Origène, tous profondément versés dans la science de leur temps fondaient avec son aide la célèbre école ca- téchétique d'Alexandrie, appelaient l'érudition classique à l'appui de l'instruction chrétienne, et attiraient de tous côtés les philosoj>hes eux-mêmes par la supério- rité de leur enseignement. Rappelons-nous encore le temps Eusébe, pour composer ses savants écrits, puisait largement dans la bibliothèque de son ami Pam- phile, Grégoire de Nazianze allait s'instruire dans les écoles d'Athènes et d'Alexandrie, Basile de Césarée fréquentait celle de Libanius, corresj>ondait familière- ment avec ce rhéteur, recommandait à la jeunesse chré- tienne la lecture des écrits des anciens. Enfin, pour citer aussi l'Église latine, les Cyprien, les Lactance, les Am- broise, les Rufin, les Jérôme, Tertullien lui-même malgré ses boutades montanistes, peuvent-ils passer |)Our des contempteurs ou des ennemis de la science? Augustin , déjà converti à l'Évangile et sur le point de se vouer au ministère sacré, considérait-il comme une |)rofanation ou seulement comme un hors-d'œuvre ses études et ses entretiens philosophiques ?

Ne faisons donc pas peser sur le christianisme, en particulier sur celui des premiers siècles, les reproches trop souvent, il esterai, mérités dans la suite par ceux qui s'intitulaient ses défenseurs.

516 LA BIBLIOTHÈQUE d'aLEXANDRIE.

TU

Mais revenons à la bibliothèque d'Alexandrie, à celle du moins que, depuis la ruine de celles du Bruchium et du Serapeum, on avait travaillé à reconstituer. Du cinquième au septième siècle, en effet, de nouveaux efforts avaient été faits dans ce but, et ces efforts n'avaient pas été complètement infructueux*. Indépen- damment des exemplaires et des versions de la Bible, des commentaires des théologiens* et des volumineux écrits des controversistes, des ouvrages d'un autre genre y avaient également trouvé place. Ce qui restait de savants à Alexandrie, grammairiens, mathématiciens, médecins surtout, et même philosophes, non contents de relever autant que possible par leurs travaux la ré- putation du musée, employaient de nombreux calli- graphes à copier les ouvrages de leurs prédécesseurs. On ne peut donc admettre avec M. le D"" Le Fort qu'il u'y eût plus alors aucune collection scientifique à Alexandrie '.

Tout à coup, en 641 , les Sarrasins, sous la conduite d'Amrou, envahissent l'Egypte, et après deux sièges se

' Bonamy, 1. c. p. 414. Sprengel {Allgem. Encycl., III, p. 54).

* Renaudot, Hist. pair. Al., 170.

* Ampère, 1. c. p. 71.

LA BIBLIOTHÈQUE D 'ALEXANDRIE. 517

rendent maîtres de la capitale. Dans ce péril, le gram- mairien Philoponus s'adresse au général dont il avait 5u, par son caractère et son esprit, capter la bienveil- lance, il le supplie de laisser à la ville tout ce qui ne serait d'aucune utilité aux vainqueurs. « Que désirerais- tu donc? lui demande le général. Les livres de phi- losophie conservés dans les bibliothèques royales. Je ne puis te les accorder sans l'aveu du calife. » Si nous en croyons Abulfarage *, la réponse d'Omar fut que, si ces livres ne renfermaient que la doctrine du Koran, ils étaient inutiles, que dans l'autre cas ils étaient pernicieux ; qu'ainsi en tout état de cause il fallait les détruire. Sur quoi, ajoute-t-il, Amrou exécuta Tordre du calife, et le contenu de la bibliothèque, distribué dans les quatre mille bains publics de la ville, servit à les chauffer durant six mois.

Mais l'historien arabe de qui nous tenons ce récit écrivait cinq ou six siècles après Omar et la conquête de rÉg}pte, tandis qu'Eutychius,qui occupait le patriarcat d'Alexandrie trois siècles seulement après ces événe- ments, n'en fait aucune mention. Dans ses « Annales de l'Egypte', » ouvrage fort estimé des savants, il parle de divers actes de l'administration d'Amrou, de la capitu- lation de la ville, du convoi de blé que sur l'ordre d'Omar il fit partir pour Médine, pressée par la famine,

' Abulpharagius, Hist. dt/nast., p. 114. « Eutychii, Annal. II, 320.

518 LA BIBLIOTHÈQUE d'ALEXANDRIE.

da canal qu'il fit creuser pour le transport des maté- riaux d'une mosquée qu'il fit bâtir à Fostat, et ne dit })as un mot de la destruction de la bibliothèque. Com- ment admettre que ce patriarche, cet annaliste con- sciencieux ignorât un fait aussi considérable qui se serait passé dans le chef-lieu de son (iiocèse, ou que, le sa- chant, il ne déplorât pas amèrement l'acte barbare qui eût anéanti d'un seul coup , avec les chefs-d'œuvre de l'antiquité, les trésors de la littérature chrétienne?

Aussi ce fait auquel, selon Mgr Dupanloup, on a tou- jours ajouté foi, a-t-il trouvé, au contraire, dés long- temps de nombreux et savants contradicteurs. Renau- dot * , d'Ansse de Villoison , Gibbon * , Sismondi ' , Anq^ére * , et parmi les allemands Rheinhard, Heine, Sprengel,etc., ont émis à cet égard plus que des doutes. Outre le si- lence significatif des écrivains les plus rapprochés d'Omar*, ils font ressortir l'exagération inanif'ste ou plutôt l'absolue invraisemblance du récit d'Abulfarage; ils rappellent le respect des musulmans pour la Bible, et la tolérance des califes pour les ouvrages le nom du vrai Dieu était invoqué.

A notre avis le sort de cette troisième bibliothèque

^ Renaudot, ]. c. p. 170.

* Gibbon, id., Chute de l'emp. rom., c. 51.

^ Sismondi, id., c. 14, Bévue Britannique juin 1844, p. 403, ss.

* Allgem. Encycl. III, p. 54.

^ Gibbon se prévaut également du silence d'Elmacin, d'Abul- feda, de Murtadi et d'autres musulmans (ibid.).

LA BIBLIOTHÈQUE d' ALEXANDRIE. 519

ftit probablement celui de tant d'autres établissements de ce genre qui, dans les temps anciens et modernes, mais surtout au moyen âge, ont péri, ou de mort lente par l'oubli et le délaissement, ou bien se sont trouvés enveloppés dans les désastres publics à une époque Tonne songea pas même à en faire mention. En Orient, les Turcs détruisirent volontiers ce que les Arabes avaient respecté. En 868 , ils conquirent l'Egypte et saccagèrent Alexandrie dont la dévastation dut entraî- ner celle de sa dernière bibliothèque*.

Du reste M. le D' Le Fort (p. 7) convient lui-même que la religion de Mahomet ne pouvait favoriser le re- tour de l'esprit scientifique, que même en Espagne le fanatisme musulman reparut quand le pouvoir des ca- lifes commença à décroître et qu'ainsi la période bril- lante de la médecine arabe finit au XII™^ siècle avec Averrhoès.

Pour ce qui concerne la science musulmane en géné- ral, l'histoire des quatre ou cinq derniers siècles nous en apprend bien davantage sur sa profonde décadence, et nous permet moins que jamais de mettre « l'ignorance et l'intolérance chrétienne en contraste avec le libéra- lisme et l'érudition des musulmans » (p. 7).

Ceci nous ramène au point de départ de la présente discussion et nous porte à conclure que si l'adversaire de M. Le Fort, avec ses licences de traducteur et ses-

' AUg. Encycl. 1. c. I, c. p. 54.

520 LA BIBLIOTHÈQUE d' ALEXANDRIE.

objections souvent mal fondées, y prend mal à propos un ton de vainqueur, il est cependant à regretter que M. Le Fort lui-même, par la légèreté de certaines affir- mations et la témérité de certains jugements, ait fourni des armes aux ennemis de l'université.

NESTORIUS ET EUTYCHES

NESTORIUS ET EUTYCHÈS

LES GRANDES HÉRÉSIES DU V"« SIÈCLE

Par Amédée Thierry, membre de l'Institut. Paris, 1878.

Le volume inscrit en tête de cet article termine la dernière partie du grand ouvrage qu'Amédée Thierry avait entrepris sous le titre de : liécils de Vhistoire ro- maine au F™^ siècle. Dans la première partie, compre- nant les luttes politiques de ce siècle, il avait retracé successivement l'agonie, le démembrement, la mort de l'empire. Mais le tableau n'eût pas été complet, s'il n'y eût ajouté celui des luttes religieuses qui, dans cette période critique, occupent une si grande place. Sous les noms illustres de saint Jérôme et de saint .lean Chrysostôme , il avait décrit la société romaine en Orient et cette même société en Occident. II lui restait à retracer, sous les noms tristement fameux de Nestorius

' Article publié dans la Bévue historique de Paris, tome X,. 1879, page 165.

524 NESTORIUS ET EUTYCHÈS.

et crEulychès, les longues et âpres controverses dont elle fut plus tard agitée. Cette tâche ingrate ne l'a point rebuté. Dans ces démêlés, purement théologiques en apparence, il a retrouvé les luttes d'intérêt, le jeu des passions, le concours des volontés et des efforts dont se compose la vie publique et qui, pour le spectateur at- tentif, rendent un siècle digne de l'histoire.

Il fallait avant tout exposer le sujet du différend. C'est ce que Thierry fait en ces termes : « Lorsque la Vierge Marie mit au monde l'Homme-Dieu qui venait sauver le genre humain, engendra-t-elle l'homme ou le Dieu? Et si elle engendra l'un et l'autre, dans quel rap- port les deux natures divine et humaine coexistèrent- elles en la personne de Jésus? »

Telle fut, en effet, la question débattue entre les théologiens du V™^ siècle. Mais ce n'était pas la pre- mière fois qu'elle était soulevée. Bien avant l'époque d'Arien elle avait fait son apparition dans le monde théologique, et pour expliquer l'ardeur croissante des discussions qu'elle fit naître, les formules diverses à l'aide desquelles on s'efforça de la résoudre, les vio- lentes oppositions que suscitèrent quelques-unes d'en- tre elles, pour comprendre, en un mot, l'origine et la marche des controverses qu'Amédée Thierry fait passer sous nos yeux, il faut remonter de siècle en siècle jus- qij'au jour le titre de Dieu fut pour la première fois donné à Jésus.

Qu'il nous soit donc permis de jeter un coup d'œil

^ NESTORIDS ET EUTYCHÈS. 525

sur l'histoire de ce point de dogme qui, après avoir jadis donné lieu à trois schismes irrémédiables, divise et parfois passionne les théologiens de nos jours.

Chacun sait, chacun du moins peut s'en assurer dans l'Évangile, que jamais Jésus ne s'est lui-même appelé Dieu. Il se dit l'Oint de Dieu, le Christ, le Messie. Tant que Jésus n'était annoncé qu'aux Juifs seuls, ces titres suffisaient pleinement pour l'honorer à leurs yeux comme l'envoyé définitif promis à leur nation.

Toutefois, ce titre de Messie portait trop expressé- ment le cachet juif, il était trop spécialement affecté au chef de cette nation méprisée, il avait trop longtemps servi à nourrir son fol orgueil, ses folles espérances, à exalter ses sentiments d'aveugle inimitié contre les autres peuples, pour accréditer convenablement auprès d'eux celui qui en était revêtu. Pour lui assurer leur foi et leurs hommages, on trouva nécessaire d'entourer ce nom d'une nouvelle auréole, de laisser dans l'ombre les attributs qui l'avaient seuls caractérisé jusqu'alors et de lui en assigner de plus universels, et à ce qu'on pensait de plus relevés.

C'est à ce besoin que parut répondre la notion d'un Logos, sagesse ou parole émanée de l'essence divine dont les théosophes de ce temps faisaient, à l'instar de Platon, le conseiller et l'instrument de Dieu dans l'œu- vre de la création. Cette notion, jusque-là purement idéale, on la déclara réalisée, personnifiée en Jésus. Revêtu ainsi d'un rôle cosmogonique auquel lui-même

526 NESTORIUS ET EUTYCHÈS.

ne paraît avoir jamais songé avant de prendre dans le sein de Marie une chair semblable à la nôtre et d'habiter parmi les hommes pour les éclairer et les sanctifier Il aurait au commencement, comme Verbe divin, résidé auprès de Dieu et coopéré à la formation de toutes choses.

Tels sont les traits sous lesquels Jésus est représenté dans un passage de l'épître aux Colossiens (I, 1 G), et plus expressément dans le prologue du quatrième évan- gile, où se trouve la première trace du titre de Dieu donné à Jésus, mais où, conformément au principe théosophique de l'émanation, il ne lui est attribué que dans un sens subordonné (ôeô? -nphç rov Geôv), correspon- dant à celui de second Dieu {hivzspoç'Beoç) que Philon applique à son Logos.

Les Pères apologistes des II™*' et III"" siècles, Justin, Tatien, Athénagore, Irénèe, Théophile, Tertullien, Ori- gène, ambitieux avant tout de gagner à Jésus l'hom- mage des païens, empruntèrent à Philon des définitions encore plus précises. Puis, personnifiant à son tour le Saint-Esprit que Jésus avait annoncé à ses disciples, ils composèrent de ces trois personnes divines une Trinité qu'ils placèrent au sommet de la hiérarchie des êtres. Dieu le Fils, auquel le Saint-Esprit était subordonné, était lui-même subordonné à son Père, car, à moins de confondre ensemble ces trois personnes revêtues d'at- tributs si différents, on n'eût cru pouvoir autrement demeurer fidèle au dogme fondamental de l'unité

NEST0RID8 ET EDTTCHÈS. 527

divine. On déclarait donc le Fils inférieur au Père qui l'avait engendré, les uns niant entre eux l'identité de substance, les autres sa coéternité, tous en un mot con- sidérant le Fils comme le ministre, l'envoyé, aucun comme l'égal du Père.

Mais, depuis Constantin, les païens qui, à la suite du vainqueur, passèrent en foule sous la bannière chré- tienne, précipitamment enrôlés dans l'Église, y appor- tèrent avec eux les habitudes anthropolàtriques qu'ils avaient contractées dans leur ancien culte. Qu'on se rappelle ces néophytes qui, dans leurs invocations au Dieu de l'Évangile, ne pouvant s'empêcher de lui asso- cier de simples mortels, transportaient aux saints et aux martyrs de la foi les honneurs que naguère ils rendaient à leurs héros. Comment n'eussent-ils pas étendu dans la même proportion les prérogatives, le pouvoir, la di- gnité de Celui au nom duquel ils s'étaient convertis? Comment se fussent-ils fait scrupule d'égaler en tout à Dieu Celui qui en portait déjà le titre ? Les chefs de l'Église, de leur côté, voyant la foule païenne embras- ser avec ardeur le culte de ce Dieu apparu sous la forme humaine, cédèrent de plus en plus à ce penchant qui, tout en hâtant le triomphe extérieur du christianisme, tournait au profit de leur propre autoiité. Si Christ était Dieu dans le sens absolu de ce mot, c'était les ordres de Dieu que transmettaient au monde ceux qui Lui par- laient au nom de Christ; c'était Dieu Lui-même que, dans le pain et le vin de la Gène, les prêtres évoquaient et distribuaient aux communiants.

528 NESTORIUS ET EUTYCHÈS.

Les docteurs d'Occident, puis ceux d'Egypte, furent les premiers à suivre l'inclination de la foule. Les doc- teurs de Syrie et de Palestine, interprètes plus scrupu- leux des livres saints, ne cédèrent qu'à demi à l'en- traînement général. Arius, élève de l'école savante d'Antioche, tint tête quelque temps à Athanase, élève de l'école allégorisante d'Alexandrie. Mais au concile de Nicée, la pluralité des évoques se déclarèrent contre lui. Frappé d'anathème, il fut déposé, condamné à l'exil, et l'assemblée proclama solennellement Jésus vrai Dieu, consubstantiel et coéternel à son Père.

Dans ce décret, néanmoins, confirmé un demi-siècle après par celui du premier concile de Constantinople, l'Église n'entendait point favoriser l'erreur des Docètes et des Sabelliens qui, pour mieux diviniser Jésus, fai- saient abstraction de sa nature humaine. C'eût été par une autre exagération choquer le penchant anthropolà- trique de la foule, et réduire à une pure fantasmagorie tout ce que l'Écriture raconte de la carrière terrestre du Sauveur. Lors donc qu'au IV™*' siècle, Apollinaire, évêque de Laodicée, vint à soutenir qu'en Jésus le Verbe divin avait remplacé l'àme humaine et avait pris dans le sein de Marie une chair différente de la nôtre, dont il n'avait que l'apparence, il fut à son tour con- damné par divers conciles, qui décrétèrent que Jésus vrai Dieu n'en était pas moins vrai homme : tout ensem- ble, Dieu parfait et homme parfait. »

Mais alors renaissait, plus épineuse encore qu'aupa-

XESTORIUS ET EUTYCHÈS. 529

ravant, la question traitée incidemment dans les con- troverses du Iir^ et du IV""* siècles. Comment l'humanité réelle et l'absolue divinité pouvaient-elles coexister en Christ? Comment pouvaient-elles simultanément mani- fester en Lui leurs propriétés respectives ? Dans cette personne composée de deux natures, l'une finie, l'autre infinie, l'infini absorbait-il le fini ? le fini limitait-il l'infini ou étaient-ils simplement juxtaposés, de manière que chacun eût son action propre, produisît ses effets distincts ?

La controverse qui s'engagea sur cette grave question n'était au fond que le prolongement de la controverse arienne ; aussi y trouvons-nous en conflit les mêmes écoles dogmatiques dont la lutte avait signalé l'époque d'Arius. Les mêmes théologiens qui avaient hésité à donner à l'homme Jésus le titre de Dieu, obligés de céder sur ce point, voulaient au moins qu'on séparât profondément en lui la nature divine et la nature hu- maine, qu'on n'attribuât pas à l'une les propriétés, les actes, les conditions qui appartenaient à l'autre, qu'on ne rabaissât pas l'essence divine en lui imputant ce qui est le propre de l'être humain. Rien en particulier ne leur paraissait plus choquant que l'idée que Dieu eût pu naître d'une femme.

C'est là-dessus qu'éclata le différend.

Le monachisme, dont le crédit croissait de jour en jour, s'était dès son origine placé sous le patronage de Marie toujours vierge, et, parmi les titres d'honneur

34

530 NESTORIUS ET EUTYCHÈS.

qu'il lui prodiguait, il n'en trouvait pas de plus digne d'elle que celui de « Mère de Dieu. » Aussi quelle ex- plosion de colère chez les religieux et le peuple de Constantinople lorsque son patriarche, Nestorius, osa le lui disputer! Mais bientôt quelle joie chez Cyrille, pa- triarche d'Alexandrie, lorsque cette hérésie, ébruitée, lui permit de se déchaîner publiquement contre un rival détesté ! Point de repos pour lui qu'il n'ait obtenu de Théodose le Jeune la convocation à Éphése d'un concile général devant lequel Nestorius fut traduit. Dans cette ville, vouée au culte de Marie et son tombeau pré- tendu avait remplacé, dans la vénération des habitants, le temple de la grande Diane, la condamnation de Nes- torius était assurée. Accusé de «listinguer en Christ deux personnages différents, le fils de Dieu et le fils de Ma- rie, il fut déposé, excommunié, et un rigoureux exil fut prononcé contre lui (431).

Mais lorsque, dix-huit ans après, dans cette même ville d'Éphèse, le parti égyptien, représenté par le moine Eutychès et le patriarche Dioscore, voulut, dans un nouveau concile (449), compléter sa victoire et faire triompher la doctrine d'une seule nature en Christ, même depuis son incarnation, les actes de brigandage auxquels se livrèrent les vils agents dont Dioscore s'était fait escorter, révoltèrent l'Égfise de Rome, qui s'unit à celle d'Orient pour écraser cette nouvelle hérésie. Le quatrième concile général, assemblé à Chalcédoine par l'empereur Marcien (451), cassa le second décret

NESTORIUS ET EUTYCHÈS. 531

d'Éphése, proscrivit l'opinion d'Eutichès à l'égal de celle de >estorius, et, dans un symbole qui devait servir de complément à ceux de Nicée et de Constantinople, et fixer à jamais le dogme sur cette question, établit que Christ, consubstantiel à son Père quant à la divinité, consubstantiel à nous-même quant à son humanité, subsistait par cela même en deux natures unies, mais distinctes, dont la différence se manifestait malgré leur union et qui, néanmoins, concouraient à former un seul Fils, Dieu Verbe et Seigneur Jésus-Christ.

Par cette formule, on signalait bien, sans doute, les deux écueils à éviter, mais on n'indiquait pas aussi bien la route à tenir pour les éviter. On déclarait qu'il ne fallait nr confondre les natures, ni diviser la per- sonne ; mais on n'expliquait pas comment on pouvait unir sans confondre et distinguer sans diviser, comment des attributs contradictoires pouvaient être unis dans un môme sujet, comment la même personne pouvait tout à la fois ignorer comme homme, et comme Dieu, possé- der la toute-science, être impassible comme Dieu et souffrir comme homme, mourir comme homme et être immortelle comme Dieu. Le vice du point de départ subsistait au point d'arrivée ; la solution de Chalcédoine laissait intacte la difficulté radicale inhérente au titre « d'Homme-Dieu. »

Aussi envenima-t-elle la dispute, bien loin de l'apai- ser. Le parti monophvsite, d'ailleurs, n'avait plus de contrepoids solide en Orient. La cour de Constantino-

532 NESTORIUS ET EUTYCHÈS.

pie, des influences opposées prévalaient tour à tour,, flottait à tout vent de doctrine. Les écoles d'Antioche et d'Édesse étaient détruites ; les Nestoriens, expulsés de Syrie, étaient dispersés dans l'Inde, en Perse et en Chaldée. Le parti monophysite, au contraire, tout-puis- sant en Egypte, avait des adhérents dans la plupart des- provinces de l'empire d'Orient ; il dominait dans tous les monastères. Fort de sa popularité et de la consis- tance de ses vues, il refusa de se soumettre aux déci- sions du concile et se porta contre ses adversaires aux actes les plus violents. Les successeurs de Marcien es- sayèrent par diverses concessions de ramener ce parti intraitable. Zenon, Anastase, Justinien surtout, firent dans ce sens de nombreuses tentatives; toutes échouè- rent et, en dépit d'elles, éclata, en 536, le schisme monophysite, bien plus étendu, bien plus profond que le schisme nestorien consommé un siècle auparavant- Mais en vain l'Église croyait-elle avoir, au prix de ces déchirements, extirpé de son sein les hérésies nes- toriennes et eutychiennes ; dès le commencement du moyen âge, elles reparaissent sous de nouveaux noms et de nouvelles formes, l'une dans l'Église d'Orient, l'autre dans celle d'Occident. Héraclius et ses premiers successeurs voyant les monophysites prêts à se liguer avec les ennemis de l'empire, essaient auprès d'eux de nouvelles voies de rapprochement. « Si vous le voulez, leur disent-ils, nous écarterons la question des deux natures et nous reconnaîtrons avec vous qu'il n'y a ert

XESTORIUS ET EUTYCHÈS. 533

Christ qu'une seule volonté. » Cette formule trouve des adhérents; mais, encore ici, c'est l'Église de Rome qui s'oppose et qui, se prévalant de l'appui qu'on demande aux Latins contre les Musulmans, insiste pour le main- lien du décret de Chalcédoine, et, sans s'émouvoir du schisme « monothélite » qui se déclare chez les moi- nes du Liban, fait triompher dans le troisième concile de Constantinople (680), avec la doctrine des deux natures en Christ, celle de ses « deux volontés, » comme homme et conjme Dieu.

Ln siècle après, c'est en Occident que la querelle se rallume. Deux èvèques d'Espagne, dans leurs efforts pour la conversion des Arabes, frappés du scandale que leur causait le dogme de la déité de Christ, cherchèrent à la leur présenter sous une forme plus acceptable, en enseignant que Christ, vrai fils de Dieu, quant à sa divi- nité, n'était, quant à son humanité, fils de Dieu que « par adoption. » L'Église ne vit dans cette doctrine que le nestorianisme ressuscité, et les deux èvèques, condamnés par le concile de Ratisbonne, furent, l'un obligé de quitter l'Espagne, l'autre tenu en prison jus- qu'à ce qu'il se fût rétracté devant l'évêque romain.

Pendant ce temps, les monophysites, définitivement séparés de l'Église et de l'empire, abondent toujours davantage dans leur sens, poussent leur doctrine jusque dans ses conséquences les plus absolues, donnent, les uns dans le sabellianisme, les autres dans le docétisme, d'autres enfin, par une logique plus rigoureuse encore,

534 NESTORIUS ET EUTYCHÈ8.

arrivent jusqu'au panthéisme et déclarent, non plus Jésus seulement, mais tous les êtres consubstantiels avec Dieu.

En scrutant si curieusement les rapports des deux natures en Jésus-Christ, en lui décernant un titre et des honneurs si supérieurs à ceux qu'il s'était lui-même attribués, l'ancienne Église avait-elle fait du moins des progrès proportionnés dans l'imitation du Christ?

Le contraire n'était que trop à craindre, et l'histoire lamentable de ces débats ne le fait que trop apercevoir. Est-il rien de plus desséchant pour la piété que cette masse d'écrits polémiques qu'ils enfantèrent, rien de moins imposant que ces conciles, les clameurs tu- multueuses, les furibonds anathèmes, tenaient la place des arguments, rien enfin de plus antipathique à l'es- prit de Jésus que celui qui animait les Cyrille et les Dioscore? Dans la primitive Église, Christ était surtout offert à l'imitation des fidèles. Ce qu'on faisait aimer, admirer en lui, c'était sa parfaite union de sentiments, de volonté avec son Père. On célébrait sa sainteté bien plus qu'on ne glorifiait sa nature ; on eût craint par de fournir des excuses à ceux qui se seraient dispensés de marcher sur ses traces. Depuis que l'Église vise avant tout aux rapides conquêtes, ce qu'elle exalte en Christ, c'est la grandeur, la dignité de son essence. Elle le divinise afin de mieux régner sous son nom. Elle y gagne sans doute en autorité extérieure, mais y perd en puissance régénératrice. Il en est désormais de Jésus comme des saints que l'Église lui associe; il semble

XESTORIUS ET EUTYCUÈS. 535

que plus les chrétiens le magnifient et l'adorent, moins ils se croient tenus de lui ressembler.

Am. Thierry n'avait point assurément à entrer dans ces considérations, encore moins, et nous l'en félicitons, à pénétrer dans ce dédale, à débrouiller ce chaos de formules dogmatiques. Son but, essentiellement histori- que, était de peindre la vie publique d'un siècle les controverses religieuses avaient joué un rôle important, mais accessoire néanmoins pour tout autre narrateur qu'un théologien. Il n'en a pas moins retracé, avec toute l'ampleur de son talent, à côté des personnages et des événements politiques, la suite et les péripéties des débats religieux, la vie, le caractère des hommes qui y tinrent la principale place, les actes des conciles assemblés pour les terminer, les circonstances diverses qui les compliquèrent, qui, plus souvent encore, en accrurent la violence, la rivalité des patriarcats, les an- tipathies de nations et de races, l'intrusion déplorable du pouvoir civil dans un domaine qui lui était étranger, les intrigues de la cour, les passions d'une multitude (jui ne cherchait que des prétextes d'émeutes, la turbu- lence de moines qui n'avaient rien à perdre aux agita- tions populaires. Tout cela, décrit par Amédée Thierry avec cette profonde connaissance et cet usage éclairé des sources, avec cette étendue de coup d'oeil, cette vivacité de coloris qui l'ont distingué presque à l'égal de son illustre frère, forme pour les lecteurs de son ouvrage un tableau aussi captivant qu'instructif.

BIOGRAPHIES ET COMPTES RENDUS

tEI

FRAGMENTS

JOURNAL ET DE LA CORRESPONDANCE DE J.-C.-L. DE SL«iMONDI '

Après la conversation d'un homme supérieur, nous ne connaissons rien de plus instructif que son jou^^nal et sa correspondance familière, rien aussi qui ait plus d'attrait pour toutes les classes de lecteurs. Tel qui s'intéresse médiocrement peut-être au philosophe et à ses spéculations, au publiciste et aux questions déjà plus ou moins vieiHies qu'il a débattues, s'intéresse à l'homme, par cela seul que cet homme s'est fait un nom et s'est acquis un légitime ascendant sur ses sembla- bles. On veut pénétrer le secret de son influence, re- connaître le chemin par lequel il s'est élevé à la réputa- tion. On cherche en lui la physionomie de son temps ; on aime enfin à contempler, dans l'un de ses types un peu saillants cette humanité dont le tableau ne nous lasse jamais, parce que, sous ses aspects les plus divers, nous

' JoumoU de Genève, 26 août 1857.

540 BIOGRAPHIES

y trouvons ou du moins nous y cherchons toujours quelque chose de nous-mêmes. Or, pour bien connaître l'homme, quoi de plus sûr que de l'observer alors qu'il s'observe le moins ? Comme le peintre cherche à saisir son modèle dans un moment d'abandon il ne songe point à poser, de même ce n'est ni dans leurs livres, ni dans leurs discours composés pour le public, c'est dans leurs épanchements intimes, soit avec leurs amis, soit avec eux-mêmes, qu'on juge le mieux le caractère et la pensée des écrivains de renom. Quelques pages de la correspondance de Voltaire nous en a|)prennent plus sur lui et sur son siècle que tout le reste de ses écrits. Tôpffer s'est peint dans ses moindres billets, et sa cor- respondance, si jamais elle voit le jour, paraîtra peut- être le plus piquant de ses ouvrages. C'est par des frag- ments du journal de Maine de Biran que M. E. Naville a eu l'heureuse idée de préluder à l'édition qu'il pré- pare des œuvres de ce philosophe.

Sismondi, connu depuis si longtemps et célèbre à tant de titres, mêlé à toute la vie politique et littéraire du commencement de ce siècle, critique, historien, économiste, publiciste éminent, membre enfin de cette pléiade de Genevois illustres qui, pouvant briller sur les plus grands théâtres, préférèrent embellir leur pays de leur renommée et de leurs travaux, Sismondi n'avait pas besoin sans doute d'acquérir, auprès de nous, une nouvelle popularité par ce moyen, mais avec la sincé- rité, la droiture parfaite qui le distinguaient, qui plus que lui pouvait gagner à une publication de ce genre ?

ET COMPTES RENDUS. 541

^ous sommes donc sûrs d'avance de l'empressement avec lequel on accueillera les précieux fragments an- noncés en tète de cet article. Ceux qui ne connaissent qu'imparfaitement les ouvrages de Sismondi pourront, par ces nouvelles citations, se former au moins une idée de l'étendue prodigieuse de son savoir et de son acti- vité, des innombrables questions qui l'ont occupé, des sujets si variés sur lesquels s'est exercée sa lumineuse intelligence. Ils verront, avec plus d'admiration encore, s'y refléter les belles qualités de son àme, la modestie qui présidait à ses jugements sur lui-même et sur autrui, le loyal et franc hommage qu'il rendait à toute réputation justement acquise, les encouragements pleins de bonté qu'il prodiguait au mérite naissant, l'ardeur avec laquelle, sans aucun arriére-désir de popularité, il embrassait et défendait toutes les nobles causes, son amour vif et pur pour la liberté, son horreur pour toute injustice, toute oppression, de quelque part qu'elle vînt, sa sollicitude vraie, profonde, inquiète pour le sort des classes laborieuses, enfin la haute moralité qui ne l'abandonna jamais, et qui, même dans les questions politiques, le vulgaire croit qu'on peut le mieux s'en passer, demeura son suprême guide.

Ceux même qui sont le plus familiers avec les ouvra- ges de Sismondi trouveront dans ce volume une foule de détails intéressants pour eux : le récit de ses voya- ges, ses jugements sur ses lectures, ses réflexions sur les événements du jour, ses entretiens avec les person-

542 BIOGRAPHIES

nages célèbres de son siècle, ses remarques tour à tour fines et profondes sur les peuples ou les gouvernements, sur le monde et sur les hommes. Ici leur apparaîtra le premier germe de quelqu'une des pensées qu'il a le plus éloquemment développées dans ses écrits ; là, à propos d'un fait en apparence insignifiant, ils le verront s'éle- ver par sa puissance de généralisation à de hautes con- sidérations morales. Ils apprendront, en particulier, à le connaître sous un point de vue nouveau, moins re- levé peut-être mais plus aimable, dans le cercle des affections de famille et des relations d'amitié. Ils liront avec attendrissement les chaudes expressions de son amour filial, les vers touchants qu'un an avant sa mort il adressait à la compagne de sa vie, les lettres familiè- res et gracieuses dans lesquelles il initiait ses jeunes amies aux graves questions du moment.

Un sujet qu'il a été rarement appelé à traiter dans ses livres, mais le ramenait sans cesse la pente élevée et sérieuse de son esprit, celui de ses convictions religieuses revient fréquemment dans son journal et sa 'correspondance. Plusieurs de ses lettres, celles à l'illus- I tre Américain Channing entre autres, renferment des- j sus des réflexions pleines encore aujourd'hui d'impor- tance et d'actualité. On y trouvera le même esprit qui dictait en 1826 ses articles sur le progrès des opinions religieuses. C'est le môme attachement pour la religion, joint au même zèle pour la vérité ; le même besoin de révérer, d'aimer le Grand Être qu'il invoquait, d'adorer

ET COMPTES REXDUS. 543

en lui la suprême sagesse unie à la suprême bonté, de voir dans chacune de ses dispensations l'empreinte de ses bienveillants desseins sur l'homme.

On nous assure que parmi ceux des papiers de Sis- mondi qui ont été conservés, il s'en trouve plusieurs d'un haut intérêt, entre autres la correspondance de sa mère, femme d'un mérite rare, à laquelle il dut en partie la trempe à la fois énergique et tendre de son caractère. Quelques fragments de cette correspondance, insérés dans l'une des notices qui sont en tête du volume, font vivement désirer de la posséder tout entière. Bien des lettres de Sismondi lui-même sont encore éparses chez ses nombreux amis : bien des pages de son journal sont encore inédites. Espérons qu'on recueillera tous ces vénérables restes pour en faire les matériaux d'une se- conde publication, ou que peut-être le tout sera réuni dans une nouvelle édition, l'on aura soin de combler quelques lacunes, de faire disparaître quelques erreurs de noms et de dates, échappées dans celle-ci à la pré- cipitation des éditeurs.

En attendant, recevons avec reconnaissance et met- tons à profit ce qu'ils ont bien voulu nous donner, sans oublier les intéressantes notices biographiques qu'ils y ont jointes, et dont l'une, due à la plume élégante et afîectueuse de M"* de Montgolfîer, complète par une foule de détails précieux, la notice admirable, mais né- cessairement plus sobre, de M. Mignet, lue en 1845 à l'Institut de France.

544 BIOGRAPHIES

Que d'utiles leçons à recueillir dans tout ce qui se rapporte à la vie de Sismondi ! On y voit tout ce que les qualités du cœur ajoutent de puissance et de prix aux dons de l'intelligence. On y apprend comment un nom illustre, dont l'éclat avait disparu avec le temps, peut se relever par le mérite et les vertus de celui qui le porte ; comment la poursuite constante d'un noble but, après avoir embelli la vie la plus heureuse, peut char- mer une vieillesse pénible et adoucir les maux les plus cuisants ; quelle sérénité répand sur les derniers jours une foi éclairée et nourrie par des méditations habi- tuelles. Enfin, dans ce siècle d'affaissement moral, quel plus bel exemple à mettre sous nos yeux, que celui de cet homme, d'un talent si grave, d'une conscience si scrupuleuse, pour qui le succès n'était rien, pour qui le bien, le vrai, le juste étaient tout, de cet homme, dit M. Mignet, « qui durant un demi-siècle n'a rien pensé que d'honnête, rien écrit que de moral, rien voulu que d'utile, et en qui l'humanité à perdu l'un de ses plus dévoués défenseurs ! »

ET COMPTES RENDUS. 545

JACQUES PORCHAT, SA VIE ET SES TRAVAUX '

Lausanne n'a pas été seule à déplorer la mort de son aimable poète ; Genève aussi lui a payé un juste tribut de regrets. Jacques Forcliat lui appartenait à plus d'un titre. le 20 mai 1800 dans un hameau de la com- mune de Vandœuvres, issu par sa mère d'une famille genevoise, il avait fait la plus grande partie de ses étu- des dans un des pensionnats de notre ville, ensuite dans notre collège et dans notre académie ; ses talents précoces y avaient été encouragés et mûris, et de bonne heure il y avait formé des amitiés solides. Genève fut toujours sa seconde patrie ; jamais rien de ce qui la touchait ne le trouva indifférent, et, en plus d'une occasion, il la célébra avec effusion dans ses vers.

Porchat ne nous quitta que pour étudier la jurispru- dence à Lausanne. A l'âge de i3 ans, il y fut nommé professeur de droit romain : mais plus tard, il quitta

' Journal de Genève, 23 mars 1864.

3.')

546 BIOGRAPHIES

cette chaire pour celle de littérature latine, qui convenait mieux à ses aptitudes et à ses goûts. II l'occupa avec distinction jusqu'en 1 838, le gouvernement vaudois, pour relever, disait-il, le lustre de son académie, n'ima- gina rien de mieux que d'abaisser le professorat. Imi- tant, tout conservateur qu'il se piquait d'être alors, le procédé des gouvernements révolutionnaires, il soumit à une réélection tous les membres du corps enseignant. Dans ce remaniement académique, Jacques Porchat fut du nombre des non-réélus. Avant d'être frajjpé personnellement comme professeur, il avait déploré publiquement, comme recteur, l'outrage fait à l'an- cienne académie. Cette franchise, à ce qu'il paraît, ne lui fut point pardonnée ; on la lui fit expier par sa destitution. Mais les électeurs de Lausanne ap()lau- dirent à son courage. Ils l'appelèrent à siéger dans le Grand Conseil ; plus tard il fut nommé membre du Conseil d'instruction publique.

La révolution de 1845 acheva de briser sa carrière dans son pays. Il se rendit alors avec sa famille à Paris, ses traductions d'Horace et de Tibulle, ses Fables surtout, lui avaient fait une réputation dans le monde littéraire. Cette réputation alla croissant. Sainte-Beuve, Béranger, Augustin Thierry et d'autres écrivains émi- nents l'accueillirent avec bienveillance. En 1849, son livre intitulé Trois mois sous la neige fut couronné par l'Académie française dans le concours pour les ouvrages -es plus utiles aux mœurs.

ET COMPTES RENDUS. 547

Encouragé parce dernier succès, il s'occupa principa- lement pendant quelques années de publications desti- nées à la jeunesse. Peu d'auteurs français ont possédé au même degré l'art de parler aux enfants, de les cap- tiver, de leur inspirer, sans phrases et sans apprêt, l'amour de Dieu et du devoir. Ses Colons du Rivage, sa Ferme de Prilly, ses Trois mois sous la neige tant de fois publiés et traduits, et plusieurs autres nouvelles, imprimées séparément, ou insérées dans divers re- cueils, resteront comme de vrais modèles du genre.

Mais c'était toujours vers la poésie que se portaient ses goûts dominants. « On naît poète, >v dit le proverbe. Porchat ne l'a point fait mentir. A peine se souvenait-il du temps il avait commencé à rimer. A quinze ans il luttait déjà avec Horace, et ses essais de traductions en vers charmaient son vieux professeur de belles-lettres. Mais jamais son étonnante facilité ne lui tourna à piège. Il fit servir son séjour à Paris à une étude approfondie de la langue que déjà il maniait si bien. <( Ambitieux, disait-il, tout Suisse qu'il était et qu'il voulait rester, de conserver un air de famille avec les bons écrivains français, » plus il acquérait d'expérience littéraire, plus il devenait exigeant pour lui-même. Bien que la Fable fut son domaine de prédilection, il s'essayait aussi dans des genres plus relevés. Sa Jeanne d'Arc, son Winkel- ried, pour n'avoir pas eu les honneurs de la scène, n'en ont pas moins obtenu les suffrages des connais- seurs. Il a laissé en portefeuille, outre quelques pièces

548 BIOGRAPHIES

en vers libres, imitées de Plante, une tragédie de Sopho- nisbe, remarquablement conçue et versifiée et qu'il mettait au rang de ses meilleures prodnctions.

Porchat possédait à fond la langue allemande. A. Paris il avait traduit la Guerre de Trente ans et la Uérolle des Pays-Bas de Schiller, V Histoire de France de Ranke, et d'autres bons ouvrages. Le mérite de ces traductions engagea la librairie Hachette à lui demander en 1857, celle des Œuvres complètes de Gœthe. De retour dans son pays, retiré à la campagne, le cœur saignant de la perte récente de son fils, jeune médecin dont le caractère et le talent donnaient les plus belles espérances, cherchant des distractions dans un travail forcé, il accepta la tâche difficile qui lui était proposée^ Pendant cinq ans il la poursuivit avec cette conscience et cette persévérance qu'il mettait à toute chose, et l'ac- complit à la satisfaction des juges les plus compétents.

Délivré de cette longue et écrasante besogne, qui ne l'empêchait pas de prendre une part active aux discus- sions qui agitaient son pays, il se délassa en 1863 par la publication de ses Souvenirs poétiques, charmant recueil où, pour faire suite à ses Poésies vaudoises, il réunit une foule de chansons et de petits poèmes com- posés pour des circonstances particulières. Si ce n'est pas dans ces pièces qu'il faut chercher l'essor le plus élevé de son talent, c'est du moins, dans ces vers tour à tour enjoués, tendres, sérieux ou mélancoliques, mais toujours gracieux, qu'on peut le mieux étjdier

ET COMPTES RENDUS. 549

les faces diverses de son esprit et de son caractère. Ceux qui l'ont connu y retrouveront tout ce qui le leur faisait respecter et chérir : le collègue aimable, l'ami constant, le père, l'époux plein de tendresse, le cœur compatissant et généreux, le citoyen tout à la fois cou- rageux et modéré, qui savait dire la vérité à tous les partis, mais n'apportait dans leurs débats d'autre pas- sion que celle du juste et de riionnète, Tami de l'Église nationale, en même temps que le défenseur des droits des dissidents. On y retrouvera surtout, même dans des sujets qui semblent peu s'y prêter, cette pensée habi- tuelle de Dieu qui fut l'inspiratrice de son talent, sa consolatrice dans le chagrin, l'âme de sa vie entière, son appui aux approches de la mort, ce sentiment chrétien vif et profond, qui, en lui, s'unissait au juge- ment le plus indépendant et à la raison la plus éclairée.

550 BIOGRAPHIES

LA VIE CHRETIENNE DANS LES PREMIERS SIÈCLES DE L'ÉGLISE

par Auguste Néander '.

On l'a dit depuis longtemps : de toutes les leçons il n'en est pas de plus persuasive que l'exemple. Ce qui, dans des préceptes isolés ou dans des narrations fictives ne paraît souvent qu'un idéal irréalisable, on l'exige plus sévèrement de soi-même, lorsqu'on l'a déjà vu pratiquer à d'autres. Pour les hautes vertus que prescrit l'Évangile, l'autorité de l'exemple est tout particulièrement néces- saire. Ainsi en jugeaient le pieux Arnold et le bon abbé Fleury, lorsqu'ils retraçaient pour les hommes de leur temps le tableau des mœurs des premiers chrétiens. Ainsi de même l'illustre Néander, lorsque de son grand ouvrage sur l'histoire générale de l'Église il extrayait également, pour l'usage du public religieux, tout ce qui se rapportait à la vie chrétienne des premiers siècles et

^ Journal de Genève, 22 avril 1864.

ET COMPTES RENDUS. 551

même d'une partie du moyen âge. En fait, c'est ce qui l'avait surtout préoccupé dans ses études d'histoire ecclésiastique. Le christianisme était à ses yeux le levain destiné à transformer l'humanité, et l'histoire de l'Église le tableau vivant de cette influence réaténéra- trice. « C'était, disait-il, une preuve parlante de la puissance divine du christianisme; c'était en même temps une école d'expérience chrétienne, d'enseigne- ment, d'édification, d'exhortation, retentissant dans tous les siècles pour ceux qui veulent l'écouter. »

Ce point de vue apologétique et pratique n'est pas, à notre avis, celui l'historien doit se placer de pré- férence. A moins qu'il ne possède l'érudition profonde et consciencieuse de Néander, son coup d'œil scientifi- que peut aisément s'y rétrécir et s'y fausser. L'histoire du christianisme, comme toute autre science, veut être avant tout étudiée pour elle-même. En faire, comme Schleiermacher, une introduction à la théologie prati- que, c'est l'abaisser au rang de science purement auxi- liaire et instrumentale, c'est la déclarer vaine dans les parties qui ne paraissent pas susceptibles d'applica- tions directes. Bien plus, annuler son indépendance, c'est comj)romettre ses progrès, et par cela même l'uti- lité pratique qu'on se propose d'en tirer. Croit-on que les sciences physiques eussent rendu aux arts et à l'in- dustrie les services qu'elles leur rendent chaque jour, si elles n'eussent été cultivées qu'en vue de leurs appli- cations usuelles? Que les faits soient observés avec soin,.

552 BIOGRAPHIES

fidèlement exposés, étudiés dans leurs causes, leurs relations, leur enchaînement réciproque, les conséquen- ces et les applications en découleront assez d'elles- mêmes.

Mais le temps écrivait Néander exigeait, nous le reconnaissons, quelque chose de plus. Au dix-huitiéme siècle on avait tant abusé contre le christianisme des superstitions répandues et des crimes commis sous son nom, qu'il fallait, dans l'intérêt de la justice autant que dans le sien, opposer à ce tableau celui des effets sanc- tifiants qu'à son origine et en tout temps il a produit sur ses vrais disciples. Or ce tableau, nul mieux que Néander n'était capable de le tracer, et nul, en effet, ne l'a tracé d'un pinceau plus animé et plus fidèle.

D'un autre côté, à ceux qui, en Allemagne comme ailleurs, s'efforçaient, à la faveur de la réaction reli- gieuse de notre siècle, de réchauffer le fanatisme d'au- trefois, il fallait opposer aussi l'autorité du christianisme primitif. Rien n'était plus antipathique au caractère de ce savant que les dénonciations intéressées et furibondes de la Gazette écangélique de Berlm. Dans maint chapi- tre de sa Vie chrétienne, il s'est attaché à montrer, chez les plus illustres Pères de l'Église, l'union édifiante de la largeur des sentiments et des vues avec toute la ferveur du zèle, et à faire discerner, par un excellent choix d'exemples, en quoi diffèrent la vraie et la fausse dévotion.

Remercions donc ceux qui ont mis à la portée du

ET COMPTES RENDUS. 553

public français ce remarquable produit de la littérature religieuse de l'Allemagne. Une première traduction en avait été publiée en 1829. Mais cette traduction, incomplète, laissait aussi à désirer à d'autres égards ; l'édition, d'ailleurs, en était entièrement épuisée. Celle que nous annonçons, revue, ou, pour mieux dire, re- faite avec soin par M. le pasteur Vallette, sur la troi- sième édition allemande, écrite dans un stvie élégant et pur, et comprenant l'ouvrage entier, fait honneur à celui qui l'a entreprise et achevée. Il n'était pas facile de rendre en français la phrase parfois diffuse de r^éan- der. M. Vallette a surmonté cette difliculté sans que l'exactitude eût à en souffrir, et l'onction de l'écrivain n'a rien perdu sous la plume du traducteur. Félicitons aussi la Commission de la vie religieuse qui lui avait demandé ce travail. Elle ne pouvait offrir aux chrétiens de nos jours un ouvrage d'édification d'une lecture plus agréable et plus fructueuse, plus propre, à la fois, à élargir et à nourrir la piété.

554 BIOGRAPHIES

LA LIGUE INTERNATIONALE DE LA PAIX'

Une cause excellente en elle-même ne cesse pas de l'clre, parce qu'elle est mal plaidée ou parce que les avocats qui se sont chargés de la défendre, oubliant leur rôle, plaident dans un sens opposé. Il ne faudrait pas que les maximes bizarres débitées au congrès de Lausanne nous fissent prcMidre moins à cœur les vrais intérêts de la classe ouvrière, ni que le résultat malen- contreux du congrès de Genève attiédît notre zèle pour les tentatives sérieuses faites en faveur de la paix. Tan- dis que la tribune dressée chez nous en son nom reten- tissait de provocations belliqueuses, la « ligue du bien public et de la paix » fondée à Anvers, les « unions de la paix » créées au Havre et à Strasbourg, enfin la « li- gue internationale de la paix, » plus récemment orga- nisée à Paris poursuivaient leur propagande sincère et vraiment efficace. C'est de cette dernière que nous dé- sirons spécialement entretenir nos lecteurs.

* Journal de Genève, 16 octobre 1867.

ET COMPTES RENDUS. 555

Créée par une réunion d'économistes, d'Iiommes d'État, d'ecclésiastiques appartenant à différentes con- fessions, composée de membres fondateurs qui ont souscrit pour une somme de cent francs, et de socié- taires qui s'engagent pour 5 francs de cotisation an- nuelle, la ligue internationale de Paris compte déjà plus d'un millier d'adhérents de tous pays. Dans le premier bulletin qu'elle vient de publier, elle expose clairement son but et ses espérances. Elle n'a point, dit-elle, la' prétention de se faire ouvrir les conseils des princes et de peser directement sur les déterminations qui s'y prennent. Elle s'est au conlrai?"e, dés le début, imposé pour loi de maintenir son action dans la sphère des principes et des intérêts universels, en dehors et au- dessus des préoccupations personnelles, quelles qu'elles puissent être. C'est à ce titre qu'elle a sollicité et obtenu l'adhésion de deux illustres princesses, la reine de Prusse et la souveraine de la Grande-Bretagne. Heu- reuse d'un témoignage de sympathie donné de si haut, elle le propose en exemple indistinctement aux per- sonnes de tout sexe et de toute condition.

« Si jamais, dit-elle, il y eut une œuvre faite pour intéresser à la fois tout le monde, et les plus petits au

moins autant que les grands , c'est bien assurément

l'œuvre de réconciliation et d'amour, qui doit tarir enfin dans la famille la source des larmes, et permettre à la mère, à la fille, à la sœur, à l'épouse d'envisager l'ave- nir sans effroi ou de songer sans horreur au |)assé.

556 BIOGRAPHIES

Nous savons que leurs sympathies nous sont acquises et nous savons aussi ce qui le plus souvent en arrête l'ex- pression : c'est le sentiment de la faiblesse personnelle. L'entreprise est si grande et l'on est si peu de chose! Oui, l'entreprise est grande et individuellement chacun de nous est faible et impuissant. C'est pour cela qu'il

faut que nulle bonne volonté ne s'abstienne Oue

chaque femme, dans sa sphère, soit un prédicateur, et les hommes ne tarderont pas à désavouer la guerre. » L'auteur de ces lignes éloquentes, M. Frédéric Passy, secrétaire général de l'association, s'acquitte incessam- ment lui-même de la noble mission qu'il recommande à tous. Depuis longtemps déjà par ses écrits, par ses con- férences, par ses cours publics dans les principales villes de France, ce publiciste éminent travaille, avec un zèle et un succès toujours croissants, à populariser de saines notions de morale et d'économie sociales. La question de la guerre et de la paix est une de celles qu'il a trai- tées avec le ()lus de supériorité. Dans une conférence prononcée cette année même à l'école de médecine de Paris, et publiée par la Société industrielle de Rheims, après avoir rendu justice à la guerre légitime, à la guerre défensive qui protège le foyer et le sol natal, M. Passy combat à outrance la guerre agressive, la guerre d'expansion, de conquête. Par les considérations les plus élevées, appuyées des témoignages les plus respectables, des chiffres et des faits les plus concluants, il fait voir et toucher du doigt ce que coûtent en hom-

ET COMPTES RENDUS. 557

mes, en argent, en dignité, en moralité, en bien-être, non seulement la guerre elle-même, mais ce qu'on ap- pelle « la paix armée » d'où la guerre sort presque inévitablement. Il discute ensuite une à une les préten- dues nécessités qu'on allègue en sa faveur : accroisse- ment de la puissance nationale, équilibre, sécurité, extension des relations commerciales, développement donné à l'industrie, suppression d'un surcroît nuisible de population, école de discipline, de courage, d'hé- roïsme — tous ces prétextes usés des partisans de la guerre, il les réduit à néant par des arguments d'une force irrésistible.

>'ous recommandons à nos lecteurs ce remarquable plaidoyer, ainsi que la lettre d'un des correspondants de la Ligue internationale, insérée dans son premier bulletin.

« La guerre, est-il dit dans cette lettre, porte dans ses lianes tous les fléaux dont les sociétés peuvent être affligées, misères, ruines, désastres de toutes sortes, crises industrielles, atteintes suprêmes à l'œuvre de la civilisation. Les hommes s'épuisent à lutter contre tous ces maux quand ils se sont produits, par des institutions charitables de toute nature. Il y a la charité sur les champs de bataille, il y a des hôpitaux, des lieux d'asile, des bureaux de bienfaisance, etc. Tout cela est beau, mais ce serait plus beau encore, si, sur le chemin de la vie, l'homme fortuné et éclairé travaillait non moins énergiquement à prévenir les maux, les soulïran-

558 BIOGRAPHIES

ces Il appartient h la Ligue de la paix de réformer

l'opinion à cet égard. Par une vaste propagande elle saura faire comprendre qu'il est plus charitable d'empê- cher les boucheries hnmaines, que de créer des ambu- lances, plus humanitaire de favoriser le travail j)ar la

paix, que de secourir l'ouvrier dans la privation »

Quelle bénédiction, en effet, si au lieu d'avoir sans cesse à réparer les désastres de la guerre, on ()arvenait à les rendre de plus en plus rares, et même dans la me- sure du possible, à empêcher le retour de ce fléau ! Et pour cela que faut-il? Les révolutions, bien loin d'éloi- gner les chances de guerres étrangères, y joignent le fléau des discordes civiles. Les congrès de souverains, en terminant une guerre, ne font bien souvent qu'en pré- parer de nouvelles. Ce qu'il faut, c'est d'éclairer la con- science des peuples, c'est de créer dans l'opinion géné- rale un foyer de résistance énergique et permanent contre les entraînements belliqueux ; c'est d'opposer incessamment aux ambitions déréglées, aux mesquins amours-propres, aux imbéciles terreurs qui les provo- quent, aux instincts sauvages qui les attisent, aux aveu- gles haines qui les perpétuent, la voix de la religion, de l'humanité, de la justice, des affections, du véritable honneur ; c'est d'amener la jeunesse des villes et des campagnes à préférer à la vie oisive des garnisons, à la vie aventureuse des camps, aux vains hochets (pi'on poursuit à travers les champs de bataille, les fruits durables du travail honnête et persévérant ; à l'obéis-

ET COMPTES RENDUS. 559

sance passive du soldat de profession, rindépendance du citoyen, le viril et vertueux gouvernement de soi- même ; c'est enfin d'inculquer profondément dans le cœur des peu|)les le dogme de leur solidarité mutuelle qui veut que la prospérité de chacun trouve son plus solide garant dans la prospérité de tous.

Telle est l'œuvre sainte à laquelle se consacre la

Ligue internationale de la Paix. Quel esprit éclairé,

quelle àme généreuse pourrait lui refuser son adhésion ?

•Ajoutons qu'elle compte tout particulièrement sur la

nôtre.

« Il faut, nous écrivait récemment M. Frédéric Passy, il faut que la Suisse, ce pays si accoutumé à pratiipier pour son compte le noble système de la paix dans l'in- dépendance, ce pays qui depuis des siècles enseigne à l'Europe par son exemple qu'on peut se faire respecter sans attaquer ni menacer, il faut, dis-je, que ce géné- reux pays suisse tienne son rang dans la grande croi- sade pacifique dont le but est précisément d'enseigner aux nations à respecter et à se faire respecter. »

Justifions cette honorable opinion qu'on a de nous. Reprenons, sous les auspices de la grande association qui nous y invite, l'œuvre qu'un de nos respectables citoyens entreprit il y a plus de trente ans, et que nos troubles civils vinrent trop tôt interrompre. C'est main- tenant l'Europe, c'est le monde civilisé tout entier qui réclame notre concours. Empressons-nous de répondre à son appel.

560 BIOGRAPHIES

ASSEMBLÉE (iÉNEUALE DE LA LIGUE DE LA PAIX A PAUIS '

Depuis bientôt deux ans on se demande avec anxiété chaque matin : Aurons-nous la paix, aurons-nous la guerre ? Les menaces du lendemain démentent les espé- rances de la veille ; le temps serein à Paris, s'assombrit à Pétersbourg ou à Berlin ; les déclarations les plus pacifiques, les plus sincères même, des gouvernements ne rassurent plus personne.

Voici pourtant un symptôme favorable, qui, rappro- ché de plusieurs autres, nous paraît avoir en ce mo- ment quelque valeur. La Ligue mternationalc et per- manente de la Paix, dont nous entretenions nos lecteurs le 1 6 octobre dernier, vient enfin d'obtenir du gouver- nement français l'autorisation de convoquer à Paris pour le 8 juin prochain une assemblée générale des ad- hérents qu'elle compte aujourd'hui dans tous les pays civilisés.

Cette autorisation, elle la sollicitait en vain depuis longtemps. Comment a-t-elle pu l'obtenir?

^ Journal de Genève, 31 mai 1868.

ET COMPTES RENDUS. 561

C'est d'abord, sans doute, qu'entièrement distincte de l'association qui a organisé « les congrès de la paix, » elle donne k ce mot, en rinscrivant sur son drapeau, sa signification véritable et sérieuse ; c'est que pour elle la paix, c'est bien la paix, la paix fondée sur la justice et la bienveillance mutuelle, sur le respect de tous les droits, la garantie de tous les légitimes intérêts.

Mais ce n'était pas assez que le gouvernement fran- çais fût rassuré sur les principes politiques et sociaux de la Ligue. S'il l'autorise à tenir en plein Paris ses assises soleimelles, c'est, croyons-le, que, repoussant aujourd'hui ses velléités belliqueuses, il voit sans peine qu'on dirige les esprits dans un courant pacifique; c'est que, tout en garnissant ses arsenaux pour la défense éventuelle du pays, il s'interdit à lui-même d'y puiser des armes pour d'injustes attaques; c'est, en un mot, que si, jusqu'à présent, il a trop légèrement cru par- fois que les circonstances lui conseillaient la guerre, des besoins plus impérieux lui semblent désormais ne plus commander que la paix.

El (jiiel gouvernement en effet, vraiment soucieux du bien de son peuple, ne serait frappé des faits révélés par les dernières publications de la Ligue internatio- nale * ? Comment ne pas écouter ceux qui, les pièces oITicielles à la main, dressent le lugubre bilan des

' Premier et second bulletin : Fréd. Passy, Conférence sur îa ffuerre et la j^i-r. Leroy Beaulieu, Les guerres contemporaines.

36

562 BIOGRAPHIES

guerres de notre siècle; huit à dix iiiillions d'hommes, victimes de celles de la révolution et du premier em- pire, et dans celles de 1853 à 1866 une perte pour l'Europe de près de deux millions d'hommes et de 48 milliards de francs? Et qu'est-ce, lorsqu'à ces chiffres on ajoute le détail de souffrances qui se refusent à tout calcul ?

Si donc, nous le répétons, le gouvernement français ne craint pas de voir ce tableau exposé au grand jour; si au lendemain d'armements formidables, il laisse plai- der par-devant son peuple une cause dont le triomphe serait de les frapper de stérilité, c'est qu'il est, au moins pour le moment, fermement disposé à n'en faire aucun usage agressif. Lorsque naguère il patronait si chaudement l'association pour les secours volontaires à donner aux blessés, on ne pouvait, tout en louant son zèle pour cette charitable institution, se défendre de prévisions sinistres. « Préparez-vous, semblait-il dire aux âmes dévouées, voici bientôt le moment d'agir. » Involontairement l'imagination se promenait sur des champs de bataille ensanglantés, et à mesure que les armes devenaient plus destructives, et que l'art de tuer les hommes se perfectionnait, elle ne voyait plus que de vastes cimetières la charité des vivants suffirait à peine à l'ensevelissement des morts. Aujourd'hui la perspective est plus rassurante. C'est l'olivier de la paix qu'on veut planter sur les champs de carnage ; le pro- blème en discussion n'est plus seulement d'adoucir le

ET COMPTES RENDUS. nfiS

tléau (le lu guerre, il est de le prévenir, de le conjurer, s'il est possible à tout jamais.

Mais pour que cet heureux symptôme acquière toute sa signification, pour que cette assemblée vouée aux in- térêts de la paix atteigne véritablement son but, il faut qu'elle soit nombreuse et imposante, il faut que de toutes parts les amis de la Ligue internationale lui ap- portent le tribu de leur sympathie, de lems lumières et de leurs travaux.

La Suisse, en particulier, pourrait-elle rester sourde à cet appel ? Quand la question générale, celle d'huma- nité, ne primerait pas ici toutes les autres, pourrait- elle oublier combien de fois les luttes de ses puis- sants voisins se sont débattues sur son territoire, quels contingents d'honnnes elle a fournir pour des guerres qui, en rapportant à d'autres de la gloire ou des conquêtes, ne lui rapportaient à elle que des désastres et des humiliations? Oublierait-elle combien de fois, inême depuis 1813, elle a garantir sa neutralité me- nacée; combien de dépenses, tout récemment, elle a s'imposer pour mettre ses armements de pair avec ceux des États qui l'entourent ; enfin dans quelle pro- portion énoime elle a souffert des chômages industriels et des stagnations commerciales produites par les guer- res, ou les craintes de guerres dans les pays les plus lointains ?

La Ligue de la paix de Paris s'attend donc à voir à l'assemblée du 8 juin la Suisse dignement représentée.

564 BIOGRAPHIES.

Il y aura pour ses hommes de cœur une noble cause à soutenir, pour ses publicistes, ses hommes d'État, de sages mesures à proposer, d'épineuses difficultés à ré- soudre, enfin une place honorable à conquérir pour leur pays dans la poursuite d'un dessein qui préoccupe en ce moment toutes les nations civilisées.

Qu'ils viennent donc en grand nombre à ce rendez- vous, en annonçant d'avance leur intention au secréta- riat général de la Ligue internationale à Paris \

1 Voyez à l'appendice de la Notice biographique la lettre de M. F. Passy qui se rapporte à ces deux articles.

TABL^

Pages

Avant-propos v

Notice biographi(jue xu-

^/^ tes inquiétudes tercestres, sermon 1

^ Excellence de la doctrine de Jésus, sermon 17

^ De la prédication en Italie, 1827 37

<^Compfe rendu du Jubilé de Genève dans les journaux étran- gers, i835 o9

;^ Discours prononcé à l'ouverture du cours d'histoire ecclésias- tique, 1839 71

^ Jean-Conrad Escher de la Linlh 89

î?* Adresse au président de l'Alliance chrétienne universelle, 1854 1 17 (J/L'Eglise romaine considérée dans ses rapports avec le déve-

X loppement de l'humanité 129

y^rois conciles réformateurs au XVme siècle 221

/tr Le martyre dans les premiers siècles de l'Eglise 28o

// Un historien catholique et un critique ultramonlain 351

/«2'Les catacombes et les inscriptions chrétiennes de raqcieane

Rome. V . -^ :X'fA : 377

/3 Le cimetière de Calliste . .^ 421

/V John- James Tayler 44o

/^ Destinées de la bibliothèque d'Alexandrie 495

/f Nestorius et Eutychès 521

^ Biographies et Comptes rendus^ 537

B'--'^^^', ikJfc'^^'V'» ■..->;>'"■% ■^#.'T '-'h i^ .■■■■ ^ /?fe-ïX' ^i^'\^^-

\^ \s:^J^ XB&> --A «<v^ y^' 'F^ Av Jt JL- .^ **v^ ■» ^ ,JW>- V -f - ^ ■'» -

». »

J' '^

,^r^-M

^^

t\

% jf

jr^«;QfeÎLdlk£^**!'

•^

z;^. Y*'

V

^gy^^^:^m

., <">

'^.^M

!^v:t^

%^.; ^1^ -.

j, Vf''--. '■ ->

a;i^-\*-.

t, ■-*

^

•H

0)

CQ 0)

::«

•H

o

-p o m

Ci -H

•H -P ft)

0) "^0)

-P S

-.0

"T 721

■^ .::^-dl

UNieSiïïOF TORONTO LIBRARY

DONOT

REMOVE

THE

CARD

FROM

THIS

POCKET

u

-•V, ^

- : ^ .

c-^, .:^^^

:*^-

v:.i>^

r^*>^

t-'>'' >

-♦*- y.

; -f^

"^■^^

m>L:/..^ *

V^fSIK.

.«*.•*!

•*.: '■•^%

■é\ f-M W

w.

R

J-'^,-^,

i:*i*^^-

^"^

i^p^W^-^

-x:Oi^

\ ^ A> .-,

ywffyni'yiimM